Deux Giselles aux antipodes (Tomasson / Kobborg&Stiefel)

Capture d'écran

Mathilde Froustey dans Giselle (capture d’écran)

Giselle, production de 1999 par Helgi Tomasson pour le San Francisco Ballet (San Francisco, soirées des 28, 30 & 31 janvier).

Giselle, production de 2012 par Ethan Stiefel et Johan Kobborg pour le Royal New Zealand Ballet (Los Angeles, matinée du 2 février)

Il existe en Californie quelques bâtiments – comme le Palace of Fine Arts à San Francisco, ou la villa Getty à Los Angeles – inspirés de l’architecture antique, et qui n’en sont que de grossières approximations. On peut en dire autant de la production de Giselle par Helgi Tomasson (1999), tant elle sonne faux. Un méchant orchestre, dirigé à la truelle, selon les jours, par Ming Luke ou Martin West, tonitrue et savonne la mélodie. L’histoire, l’ambiance et les sentiments – en somme, tout ce qui fait le charme et le prix d’une Giselle – sont brossés d’un trait épais.

Le premier acte fait grincer les molaires : Tomasson rajoute de la pantomime quand elle est inutile, en retranche là où elle serait nécessaire, rabote des subtilités qui font sens et rajoute des complications hors de propos. Le rôle d’Hilarion (bien campé par Pascal Molat les 30 et 31 janvier) est comique au lieu d’être touchant, la prophétie de Berthe est allusive, et l’arrivée de la chasse est purement décorative. Aucune tension ne naît de la rencontre entre le monde paysan et l’aristocratie locale : le rôle du chambellan est creux, et Bathilde comme le duc de Courlande restent le plus souvent les bras ballants et le regard vide. Ce que l’on connaît à Paris comme le pas de deux des vendangeurs est à San Francisco un pas de cinq. L’adage réunit trois filles et deux garçons ; à chaque instant, au moins une des filles est seule. Cela oblige à des arrangements inutilement complexes, dont on doute de la joliesse quand bien même ils seraient réalisés à l’unisson (ce qu’il ne m’a pas été donné de voir). Les variations des garçons ressemblent à des démonstrations de bravoure soviétique.

La chorégraphie pour le corps de ballet ajoute des difficultés en dépit du bon sens, avec des sauts de caractère qu’on verrait davantage dans Raymonda que lors d’une fête paysanne, et au détriment de la qualité d’exécution, avec des portés difficiles sur un seul accord, et du coup jamais à la fois bien faits et sur le temps. Les amies de Giselle agitent leurs bras comme des sémaphores (les paysannes au premier rang derrière elles en ont de bien plus jolis). Helgi Tomasson a rajouté un pas de deux entre Loys/Albrecht et Giselle, qui n’apporte pas grand-chose à la relation entre les deux personnages. Quand Hilarion dévoile l’identité d’Albrecht, son serviteur lui saute dessus dans l’instant, avant même que Bathilde ne soit revenue. L’acte blanc, plus difficile à cochonner, est bien moins crispant. Toutefois, le décor évoque plus une forêt tropicale que la Thuringe, et Myrtha a le mauvais goût d’être encore sur scène sur les premières secondes de la méditation musicale qui signale le repentir d’Albrecht au tombeau. La seule bonne idée de la production est la disparition finale de Giselle, happée de côté par la coulisse (plutôt que dans une trappe verticale comme à Paris).

Mathilde Froustey, joli bijou dans un écrin de pacotille, n’a aucun mal à briller dans le rôle de Giselle (31 janvier). Elle a le physique du rôle : sa fraicheur fait mouche au premier acte, et lors du second, sa finesse et ses épaules tombantes respirent le romantisme. Depuis que la danseuse parisienne a rejoint le San Fransciso Ballet, la critique américaine salue à raison la légèreté de sa technique et la grâce de ses épaulements. Mais j’ai surtout été frappé par la mobilité de la tête et du cou, dont les inflexions, pourtant sans doute très travaillées, donnent une délicieuse impression de naturel. La Giselle de Froustey est une fille modeste, sensible : chaque mouvement exprime son émotion, et l’émotion s’empare de tout le corps. Au-delà de la précision technique, c’est la capacité à faire passer le sentiment à travers le geste qui fait la réussite de son incarnation. Elle fait flèche de tout bois, et insuffle du sens partout (même quand la production n’y a pas pensé) : lors des sautillés sur pointe (elle est la seule à bien en marquer les changements de position), elle regarde sa mère avec tendresse, comme si ce moment lui était une offrande (elle est la seule à ne pas regarder dans le vide). Dans la scène de retrouvailles avec Albrecht, la grande arabesque penchée – démarrée plus tard que les autres interprètes – est précédée d’un mouvement des bras exprimant le pardon d’une manière immédiatement lisible. L’engagement scénique déteint sur son partenaire Tiit Helimets, plutôt inspiré – et jouant bien l’épuisement – au second acte. Dans les rôles principaux, on oubliera en revanche la prestation lourde et brouillonne de Sarah Van Patten et Luke Ingham le 28 janvier (dans l’acte blanc, ils réussissent à ne pas finir leurs assemblés en même temps). Le 30 janvier, Maria Kochetkova était une Giselle crédible, techniquement et physiquement, mais à l’incarnation un peu froide, aux côtés d’un Taras Domitro qui semblait plus soucieux de briller comme à un gala que d’incarner un amoureux.

Albrecht encerclé (capture d'écran)

Albrecht encerclé (capture d’écran)

Grâce au hasard des tournées, on pouvait voir à Los Angeles, la même semaine, la production de Johan Kobborg et Ethan Stiefel pour le Royal New Zealand Ballet. Le fossé avec la Giselle paresseuse et poussiéreuse de San Francisco est énorme. Cette version, créée en 2012, et dramatiquement superbe, pourrait s’appeler Albrecht : le récit surgit tout droit du souvenir d’un homme à l’automne de sa vie, et hanté par son erreur de jeunesse. Le rideau de scène figure un arbre dont les feuilles jaunies s’étiolent et tombent, et dont se découvrent, au cours de l’introduction musicale, les profondes et inquiétantes racines.

Tout – costumes, décors, lumières, chorégraphie et pantomime – est dramatiquement pensé. Le divertissement du premier acte est réinventé, et mis au service du développement narratif : les préparatifs de mariage d’un couple de paysans (dansé par Bronte Kelly et Arata Miyagawa, un peu verts) illustrent les aspirations illusoires de Giselle, qui en profite pour danser l’adage avec Albrecht. Hilarion – dont l’engagement amoureux ainsi que le rôle dans le dénouement sont amenés progressivement – se lance alors dans une variation histrionique (bien dansée par Paul Mathews), à laquelle son rival répond par un solo plus stylé, marquant des points dans le cœur de Giselle. Les parties pour le corps de ballet, de style simple et élégant (Bournonville est sans doute ici un modèle), dessinent de jolis motifs de rondes populaires.

On retrouve dans cette production la cohérence narrative qui faisait tout l’intérêt des interprétations du danseur Johan Kobborg. L’attention au détail y est poussée très loin : Albrecht est clairement prédateur dans ses premières interactions avec Giselle ; lors de la scène de la folie, le duc de Courlande barre la route de son épée à son futur beau-fils, l’interceptant dans son élan vers Giselle ; la mise en scène a même trouvé une solution élégante au problème de la cape d’Albrecht, dont la gestion frise le ridicule dans bien des actes blancs.

Alors qu’à San Francisco, il faut apprécier les interprètes en dépit de la production, avec le RNZB, c’est la production qui met en valeur la compagnie et les danseurs, quelles qu’en soient les qualités et les faiblesses.

Ainsi, la compagnie néo-zélandaise disposant seulement de 34 danseurs, Kobborg et Stiefel ne peuvent aligner que 12 Willis (dont certaines n’ont pas du tout le physique poétique). Ils compensent cet embarras de pauvreté en dessinant intelligemment l’espace, et avec quelques idées fortes : lorsqu’Albrecht se lance dans une série désespérée d’entrechats six, les filles vengeresses l’encerclent de plus en plus près, rendant physiquement sensible l’oppression mortelle qu’elles exercent. L’angoisse gagne le spectateur, jusqu’à ce que les Willis se rangent sur deux rangs (il ne peut plus fuir vu son épuisement, et en même temps, l’espace s’ouvre, permettant la dernière intervention de Giselle). Le jour se lève, chaque coup de cloche est ponctué d’un mouvement (de la tête, des mains, puis des bras) signalant l’évanouissement du pouvoir des Willis. Grâce à une direction d’acteur au cordeau, Qi Huan (remplaçant Kowei Iwamoto, initialement prévu lors de la matinée du 2 février) est le titulaire du rôle d’Albrecht le plus crédible et émouvant qu’il m’ait été donné de voir. Lucy Green est aussi une jolie Giselle, naïve et entière, mais aussi très légère au second acte (avec même certains des petits sauts les plus réussis de la semaine). Le RNZB se promène en tournée avec son orchestre dédié (et son chef, Nigel Gaynor), et il a bien raison : on entend la partition d’Adam enfin servie comme elle le mérite.

Kobborg & Stiefel modernisent Giselle non pas dans le mauvais sens du terme (faire joujou avec un chef-d’œuvre du passé en se pensant plus malin que lui), mais pour l’enrichir et l’adapter à la sensibilité d’aujourd’hui. En ce sens, l’acte blanc ne montre pas seulement des êtres surnaturels issus de l’imagination romantique. Les Willis sont aussi l’instrument du destin : quand Albrecht vieilli revient sur la tombe de Giselle, celles qui lui avaient jadis fait grâce réapparaissent pour réclamer leur dû. La cloche sonne à nouveau, cette fois pour de bon.

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