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Inger à Stuttgart: (finalement) que du bonheur

wp-1651097038342Staatsoper Stuttgart, matinée et soirée du 17 avril 2022

À Stuttgart, Johan Inger a récemment présenté trois pièces rassemblées sous un intitulé peu modeste (Pure Bliss, qu’on peut traduire par pur bonheur), et dont on imagine qu’il est le fait des programmateurs plutôt que du chorégraphe suédois. Dès avant la représentation, j’avais affûté quelques piques à planter sur le dos des responsables de ce nommage prétentieux. J’ai rangé mes banderilles ; pas tout de suite, mais presque.

Ça démarre par un vrai coup de cœur pour Bliss, pièce créée en 2016 dans le cadre d’Aterballetto, et entrée au répertoire du Ballet de Stuttgart il y a quelques semaines. L’œuvre est réglée sur la première partie du Köln Concert, improvisation réalisée par Keith Jarrett sur un piano médiocre, et donc la captation a été un phénoménal succès au mitan des années 1970. Cela faisait des années que je n’avais pas réécouté le disque, mais l’effet de reconnaissance joue d’emblée, et pour les plus jeunes, la séduction opère de même ; perpetuum mobile à la main gauche, invention mélodique constante à la main droite, la pièce semble faite pour la danse, et on s’étonne que personne – à ma connaissance – n’y ait songé plus tôt.

Angelina Zuccarini et Noan Alves dans Bliss © Stuttgarter Ballett

Angelina Zuccarini et Noan Alves dans Bliss © Stuttgarter Ballett

En tout cas, la création d’Inger opère une symbiose parfaite ; la chorégraphie a beau être très construite, les danseurs donnent l’impression de l’inventer par tâtonnements successifs, avant de se passer la balle. Ça commence comme la musique, de manière un peu suspendue ; les rencontres entre les danseurs semblent n’obéir qu’à la loi du hasard. On croit discerner une forte tendance au glissando chez les garçons, et plus d’élévation chez les filles, mais l’impression s’évanouit vite. Le parallèle avec les Dances at a gathering de Robbins est suggéré par plusieurs indices (le piano, les mains calées derrière la tête, à la hongroise, les interprètes qui se croisent comme au gré du vent), mais Inger ne nous raconte pas de micro-histoires individualisées ; ses personnages semblent chercher non pas une connexion entre eux, mais avec l’atmosphère ; le fil ténu qui les relie chacun passe par les essais de communion, avec la musique qui s’égrène, perle, tambourine et s’emballe en crescendo. C’est par le truchement de la musique que le collectif se donne à voir, dans deux bouleversants moments d’unisson chorégraphique, le premier avec les huit principaux danseurs (4 hommes et 4 femmes), et le dernier à la fin, avec un effectif progressivement doublé, dont l’émergence donne une bouffée d’euphorie. Avez-vous déjà pleuré d’émotion à une pièce abstraite ?

Après la fluidité chorégraphique, le plaisir rythmique et l’hédonisme de Bliss, la pièce suivante fait contraste. Dans Out of breath, le projet n’est pas de danser ensemble, mais plutôt de sauver sa peau. Les six danseurs (trois filles, deux types en jupe, le dernier en pantalon) évoluent autour d’un arceau planté de biais dans le sol. La muraille occupe l’espace central : on peut s’y cacher, courir autour, mais aussi l’escalader pour passer de l’autre côté. Mais qui y a-t-il derrière ? Rien ne le dit, mais l’ostinato qui irrigue la partition musicale (notamment le 2e morceau, composé par Félix Lajkó, et fougueusement servi par le violon solo de Sebastian Klein), et l’urgence qui irrigue les évolutions des danseurs, créent une angoissante tension.

Dans cette pièce de jeunesse, créée en 2002 pour le Nederlands Dans Theater II, on sent l’influence de Kylian. Mais alors que Sol Léon/Paul Lightfoot, issus du même vivier, composent des dispositifs chiadés mais désespérément artificiels, Johan Inger sait donner une lisibilité intuitive et donc immédiatement émotionnelle à son propos : pas besoin de lire le programme pour saisir ce dont il est question (la limite entre la vie et la mort, ai-je appris après ; j’étais pas loin). À la fin, le décor placé de biais se recentre, augmentant visuellement la hauteur du mur à franchir pour passer derrière. Un des danseurs aide la dernière fille (celle qui n’a pas réussi à passer) à se hisser sur la balustrade. Va-t-elle passer de l’autre côté ? L’autre côté est-il une libération ou une prison ? Elle (On) reste en suspens.

Aurora’s Nap - Mackenzie Brown portée par 4 princes © Stuttgarter Ballett

Aurora’s Nap – Mackenzie Brown portée par 4 princes © Stuttgarter Ballett

La dernière pièce de la soirée, créée pour le ballet de Stuttgart, est un concentré de La Belle au bois dormant. En cinquante minutes chrono, Aurora’s nap déroule toutes les péripéties de la Belle, passées à la moulinette choré-drolatique. Les gags fusent de toutes parts : Catalabutte dirige l’orchestre à la hussarde, le roi est un maladroit qui échappe le poupon Aurore comme on ferait d’une savonnette, et les bonnes fées sont clairement godiches. Personne ne comprend la pantomime de malédiction de la fée Carabosse : elle la refait. De guerre lasse, elle l’écrit sur le parchemin (la fée Lilas devra faire de même). Les princes venus des quatre coins de l’Europe sont un Russe aux cheveux longs qui se prend pour Albrecht, un Espagnol ridicule, un Français maniéré et un Allemand priapique.

La jeune Aurore, qui apparaît voilée au bras de ses parents, crée le choc quand on découvre son visage : elle est affublée d’un très large monosourcil (Désiré a lui aussi la glabelle poilue, mais c’est moins prononcé). La façade du château est en bouées gonflables qui se débinent à la fin de l’acte I, les quiproquos abondent, le petit chaperon rouge comme l’oiseau bleu apparaissent à contre-temps, et le costume de la fée Lilas fait un clin d’œil à la production locale de Dornröschen.

David Moore © Stuttgarter Ballett

David Moore © Stuttgarter Ballett

Tout cela est prestement enlevé. D’où vient qu’une première vision n’emporte pas l’adhésion ? À la distribution, sans doute : en matinée, la grande Mackenzie Brown manque de séduction. Le soir, tout change avec l’Aurore d’Elisa Badenes, qui reste charmante même avec des sourcils aussi épais que la moustache de Staline. Avec elle, la délicatesse des moments Petipa s’allie à la drôlerie des moments Inger : même s’il n’y a pas tout Petipa, elle en fait sentir le parfum, ce que ne parvenait pas à faire sa devancière quelques heures plus tôt.

Elisa Badenes, Friedemann Vogel

Elisa Badenes, Friedemann Vogel

Friedemann Vogel est aussi désopilant que touchant en prince neurasthénique. Désiré fait un premier tour de piste en trottinette électrique. Son solo introspectif crie son spleen et ses envies de suicide : Vogel surjoue les tourments d’Onéguine, et s’affaisse sur le divan comme un spaghetti trop cuit. Dans le même rôle, David Moore n’a pas la même vis comica. La scène du mariage opère la jonction entre les époques (les amis de Désiré sont plus « modernes », dans la gestuelle comme les habits, mais chacun trouve un partenaire assorti parmi les anciens d’avant la sieste), avant une dernière rupture de rythme et de style : pendant que tout le monde salue, Aurore et Désiré se déshabillent en fond de scène, pour ne garder que leurs sous-vêtements. Le dernier pas de deux, dépouillé du décorum, et sur une musique jouée en sourdine, irradie de la fougue presque excessive des premières amours. Désiré quitte la scène, Aurore hésite quelques secondes, puis le suit en courant.

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La Belle au bois dormant : l’attrait du mal

Marcia Haydée - Saluts - 26 nov 2021

Marcia Haydée – Saluts – 26 nov 2021

Dornröschen – Chorégraphie de Marcia Haydée d’après Marius Petipa – Orchestre du Staastoper de Stuttgart, dirigé par Maria Seletskaja – Soirée du 26 novembre 2021

La reprise de la Belle au bois dormant de Marcia Haydée, créée à Stuttgart en 1987, a lieu devant une salle à demi-pleine. Dans le Land de Bade-Wurtemberg, on applique, depuis le 24 novembre, un quadruple régime restrictif  (jauge réduite à 50%, vaccin et test et masque). Qui plus est, au soir de la première, on a pu craindre, après l’évacuation de la salle sous les mugissements d’une alarme-incendie au premier tiers du 1er acte, de ne voir qu’un petit morceau de spectacle. Ouf, ce n’était qu’une fausse alerte. Après 15 mn dehors à risquer la bronchite, chacun a pu regagner son siège, et les danseurs – sauf les enfants qu’on n’a pas fait revenir – ont bissé la valse des fleurs.

Le prologue s’ouvre sur un ciel trop bleu pour être honnête : dans une cour dont trois côtés sont bordés d’arcades, un corps de ballet immobile, lui aussi vêtu en bleu, s’anime à l’arrivée des nourrices et de leur couffin. Nous sommes dans une ambiance qui se veut Grand Siècle : le maître de cérémonie Catalabutte (Alessandro Giaquinto) multiplie les petits battements en retiré, en une imitation statique de la danse baroque. Le roi, la reine et toute la cour s’attendrissent devant la petite Aurore, que les fées viennent doter : la feuille de distribution précisant la vertu associée à chaque fée, j’ai tenté de voir une correspondance entre chaque variation de la chorégraphie de Petipa et les qualités transmises à la petite princesse (dans l’ordre : la beauté, l’intelligence, la grâce, l’éloquence et la force). En vain, j’avoue. Peut-être, faute de délicatesse dans l’interprétation, mon esprit a-t-il vagabondé plus que de raison, d’autant que les couleurs trop franches, le maquillage outré et la coiffe des fées – une espèce de bonnet de piscine affublé d’antennes – nuit à leur poésie.

Le coup de force qui sauve le prologue est l’apparition de la fée Carabosse, rôle travesti créé pour Richard Cragun, et excellemment interprété par Jason Reilly. Ses bonds et son abattage éclipsent sans mal une fée Lilas (Miriam Kacerova) aussi pâlotte en technique (pas de tours à l’italienne) qu’en présence scénique. Regard gourmand, mains mignardes, sauts seconde et tours en l’air à foison, Carabosse tétanise toute la cour et ébahit le spectateur.

Dornröschen - Elisa Badenes (Acte I) (c) Stuttgarter Ballett

Dornröschen – Elisa Badenes (Acte I) (c) Stuttgarter Ballett

La suite est clairement placée sous le signe de la fée maléfique. À l’issue du prologue, son immense cape noire recouvre le rideau de scène, et durant toute l’ouverture du 1er acte, nous la voyons surveiller d’un œil sardonique la croissance de la fillette. Que nous découvrons enfin (après l’alarme-incendie) adulte en la personne d’Elisa Badenes. La ballerine déboule en quatrième vitesse (un chouïa trop vite à mon goût). Lors de l’adage à la rose, Mlle Badenes a des équilibres visiblement prudents, mais elle compense ce déficit de souveraineté par l’éloquence de ses regards – tous différents – à l’endroit des quatre princes, et une très jolie mobilité de la tête et des épaules. Nous voilà sous le charme d’une Aurore très moderne, à la personnalité déjà affirmée.

La réussite de toute la scène repose aussi sur une caractérisation forte – dans l’habillement comme la gestuelle – des quatre zigues, censés venir respectivement du Sud, de l’Ouest, de l’Est et du Nord (il s’agit, respectivement, de Noan Alves, Timoor Afshar, Fabio Adorisio et Daniele Silingardi). L’interaction entre ces personnages, que la plupart des productions de la Belle réduisent à l’accessoire, est très travaillée : tous s’entretoisent en permanence, et alternativement, l’un d’eux brûle la politesse aux trois autres pour offrir en premier sa main à Aurore (d’un air qui semble dire « cette fois, c’est à moi ! »). De son côté, Aurore, loin de s’étonner naïvement de leur intérêt pour elle, semble s’amuser de la variété de choix qui s’offre à elle.

On découvre, au deuxième acte, un Désiré plutôt extraverti (David Moore, toujours poétique, même si la partition ne lui donne que peu l’occasion de montrer cette qualité). Point d’adage méditatif comme dans les productions parisienne comme londonienne, notre prince bondissant multiplie – joliment et proprement – les manèges, ainsi que les politesses – froides mais sans spleen – envers les dames. Cela ne l’empêche pas de décliner l’invitation à la chasse que lui adresse sa cour, et c’est heureux car, autrement, rencontrerait-il Aurore en rêve ? La scène de la rencontre, par l’entremise de la fée Lilas, fait ressentir avec finesse que si Désiré réveille Aurore, c’est aussi qu’il a été éveillé par elle. Posant sa main sur l’épaule de Désiré, la fée le fait pivoter pour qu’il voie Aurore. Quelques instants après, du même geste, qu’elle prolonge en effleurant d’une caresse la main du jeune homme, la donzelle engage le partenariat. La scène n’est pas seulement peuplée par les trois personnages : y évoluent les Esprits de la forêt, jeunes filles vêtues de longues robes claires aux motifs de branche automnale et qui, quand elles s’interposent entre Aurore et Désiré, figurent clairement les obstacles qu’il faudra franchir pour se retrouver.

David Moore et Elisa Badenes (Acte 2) (c) Ballet Stuttgart

David Moore et Elisa Badenes (Acte 2) (c) Stuttgarter Ballett

Entre le 1er et le 2e actes, le décor a changé d’atmosphère et d’époque : les arcades et le ciel sont saturés d’arbres dont les troncs entrelacés et les branches proliférantes laissent à peine filtrer la lumière. L’intervention de Carabosse – dont l’entrée, debout sur les épaules de trois porteurs masqués par une toujours gigantesque cape noire, est proprement spectaculaire – renforce l’impression d’étouffement : Carabosse et ses comparses envahissent l’espace, et la cape, tendue en fond de scène, se transforme en piège pour Désiré. Un moment, il est tellement entortillé qu’il en perd connaissance, et l’on se demande si et comment la fée Lilas, toute seule et bien plus pauvre en moyens scéniques que ses adversaires, va pouvoir l’emporter.

David Moore, Jason Reilly (Acte 2). (c) Stuttgarter Ballett

David Moore, Jason Reilly (Acte 2). (c) Stuttgarter Ballett

J’ai presque souhaité (tant le mal est séduisant et le bien fadasse) qu’il n’en soit rien. Bien sûr, mon esprit tordu n’avait aucune chance d’être entendu : Désiré finit par se libérer de ses rets, franchir la barrière, porter la princesse dans ses bras et la réveiller d’un baiser.

Les invités du mariage – où l’on remarque des héros des contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen mais aussi de la Commedia dell’arte – composent un tableau féérique (il me faut toutes ces couleurs pour mes habits). La luxuriance des costumes et l’intelligence du décor (tous deux dus à Jürgen Rose) sont un des points forts de la production.

Le dispositif à deux étages permet aux personnages secondaires – le roi, la reine, les princes des quatre coins du monde, qu’on avait endormi avec les autres – d’observer de loin, mais aussi à Carabosse d’intervenir à nouveau, plutôt en commentatrice défaite et goguenarde. Tout au long de la soirée aussi, les lumières – concoctées par Dieter Billino – contribuent de façon prenante aux changements d’ambiance (lors de la première intervention de Carabosse, la scène se séchera en sépia ; plus tard, le haut sera rouge et le bas s’aplatira en noir et blanc).

La production de Marcia Haydée enrichit la trame principale de multiples trouvailles annexes – les jeunes filles dont la danse bouscule le maître de cérémonie au début de l’acte I, les invités du mariage qui vivent de micro-drames sur les bords de scène, avant de composer le corps de ballet. Les scènes de divertissement sont aussi plantées avec fraicheur (les agaceries entre chats inversent les rôles : la demoiselle intimide son congénère).

La chorégraphie propre à la production fait la part belle à la technique masculine – avec des variations pour chacun des princes des quatre bouts du monde, et une présence hors-norme pour Carabosse  – sans oublier de doter les évolutions du corps de ballet féminin d’une jolie fluidité (notamment la partie des amies d’Aurore – six jeunes filles en jaune – dont la danse fait friser l’œil,  plus que celle des fées du prologue). Pour la séquence des pierres précieuses (elles sont quatre), on découvre un Ali Baba tatoué et torse nu (Ciro Ernesto Mansilla). Voilà les virevoltes ostentatoires d’Ali dans Le Corsaire sur du Tchaïkovski. C’est bien incongru. Tout à fait traditionnel, en revanche, est le pas de deux du mariage, où éclate la confiance et l’entente entre les partenaires. À la toute fin, avant que le porté-flambeau ne se retourne en porté-poisson, Elisa Badenes décale un peu son épaule gauche et son regard vers le bas, comme si elle disait à son acolyte : « allons-y, plongeons ! ». C’est délicieux.

Dornröschen - Le mariage (c) Stuttgarter Ballett

Dornröschen – Le mariage (c) Stuttgarter Ballett

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À Stuttgart: Cranko, blanc de blancs

Konzert für Flöte und Harfe - courtesy of Stuttgarter Ballet

Konzert für Flöte und Harfe – courtesy of Stuttgarter Ballet

Le programme Shades of White (en anglais dans le texte) du ballet de Stuttgart débute par un ballet blanc à corps de ballet masculin, le Concerto pour flûte et harpe (1966) de Cranko. Lors du World Ballet Day, Tamas Detrich, qui dirige à présent la compagnie, expliquait, en faisant répéter l’adage, qu’obtenir l’unisson de la part des hommes était un défi dans les années 60, et le restait aujourd’hui. On s’attendait donc à une configuration plutôt classique : des morceaux de bravoure pour les deux couples solistes pendant que dix bonshommes feraient tapisserie au fond ou sur les côtés.

Mais Cranko s’est manifestement amusé à déjouer les attentes trop convenues. Lors du premier mouvement, les lignes du corps de ballet sont, assez souvent, rompues par une petite intervention en solo d’un des gars, comme inopinément jailli du décor. Et à l’inverse, on peut reconnaître, caché dans les ensembles, un soliste (Friedemann Vogel), qui alternera sans cesse entre singularité et unité.

Quand une des filles apparaît, on se dit qu’elle va concentrer l’action et aimanter le regard au centre. Fausse piste : non seulement elle n’établit pas de partenariat avec le type que la distribution lui assigne, préférant papillonner avec un ou plusieurs autres, mais en plus, un des « vrais » solistes masculins fait le malin de l’autre côté. Il faudrait loucher pour tout voir. Le premier mouvement, assez jubilatoire, donne l’impression d’une profusion – « c’est presque surpeuplé », relis-je sur mes notes griffonnées dans le noir – en réponse à l’invention mélodique mozartienne. Cranko a concocté pour ses danseurs une partition fluide, cumulant tricotage du bas de jambe, temps de saut souvent voyagés (la configuration spatiale est souvent complexe), et tours sur le contrôle.

Lors de la cadence – moment intime où flûte et harpe dialoguent de manière virtuose, en interpolant les thèmes de l’allegro – la ballerine entame un pas de deux avec un des membres du corps de ballet. On retrouvera cette configuration inattendue dans les deux mouvements suivants (on regrette d’ailleurs de n’être pas en mesure d’identifier formellement chacun des trois zigues).

L’andantino débute avec une impeccable arabesque penchée – clin d’œil à Giselle ? – de Friedemann Vogel, qui parle le Cranko 1e langue. Tout du long – il est présent les trois-quarts du temps – le danseur se montre délicieusement précis : on se souviendra longtemps de ses pirouettes au jarret finies en développé devant ou arabesque, comme de ses grands jetés sans élan. À l’image de la chorégraphie, Vogel sait être délicat sans mièvrerie, brillant sans ostentation. Également familière du style Cranko, sa partenaire Alicia Amatriain prolonge cette impression de facilité. Le deuxième couple – Ami Morita et David Moore – ne démérite pas, mais on aurait grand tort de ne parler que des rôles principaux. Au niveau du corps de ballet, de simples ports de bras, subtilement agencés, diffusent une atmosphère de sereine méditation. Chaque porté central du mouvement lent – la ballerine est hissée par quatre à cinq danseurs, tandis que les autres l’entourent en penché – est aussi délicat qu’une porcelaine.

Konzert für Flöte und Harfe - Courtesy of Stuttgarter Ballet

Konzert für Flöte und Harfe – Courtesy of Stuttgarter Ballet

En deuxième partie de soirée, l’acte des Ombres de la Bayadère est présenté dans la version Makarova, qui fait pour l’occasion son entrée au répertoire de Stuttgart. La toile de fond montagneuse évoque un sommet himalayen éclairé de lumière bleutée. Durant leur descente, les vingt-quatre ombres ont un plié très retenu, ni moelleux ni vaporeux, mais la magie opère progressivement. Elisa Badenes compose une Nikiya lyrique, aux très jolis bras, quoiqu’un peu fébrile dans les tours planés. Adhonay Soares da Silva déploie la partie de Solor avec bravoure, avec un sourire et des bras un peu conventionnels (on en jugerait peut-être autrement sur une soirée entière).

La soirée s’achève avec le Symphony in C de Balanchine, où l’on apprécie le sens de l’attaque du corps de ballet féminin, et le peps’ de Miriam Kacerova. L’adage est pris par l’orchestre un poil trop vite pour que les danseurs – Elisa Badenes et Jason Reilly – puissent nous étourdir de langueur. L’ensemble est honorable, et – Bizet aidant – on ressent toujours le frisson du quatrième mouvement, quand progressivement tous les danseurs reviennent faire leur tour sur scène; mais on ne voit pas dans Balanchine et chez tous les solistes actuels de Stuttgart l’aisance naturelle qui fait tellement merveille dans Cranko.

Sinfonie in C - Courtesy of Stuttgarter Ballet

Sinfonie in C – Courtesy of Stuttgarter Ballet

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Ma dose de ballet au cœur de l’été

15e World Ballet Festival – Tokyo Bunka Kaikan – soirée du 1er août

Le World Ballet Festival est une institution sans pareille : la première édition, en 1976, avait réuni – et ça n’avait sans doute pas été une mince affaire – Margot Fonteyn, Maïa Plissetskaïa et Alicia Alonso. Depuis, et environ tous les trois ans, une pléiade de danseurs parmi les plus prestigieux du moment convergent vers Tokyo pour une douzaine de représentations exceptionnelles. Cet été, le premier programme – présenté du 1er au 5 août – alignait pas moins de 37 solistes d’Europe et d’Amérique. L’assistance est à plus de 90% féminine (j’ai fait des pointages de rangée à l’entracte), à 99,9% japonaise (à vue de nez), et pas vraiment chic malgré le prix des billets (jusqu’à 26 000 yens, environ 200 €, en première catégorie). Il ne s’agit pas d’un auditoire mondain, mais d’une assemblée de vrais aficionados, dont certains sortent manifestement du bureau.

La soirée a pourtant tout du gala de luxe : du 18h à 22h15 (avec trois entractes au strict chronométrage), on aura vu 18 pas de deux et 2 solos, soutenus par un vrai et honorable orchestre (qui pèche tout de même par les vents et les percussions), et, quand besoin est, devant de vrais décors.

La loi du genre est qu’il y a, tout au long de la soirée, à boire et à manger. Quelques croûtes – notamment la Carmen Suite d’Alberto Alonso, interprétée par Tamara Rojo et Isaac Hernández –, un Forsysthe dansé n’importe comment (Herman Schmerman, vilainement banalisé par Polina Semionova et Friedemann Vogel), et un intermède contemporain en chaussettes dont le public peine à identifier le moment où il se termine (« … and Carolyn » d’Alan Lucien Øyen, par Aurélie Dupont, à qui on trouve de la présence, jusqu’à ce que son partenaire Daniel Proietto, qui en a dix fois plus, fasse son apparition).

Le plaisir de revoir quelques têtes connues l’emporte parfois sur l’esthétique des pièces présentées. Ainsi d’Elisa Badenes dansant Diane et Actéon (Vaganova) avec Daniel Camargo. La partie masculine verse dans l’héroïsme soviétique, mais la ballerine est piquante et fraîche comme un citron, et il est agréable de la voir donner la réplique à son ancien collègue de Stuttgart.

L’enchaînement des pièces varie intelligemment les humeurs, chaque partie terminant généralement par un duo brillant. Parmi les moments d’intériorité, on retient les bras immenses d’Iana Salenko dans la Mort du cygne, tout comme la performance arachnéenne d’Elisabet Ros dans le solo de La Luna (Béjart). Quelques extraits de Neumeier rappellent que la force dramatique des pas de deux tient beaucoup à l’expressivité des interprètes-fétiches du chorégraphe hambourgeois, qu’il s’agisse d’Anna Laudere et Edvin Revazov (Anna Karenina) ou de Silvia Azzoni avec Alexandre Riabko (Don Juan).

Sarah Lamb fait quelques jolis équilibres dans Coppélia (Arthur Saint-Léon, avec Federico Bonelli). David Hallberg ne convainc pas vraiment en Apollon musagète (avec Olesya Novikova) : on le trouve trop good boy et pas assez rock star. Le pas de deux de la Fille du Pharaon (Lacotte) me laisse froid, sans que j’arrive à démêler si la cause en est que Maria Alexandrova et Vladislav Lantratov ne sont pas vraiment mon type ou si, faute de familiarité avec ce ballet, le contexte émotionnel m’échappe.

Pour apprécier le pas de deux de l’acte blanc de Giselle, il faut en revanche convoquer toutes les ressources de son imagination : Maria Kochetkova – beaux bras implorants et joli ballon – et Daniil Simkin – très fluide, voilà encore un interprète à la danse naturelle – plaident leur cause devant une Myrtha et des Willis aussi inflexibles qu’absentes. Et pourtant, ça marche ! Autre surprise, Roberto Bolle me déplaît moins qu’à l’habitude, sans doute parce que l’adage du Caravaggio de Mauro Bigonzetti, qu’il danse avec Melissa Hamilton, est suffisamment conventionnel pour qu’il y paraisse à son aise…

Trêve de paradoxe, passons aux vraies joies de la soirée. Ashley Bouder est toujours irrésistible de rouerie dans Tarantella (avec un Leonid Sarafanov à l’unisson, même s’il peut difficilement passer pour italien). Dans After the rain, Alessandra Ferri est tellement alanguie et lyrique dans son pas de deux avec Marcelo Gomes qu’on a l’impression de les voir évoluer dans un monde liquide. Dans la même veine, Alina Cojocaru remporte aussi une mention spéciale pour la sensuelle complicité de son partenariat avec Johan Kobborg dans Schéhérazade (Liam Scarlett).

Et puis il y a les petits français ! Au cœur de la deuxième partie, Léonore Baulac et Germain Louvet dansent le Casse-Noisette de Noureev avec style, mais bien trop prudemment. Mlle Baulac termine sa variation par un manège de piqués négocié si lentement à l’orchestre que c’en devient gênant. En fin de soirée, Dorothée Gilbert en Manon et Mathieu Ganio en Des Grieux livrent un complice pas de deux de la chambre. C’est joli mais frustrant : c’est l’évolution de la relation entre les personnages au fil des actes qui fait tout le sel du ballet de MacMillan.

Enfin, Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann dansent – en rouge et noir – la scène du mariage de Don Quichotte, qu’ils ont interprété avec le Tokyo Ballet quelques jours auparavant. Et c’est alors que le spectateur parisien se rend compte à quel point il était en manque de ces deux-là, et de la tendresse badine de leur partenariat. Même moins brillant qu’à l’habitude (au soir du 1er août, il fait partir son manège de manière trop centrale pour qu’il ait de l’ampleur), Heymann reste impressionnant de précision et de moelleux. De son côté, la ballerine donne tout ce qu’il faut dans le rôle : chic des épaulements, humour des œillades, désinvolture dans le maniement de l’éventail (d’un aveuglant orange-soleil), musicalité dans les retirés, joliesse des fouettés. Que demander de plus ?

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À nous les petits Anglais

Sleeping Beauty, 20170218_131006Royal Opera House, matinée et soirée du 18 février 2017

Puisqu’il fallait traverser la Manche pour voir un peu de ballet en ce mois de février, autant en profiter pour assister à une prise de rôle de petits jeunes issus de la Royal Ballet School. À Londres, ce n’est pas si courant, car le Royal Ballet a plutôt tendance à recruter des talents formés ailleurs, et à aligner les distributions étoilées. Yasmine Naghdi et Matthew Ball n’étaient d’ailleurs initialement programmés que pour deux matinées (ils ont aussi fait un remplacement inopiné en soirée, le 22 février), accompagnés, pour le prologue, d’une troupe de fées bien peu aguerrie. Qu’importe ! Ces débuts valaient le déplacement.

On pouvait s’en douter après avoir vu la première danseuse et le sujet  (je traduis les grades) dans Roméo et Juliette, où ils faisaient montre d’une irrésistible alchimie. Bien sûr, Sleeping Beauty relève d’un autre style, et d’autres qualités prennent le dessus. Yasmine Naghdi enchante dès son entrée. Il faut dire qu’elle cumule les atouts : sourire ravageur, qui n’a jamais l’air de commande (elle partage cette chance avec Elisa Badenes, autre ballerine immédiatement attachante), attaque vive, presque impétueuse, et grande musicalité. Par exemple, elle sait ménager juste assez d’arrêt dans ses développés en tournant pour qu’on s’esbaudisse de l’élan et s’inquiète du déséquilibre qui va suivre. Elle aborde l’adage à la rose avec un calme olympien, sans jamais oublier d’adresser un instant un regard aux quatre princes  qui font tapisserie autour d’elle (Aurore est bien élevée mais pas encore éveillée à l’amour), et offre des équilibres étonnamment sûrs pour une première, jusqu’au climax orchestral. Changement de tempo corporel avec la piqûre du fuseau. Quand elle apparaît en songe à Florimond lors du second acte, elle l’attire d’une manière assez sensuelle (autre interprétation en soirée, Lauren Cuthbertson sera plus apparition spectrale que jeune fille).

Dans la version londonienne de la Belle, le prince n’a que quelques secondes pour nous donner une idée de son intériorité : un solo plutôt casse-gueule, où il faut constamment jongler entre pas de liaison presque sautillés et moments en suspension, qui disent à la fois l’agitation intérieure et l’aspiration à l’ailleurs. Peu de danseurs tiennent sur cette ligne de crête (mon modèle pour ce passage étant Anthony Dowell). Matthew Ball va trop vite (il avait déjà ce défaut dans Roméo) ; par la suite, il oublie un peu d’habiter de bras enveloppants et de mimiques intéressées le long voyage en prinçomobile qu’il effectue avec la fée Lilas jusqu’au palais de la belle endormie.

Dans l’acte du mariage, où domine le divertissement, le partenariat Naghdi-Ball dégage un joli parfum d’attraction mutuelle, mais c’est encore elle qui domine, notamment par l’expressivité des bras et l’attention aux ralentis lors de sa variation. Matthew Ball donne à sa variation et à la coda un rendu un peu scolaire (et son sourire un rien trop appuyé en fin de parcours a l’air de dire « ça y est, c’est fait »).

Le Grand pas est une métaphore : pour le spectateur, c’est le moment de se raconter une histoire. Et d’imaginer la suite : pour moi, cette délicieuse Aurore pourrait bientôt se rendre compte – lors de la prochaine saison ? – qu’elle n’a pas besoin d’un homme pour briller.

Si le lecteur consent encore à me suivre, je puis lui dire aussi ce qu’inspire la distribution de la soirée du 18 février. Lauren Cuthbertson danse toujours girly et précis, mais son interprétation me laisse toujours froid comme les marbres (à l’inverse, les danseuses comme Cojocaru, Naghdi, Ould-Braham, Nuñez ou Badenes m’émeuvent parce que tout en elles crie qu’il peut leur arriver malheur).

En tout cas, les lignes de Cuthbertson et celles de son partenaire Reece Clarke composent un ensemble d’une noblesse presque surnaturelle. Le souci est que leur partenariat, techniquement efficace, pourrait aussi bien être celui de cousins fêtant ensemble leur diplôme de fin d’études à Oxbridge. Assortis mais indifférents l’un à l’autre. Dans Sleeping Beauty II, ces deux-là vivraient chacun leur vie en parallèle, sans jamais se quitter (pourquoi donc, puisqu’ils ne se sont rapprochés que par convention) ?

Parmi les rôles semi-solistes, on remarque notamment la danse toute liquide (on dirait qu’elle nage) de Yuhui Choe en fée de la fontaine de cristal (soirée du 18), l’élégance de Benjamin Ella (avec  Leticia Stock et Mayara Magri) dans la danse de Florestan et ses sœurs (matinée), et les bras aériens de James Hay en oiseau bleu (soirée, avec Akana Takada). Mais la sensualité du partenariat avec Florine est plutôt du côté de Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan (matinée). Dans le rôle de la fée Lilas, où le Royal Ballet a trop tendance à distribuer de grandes bringues aux fouettés instables, Tierney Heap s’en sort à peu près en soirée, tandis que Gina Storm-Jensen était irregardable en matinée.

À part ça, le jeune Reece Clarke est écossais et il doit mesurer pas loin de deux mètres (le titre de ce papier est du grand n’importe quoi).

The Sleeping Beauty_The Royal Ballet, Matinee Performance 18th February 2017Princess Aurora; Yasmine Naghdi,Prince Florimund; Matthew Ball,King Florestan; ChristopherSaunders,Queen; Christina Arestis,Cattalabutte; Thomas Whitehead,Carabosse; Elizab

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A Stuttgart : danses (dé)concertantes.

P1090939Ballet de Stuttgart, Programme Forsythe / Goecke / Scholz. 19 mars 2016.

Le ballet de Stuttgart proposait un programme mixte de trois ballets abstraits par trois chorégraphes à cheval sur le XXe et le XXIe siècle et, avec eux, une réflexion, assez stimulante pour l’esprit, sur la musicalité.

Il y a bien longtemps, j’ai vu « The Second Détail » au Théâtre du Châtelet avec le ballet de Francfort. La pièce constituait alors la première partie d’un spectacle appelé « The Loss of Small Detail » dont « Second » était, avec ce sens du pied-de-nez propre à Forsythe, la première partie ; la plus accessible aussi. « Loss » était une longue pièce théâtrale avec de la neige qui tombait sur scène et un danseur tacheté comme un guépard qui à un moment, juché sur une table, tenait bien serré entre ses cuisses la pancarte avec le mot « The », énigmatique, qui occupait le devant de scène dans « The Second Detail ». La musique de Tom Willems suivait la même pente.  Celle de « The Second Detail », très synthétique et rythmique avait des réminiscences d’ « In The Middle Somewhat Elevated ». Celle de « The Loss of Small Detail » était flottante et susurrante.

Dans « Second Detail », Les quatuors, les doubles trios, exécutent en formation géométrique leurs enchaînements mais leur chevauchement apparemment aléatoire oblige l’œil à sans cesse circuler dans la recherche d’une logique perpétuellement remise en cause. Les duos et solos, qui font également irruption inopinément, troublent encore plus la donne.

Les danseurs de Stuttgart déploient la bonne énergie dans cette pièce d’un chorégraphe que de nombreuses compagnies réduisent à des bras hyperactifs et des déboités de hanche maniéristes. Leur mouvement est plein, leurs attaques très assurées. Quelque chose manque cependant. À l’époque du ballet de Frankfurt, les fulgurances classiques des danseurs, ou les distorsions du vocabulaire académique semblaient naître d’un terrain plus fluctuant, aux marges de la street dance. Les danseurs de Forsythe ressemblaient parfois à des adeptes du Voguing.

Néanmoins, on sait gré aux danseurs de Stuttgart (et tout particulièrement à Elisa Badenes) de véhiculer la musicalité propre à Forsythe en flottant sur la musique, à la périphérie du rythme.

« Lucid Dream », la dernière création en date de Marco Goecke pour Stuttgart – il en est à sa douzième – témoigne d’un tout autre rapport à la musique. Gestuelle hyperactive des mains, convulsions des épaules ou des bustes, marches en piqué avec va-et-vient du cou, respirations bruyantes ou onomatopées ; les danseurs semblent parfois s’adresser, avec colère, à la fosse d’orchestre. Sortes d’insectes mâles atrabilaires (lors de l’apparition de la seule fille de la pièce, un pas de deux en forme de parade d’amour s’esquisse), ils semblent d’ailleurs lutter contre l’adagio de la 10e symphonie de Mahler.

L’intérêt s’étiole vite, il faut l’avouer.

Avec « Siebte Sinfonie », d’Uwe Scholz, l’approche est diamétralement opposée. Les quatre mouvements de la 7e Symphonie de Beethoven sont consciencieusement visualisés. Un ensemble répond à un choral, une combinaison chorégraphique en canon à un canon musical. La répétition d’un thème appelle la répétition de la même combinaison chorégraphique.

Personnellement, cette veine illustrative a été définitivement tuée chez moi par la « Symphonie en Ré » de Kylian qui en épinglait férocement les travers.

Le ballet de Scholz n’est pourtant pas avare de belles images. Les filles déploient leurs longues lignes comme les cygnes leurs ailes. Les garçons célèbrent la célérité du bas de jambe.  La danseuse principale Hyo-Jung Kang parvient même à insuffler une sensualité diffuse (il est vrai aux bras ardents de Daniel Camargo) à son rôle de présentatrice des thèmes.

On reste cependant étonné lorsqu’on découvre que le ballet d’Uwe Scholz date de 1991, l’année de la création de « The Second Detail » par le ballet de Francfort.

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Les Balletos d’or – Saison 2014-2015

Gravure extraite des

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Trop de prix tuent les prix, s’est dit le jury cette année. Las, le désir de réduire le nombre de lauréats a fait long feu. Tout cela à cause de la dynamique des comités : une telle veut honorer Machin, l’autre accepte à condition qu’on distingue Truc, et le troisième valide l’ensemble pour peu qu’on lui passe tous ses caprices. On ne vous dira pas qui a été le plus puéril. En tout cas, voilà les résultats !

*

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Ministère de la Création franche

Prix Création : William Forsythe (Study #3)

Prix Inventivité : William Forsythe (Study #3)

Prix Deleuze & Derrida : William Forsythe (Study #3)

Prix Forsythe : Jone San Martin (Legítimo/Rezo)

Prix Pensum qui fait penser : John Neumeier (Le Chant de la Terre)

Prix Étoile contemporaine : Wilfride Piollet

Prix Smoke and Flowers: Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (Two Cigarettes In The Dark and Nelken)

 

Ministère de la Loge de Côté

Prix Découverte : Yannick Bittencourt (Le Lac, Les Enfants du Paradis)

Prix du Partenariat : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Manon)

Prix Séduction : Eve Grinsztajn (Garance, Les Enfants du Paradis)

Prix Adage : Mathias Heymann (Le Lac)

Prix Ballon : Eléonore Guérineau (La Fille mal gardée)

 

Ministère de la Place sans visibilité

 Prix Lander : Héloïse Bourdon (Etudes)

 Prix Lifar par équipe : le Ballet National de Bordeaux (Suite en Blanc)

 Prix Petit : Alexander Akulov (Les Forains, Ballet du Capitole)

 Prix Noureev : Léonore Baulac et Germain Louvet (Casse-Noisette)

 Prix Elssler : Marine Ganio pour son interprétation tacquetée de La Fille mal gardée

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne blanc : Héloïse Bourdon

Prix Cygne noir : Hannah O’Neill

Prix Faune : Alvaro Rodriguez Piñera (Lifar, Ballet de Bordeaux)

Prix Faun : Vadim Muntagirov et Melissa Hamilton (Robbins, Royal Ballet)

Prix Elfe : Fabien Révillion (Zaël, La Source)

Prix Claire fontaine : Muriel Zusperreguy (Naïla dans la Source)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Couple de scène : Daniel Camargo & Elisa Badenes (Programme Alles Cranko !, Stuttgart)

Prix Couple tragique : Laëtitia Pujol & Mathieu Ganio (L’Histoire de Manon)

Prix Couple qu’a pas de chance : Yasmine Naghdi et Matthew Ball (Olga & Lenski, Onegin, Royal Ballet)

Prix Coquets coquins : MM. Révillion, Bittencourt et Marchand (Les 3 gentilshommes de Manon)

Prix Grand brun : Donald Thom (Royal Ballet)

Prix Beaux biscotos : Avetik Karapetyan (Le Jeune Homme des Mirages, Toulouse)

Prix J’abandonne mon mari : Federico Bonelli (A Month in the Country, Royal Ballet)

Prix Histrion : Josua Hoffalt (Frédérick Lemaître, Les Enfants du Paradis)

Prix Fée du logis : Alina Cojocaru dépoussière le Swan lake de L’ENB.

Prix C’était court mais c’était bon : Myriam Ould-Braham (2 représentations ¼ de La Fille)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Loukoum : Eve Grinsztajn et Julien Meyzindi (La danse arabe, Casse-Noisette)

Prix Quessadilles : Laura Hecquet, piquante dans la Paquita cuisine-fusion de Lacotte

Prix Tu t’es vu quand t’as bu ? : Stéphane Bullion (Lescaut, Manon)

Prix Plat décongelé : Roberto Bolle et Aurélie Dupont (Soirée des adieux, Manon)

 

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Bigoudis : Aurélien Houette (Mère Simone, La Fille mal gardée)

Prix Je triomphe du Pyjama de chasse : François Alu (Djémil, La Source)

Prix Mon beau sapin : Mélanie Hurel (Casse-Noisette)

Prix Le Tutu c’est Cucul : Les costumes du Pas de Trois de Paquita

Prix Un jour je me raserai de près : Benjamin Millepied

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Il n’est jamais trop tard pour bien faire : Karl Paquette (Rothbart, Frederick, Lucien dansés avec flair)

Prix A dansé 120 minutes à tout casser dans l’année : Jérémie Bélingard

Prix Après moi le déluge : Brigitte Lefèvre pour sa saison impossible

Les lauréats se verront remettre ce magnifique trophée à la désormais traditionnelle fête du 15 août : une tête de Poinsinet en plastique doré à l'or fin.

Les lauréats se verront remettre ce magnifique trophée à la désormais traditionnelle fête du 15 août : une tête de Poinsinet en plastique, dorée à l’or fin (représentation non contractuelle).

 

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Avé Cranko : Tous les chemins mènent à Stuttgart

P1090927Alles Cranko! Ballet de Stuttgart. Représentations du dimanche 14 juin, matinée et soirée.

A Stuttgart, on célèbre le chorégraphe-phare de la compagnie, John Cranko, décédé en 1973. Pour ce Alles Cranko, deux de nos Balletonautes ne partaient pas précisément du même point; non parce qu’ils n’écrivaient pas dans la même langue – cela a-t-il de l’importance? Ayant créé leur propre petite Pentecôte, ils rédigent dans le même esprit – mais parce que Cléopold cherchait la Terre promise tandis que Fenella était à la recherche d’un Paradis perdu. Que nous disent en deux langues – mais qui croit avec ferveur au ballet comprendra l’une et l’autre – nos pilgrims de Stuttgart?

Konzert für Flöte und Harfe Ch: John Cranko Tänzer/ dancers: Elisa Badenes, Alexander Jones, Friedemann Vogel, Alicia Amatriain, Ensemble

Konzert für Flöte und Harfe
danseurs: Elisa Badenes, Alexander Jones, Friedemann Vogel, Alicia Amatriain, et le corps de ballet. Photographie ©Stuttgart Ballet

 

Cléopold : Cranko, l’inconnu.

John Cranko est un célèbre inconnu chez nous. L’Opéra de Paris, comme n’importe quelle compagnie de ballet de la planète, possède son Onéguine depuis une dizaine d’années. Elle a eu, bien subrepticement, son Roméo et Juliette. Monté à grand frais en avril 1983, dix ans après la mort prématurée du chorégraphe, pour huit représentations (Marcia Haydée – créatrice de cette version – était venue danser le rôle de Juliette avec Charles Jude et Noëlla Pontois l’interprétait avec Mickaël Denard), il fut remplacé sans ménagement, dès 1984, car Rudolf Noureev voulait imposer sa propre vision. En 1955, John Cranko, alors chorégraphe au Sadler’s Wells, avait même créé sur Yvette Chauviré et Michel Renault « La Belle Hélène », musique d’Offenbach, charmants décors et costumes de Vertès. Le ballet avait, semble-t-il, été bien reçu et Chauviré y avait révélé des dons comiques insoupçonnés. Mais là encore, il n’y eut pas de reprise et la chorégraphie est certainement perdue.

Dans l’histoire récente, les Parisiens n’ont guère eu l’occasion d’associer Cranko à autre chose qu’au ballet d’action. En 1991, Marcia Haydée présentait Onegin sur la scène du Palais Garnier. En 2007, la compagnie, très remaniée sous la direction de Reid Anderson revint avec l’excellente « Mégère apprivoisée » (1969).

Deux œuvres de jeunesse de Cranko ont été récemment rééditées dans un DVD, « Pineapple Poll » (1951) et « The Lady and the Fool » avec l’exquise Beriosova (1954) ; là encore, des ballets narratifs.

En cela, le programme « Alles Cranko ! » était sous le signe de la découverte et de la nouveauté. Il n’est guère aisé de rendre compte de quelque chose d’inhabituel, surtout quand à la découverte de la chorégraphie s’ajoute celle d’une compagnie qui a nécessairement changé en huit ans. Tout se brouille en un fouillis d’émotions, d’atmosphères et de couleurs en partie crées par la danse et ses interprètes, en partie par les costumes. Alors quid de Cranko « l’abstrait » ?

Simplicité … Enfance de l’art… On aimerait pouvoir utiliser ces termes mais on en est dissuadé par l’extrême technicité des pièces présentées. Les solos d’hommes débutent souvent par des sortes de manifestes pyrotechniques avec doubles tours en l’air et multiples pirouettes avant de s’apaiser pour offrir aux interprètes l’occasion de développer leur lyrisme. C’est le cas pour le «Konzert Für Flöte und Harfe», un surprenant « ballet blanc pour hommes » où douze gaillards en pourpoint blanc s’offrent en écrin à deux danseuses solistes. Les garçons ont presque tous une chance de se détacher du groupe, soit à l’occasion d’un pas de deux avec les solistes féminines, Alicia Amatriain et Elisa Badenes – car si Friedemann Vogel et Alexander Jones sont leur partenaire en titre, les demoiselles folâtrent avec qui bon leur semble – soit dans une compétition amicale avec un membre du groupe. Arman Zazyan et Jesse Fraser endossent ainsi les parties de la harpe et de la flute, sorte de Moyna et Zuylma de cette Giselle masculine. Lorsqu’un garçon retourne dans le corps de ballet après un solo, il peut occasionnellement jouer des coudes pour se replacer dans la ligne. L’humour ou la tendresse ne sont jamais loin dans les pièces sans argument de Cranko. On regrette cependant un peu que le premier soit tellement distillé dans Für Flöte und Harfe.

Le registre de la tendresse est en revanche parfaitement équilibré dans «Aus Holbergs Zeit», chorégraphié sur le 1er, le 4ème et le 5ème mouvement de la suite de Grieg, un ballet-Pas de deux en forme de badinage chorégraphique. On retrouve dans ce pas de deux « abstrait » tout ce qui fait la force des duos d’Onegin : des portés acrobatiques, des poses inattendues (celle de la fin de l’adage ou la fille termine en cambré, posée sur l’épaule de son partenaire agenouillé), la présence en filigrane de la danse de caractère qui offre d’ailleurs au ballet sa conclusion en forme de charmant pied de nez. La pièce semble avoir été écrite pour Daniel Camargo et Elisa Badenes alors qu’en matinée, ils effectuaient tous deux leur début. Lui, a une plastique parfaite mais pas seulement. C’est un « grand » qui a la vélocité d’un petit gabarit ; et lorsqu’il est immobile, il dégage une sorte d’aura lyrique. Elle est une jeune et jolie ballerine avec un travail de pointe époustouflant qui lui donne l’apparence d’être montée sur coussins d’air.

Aus Holbergs Zeit Ch: John Cranko Tänzer/ dancers: Elisa Badenes, Daniel Camargo

Aus Holbergs Zeit
Elisa Badenes, Daniel Camargo Photographie ©Stuttgart Ballet

La qualité des solistes emporte en général l’adhésion même lorsqu’une pièce laisse plus perplexe. «Opus 1», sur la Passacaille pour orchestre, op.1 de Webern n’est pourtant pas une pièce faible, bien au contraire. Elle s’ouvre sur l’image saisissante de douze danseurs couchés au sol en formation d’étoile servant de piédestal à un soliste, presque nu, recroquevillé en position fœtale. Les six garçons le portent à bout de bras et le manipulent pour le mettre en état d’apesanteur. On ne sait pas trop ce qu’ils figurent. À un moment, ils forment une chaîne le long de laquelle chacun des nouveaux membres vient s’agréger en glissant le long de la ligne de ses camarades et se raccrochant à eux par une couronne en forme de maillon. On pense à des chaines moléculaires. Jason Reilly, le corps musculeux, presque trapu avant qu’il ne commence à danser allonge alors ses lignes et bondit parmi les vagues successives du corps de ballet. Au milieu de cet espace étrange et vaguement inquiétant, Reilly rencontre Alicia Amatriain, ses longues lignes et son travail de pointe moelleux propres à magnifier toutes les rencontres lyriques, qu’elles aient lieu dans un ballet d’action (on se souvient de sa Tatiana à Paris la saison dernière) ou ici dans un ballet abscons qui, curieusement, à l’air d’une partie détachée de son tout.

Opus 1 Ch: John Cranko Tänzer/ dancers: Alicia Amatriain, Jason Reilly

Opus 1
Alicia Amatriain, Jason Reilly Photographie ©Stuttgart Ballet

Mais de tous les ballets présentés, celui qui résiste le plus à la description est sans doute pour moi « Initialen R.B.M.E », créé par Cranko en 1972 pour son quatuor fétiche de danseurs, Richard (Cragun), Birgit (Keil), Marcia (Haydée) et Egon (Madsen) entourés d’une importante troupe de danseurs. Ce « ballet pour quatre amis » est de structure complexe. Cranko dédie un mouvement à chaque danseur mais les trois autres ne sont jamais loin, à l’image des scènes d’ouverture et de fermeture où le garçon du premier mouvement est entouré par les trois autres dédicataires. Le problème – mais en est-ce un, vraiment ? – c’est que ces amis ne sont pas encore les nôtres comme ce fut sans doute le cas avec les créateurs, immédiatement identifiables par leur public d’alors. Ici, on reconnaît aisément le talentueux et sculptural Daniel Camargo, qui bénéficie au premier mouvement d’une sortie spectaculaire, partant en vrille dans la coulisse côté jardin, ou encore Arman Zazyan, dans un mouvement à la batterie ciselée, car ils avaient déjà dansé précédemment. En revanche, dans le troisième mouvement, celui originellement créé pour Haydée, on découvre la brune et délicate Myriam Simon. Mais son partenaire n’est autre que Friedemann Vogel qui impressionne par la noblesse de ses ports de bras. L’équilibre du ballet n’en est-il pas bouleversé ? Même chose dans le deuxième mouvement. Notre attention est attirée par la danse moelleuse de Hyo-Jung Kang. C’est pourtant Anna Osadcenko qui est en charge de la partition de Birgit Keil. Mais pour perdu qu’on soit, on peut se laisser dériver au gré du concerto de Brahms et surtout des vagues successives et inattendues du corps de ballet masculin et féminin paré des mêmes couleurs que le rideau de scène « tachiste » imaginé par Jürgen Rose. À un moment, dans le premier mouvement, huit garçons évoluent en ellipse au centre de la scène, des lignes de filles traversent alors l’espace en lignes si droites qu’elles en paraissent coupantes. Ce jeu d’oppositions semble ainsi animer la peinture d’une vie propre, comme si un enfant s’était amusé à faire tomber des gouttes de gouache dans un verre d’eau et perturbait volontairement avec un pinceau l’expansion des cercles de couleur.

Quid de Cranko chorégraphe « abstrait » ? Disparu prématurément en 1973, le chorégraphe appartient certes à son époque – Konzert Für Flöte und Harfe, 1966, utilise des portés décalés presque lifariens et Opus 1 a un petit air de famille avec les grands messes de Béjart. Mais ses ballets ne sont pas datés. Le mouvement, la fantaisie et la musicalité ne se démodent jamais.

Un exemple qui est trop rarement suivi par les faiseurs de pas qui monopolisent actuellement les scènes du ballet mondialisé.

*

* *

P1090939

Fenella: Stuttgarter Ballett, Psalms to Life

“Lives of great men all remind us/We can make our lives sublime,/And, departing, leave behind us/Footprints on the sands of time.”

Your body is your instrument. You are a flute. When the sound fades, the sight of you is lost. You live in someone’s memory. But when everyone who has ever seen you dance that day is dead, what remains? That is every dancer’s tragedy. But if your shape, once carved into the air, gets inhabited by another, that’s way cool. Every Giselle makes Grisi rise up out of the grave, every James tickles either Mazilier’s toes or Bournonville himself, and every time you try to make those damn fouéttés come out perfect you must hear Legnani’s encouraging giggles rise up out of the floor.

“Let us, then, be up and doing/With a heart for any fate/ Still achieving, still pursuing/Learn to labor and to work.”

Too often, we mindlessly applaud the “abstract.” We kowtow to a dance-maker but not enough to the next dancers who must make it come alive. We increasingly consider ballet as a tarted-up floor-mat exercise or a version of figure skating with better music. Forget “six o’clock,” we have become blasé to “ten past six.” But is that what dancing should be about? All dancers have forever possessed astonishing plasticity, but god spare me yet another photo-shopped 10 out of 10 template as a definition of what dance is about.

Yet some abstract ballets live on and manage to both celebrate and tame these extravagant gymnastic abilities in order to achieve a greater goal: that of expression. John Cranko’s sort of abstract “Initals RBME,” I am glad to report, remains one of them.

P1090942There was something in the air in the late 60’s and early ‘70’s, when choreographers offered their dancers little gems, seemingly abstract, but so personal that each step seemed to have been chiseled by an adoring Pygmalion in response to a plethora of statues already able to breathe on their own. “Dances at a Gathering.” “Jewels.” I can’t see them without conjuring up the original casts. Yet these generous ballets allow new casts – none of who by this generation could have ever known their respective “Masters” – to give new gifts to those of us still sitting here, passionately, in the dark .

Bien sûr, I still believe that for “Dances” only Edward Villella could have forced Robbins to find that “Boy in Brown” who lived inside of both of them. But what allows me to continue to delight in “Dances at a Gathering” – almost too much so — is that I can easily convince myself to forget which dancers originally painted what colors and let new movers just wash over me. Pink? Blue? Who? Which year, what company? Even the gulls of the Trocks can make my day when they don their skirts of chiffon and Chopin it.

So there I was, in Stuttgart for the first time in my life, terrified. I was about to confront a ballet –twice in a row with a cast of dancers I didn’t know – which I had adored at every single one of its performances in New York by the original cast too long ago, then had lost track of for decades. Worse than that, I was about to rediscover a ballet where each letter of the title refused to let me forget “who was who way back then.”

I dreaded the moment when memories must crash. But they didn’t. I’m rather pleased that I now have new faces to go with that grand old concerto by Brahms that has never stopped rattling around my brain since Cranko made me discover it along with this, his valentine to dancers.

“Trust no Future, howe’er pleasant/Let the dead Past bury its dead!/ Act, – act in the living Present! Heart within, and God o’erhead.”

Initialen R.B.M.E. Arman Zazyan, Myriam Simon, Daniel Camargo, Anna Osadcenko Photographie

Initialen R.B.M.E.
Arman Zazyan, Myriam Simon, Daniel Camargo, Anna Osadcenko. Photographie ©Stuttgart Ballet

“Initialen RBME”

“R,” vaguely dressed in brown himself, has too long lived in my memory as a specific dancer and a persona: “Ricky.” Cragun, that is.

This new to me “R,” Daniel Camargo, attacked all those steps designed around Cragun’s easy whiplash toss-about spins and turns, but also gave me the feeling that he wanted us to realize how carefully he was paying homage to our memories of the nonchalantly calm and poised way Cragun used to always finish a gesture, raw muscle and emotions reined back in. The choreography encourages the dancer to embrace character in the momentum engendered by each step, not the gymnastics of any specific one. Intent trumps the specifically remembered height of a jump. Willful head-tilts in pirouette (as many as the dancer is wont to do), a nod to his two female satellites (play as you will), why not a simple set of rond-de-jambes front-side-and-back: the choreography somehow anchored this generation to the pull of the pas. Polished and manly, Camargo both reminded me of Cragun’s curly headstrong vividness and allowed me to finally finish mourning that I could never see him dance live again. I grinned, happy that the past had met the future.

Cranko developed the “B” (Birgit Keil) movement around a “homegrown” ballerina and perfect flower along the lines of England’s Jennifer Penny and France’s Isabelle Ciaravola. All of these women shared those feet, that short bust that made their arms and legs seem as long as Taglioni’s, that heart-shaped face and supple neck. But most of all, they shared a fierce determination to make you forget all that: to harness their physical beauty to characters, not contact sheets. Alas, this section satisfied me the least. I was more convinced – as was Cléopold – by the demi-soloists, particularly the creamy and spooling Hyo-Jun Kang, than by the “Birgit.” Kang, as most of us despairingly live with, does not have the above-mentioned ridiculously ideal body, but she makes hers vibrantly alive. She let herself catch the mood embodied in the steps and in those rhythms as offered by Brahms’s piano and orchestra. She understood the way Keil never took her perfect body as the be-all–and-end-all. Both Keil and Kang knew/know that an audience should be treated not as a cold mirror rather but as a friendly face. Please, this movement’s creators still gently urge us – if we would do nothing else ever again in our lives – please try to listen to the dance.

“M for Marcia”(Haydée) must terrify the new dancers even more. How can you step into the shoes of Cranko’s muse? (Just think of the Suzanne Farrell effect, generations later). Haydée had danced like a glorious she-wolf — keen-eyed, strong-shouldered, power springing deep from paw and hind leg. She made you think she was made of rich fur on supple bones, ever ready to pounce. Well, Myriam Simon –who hopefully didn’t even imagine these metaphors – took on the same damned impossible steps with a lighter heart. And, magically, they conspired to let her turn this lady into a fox. So not the same, no, Cheerier and slinkier. It worked for her, and for me.

Ah, “E” for Egon (Madsen). An Antony Dowell of the high, unblocked, and almost backless arabesque; a worthy descendant of Bournonville in his buttery light batterie. Plus a humorous sense of timing Robbins would have loved. No one parses tragedy better (he inspired Cranko’s Lensky of the endlessly supple backbends) than a born comedian (Madsen will always remain my beloved fabulously stiff and absurd arioso-prone Gremio, too). Arman Zayan caught this dichotomy and teased the steps into playing along with him. He got Cranko’s sense of Madsen’s sense of the funny sigh, of his fleetness of foot, of his pliant grasp of reining in and letting go.

The little to and fro gestures and inside jokes Cranko once embedded in the steps of this ballet make each soloist reach out and react to a corps that-as alive now as then – completely loses anonymity and never merely serves as a decorative frame.The other two thirds of this program, rich and juicy and full of opportunities for corps members to step out and shine, have been well-described by Cléopold.

If old Cranko, revived, can make me feel that what was old is new again, then this is a company — if you haven’t seen it then or now — you must go visit Stuttgart and see and judge for yourself.

“The heights by great men reached and kept/Were not attained by sudden flight, But they, while their companions slept/Were toiling upward in the night.”

Quotes are from Henry Wadsworth Longfellow’s “A Psalm of Life” and “The Ladder of St. Augustine.”

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Londres-Stuttgart : Roméo et Juliette entre grandes largeurs et petites coutures

Rien que parce qu’ils adorent crâner en montrant leur don d’ubiquité, les Balletonautes sont partis en goguette vers deux pôles du monde chorégraphique pour voir à peu près au même moment deux Roméo et Juliette; ou devrions nous dire Romeo and Juliet et Romeo und Julia? Ça fait tellement plus chic.

 

RAHCléopold, depuis le Royal Albert Hall. Romeo and Juliet. English National Ballet. Chorégraphie : Derek Deane, Musique : Serge Prokofiev, Direction musicale : Gerry Cornelius (Orchestre de l’English National Ballet). Représentation du samedi 14 juin 2014, matinée. Romeo : Vadim Muntagirov. Juliet : Daria Klimentova.

Voilà une bien curieuse expérience que celle d’assister à un ballet dans le démesuré Royal Albert Hall de Londres. Avec ses 40 mètres de haut, ses 5500 places effectives (le théâtre pourrait semble-t-il en contenir plus de 8000 n’étaient les normes actuelles de sécurité), on s’attendrait plutôt à y voir se dérouler, au gré des sensibilités, une chasse avec animaux sauvages comme aux temps de l’amphithéâtre Flavien ou un concert de Lady Gaga. On arpente, dubitatif, les interminables couloirs circulaires qui s’ouvrent d’un côté sur la salle et de l’autre sur toute une variété de bars vendant au choix glaces, boissons fraîches et champagne. D’aimables appariteurs sont là pour que vous n’oubliiez pas qu’ils existent. Pour sûr, on est déjà en train de vivre une « expérience ». La question restant à savoir si elle va être « chorégraphique ». D’autant que, par le hasard de nos pérégrinations londoniennes, c’était le « Roméo et Juliette » de l’English National Ballet et non un de leurs ballets à numéros musicaux et corps de ballet féminin dépersonnalisé qu’il nous était donné de voir.

Ma perception de la version chorégraphique de Derek Dean, créée il y a une quinzaine d’années pour Tamara Rojo avant qu’elle ne parte au Royal Ballet, doit être au préalable mise en contexte. J’étais placé au neuvième rang du parterre, vers le côté droit de la scène quasi circulaire s’achevant sur un imposant décor de bâtiment renaissant supportant l’orchestre et laissant parfois s’échapper de ses murs pivotant les foules du corps de ballets et les solistes – ceux-ci rentrant également par les allées réservées normalement au public. Je serais bien en peine d’imaginer ce qu’a ressenti un spectateur situé dans les hauteurs de ce Colisée des temps modernes.

D’en bas, le travail de Derek Dean frappe par l’intelligence de l’utilisation de l’espace. Le corps de ballet pléthorique (la compagnie double de volume le temps des représentations au Royal Albert Hall) est traité en aplats de masse. Les groupes, qui ont travaillé la même chorégraphie, la dansent orientés vers différents quarts afin d’offrir un spectacle similaire aux spectateurs placés aux différents points cardinaux de l’ellipse. Les danseurs vous tournent parfois le dos, mais ils ne restent jamais assez longtemps à la même place pour que vous ayez l’impression d’être gêné dans votre vision du ballet. Bien au contraire, il se crée au bout d’un moment un subtil effet « travelling », quasi cinématographique. On assiste aux péripéties violentes ou émotionnelles de l’histoire presque comme un participant à l’action. Dans les très réussies scènes de rixes, de virevoltants étals sur roulettes actionnés par les danseurs semblent souligner l’impression de chaos. Dans la scène du bal, Roméo, qui a gardé ses couleurs (le vert) fait son entrée sur le final de la danse des chevaliers. Il semble alors sur le point d’être happé par la marée rouge des Capulets. Juliette, fragile pivot de la chorégraphie, est le seul îlot accueillant au milieu de ce magma de velours cramoisi.

La chorégraphie des solistes est, elle aussi, traité en aplats. Elle est efficace et suffisamment musicale, sans être pour autant mémorable. L’accent est mis sur le parcours plus que sur le raffinement des enchaînements et du partenariat. Mais que verrait des subtiles intrications de jeu de jambes un membre du public depuis les hauteurs du Royal Albert Hall ? Et la chorégraphie convient finalement bien au traitement de la masse orchestrale par Prokofiev.

Ce traitement des masses n’est néanmoins pas sans quelques inconvénients. Les personnages secondaires à l’action restent souvent à l’état d’ébauche. C’est le personnage de Mercutio (interprété d’une manière encore un peu falote par le jeune Anton Lukovin) qui en souffre certainement le plus. Dans la version de Derek Dean, il est seulement l’ami et l’allié de Roméo. Lorsqu’il s’effondre (non s’en s’être relevé trois ou quatre fois de trop), il ne maudit que la maison Capulet. Dans ces conditions, le désespoir de Lady Capulet (Stina Quagebeur) sur le corps de Tybalt (Le très vipérin James Streeter) prend presque trop de place surtout lorsqu’elle pousse si fort son lord et maître qu’il se retrouve les quatre fers en l’air.

Daria Klimentová and Vadim Muntagirov during a rehearsal for English National Ballet's Romeo & Juliet at The Royal Albert Hall, London on June 10, 2014. Photo: Arnaud Stephenson Courtesy of ENB.

Daria Klimentová and Vadim Muntagirov during a rehearsal for English National Ballet’s Romeo & Juliet at The Royal Albert Hall, London on June 10, 2014. Photo: Arnaud Stephenson Courtesy of ENB.

Lors de la matinée du 14 juin, les amants de Vérone étaient incarnés par Daria Klimentova et Vadim Muntagirov. Mademoiselle Klimentova était l’un des rares membres de la distribution à ne pas faire ses débuts dans le Roméo et Juliette de Derek Dean. Elle a fait depuis ses adieux à la scène dans ce même rôle. Danseuse assez petite mais dotée de très longues lignes, d’une arabesque naturelle et d’une technique aussi forte que crémeuse, elle est une Juliette … « évidente ». C’est-à-dire qu’on ne se pose pas de question de savoir si son personnage est têtu ou obéissant, fort ou fragile. On la regarde évoluer et on l’appelle tout simplement Juliette. On imagine fort bien qu’elle projette très loin vers les hauteurs du Royal Albert Hall. Car même lorsqu’on la voyait de dos, on parvenait à comprendre les motivations de son personnage.

Son partenaire, le très jeune Muntagirov, est revenu spécialement pour danser avec sa partenaire fétiche de l’ENB. Comme il est presque deux fois moins âgé qu’elle, la critique anglo-saxonne s’est empressée de comparer leur couple à celui de Fonteyn et Noureev. Toutes proportions gardées, force est de reconnaitre que ce couple fait mieux que fonctionner. La communauté de ligne mais surtout d’énergie le rendait vivant et charnel.

Vadim Muntagirov, en revanche, est tout sauf un Noureev. En fait, il est sans doute tout ce que Noureev n’était pas et c’est sans doute tout aussi bien. Dramatiquement parlant, ce jeune danseur a une palette réduite à deux expressions : le sourire d’angelot et la moue boudeuse de l’adolescent contrarié. On est donc loin des regards de braise du grand Rudy. Par contre, il est un danseur naturel, ce que n’était pas Noureev dont la technique superlative était résultat d’une volonté opiniâtre. Et là, on reste bouche bée tant ce qui nous est montré est beau, coulé, instinctif. Muntagirov ne joue pas son rôle, il le danse, même lorsqu’il est à l’arrêt. Quel danseur ce jeune homme deviendra-t-il s’il se trouve un mentor pour ouvrir son esprit au-delà de la salle de répétition ? Noureev aurait fait cela très bien. Mais voilà désormais plus de vingt ans qu’il s’en est allé.

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photostuttgartJames, depuis le Ballet de Stuttgart. Romeo und Julia. Stuttgarter Ballet. Chorégraphie : John Cranko, Musique : Serge Prokofiev, Direction musicale : James Tuggle (Staatsorchester Stuttgart). Représentation du samedi 14 juin 2014, matinée. Romeo : Daniel Camargo. Julia : Elisa Badenes.

Le Romeo und Julia (1962) de John Cranko, que l’on peut voir à Stuttgart jusqu’à la fin juillet, est une des premiers grands ballets crées par le chorégraphe pour le ballet de Stuttgart. Le spectateur ne peut s’empêcher de comparer cette création aux œuvres narratives ultérieures de Cranko; il voit aussi ce Roméo en ayant à l’esprit d’autres versions plus récentes et familières (celle de MacMillan, créée en 1965, et la production de Noureev, qui a vu le jour en 1977).

La scène d’ouverture plante le décor avec une joyeuse désinvolture ; les pas du peuple de Vérone et des amis de Roméo paraissent une rigolade improvisée. Les garçons – et à l’occasion quelques filles – se cognent latéralement les épaules en sautant en l’air, ce qui fait de Cranko le précurseur méconnu du pogo des concerts punk (qui ne sont apparus que vers 1976). L’affrontement de la maison Montaigu avec les Capulets ressemble à une rencontre entre grands dépendeurs d’andouille, que seule l’arrivée de la génération des parents leste de gravité. Et le pas de trois entre Roméo, Mercutio (grand et dégingandé Robert Robinson) et Benvolio (petit et bondissant Louis Stiens), fait à base de double-tours en l’air et de fol moulinet des bras, est une réjouissante pochade.

La première apparition de Juliette laisse cependant sur sa faim, la petite fille y apparaissant un peu trop simplement contente de sa nouvelle robe. De manière générale, les personnages sont caractérisés d’une manière trop univoque pour une tragédie. Et puis, la drôlerie comme le drame sont plus mimés que chorégraphiés. Par exemple, les farces qu’on joue à la nourrice venue remettre une lettre de Juliette à Roméo manquent de piquant (Cranko sera bien plus comique dans La Mégère apprivoisée en 1969).

La richesse des personnages et des interprétations chez MacMillan – qui faisait de Juliette une rebelle à l’ordre familial – ou chez Noureev – qui faisait très tôt roder la mort auprès de Roméo – fait défaut ici, et l’histoire et la danse ne semblent pas toujours étroitement tissées entre elles. Certains moments dramatiques tombent malheureusement à plat : on voit immédiatement que Mercutio est blessé à mort, du coup ses camarades ne peuvent tomber de haut (et nous plonger dans l’affliction) quand il s’effondre vraiment ; et après que Roméo a vengé son ami en tuant Tybalt (Damiano Pettenella), la comtesse Capulet (Melinda Witham) descend prudemment les marches de l’escalier, dégrafe son vêtement, enlève ses épingles à cheveux (comme Giselle) et ensuite seulement se penche sur son neveu défunt. Ça fait très téléphoné. Les très bonnes idées voisinent avec les moins bonnes : lors des funérailles de Juliette, rendue inerte par le poison du père Laurent, son catafalque descend à terre via un système de filins. On dirait vraiment une mise en terre. Mais ensuite, la danseuse doit discrètement rejoindre le lit du caveau Capulet, plus en avant de la scène, et comme sa robe est blanche, on la voit bouger dans le noir. Plus ennuyeux, au moment des suicides, les deux amants se contorsionnent l’un sur l’autre de manière alambiquée, quand leurs gestes devraient aller à l’essentiel.

Les décors de Jürgen Rose ont le bon goût de donner à voir la nature : on découvre Juliette au jardin, le père Laurent vit aux portes de la ville, et c’est d’une terrasse arborée que Juliette descend pour la fameuse scène du balcon. Roméo y effectue d’abord une petite parade amoureuse, avant de s’engager avec la donzelle dans une série de portés périlleux où l’on lit – pour lui comme pour elle – l’emportement d’une première passion, qui vous met littéralement la tête à l’envers. Elisa Badenes, remarquée en Giselle au printemps, est une Juliette très engagée, dont la minutie du bas de jambe et la vélocité sur pointes disent la juvénilité et l’impétuosité. Elle forme un couple de danse très assorti avec Daniel Camargo, au visage naïf et aux lignes idéales pour le Roméo sensuel de Cranko. Le Staatsorchester Stuttgart, dirigé par James Tuggle, joue Prokofiev avec des traits douloureusement incisifs. Du grand art.

Elisa Badenes et Daniel Camargo ©Stuttgart Ballet

Elisa Badenes et Daniel Camargo ©Stuttgart Ballet

 

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Une découverte au sud de la Thuringe

myrthaBallet de Stuttgart. Giselle (chorégraphie d’après Jean Coralli, Jules Perrot, Marius Petipa, musique d’Adolphe Adam et Friedrich Burgmüller). Représentations du 19 avril (Giselle: Elisa Badenes, Albrecht: Alexander Jones, Hilarion: Roland Havlica, Myrtha: Ami Morita) et matinée du 20 avril 2014 (Giselle : Hyi-Jung Kang, Albrecht: Constantine Allen, Hilarion: Roland Havlica, Myrtha: Rachele Buriassi).

L’avantage de choisir une Giselle au pif, c’est le coup de cœur imprévu. Quand elle apparaît au seuil de la chaumière, Elisa Badenes fait l’effet d’un personnage de bande dessinée : des yeux immenses, dont la rondeur est accentuée par quelques coups de crayon noir, une bouche saillante, un sourire trop grand, une naïveté dans le regard qui attendrissent dans l’instant. Et pour longtemps, car la demoiselle est aussi fine comédienne que danseuse. Au premier acte, elle accomplit ses ronds de jambe sautillés sur pointe avec un naturel confondant, distribuant en même temps quelques bisous au vent – un détail qui transforme une simple prouesse technique en précieux moment de grâce. Dans l’acte blanc, elle étonne par la légèreté et la précision de sa petite batterie, et sa poésie dans l’adage (même si elle finit trop vite ses développés à la seconde). Alexander Jones a l’allure parfaite d’un Albrecht (beau et con à la fois). Il danse comme si c’était sa manière d’être et la façon la plus sûre de séduire (dans le même rôle, le dernier à m’avoir donné cette impression était Carlos Acosta en février 2011). L’interaction entre les deux danseurs sert le drame. Dans la scène de la folie, quand Giselle revit à travers la danse les étapes de son illusion amoureuse, Alexander Jones lui tend le bras pour l’accompagner comme il l’avait fait quelques scènes auparavant ; elle l’ignore, déjà ailleurs, et il reste les bras ballants, attentionné mais impuissant.

L’alchimie ne fonctionne pas aussi bien, le lendemain, entre Hyo-Jung Kang et Constantine Allen (au même moment de la fin de l’acte I, il ne fait rien de spécial, laissant sa Giselle porter toute seule la scène). La danseuse d’origine coréenne est moins à l’aise et précise que Mlle Badenes, et le jeune danseur – entré dans le corps de ballet en 2012/2013, il est encore demi-soliste, et n’a effectué sa prise de rôle en Albrecht qu’il y a quelques semaines –, sans démériter, ne donne pas encore l’épaisseur d’une interprétation à ses évolutions (il fait des tas d’entrechats six mais ne donne l’impression ni de la contrainte, ni de la fatigue).

C’est égal, une découverte par week-end suffit. La production de Reid Anderson et Valentina Savina, plaisamment traditionnelle, a le bon goût de faire apparaître progressivement Myrtha – qui s’avance imperceptiblement vers le devant de la scène – derrière un bosquet qui s’efface. On pense au livret de Gautier :

« Une gerbe de jonc marin s’entr’ouvre alors lentement, et du sein de l’humide feuillage on voit s’élancer la légère Myrtha, ombre transparente et pâle, la reine des Wilis. Elle apporte avec elle un jour mystérieux qui éclaire subitement la forêt, en perçant les ombres de la nuit. »

Lors de la matinée de dimanche, Rachele Buriassi est une Myrtha aux lignes souples – continuons la citation – « apparition insaisissable » qui « ne peut rester en place ». On aurait aimé qu’elle partage la scène plutôt avec Elisa Badenes, car les deux danseuses ont le même type de physique (attaches fines, longs doigts), et la reine aurait semblé une Giselle qui n’a pas vraiment connu l’amour, et un poil plus sèche. Hilarion, incarné deux fois de suite par Roland Havlica, a l’air épuisé avant même d’avoir trop dansé; c’est un peu dommage. L’orchestre de Stuttgart, dirigé par Wolfgang Heinz, appuie trop les fortissimi, mais l’alliance des violons, de la flûte et de la harpe fait des merveilles de douceur éloquente durant l’acte blanc.

Mlle Badenes, jeune danseuse d’origine espagnole, a gravi en quelques années tous les échelons du ballet de Stuttgart (une marche par an). La compagnie dirigée par Reid Anderson a un recrutement très international, mais ne va pas chercher ses stars ailleurs, comme fait trop le Royal Ballet, au risque de déminéraliser le corps de ballet. La troupe, homogène, enlève aussi bien la fête des vendanges que le sabbat des Willis (on met aujourd’hui généralement deux L là où Gautier n’en écrivait qu’un). Voilà en somme un bien joli voyage au sud de ces coteaux de Thuringe où le librettiste avait logé son histoire.

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