Marius Petipa, le créateur d’origine du ballet Don Quichotte, d’abord à Moscou en 1867 puis à Saint Petersbourg en 1871, a souvent abordé le thème espagnol dans les ballets qui ont, très altérés, traversé le temps jusqu’à nous : que se soit le pas nuptial de Paquita, les danses espagnoles de La fille du Pharaon (le Guadalquivir), de Casse Noisette (le café), du Lac (acte III) ou encore les Maures de Grenade dans Raymonda. Cet attrait du grand chorégraphe pour les danses venues d’Espagne est à la fois un héritage culturel du romantisme et un pan de son histoire personnelle.
Héritage culturel parce qu’au fond, Don Quichotte, comme beaucoup d’Opus pré-symphoniques de Petipa, est un avatar tardif du romantisme. Alors qu’il avait 14 ans (un an avant son premier engagement professionnel) Paris s’était mis à résonner aux accents de la Cachucha introduite par Fanny Elssler, une Autrichienne, dans le Diable boiteux. La chaussée d’Antin s’était entichée des oripeaux ibériques au point d’attirer les foudres de la journaliste Delphine de Girardin (écrivant sous le pseudonyme de Charles de Launay) martelant qu’une vraie élégante (entendez une femme du faubourg Saint-Germain, éventuellement du faubourg Saint-Honoré) ne saurait s’affubler de volants superposés de dentelle. En 1837, Théophile Gautier s’extasiait quant à lui de la compagnie d’Espagnols authentiques menée par Dolorès Serral et traçait quelques comparaisons peu flatteuses pour les danseurs parisiens
« Le Senor Camprubi est aussi agréable à voir danser qu’une femme et cependant, il conserve à ses poses un air héroïque et cavalier qui n’a rien de la niaise afféterie des danseurs français. »
Dans La Charte de 1830, 18 avril 1837
C’est dans ce contexte espagnolisant très défavorable à la danse masculine que la fratrie Petipa tenta sa chance à Paris. Autant dire que les places étaient rares.
En 1839, c’est Lucien, le frère ainé de Marius qui gagna son entrée dans la compagnie parisienne en servant justement de partenaire aux sœurs Elssler lors d’une représentation à bénéfice. Il devint le danseur phare de sa génération, créant la plupart des grands ballets romantiques : Giselle, La Péri, Paquita enfin. Pour Marius, comme pour beaucoup d’autre danseurs masculins de cette époque, Auguste Bournonville en tête, la seule alternative était d’aller chercher fortune en province ou à l’étranger, ce qui à cette époque revenait au même, tant le reste du monde chorégraphique était la province de Paris. Bournonville alla vers les frimas danois, Petipa tenta l’Amérique lors d’une entreprise hasardeuse entre deux engagements éphémères dans les villes françaises.
C’est à Nantes qu’il chorégraphia peut-être son premier « pas espagnol » dans des conditions somme toute assez dramatiques. Lors de sa seconde saison, il se cassa la jambe sur scène et découvrit alors les arcanes de son contrat d’engagement : il était privé d’appointements. Afin de gagner quelque argent, il se devait de paraître sur scène.
« Comment obtenir mon dû du mois suivant ? Je ne pouvais pas bouger la jambe, mais je devais participer aux spectacles. J’inventai alors un nouveau pas espagnol et le montrait à l’une des danseuses en lui expliquant avec les bras la position des jambes. Je fis même de la figuration dans ce pas en accompagnant la musique avec des castagnettes. Juridiquement, la direction était vaincue ».
Les aléas de la vie d’artiste allaient bientôt ajouter au vernis culturel espagnolisant de Marius une touche plus personnelle. À la suite de la banqueroute du grand théâtre de Bordeaux où il s’était finalement trouvé une place de premier danseur, il fut engagé au Théâtre royal de Madrid avec « 12000 francs de salaire annuel, une représentation à bénéfice et deux mois de congés », des conditions de rêve pour l’époque (mais dans ses Mémoires, Petipa n’est pas toujours des plus exacts).
« Mon congé de deux mois ne me permit guère de me reposer. Je partis en tournée , en compagnie de la danseuse Guy-Stéphan, dans toute les villes d’Andalousie. Un succès remarquable nous y attendait. Ma modestie dût-elle en souffrir, je tiens à préciser que ma maîtrise de la danse et des castagnettes ne le cédait en rien aux meilleurs danseurs de l’Andalousie.
Lors de la fête de San Lucar […] «Je portais moi aussi le costume du pays et invitai courageusement une charmante espagnole. […] mon entrain était digne d’un véritable fils de l’Andalousie. […] interprètes et spectateurs, nous étions littéralement transportés.[…] La foule n’avait qu’un culte : la passion. »
Dans ce récit qui magnifie sans doute la réalité d’une Espagne des passions (dans le passage suivant, il raconte comment il faillit se retrouver en prison pour avoir bissé un baiser donné sur scène à sa partenaire durant un pas tyrolien), Petipa, au soir de sa vie, montre la place significative que son assez brève expérience ibérique tint dans sa vie et sa carrière de chorégraphe.
De retour à Paris, la place était toujours prise par son frère Lucien qui triomphait, aux côtés de Carlotta Grisi dans la Paquita de Mazilier (1846), une autre espagnolade, et son deuxième frère, Jean-Claude avait atteint une notoriété non désirée en devenant l’amant de la scandaleuse Lola Montes qui tenta au passage de lui arracher les yeux en public lors d’une crise de jalousie. La capitale mondiale du ballet n’avait donc pas besoin d’un troisième rejeton de cette famille « hispanophile ».
C’est en 1847 que survint la lettre du maître de ballet Titus invitant Marius à rejoindre la compagnie petersbourgeoise en qualité de premier danseur. Arrivé le 24 mai 1847, il remontait déjà un ballet parisien en septembre. Ce ballet n’était autre que Paquita…
L’espagnolade : une affaire de famille ?