Cléopold : L’impossibilité de l’envol. Représentation du 3 septembre
Le décor? Une sorte de monumental appartement XIXe siècle, presque un monolithe, blanc immaculé, percé de trois grandes ouvertures rectangulaires. En fond de scène, une forêt tropicale, côté jardin une coursive avec aquarium à poissons rouges, côté cour, un cactus esseulé. Voilà pour le cadre.
L’œuvre? Très peu de danse à proprement parler. Une grande bringue en robe de soirée (Anna Wehsarg) initie bien une transe qui n’est pas sans rappeler le sacre du printemps – d’autant que la robe laisse immanquablement échapper sa modeste poitrine – mais sans ça, les danseurs de tout âge, taille et corpulence – très individualisés mais qui ont en commun la grâce de mouvement des danseurs classiques – sont plutôt dans le jeu et la gestuelle.
Il semble qu’il n’y a pas de trame. La – trop – longue pièce de 2h45 avec entracte (annoncé par deux danseuses, au cas où la moitié médusée du public n’aurait pas compris) est constituée de scénettes éclatées nous renvoyant à la désolante vacuité du grouillement social des humains.
On peut se sentir agressé. Au début un garçon – Pablo Aran Gimeno dans le rôle créé par Dominique Mercy – frappe la grande duduche à la robe traitresse parce qu’elle pleure puis menace la maîtresse de cérémonie fellinienne – la rauque et sensuelle Mechthild Grossmann qui tient le rôle depuis 1985 – qui nous avait accueilli d’un énigmatique « Entrez! Mon mari est à la guerre ». Mais on rigole bien aussi : un duo de gentlemen boit du champagne mais l’un le recrache en l’air comme la figure de bronze d’une fontaine baroque et l’autre le bave sur son plastron sans s’en montrer le moins du monde troublé. Et puis on peut enfin être touché, comme dans ce moment où un homme en slip désigne au rouge à lèvres certaines parties de son corps qu’un autre doit embrasser.
Et puis la gestuelle se fait parfois danse, à l’improviste, comme quand la très belle et élégante danseuse blonde Julie Shanahan, l’air angélique, est pourvue d’ailes et d’antennes par son solide partenaire qui, les bras croisés frémit des mains dans son dos. Mais ces petits moments de grâce sont systématiquement interrompus ou rendus nuls et non avenus. Peu avant ce duo, la « patronne » avait dit de sa voix rocailleuse un poème de Brecht où l’on faisait subir à un ange les derniers outrages.
De cette pièce où je suis entré à regret, qui semblait ne mener nulle part mais qui a su me retenir, mon esprit prompt à l’empathie a retenu un thème : l’impossibilité de l’envol. Une opulente danseuse (Aida Vainieri) s’assoit sur un tapis et dégaine à grande vitesse tout son répertoire de formules magiques de pacotille. La carpette reste en rade. La même s’enroule dans une couverture mais se soutient dans la position du hamac suspendu par la seule force de sa sangle abdominale. Un garçon tente de s’envoler de manière loufoque, d’abord en sautant en l’air tout en actionnant les pierres de ses briquets ou en plaçant sur sa tête un porte-manteau pour figurer les pales d’un hélicoptère. Un autre (Eddie Martinez) se lance, en chaussures vernies et smoking, dans des cabrioles. Mais son regard intense reste fixé à terre et ses efforts sont vains. Que reste-t-il aux hommes pour s’élever un peu? Dans une ultime et pathétique tentative, le sculptural Michael Strecker couvre son corps de peinture blanche à la bombe pour se fondre dans le décor.
On n’est pas transporté, c’est le moins qu’on puisse dire. On flotte, on surnage et on se sent mal à l’aise lorsque les danseurs acteurs viennent nous héler ou nous lancer des regards complices comme pour nous inclure dans l’espace stérile et nous signifier notre désolante appartenance à ce gargouillis humain, à ce cirque de la vie.

Michael Strecker, Daphnis Kokkinos, Aida Vainieri, Tsai-Chin Yu, Ruth Amarante, Mechtild Grossmann, Eddie Martinez
James : Joyeux et tristes comme nous. Représentation du 5 septembre
On met apparemment dans un spectacle de Pina Bausch beaucoup de soi-même, et par suite personne ne ressent la même chose. À tel point que l’interprétation d’un même moment peut être aux antipodes, sans qu’on sache jamais qui a raison. Ainsi, dans la scène du tapis-abracadabra où Cléopold voit l’impossibilité de l’envol, ne peut-on aussi bien ressentir l’immensité de la croyance ? Et si l’on y pense, les deux lectures, l’une déprimante, l’autre attendrie, ne sont pas exclusives l’une de l’autre. À d’autres endroits, je vois du trivial quand ma voisine reconnaît du réel, ou vice versa.
Et le reste à l’avenant. Sans doute, tous tomberont d’accord sur la puissance atmosphérique de Two cigarettes in the dark. Pina Bausch joue avec les codes du music-hall, du cirque, et on peut se sentir dans l’univers qu’elle propose aussi bien qu’un poisson dans l’eau. Cela qui n’exclut pas les courants d’eau froide. Le tragique et le loufoque s’enchaînent, le cruel et le tendre s’entremêlent, le glamour de la robe ne protège d’aucun goujat, et l’on peut ajouter des pantoufles à ses talons haut.
L’œuvre oblige à une attention parfois douloureuse, comme quand il faut tendre l’oreille pour percevoir les premières mesures du mouvement lent du dernier quatuor de Beethoven. Et Bausch joue avec la frustration du spectateur : la phrase introductive, indéfiniment répétée, ne laissera jamais place au développement « cantante et tranquillo » qui nous aurait apporté paix et résolution. La Valse de Ravel, d’une esthétique plus grinçante et tourbillonnante, est en revanche donnée en intégralité ; quatre couples y avancent assis en se dandinant, avec des saillies qui donnent à voir des inflexions orchestrales que ni Ashton ni Balanchine n’avaient mises en relief. Vient ensuite – c’est presque la dernière séquence, où l’on range le foin, désosse des cintres à la hache et empile ce qui ressemble à du charbon – « Alles endet, was entstehet« , deuxième des trois Michel Angelo lieder d’Hugo Wolf. Cette poésie d’outre-tombe est l’une des dernières pages écrites par le compositeur, et ses paroles centrales (Froh und traurig, joyeux et tristes, nous les humains), sont peut-être une des clefs de la soirée.
Menschen waren wir ja auch
Froh und traurig, so wie ihr
Und nun sind wir leblos hier
Sind nur Erde, wie ihr sehet
La pièce ne s’achève pas sur cette note sombre, mais sur le tube de Bing Crosby qui donne son titre à la pièce. Pina Bausch, pour acide que soient ses propositions, a le sens du spectacle et du rapport au public, qu’elle sait prendre à rebrousse-poil, mais pas trop. Le finale lumineux, bras ouverts en offrande, est comme un cadeau.
Fenella: If you don’t laugh, you cry. Représentation du 3 septembre
“Oh, as I was young and easy in the mercy of his means,
Time held me green and dying
Though I sang in my chains like the sea.”
Dylan Thomas, “Fern Hill”.
Sit on the ground with your legs bent, splayed wide and sideways, head back, feet and mouth flexed, pointed, whatever.
Balanchine used that image, thankfully omitted from most current productions, for the birth of his “Apollo.”
Imagine a child’s – or man’s — perception of a woman breathing during childbirth. Begin to rock from one buttock to the other, tensing those muscles each time. Each time you repeat, twist your hip and grapple your foot forward or backward in a rocking motion. Advance, then retreat. Call for help from those abdominal muscles. Ask a man to join you, lock your hands at each side of his waist. Rinse, rethink, and repeat. You need to pause, and then the rocking movement does turn out to inscribe a three-quarter-time rhythm.
Call on your friends to join you in the operating room. Force them all to breathe at a steady rhythm with you. The position is absurd. What emotion will you attach to it?
A friend of mine calls even walking a challenge. Basically, each step forward or back means controlling how you fall and catch yourself.
Those of you who have given birth: imagine if your obstetrician had blared Ravel’s “La Valse,” from her IPod. While it may have made her relax, would it have made you feel as calm and detached as the Caterpillar in “Alice in Wonderland” or as frightened and as already dead as the couple on a sled in Edith Wharton’s “Ethan Frome?” (Note: If, like me, you have neither given birth nor died so far and intend to continue not to do so, we can live this vicariously thanks to dance-theater).
So where does life stop and dance begin?
Thus. Here lies Pina Bausch. Here lies the reason we are all drawn like moths to a flame to Pina Bausch’s imagination: I have never birthed much of anything, but once every few years I regularly do a full-body slam-bang into a lamppost while innocently walking. As my ears ring, as my body rattles from fore to front and my feelings – emotional and physical – go haywire…I never know whether to laugh at the slapstick or cry from pain. And that’s how each of us Balletonautes experienced “Two Cigarettes.”
For me, this very, very, long and disturbing piece – a youthful one, her company already born an old soul – indeed, the oldest people I know are the most vulnerable to the appeal of farce – seems built upon (between the three sides of the oppressive yet luminous set: aquarium/terrarium/lone cactus) the futility of trying to captivate and tame our illusions. Every day, we become entangled in what we presume to be our environment and adopt the seemingly appropriate stance of defense. We only realize too late that the real lamppost lurks inside of us rather than out there on the street.
One section sticks in my memory, nearing the end. That long, and for me an excruciatingly long, scene of “butt-waltzing” to the entire, entire, all of those sour minutes of Ravel’s “La Valse.” Sit down on the ground again, rock left and right while tensing your buttocks. How useless is that?
What begins as a funny visual gag then goes on and on and on. Every once in a while the male-female couples doubled together slowly slam into an obstacle: a staircase, a blank wall– no Charlie Chaplin-esque lampposts, alas, were included in the set. Then your abdomen begins to constrict, and you think about every pointless project you chew upon day by day, until you begin to feel not even like a caterpillar, but like a snail.
This really really not dance – yet performed by people who can control even a walk down to their fingertoes – made Cléopold yearn to fly, James want to run away and join the circus, and me long to float for hours on my back in salt water. To each his ideal: bird, or clown, or greenish dill pickle. Bausch and her dancers understand and have long captured how all of us, each in our own way, will always ache to free ourselves from the laws of both gravity and gravitas.
“And though thy soul sail leagues and leagues beyond,
Still, leagues beyond those leagues, there is more sea.”
Dante Gabriel Rossetti, “The Choice”
A reblogué ceci sur Envie d'ailleurset a ajouté:
Entièrement d’accord? Nous étions , nous avons ressenti choses différemment.
Beautiful…
j’y étais dimanche, et depuis je vous attends.
Je crois que vous avez raison. On est seul à seul devant cette oeuvre et pourtant elle s’ouvre sur un partage – même si les regards ne coïncident pas. Il faut donc la dire à plusieurs.
Je ne saurais même pas dire si j’ai aimé ou non, tant ce fut simplement une expérience pleine où rien n’était rejeté – ni le beau ni le laid, ni le touchant, ni le vulgaire, ni la violence ni la tendresse, ni l’ennui ni l’émotion. La pièce est aussi diverse que nous tous – on s’y sent chez soi comme un étranger, à la fois convoqué et laissé en rade, mais jamais longtemps et vice versa.
Il m’a semblé que Pina Bausch s’en prenait à nos absurdités, à notre absurdité radicale, avec une tendresse dépourvue de toute complaisance, et pour cette raison, vraie. Au moment même où on pourrait croire qu’on en exige beaucoup de nous, tout nous est donné – comme spectatrice, je me suis rarement sentie aussi bien traitée, aussi respectée, en même temps que malmenée et chamboulée, par un artiste..
Merci de rendre si magnifiquement justice à cette oeuvre.