La 16e Biennale de la danse de Lyon, qui ouvre ses portes cette semaine, accueillera la nouvelle création de DV8, une des plus attendues de la rentrée. Comme les pièces les plus récentes de Lloyd Newson, John est une œuvre de théâtre « verbatim », qui met en corps et en scène le texte d’entretiens recueillis au cours d’enquêtes de type sociologique. Mais à la différence de Can we talk about this ? (2011) comme de To be straight with you (2008), dont on pouvait dire qu’ils avaient un thème (la liberté d’expression, l’homosexualité), John a – comme son nom l’indique – un sujet, dont le récit structure la pièce.
Lloyd Newson a progressivement adopté ce qu’il appelle le « physical theatre » parce qu’il s’est rendu compte que la danse ne lui permettait pas d’aborder tous les sujets dans toute leur complexité. Il n’en délaisse pas pour autant le mouvement, qui a lui-même ses limites : c’est l’interaction, souvent drôle et toujours surprenante, entre parole et danse, qui fait l’intérêt de ses créations. Ses danseurs-acteurs, qui doivent ajouter la maîtrise de la parole à une coordination physique diablement exigeante, prêtent leur voix et leur corps à une série de témoins, changeant de rôle plusieurs fois par soir, et parfois à toute vitesse.
Jusqu’à présent, un corrélat de l’évolution stylistique de Newson semblait être la disparition du personnage. Personnellement, il m’est arrivé de le regretter, car on pouvait découvrir et aimer, dans des créations plus anciennes de DV8, comme Enter Achilles (1995) ou The Cost of Living (2004), des individus au profil, à l’histoire et à la poésie inoubliables. John semble apporter une synthèse nouvelle : ça parle toujours, mais on voit des personnes et pas seulement des idées. Can we talk? ou To be straight portaient un discours, John déploie un parcours. Incarné par le stupéfiant Hannes Langolf, dont on croirait qu’il est Anglais de naissance, dont on se demande comment il tient sur ses pieds le corps penché à plus de 30°.
[À présent, ceux qui veulent garder la surprise pour le soir du spectacle devraient arrêter de lire]. John est un des hommes rencontrés par les équipes de recherche de Newson. Son histoire a fait basculer le projet d’origine, qui était d’interroger des hommes sur l’amour et le sexe. Ce fil rouge initial revient cependant en seconde partie, où le propos se fait plus choral. On se croirait soudain dans Le plan Q de Jean-François Bayart (Ethnologie d’une pratique sexuelle, éditions Fayard, 2014), le jargon deleuzien en moins.
J’ai eu la chance de voir John deux soirs de suite au festival ImPulsTanz de Vienne, au début du mois d’août ; je conseille au spectateur de ne pas chercher à tout comprendre, et si sa maîtrise de l’anglais le lui permet, de se passer des sous-titres: c’est quand on ne se concentre ni seulement sur le texte, ni complètement sur le mouvement, mais sur le rapport entre les deux, que John laisse l’impression la plus forte. Un chaloupé-bowling des têtes fait ressentir physiquement l’emprise de la drogue, de l’alcool ou de la déprime. La gestuelle est d’une grande variété, avec, par exemple, comme un parfum de Broadway quand un commerçant fait le tour du propriétaire à un nouveau client. Il peut aussi y avoir du jeu entre le discours et le langage corporel, avec, par exemple, un bref effondrement de tout le torse sur un mot qui dit le contraire du relâchement. Les corps-à-corps entre danseurs, prouesses chorégraphiques, sont d’une rare intensité : dans l’un d’eux, les deux protagonistes s’épluchent et s’échangent littéralement la peau.
Après un parcours chaotique qui l’a mené en prison, et l’empêche de revoir un fils qu’il a eu très jeune, le personnage de John se retrouve dans un endroit où il n’est pas forcément rationnel de chercher l’âme-sœur, mais où l’on n’est pas forcément le seul à faire ce calcul. C’est ainsi qu’on apprend plein de choses sur les us et coutumes d’un sauna gay londonien – lieu de recrutement de l’ensemble des témoins du spectacle. Cette partie, crue et d’une grande drôlerie, a plus qu’une valeur documentaire, et présente un intérêt universel : le propos n’est pas l’érotisation en danse du désir masculin – comme dans Dead Dreams of Monochrome Men (1990) – mais un questionnement sur les pratiques. Sur le plateau tournant, et dans une ambiance sonore qui fait l’effet d’une pulsation cardiaque, on explore diverses manières de gérer le rapport à l’autre (ou de s’en dépatouiller).
Un même geste peut avoir des sens opposés. Dans la pénombre, des hommes se jaugent en soulevant la poitrine, d’une respiration haute et courte. Plus tard, John dit espérer enfin une rencontre (il a cinquante-deux ans). C’est la fin de son témoignage. Il se couche à terre, sa poitrine se soulève comme s’il voulait aspirer tout l’air de la salle. C’est bouleversant.
John – conception et mise en scène de Lloyd Newson ; chorégraphie : Lloyd Newson et les interprètes ; scénographie et costumes d’Anna Fleischle ; lumières de Richard Godin ; conception sonore de Gareth Fry. Présenté du 10 au 12 septembre 2014 à la 16e Biennale de la danse (Lyon).
A reblogué ceci sur lilytopet a ajouté:
on y va