
Like Water For Chocolate (Acte II) ©Tristram Kenton, courtesy of ROH
Royal Opera House, représentation du 15 juin 2022 – Chorégraphie: Christopher Wheeldon, Musique: Joby Talbot, Scénario Wheeldon & Talbot d’après le roman de Laura Esquivel Como agua para chocolate –
On ne change pas une équipe qui gagne. Comme pour ses deux précédents ballets narratifs, Alice’s Adventures in Wonderland, et The Winter’s Tale, le chorégraphe Christopher Wheeldon s’est adjoint le concours de Joby Talbot (musique), Bob Crowley (décors et costumes) et Natasha Katz (lumières). Nouvelle création pour le Royal Ballet, Like Water for Chocolate (inspiré du roman du même nom par Laura Esquivel) présente donc quelques similarités de construction avec ses devancières : même pâte orchestrale, même luxuriance des costumes, même arbre en arrière-plan et même débordement jubilatoire lors des scènes de fête que dans Winter’s Tale, même type d’invention scénique que dans Alice.
Il y a cependant quelques ingrédients nouveaux, notamment la touche mexicaine apportée par Alondra de la Parra, cheffe d’orchestre et consultante musicale auprès du compositeur, qui épice sa partition de sonorités percussives et flûtées, et donne un rôle savoureux à la guitare solo de Tomás Barreiro.
Qu’on me pardonne la facilité de la métaphore culinaire : le ballet est inspiré du roman de Laura Esquivel, Como agua para chocolate, dont l’intrigue se joue en partie en cuisine, et qui fait jouer un rôle-moteur aux plats que prépare l’héroïne. Tita (Yasmine Naghdi) naît sur le plan de travail et exprime ses émotions par les recettes de cuisine qu’elle invente. Puisqu’elle est la benjamine de la fratrie, son destin est déjà fixé : elle restera célibataire pour s’occuper de sa mère, Elena, hiératique matriarche du ranch de la Garza (Fumi Kaneko). C’est ce qui s’appelle programmer ses vieux jours.
Nous sommes au Mexique au début du XXe siècle, en fond de scène des matrones à tête de mort tricotent la trame serrée de la tradition, mais rien ne se passera comme prévu : Tita aime son voisin Pedro (Cesar Corrales) mais ne peut l’épouser ; ce dernier se résout à se marier avec la sœur aînée Rosaura (Claire Calvert) dans l’espoir de rester proche de son aimée. L’adultère qui devait arriver arriva (il fait calientíssimo la nuit au Mexique), et Mama Elena éloigne le couple légitime au Texas. Tita tombe en dépression, dont la relève le docteur John Brown (William Bracewell), qui l’aime sans être payé de retour.
Entre-temps, la cadette Gertrudis (Meaghan Grace Hinkis) sombre dans la débauche (elle reviendra plus tard au ranch en cheffe révolutionnaire), Mama Elena meurt et on découvre dans ses lettres un passé plus olé-olé que supposé (moralité sur les relations mère-fille : « je reproduis ce qu’on m’a fait subir »).
Elle revient quand même en fantôme contrarier les amours de Pedro et Tita, et seule la génération suivante – le fils d’un premier lit de John et la fille de Pedro – parviendra à s’émanciper des névroses héritées.
Le roman d’Esquivel ne reculant pas devant le « réalisme magique », la fin voit les amants contrariés s’enflammer dans les airs à l’issue d’un ultime pas de deux. On est un peu loin de García Marquez, mais il n’est pas besoin d’un chef-d’œuvre littéraire pour faire un ballet. Wheeldon et Talbot, qui co-signent le scénario, ont eu à cœur de restituer la plupart des péripéties du roman, d’offrir son moment à chaque personnage, et de représenter tout ce qui est généralement hors-scène (l’accouchement, le vomi, la maladie).

Cesar Corrales et Yasmine Naghdi ©Tristram Kenton courtesy of ROH
L’équipe créative relève pas mal de défis – pléthore de personnages, entrelacs dramatiques – et trouve de malines solutions visuelles – jeu de voilages et de dentelles, panneaux coulissants, tables à roulettes – pour nous guider dans l’intrigue. La chorégraphie se déploie au moins sur deux plans : la précision narrative et l’exubérance.
Côté narration, Wheeldon a inventé un mouvement dansé pour pétrir la pâte à pain, mais aussi un jeu de rubans pour, avec plus d’éloquence qu’une pantomime, faire passer le nœud marital d’une fiancée à une autre.
Côté profusion, il y a une générosité d’invention presque folle pour les personnages secondaires – par exemple avec les parties solo de la vieille cuisinière Nacha, incarnée par Christina Arestis, toujours étonnamment intense, avant comme après la mort du personnage – et pour le corps de ballet. Pour les scènes collectives, Wheeldon flirte avec les genres – les danses latinos pour le mariage, le music-hall quand Gertrudis est saisie d’une fièvre aphrodisiaque – sans faire pastiche, et frôle le too much – l’ambiance de lupanar de la scène de Gertrudis – sans y sombrer.
À la fin du deuxième acte, la scène du feu de camp autour de Gertrudis et son mari révolutionnaire Juan Alejandrez (Luca Acri), est proprement enthousiasmante : on ne sait plus où donner de la tête, mais le joyeux foutoir masque un dessin très maîtrisé, qui sait faire converger les regards au bon endroit au bon moment.

Like Water For Chocolate (Acte II) ©Tristram Kenton, courtesy of ROH
Bien sûr, le chorégraphe a aussi soigné les interactions entre les deux personnages principaux : cela commence avec de gamines agaceries avant le mariage (celui de Pedro avec la sœur qu’il n’aime pas), qui laisse place ensuite à une agonie de rapprochements empêchés (avec une façon très délicate de presque s’embrasser qui rend visible le désir et son inaccomplissement). Yasmine Naghdi et Cesar Corrales, interprètes de la deuxième distribution, ont la fragilité et la fébrilité de Tita et Pedro. Les figures du pas de deux amoureux réservent quelques surprises acrobatiques que les deux danseurs passent avec fluidité. À un moment, Pedro porte Tita tête en bas, puis fait un relevé sur une seule jambe, comme pour dire fugitivement que toute leur relation ne tient qu’à un fil. Cesar Corrales, transfuge de l’English National Ballet à présent principal au Royal, déploie un brio technique sans esbroufe. Il est aussi émotionnellement attachant que sa partenaire, et ce n’est pas peu dire. Au moment où son personnage sombre en dépression (à la fin du premier acte), Yasmine Naghdi a les accents d’une Giselle.