The Prince of the Pagodas. Ballet en trois actes. Chorégraphie de Kenneth MacMillan, musique de Benjamin Britten, décors de Nicholas Georgiadis, livret de Colin Thubron d’après John Cranko, lumières de John B. Read. Représentation du 6 juin, avec Marianela Nuñez (Rose), Nehemiah Kish (le Prince), Tamara Rojo (Épine), Alastair Marriott (l’Empereur), Alexander Campbell (le Fou), MM. Gartside, Hristov, McRae et Cervera (les quatre Rois). Orchestre du Royal Opera House dirigé par Barry Wordsworth.
À Londres cette semaine, il y a eu deux événements majeurs. Le jubilé de diamant d’Élisabeth II, dont nous ne parlerons pas (we won’t disclose the Queen’s views on ballet), et la reprise du Prince des Pagodes, le ballet de Kenneth MacMillan, qui n’avait pas été présenté depuis 1996.
Depuis, beaucoup d’eau a passé sous les ponts, et les ayants-droits de Benjamin Britten ont compris que mieux valait des coupes dans la partition (une vingtaine de minutes) que sa disparition totale. La structure narrative a été resserrée, certains passages ont été réordonnés, on a refait les costumes à neuf, et enfin dégagé du temps pour les répétitions d’une œuvre qu’aucun membre de la troupe encore en activité – sauf Gary Avis – n’avait jamais dansée. Au final, le pari de Monica Mason, la directrice du Royal Ballet, est gagné : l’œuvre était menacée de l’oubli dans lequel était déjà tombé le Prince des Pagodes de Cranko ; sa programmation au bon moment, avec les bons interprètes, est une réjouissante renaissance.
Le Prince des Pagodes est un conte de fées, et comme tous les contes, il emprunte à des schèmes familiers à double fond. Il y a deux demi-sœurs, l’aînée méchante (Épine) et la gentille cadette (Rose). Un empereur vieillissant. Un parcours initiatique dans le lointain des rêves. Un prince transformé en reptile et qu’il faudra bien bécoter. Des soupirants très entreprenants à repousser comme autant de cauchemars. Un fou qui guide secrètement vers le dénouement. Une cour élisabéthaine à froufrous surannés. Et une fin heureuse parce que, tout de même, l’amour triomphe du mal. Et qu’après ces émotions, on a tous bien mérité un grand pas d’action.
La structure du ballet fait écho à celle de La Belle au bois dormant, mais – comme le remarquait MacMillan en 1989 – alors que chez Petipa nous sommes dans les jardins de Versailles, dans Pagodes, « l’ordre naît du chaos ». Dans la recréation de 2012, le spectacle s’ouvre sur la complicité juvénile entre le Prince et Rose. Manière d’asseoir la modernité du ballet : Pagodes est l’histoire du passage de Rose à l’âge adulte (comme La Belle), mais son fiancé – qui ne sort pas de nulle part comme auparavant – y a aussi son lot d’épreuves, et en définitive, c’est à la naissance et au parcours d’un couple que nous vibrons.
Le premier solo de Rose – celui dont on a pu voir la répétition lors du Royal Ballet Live – se déroule après qu’Épine, qui veut rafler tout l’Empire, a pris les commandes de la cour. Marianela Nuñez, ballerine musicale par excellence, danse les yeux baissés. Ses bras sont si souples et ses arabesques tellement suspendues que l’air semble la soutenir. La ligne musicale est donnée par les instruments à vent. Elle s’agenouille devant son père affaibli, l’appelle au secours et au courage, et soudain les violons se mettent à pleurer avec elle. Durant l’acte suivant – celui du voyage, de la perte et du danger – une douloureuse interpolation au violon de la même mélodie est dansée de manière plus heurtée, plus véhémente. Grâce à Mlle Nuñez, on découvre pleinement la beauté de la chorégraphie de MacMillan. Elle cisèle des accents là où d’autres, par prudence, les esquisseraient (par exemple des demi-pliés de la jambe de terre pendant les tours). Mais elle a, outre la précision et l’audace, l’intériorité et la douceur. Revenue à la Cour, elle cherche à danser avec son père : la tendresse avec laquelle elle lui dicte le mouvement le plus simple possible est un des moments les plus émouvants de la soirée.
Nehemiah Kish n’est pas le soliste brillant de la décennie, mais il a la prestance, l’attention à sa partenaire, et surtout le mélange d’assurance et de fragilité qui conviennent à son rôle biface. La douleur qu’il exprime dans ses contorsions à terre, masqué, torse nu et les jambes en vert écaillé, laisse voir l’humain derrière la bête. Au dernier acte, quand vient son moment de gloire, il se joue avec humour de ses quatre adversaires, qu’il combat avec leurs armes, successivement puis tous ensemble. On dirait Errol Flynn.
Alexander Campbell campe un Fou très juste, et justement applaudi. Tamara Rojo joue le rôle de la piquante Épine. La chorégraphie l’entoure de quatre prétendants – les rois des quatre points cardinaux -, pour une version pimbêche et pointue de l’Adage à la rose. Si Bennet Gartside est un poil pas assez acéré (Nord) et si Valeri Hristov manque un peu d’équilibre en roi narcissique (Est), Steven McRae se montre en revanche un épatant pantin désarticulé, à la danse précieuse et arrogante (Ouest). Ricardo Cervera, enfin, est un pneumatique roi du Sud. Le moment où il malmène Rose est au ralenti : l’effet est glaçant, car la violence qu’elle subit, qu’on a tout le loisir d’anticiper, paraît du coup inexorable.
Le reformatage du Prince des Pagodes – porté par Monica Mason, Deborah MacMillan (l’artiste-peintre veuve du chorégraphe), le directeur musical Barry Wordsworth et le notateur Grant Coyle – est un modèle de gestion du répertoire. On découvre grâce à eux une œuvre incontestablement plus conforme à ce MacMillan voulait. La chorégraphie qui renaît sous nos yeux est par moments grandiose (et pas seulement les pas de deux). Et on redécouvre une partition méconnue de Britten, aux envoûtants climax atmosphériques. Un grand moment.