Pourquoi il ne faut pas manquer « La fille mal gardée », preuve à l’appui.

Nerina Fille

La Fille mal gardée, Edited by Ivor Guest. The Dancing Times Limited, 1960.

Un plaisir, on vous dit !

La preuve, tout d’abord. Il s’agit de la scène finale du ballet filmé en janvier 1962 pour la BBC.  Elle bénéficie de la présence lumineuse des interprètes de la création, Nadia Nerina (Lise), David Blair (Colas), Alexander Grant (Alain) et Stanley Holden (Simone). Ne vous laissez pas rebuter par le noir et blanc car le jeu et l’action sont captés de manière tellement intelligente par le réalisateur que l’œil réinvente spontanément les couleurs des décors et des costumes. C’est l’avantage des versions filmées comparées aux captations de représentations même lorsque les distributions y sont excellentes (le Royal Ballet a récemment fixé le couple Nuñez-Acosta et Marquez-McRae traîne également un peu partout sur youtube).

Ici, à 53 ans de distance, la mise en scène inspirée de Frédérick Ashton montre toute ses facettes.

L’argument : Mère Simone croit voir arriver le moment de son triomphe. Le benêt Alain est venu demander Lise en mariage accompagné de son papa, le gros Thomas, et d’un duo de scribouillards notariaux. Mais Lise, qu’elle croyait avoir sûrement verrouillée dans sa chambre, l’était en fait avec Colas, le garçon de ses rêves. Et, au tour d’écrou, Alain redescend de haut. Passé le choc et la déception, mère Simone se résigne d’assez bonne grâce à cette union qu’elle avait jusqu’ici passionnément contrecarrée. Tout est bien qui finit bien, même pour Alain qui retrouve finalement son âme soeur.

C’est justement le personnage d’Alain qui caractérise à merveille les qualités du ballet d’Ashton et de sa captation. C’est en effet un délicieux mélange : du jeu-pantomime tout d’abord, qui oscille entre le bouffon (l’entrée et le « jeu de bague » avec mère Simone 0’42 à 1’12) et le  touchant (regardez entre 2’31 et 4’30. Si vous n’avez pas la larme à l’œil – et le sourire en coin -, consultez votre médecin). C’est aussi de la routine de clown utilisée à bon escient (la « montée-dégringolade » de l’escalier 1’58=>2’30 est inénarrable et rarement aussi réussie sur scène). C’est enfin une intelligente infusion de tous ces éléments dans le pur langage classique (Alexander Grant, au milieu de toutes ses pitreries, accomplit de très belles cabrioles et des pirouettes à conclusion « inattendues » qui ont dû inspirer MacMillan lorsqu’il créa le duo soulographe de Lescaut et sa maîtresse dans Manon 1’10=>1’42).

Même s’ils dansent moins, les autres seconds rôles font preuve de qualités similaires. Le quatuor Simone-les deux notaires est proprement jubilatoire (dans leur quadrille 0’44=>1’10, chacun garde sa caractérisation : Simone – Holden – facétieusement bonasse et praline ; le notaire dansant comme un vieillard cacochyme).

Tout cela est encadré par le corps de ballet qui, lorsqu’il ne joue pas, commente le tourbillon de l’action par ses rondes à la fièvre communicatrice.

Et puis au milieu de tout cela, il y a le dernier pas de deux entre Lise et Colas (5’40=>8’29). Dans la veine romantique (un hommage à l’époque de la partition), il commence par de simple portés latéraux et s’achève  par une pose très « sylphide » (la danseuse agenouillée et le danseur debout derrière elle, le port de bras en anse de panier). En dépit de quelques inflexions aujourd’hui un peu désuètes mais charmantes (les cambré en arabesque de Nerina) on reste époustouflé par les qualités très modernes de la technique : regardez les pirouettes attitude de Blair à 7’10. À cette époque, tous les danseurs ne tendaient pas tous aussi bien leurs pointes de pied. Les posés jetés en tournant de Nerina dans la coda à 9’40 passeraient tout à fait le contrôle technique de notre période obsédée  par les prouesses gymniques.

Et oh joie! L’intégrale du ballet est désormais disponible dans le commerce sans le cadrage à la guillotine de cette vidéo YouTube. Si vous aimez La fille mal gardée à l’Opéra et voulez prolonger le plaisir, ne négligez pas cette pépite.

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4 Commentaires

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4 réponses à “Pourquoi il ne faut pas manquer « La fille mal gardée », preuve à l’appui.

  1. Merci encore pour cette pépite ! J’ai passé un délicieux moment hier soir avec une Eleonore Guerineau qui, passé le début, m’a semblé voler sur scène avec un charme radieux. J’emmenais pour la première fois à l’opéra une toute jeune fille de dix ans qui, c’est sûr, souhaitera revenir. Tout cela est un peu grâce à vous, dont les déplacements simultanés dans toutes sortes de directions qui sembleraient contradictoires m’ont, il n’y a pas si longtemps, convaincue qu’un ballet valait la peine de prendre un train pour Paris. Merci pour ce partage !

    • Cléopold

      Vous avez croisé Fenella, Noor! Son compte rendu pour bientôt. Pour ce que j’en sais (très peu), il s’agira d’une variation autour de Peter Rabbit.
      Ravi que vous ayez apprécié ce ballet et que vous ayez fait une émule. J’y étais vendredi et m’émerveillais encore et toujours de sa construction.

      • Je pense toujours aux Balletonautes lorsque je suis dans la salle car j’aime penser que dans la foule de ceux qui se sont pressés là, l’un de vous est peut-être présent. Ainsi tous les visages inconnus le sont-ils un peu moins, dans leur altérité même.
        Je trouve que ce qui est touchant, également, dans ce ballet, c’est qu’on pressent qu’il a été conçu pour avant tout donner du plaisir – ce qui est à la fois d’une grande générosité et d’une absence de prétention intellectuelle qui en dit long sur l’intelligence réelle, et non feinte, du chorégraphe, qui n’a pas besoin de prétendre à quoi que ce soit.

  2. Cléopold

    Les sources de la danse classique au Royaume-Uni sont très liées à l’entertainment et aux théâtres du West End. A la fin du XIXe siècle, Adeline Genée, la première ballerine anglaise ayant atteint une certaine notoriété, était autant une personnalité du Music Hall qu’une artiste classique. Les Ballets russes se sont produits aussi dans ces théâtres. Il y a donc, chez les chorégraphes anglais comme Ashton, un réel souci d’efficacité afin de ne pas perdre le public. C’est une tradition suivie par Wheeldon dans Alice, par exemple.