Yannick Bittencourt a un profil de médaille. Lorsque sa mère le fait chevalier et le couronne dans la foulée (un raccourci qui m’a toujours un peu agacé dans cette version du Lac), on a l’impression de voir un jeune empereur romain idéalisé, encore vierge de tout vice, aimé de son peuple, sur la face d’un denier d’argent. Et son Siegfried possède cet éclat argenté de la pièce d’orfèvrerie toute neuve. On apprécie le ciselé de son bas de jambe, ses sissonnes explosives et ses ports de bras aux poignets vivants. Mais il ne possède pas assez de ce vert-de-gris du plié qui donne toute sa patine au reste. Ceci est particulièrement sensible dans sa variation lente. Cela dit, ce prince au visage beau jusqu’à l’inexpressivité se montre très investi dans le jeu. Il a pris très au sérieux les conseils de son directeur qui mettait l’accent sur la clarté narrative de la pantomime lors des démonstrations auxquelles il participait. Par moment, c’est même un peu trop et on frôle alors le billon de cuivre.
Mais la qualité de cette jeune distribution tient justement à la volonté de ses deux protagonistes de nous raconter leur histoire. Hannah O’Neill peine au début à obtenir mon suffrage. Il y a pourtant de fort jolie choses dans son Odette : le haut du corps est vivant, et ses roulés des poignets sont exquis. C’est un cygne en devenir. Elle a la jambe un tantinet pesante à mon goût pour son entrée. En revanche, l’adage avec Bittencourt est très beau. À la différence de Laura Hecquet qui reste apeurée et défiante pendant toute la première partie du duo avant d’offrir du relâché (une histoire d’amour dans l’histoire d’amour, en somme), O’Neill déploie tout l’abandon et le moelleux de sa danse pour en faire un hymne à l’âme-sœur. Son partenaire est totalement à l’unisson (il aura un peu plus de mal à l’acte 4 avec la promenade en attitude penchée. Son Odette ne cille pas, mais il découvre trop la cuisine du mouvement).
Hannah O’Neill, cygne blanc de demain, est en revanche un cygne noir confirmé. Dans l’entrada, elle a l’abattage qu’il faut, les agaceries assassines qui savent exciter la passion du prince et l’intérêt du public dans la salle (ses fouettés en revanche voyagent trop). Bittencourt, quant à lui, n’est pas parfait. Son manque de plié le fait occasionnellement ressembler à un joli poulain. Mais ses lignes et son sens de la scène rattrapent tout cela.
Au 4ème acte, on est tout près de croire au cygne blanc d’Hannah O’Neill. Il faut reconnaître qu’elle est incontestablement plus « cygne ». Hélas, elle se montre moins intense dans le jeu. L’émotion du final vient moins de ses pleurs sur les marches avant de se jeter dans le vide que des grands jetés désespérés de Bittencourt pendant son combat avec Rothbart (Karl Paquette).
La soirée fut donc inégale, certes. Mais c’est toujours excitant d’assister à l’étendue des possibles. On sort du théâtre en rêvant aux lendemains qui chantent.
Je suis toujours émerveillée des nuances que vous parvenez à déceler dans cet éloquent silence qu’est la danse (à l’unisson, certes, de la musique). Cela m’émeut autant de ce que vous dites des danseurs que de ce que vous faites dire à leur pas – le vert-de-gris d’un plié, je me demande si je serai un jour capable de voir une telle chose…
J’en profite pour vous faire un aveu : en voyant ce Lac, avec Mlle Bourdon, je me suis rendue compte que je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi intense ? exaltant ? beau ? à l’opéra depuis les deux ans que j’y mets les pieds (à cause de vous, faut-il le rappeler). Je me suis prise à comprendre – un peu – ce qui m’était apparu parfois comme un relatif manque d’enthousiasme à propos de tel ou tel spectacle – une fois qu’on a vu mieux, on sait que c’est possible, et on doit ne pas pouvoir s’empêcher de l’espérer.
Merveilleuse soirée à vous, et merci encore.
Il faut bien que la révélation arrive tôt ou tard. Personnellement, ma première représentation a été la bonne. Elisabeth Platel dansait cette même production du Lac. Cette génération de danseurs (Platel, Guillem, Guérin, Loudières, Hilaire, Legris et j’en passe) était … mythologique. Ils allaient au-delà de leurs lignes. Ils étaient de véritables « abstractions de chair ». Cela forge sans doute l’œil et le vocabulaire descriptif.
Mais il me semble que la beauté est un entre-deux – sans l’œil pour la saisir, elle ne serait pas dans l’objet. Je suis reconnaissante, moi qui ne verrai jamais ces danseurs que par captation, qu’ils aient laissé à votre regard une trace qui s’illumine encore lorsque d’autres, désormais, tracent leurs arabesques. Car la transmission n’est pas que dans la danse, elle est aussi dans l’art de la contempler : il me semble qu’il faut savoir remercier ce blog et ses contributeurs de leurs considérations inactuelles, quand bien même elles s’écrivent dans l’instant.