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Le Corsaire: l’aventure à la carte

Photo: Royal Swedish Opera/Sören Vilks

Photo: Royal Swedish Opera/Sören Vilks

Quand José Martinez a été nommé à la direction de la danse de l’Opéra de Paris, il a annoncé mettre en sommeil son activité de chorégraphe, à l’exception de deux engagements antérieurs : la reprise de son Don Quixote à Bordeaux (en juin 2023) et celle du Corsaire à Stockholm à l’automne. Cette dernière production était l’occasion de partir à la découverte du ballet royal suédois, et – m’avait assuré une amie généralement mieux informée – de croiser José à l’entracte.

Si je l’avais vu le 1er novembre, je lui aurais fait la tête ; le 3 novembre, je lui aurais fait un peu fête. Telle est l’influence des interprètes sur l’humeur du spectateur. Elle ne va pas jusqu’à changer son regard sur une production, mais joue puissamment sur le plaisir qu’il y prend. Tout ce qui, l’avant-veille, était un peu terne, soudain pétille : dans le pas de trois du 2e acte, le long et gênant silence de l’orchestre entre les fouettés de Medora (qui parcourent trop latéralement) et les tours à la seconde d’Ali est, cette fois, recouvert par un tonnerre d’applaudissements quand Luiza Lopes régale l’assistance de double-tours en cascade.

Je découvre après coup que du fait d’un jeu de chaises musicales, la distribution du 1er novembre n’est pas celle initialement prévue : les danseurs moins capés que je vois auraient dû effectuer leur prise de rôle six jours plus tard. D’où peut-être l’empesé de l’interprète de Conrad, Diego Altamirano, qui est encore dans le corps de ballet. Le déséquilibre entre une Gulnare peu musicale et sans grâce (Anna Cecilia Meyer) et une Medora plus adéquate, mais scolaire (Sarah Erin Keaveney), dessert aussi beaucoup la première soirée.

Mais quid de la production ? Le Corsaire version Martinez a pour premier mérite d’être tout le temps dansant. Foin de pantomime barbante, la moindre silhouette de la place du marché aux esclaves a un rôle vraiment chorégraphié. Les variations solistes ou semi-solistes et les parties du corps de ballet s’enchaînent d’une manière fluide et harmonieuse. La parade lancinante des captifs mis à l’encan par le marchand d’esclaves Lankedem est intelligemment construite ; les évolutions des corsaires, filles et garçons, ont du souffle, qu’il s’agisse d’entrées fracassantes, d’apartés en traversée de plateau ou de réjouissances collectives dans la grotte. La partition masculine met en valeur une jolie technique saltatoire, sans tomber dans l’histrionisme de bazar de bien des versions de l’œuvre (tapez « Le Corsaire » sur les sites de partage de vidéo et préparez-vous à de grands moulinets ostentatoires avec force coups de menton).

La narration est principalement sous-tendue par l’histoire de Conrad et Medora (c’est le coup de foudre, mais elle est vendue au Pacha Saïd ; il l’enlève, on le trahit, elle lui est ravie ; il l’enlève à nouveau, mais la tempête a raison de leur bateau). Au-delà de cette trame prétexte à jolis pas de deux amoureux, José Martinez n’apporte guère de plus-value dramatique (là où Kader Belarbi, par exemple, faisait de la sultane favorite une actrice retorse du drame). Un passage fait dans le grand n’importe quoi (Lankedem, libéré par le traitre Birbanto, réclame et obtient de l’argent pour récupérer Medora, qu’il va ensuite revendre au Pacha…).

Ça n’a tellement pas de sens économique que c’en est comique. Un reproche plus sérieux touche à la banalité d’inspiration de la séquence du Jardin animé : à quoi rêve le Pacha s’endormant dans les vapeurs de fumée ? À un corps de ballet en long tutu rose et à des ballerines en tutu-plateau ; l’exotique se réfugie (un peu) dans les projections sur l’écran du fond.

Le Jardin Animé - Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Le Jardin Animé – Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Le plaisir pris à la représentation du 3 novembre doit énormément aux interprètes : la Gulnare d’Emily Slawski séduit moins (le Pacha) que la gracile et délicate Medora de Luiza Lopes (le contraste physique est normal et voulu), mais la première n’en a pas moins une jolie présence, mélange de sûreté technique et de vigueur dans l’attaque. Il y a aussi de l’électricité dans l’air entre Mlle Lopes et Daniel Norgren-Jensen, Conrad élancé avec du souffle sous le pied. Le fameux pas de trois de la fin gagne aussi beaucoup à la présence de Dmitry Zagrebin, qui donne une réelle épaisseur physique et dramatique au rôle d’Ali, généralement confié à des poids-plume (le 1er novembre, Hiroaki Ishida fait une danse de concours; on l’apprécie davantage deux jours après en Lankedem).

À l’aide de palettes digitales, les spectateurs peuvent choisir à l’entracte entre trois fins possibles de l’histoire : après le naufrage du navire, tapez 1 pour la victoire de l’amour (Medora et Conrad survivent), 2 pour l’aventure (Medora se retrouve avec Ali), 3 pour la sécurité (Medora retourne chez le Pacha). On gage que c’est toujours l’amour qui gagne, et jamais la sécurité. Mais au soir du 3 novembre, surprise ! C’est l’aventure qui l’emporte (Medora danse son pas de deux final sur la plage abandonnée avec Ali). Il faut dire que, zigzaguant entre les étages, j’ai voté 38 fois pour ce choix.

Luiza Lopes et Daniel Norgren-Jensen - Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Luiza Lopes et Daniel Norgren-Jensen – Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

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