Rien que parce qu’ils adorent crâner en montrant leur don d’ubiquité, les Balletonautes sont partis en goguette vers deux pôles du monde chorégraphique pour voir à peu près au même moment deux Roméo et Juliette; ou devrions nous dire Romeo and Juliet et Romeo und Julia? Ça fait tellement plus chic.
Cléopold, depuis le Royal Albert Hall. Romeo and Juliet. English National Ballet. Chorégraphie : Derek Deane, Musique : Serge Prokofiev, Direction musicale : Gerry Cornelius (Orchestre de l’English National Ballet). Représentation du samedi 14 juin 2014, matinée. Romeo : Vadim Muntagirov. Juliet : Daria Klimentova.
Voilà une bien curieuse expérience que celle d’assister à un ballet dans le démesuré Royal Albert Hall de Londres. Avec ses 40 mètres de haut, ses 5500 places effectives (le théâtre pourrait semble-t-il en contenir plus de 8000 n’étaient les normes actuelles de sécurité), on s’attendrait plutôt à y voir se dérouler, au gré des sensibilités, une chasse avec animaux sauvages comme aux temps de l’amphithéâtre Flavien ou un concert de Lady Gaga. On arpente, dubitatif, les interminables couloirs circulaires qui s’ouvrent d’un côté sur la salle et de l’autre sur toute une variété de bars vendant au choix glaces, boissons fraîches et champagne. D’aimables appariteurs sont là pour que vous n’oubliiez pas qu’ils existent. Pour sûr, on est déjà en train de vivre une « expérience ». La question restant à savoir si elle va être « chorégraphique ». D’autant que, par le hasard de nos pérégrinations londoniennes, c’était le « Roméo et Juliette » de l’English National Ballet et non un de leurs ballets à numéros musicaux et corps de ballet féminin dépersonnalisé qu’il nous était donné de voir.
Ma perception de la version chorégraphique de Derek Dean, créée il y a une quinzaine d’années pour Tamara Rojo avant qu’elle ne parte au Royal Ballet, doit être au préalable mise en contexte. J’étais placé au neuvième rang du parterre, vers le côté droit de la scène quasi circulaire s’achevant sur un imposant décor de bâtiment renaissant supportant l’orchestre et laissant parfois s’échapper de ses murs pivotant les foules du corps de ballets et les solistes – ceux-ci rentrant également par les allées réservées normalement au public. Je serais bien en peine d’imaginer ce qu’a ressenti un spectateur situé dans les hauteurs de ce Colisée des temps modernes.
D’en bas, le travail de Derek Dean frappe par l’intelligence de l’utilisation de l’espace. Le corps de ballet pléthorique (la compagnie double de volume le temps des représentations au Royal Albert Hall) est traité en aplats de masse. Les groupes, qui ont travaillé la même chorégraphie, la dansent orientés vers différents quarts afin d’offrir un spectacle similaire aux spectateurs placés aux différents points cardinaux de l’ellipse. Les danseurs vous tournent parfois le dos, mais ils ne restent jamais assez longtemps à la même place pour que vous ayez l’impression d’être gêné dans votre vision du ballet. Bien au contraire, il se crée au bout d’un moment un subtil effet « travelling », quasi cinématographique. On assiste aux péripéties violentes ou émotionnelles de l’histoire presque comme un participant à l’action. Dans les très réussies scènes de rixes, de virevoltants étals sur roulettes actionnés par les danseurs semblent souligner l’impression de chaos. Dans la scène du bal, Roméo, qui a gardé ses couleurs (le vert) fait son entrée sur le final de la danse des chevaliers. Il semble alors sur le point d’être happé par la marée rouge des Capulets. Juliette, fragile pivot de la chorégraphie, est le seul îlot accueillant au milieu de ce magma de velours cramoisi.
La chorégraphie des solistes est, elle aussi, traité en aplats. Elle est efficace et suffisamment musicale, sans être pour autant mémorable. L’accent est mis sur le parcours plus que sur le raffinement des enchaînements et du partenariat. Mais que verrait des subtiles intrications de jeu de jambes un membre du public depuis les hauteurs du Royal Albert Hall ? Et la chorégraphie convient finalement bien au traitement de la masse orchestrale par Prokofiev.
Ce traitement des masses n’est néanmoins pas sans quelques inconvénients. Les personnages secondaires à l’action restent souvent à l’état d’ébauche. C’est le personnage de Mercutio (interprété d’une manière encore un peu falote par le jeune Anton Lukovin) qui en souffre certainement le plus. Dans la version de Derek Dean, il est seulement l’ami et l’allié de Roméo. Lorsqu’il s’effondre (non s’en s’être relevé trois ou quatre fois de trop), il ne maudit que la maison Capulet. Dans ces conditions, le désespoir de Lady Capulet (Stina Quagebeur) sur le corps de Tybalt (Le très vipérin James Streeter) prend presque trop de place surtout lorsqu’elle pousse si fort son lord et maître qu’il se retrouve les quatre fers en l’air.
Daria Klimentová and Vadim Muntagirov during a rehearsal for English National Ballet’s Romeo & Juliet at The Royal Albert Hall, London on June 10, 2014. Photo: Arnaud Stephenson Courtesy of ENB.
Lors de la matinée du 14 juin, les amants de Vérone étaient incarnés par Daria Klimentova et Vadim Muntagirov. Mademoiselle Klimentova était l’un des rares membres de la distribution à ne pas faire ses débuts dans le Roméo et Juliette de Derek Dean. Elle a fait depuis ses adieux à la scène dans ce même rôle. Danseuse assez petite mais dotée de très longues lignes, d’une arabesque naturelle et d’une technique aussi forte que crémeuse, elle est une Juliette … « évidente ». C’est-à-dire qu’on ne se pose pas de question de savoir si son personnage est têtu ou obéissant, fort ou fragile. On la regarde évoluer et on l’appelle tout simplement Juliette. On imagine fort bien qu’elle projette très loin vers les hauteurs du Royal Albert Hall. Car même lorsqu’on la voyait de dos, on parvenait à comprendre les motivations de son personnage.
Son partenaire, le très jeune Muntagirov, est revenu spécialement pour danser avec sa partenaire fétiche de l’ENB. Comme il est presque deux fois moins âgé qu’elle, la critique anglo-saxonne s’est empressée de comparer leur couple à celui de Fonteyn et Noureev. Toutes proportions gardées, force est de reconnaitre que ce couple fait mieux que fonctionner. La communauté de ligne mais surtout d’énergie le rendait vivant et charnel.
Vadim Muntagirov, en revanche, est tout sauf un Noureev. En fait, il est sans doute tout ce que Noureev n’était pas et c’est sans doute tout aussi bien. Dramatiquement parlant, ce jeune danseur a une palette réduite à deux expressions : le sourire d’angelot et la moue boudeuse de l’adolescent contrarié. On est donc loin des regards de braise du grand Rudy. Par contre, il est un danseur naturel, ce que n’était pas Noureev dont la technique superlative était résultat d’une volonté opiniâtre. Et là, on reste bouche bée tant ce qui nous est montré est beau, coulé, instinctif. Muntagirov ne joue pas son rôle, il le danse, même lorsqu’il est à l’arrêt. Quel danseur ce jeune homme deviendra-t-il s’il se trouve un mentor pour ouvrir son esprit au-delà de la salle de répétition ? Noureev aurait fait cela très bien. Mais voilà désormais plus de vingt ans qu’il s’en est allé.
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James, depuis le Ballet de Stuttgart. Romeo und Julia. Stuttgarter Ballet. Chorégraphie : John Cranko, Musique : Serge Prokofiev, Direction musicale : James Tuggle (Staatsorchester Stuttgart). Représentation du samedi 14 juin 2014, matinée. Romeo : Daniel Camargo. Julia : Elisa Badenes.
Le Romeo und Julia (1962) de John Cranko, que l’on peut voir à Stuttgart jusqu’à la fin juillet, est une des premiers grands ballets crées par le chorégraphe pour le ballet de Stuttgart. Le spectateur ne peut s’empêcher de comparer cette création aux œuvres narratives ultérieures de Cranko; il voit aussi ce Roméo en ayant à l’esprit d’autres versions plus récentes et familières (celle de MacMillan, créée en 1965, et la production de Noureev, qui a vu le jour en 1977).
La scène d’ouverture plante le décor avec une joyeuse désinvolture ; les pas du peuple de Vérone et des amis de Roméo paraissent une rigolade improvisée. Les garçons – et à l’occasion quelques filles – se cognent latéralement les épaules en sautant en l’air, ce qui fait de Cranko le précurseur méconnu du pogo des concerts punk (qui ne sont apparus que vers 1976). L’affrontement de la maison Montaigu avec les Capulets ressemble à une rencontre entre grands dépendeurs d’andouille, que seule l’arrivée de la génération des parents leste de gravité. Et le pas de trois entre Roméo, Mercutio (grand et dégingandé Robert Robinson) et Benvolio (petit et bondissant Louis Stiens), fait à base de double-tours en l’air et de fol moulinet des bras, est une réjouissante pochade.
La première apparition de Juliette laisse cependant sur sa faim, la petite fille y apparaissant un peu trop simplement contente de sa nouvelle robe. De manière générale, les personnages sont caractérisés d’une manière trop univoque pour une tragédie. Et puis, la drôlerie comme le drame sont plus mimés que chorégraphiés. Par exemple, les farces qu’on joue à la nourrice venue remettre une lettre de Juliette à Roméo manquent de piquant (Cranko sera bien plus comique dans La Mégère apprivoisée en 1969).
La richesse des personnages et des interprétations chez MacMillan – qui faisait de Juliette une rebelle à l’ordre familial – ou chez Noureev – qui faisait très tôt roder la mort auprès de Roméo – fait défaut ici, et l’histoire et la danse ne semblent pas toujours étroitement tissées entre elles. Certains moments dramatiques tombent malheureusement à plat : on voit immédiatement que Mercutio est blessé à mort, du coup ses camarades ne peuvent tomber de haut (et nous plonger dans l’affliction) quand il s’effondre vraiment ; et après que Roméo a vengé son ami en tuant Tybalt (Damiano Pettenella), la comtesse Capulet (Melinda Witham) descend prudemment les marches de l’escalier, dégrafe son vêtement, enlève ses épingles à cheveux (comme Giselle) et ensuite seulement se penche sur son neveu défunt. Ça fait très téléphoné. Les très bonnes idées voisinent avec les moins bonnes : lors des funérailles de Juliette, rendue inerte par le poison du père Laurent, son catafalque descend à terre via un système de filins. On dirait vraiment une mise en terre. Mais ensuite, la danseuse doit discrètement rejoindre le lit du caveau Capulet, plus en avant de la scène, et comme sa robe est blanche, on la voit bouger dans le noir. Plus ennuyeux, au moment des suicides, les deux amants se contorsionnent l’un sur l’autre de manière alambiquée, quand leurs gestes devraient aller à l’essentiel.
Les décors de Jürgen Rose ont le bon goût de donner à voir la nature : on découvre Juliette au jardin, le père Laurent vit aux portes de la ville, et c’est d’une terrasse arborée que Juliette descend pour la fameuse scène du balcon. Roméo y effectue d’abord une petite parade amoureuse, avant de s’engager avec la donzelle dans une série de portés périlleux où l’on lit – pour lui comme pour elle – l’emportement d’une première passion, qui vous met littéralement la tête à l’envers. Elisa Badenes, remarquée en Giselle au printemps, est une Juliette très engagée, dont la minutie du bas de jambe et la vélocité sur pointes disent la juvénilité et l’impétuosité. Elle forme un couple de danse très assorti avec Daniel Camargo, au visage naïf et aux lignes idéales pour le Roméo sensuel de Cranko. Le Staatsorchester Stuttgart, dirigé par James Tuggle, joue Prokofiev avec des traits douloureusement incisifs. Du grand art.
Bonjour, j’ai aussi vu ce ballet et si vous étiez placé exactement à cet endroit pris sur la photo, j’étais exactement en face sur les hauteurs, au dessus de l’orchestre, mais par contre aucun point de vue sur cette porte d’entrée et de sortie des danseurs, ce qui je pense a été vraiment handicapant. Et comme vous le mentionnez je n’ai pas pu voir les subtilités de la danse vu de haut, mais le positif était la vue d’ensemble sur les scènes de groupes (village, bal), très impressionnantes.
Merci pour ce témoignage, Mathilde.
J’étais placé plutôt de là où vous voyez les solistes saluer à la fin du spectacle. La photographie où l’on voit la porte, je l’ai prise pendant un entracte. Les ouvertures étaient sur les deux murs de part et d’autre de l’entrée du palais des Capulets. Une charnière centrale faisait s’ouvrir les deux murs un peu comme des volets d’étal.
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