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Ratmansky et Chostakovitch : rencontres manquées

SFB Etés AfficheSan Francisco Ballet aux Étés de la danse, théâtre du Châtelet. Représentations du 19 juillet (Symphony #9) et du 22 juillet (Piano concerto #1). Chorégraphie d’Alexei Ratmansky, musique de Dmitri Chostakovitch, scénographie de George Tsypin, lumières de Jennifer Tipton, costumes de Keso Dekker.

À chaque fois que je découvre une création d’Alexei Ratmansky, deux questions me viennent à l’esprit. Comment tout ce kitsch – le petit cœur qui bat du Cupidon de Psyché ! – est-il possible ? Et surtout, quelle peut bien être la connexion que l’auteur établit entre chorégraphie et musique ? J’ai longtemps trouvé Ratmansky a-, voire anti-musical (sans pour autant être satisfait de cette formulation). Dans 24 Préludes, créé pour le Royal Ballet, il étouffe par accumulation le phrasé de Chopin (par ailleurs inutilement boursouflé par l’orchestration de Jean Françaix, dont le choix est sans doute un symptôme). Dans Psyché, le mouvement ne semble avoir aucune affinité profonde avec le développement symphonique du poème de César Franck. Peut-être en serait-il autrement avec la trilogie récemment créée par Ratmansky sur des musiques de Chostakovitch, et dont le San Francisco Ballet a présenté à Paris deux pièces sur trois ?

Créée en novembre 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la neuvième symphonie de Chostakovitch est une grinçante pochade de chambre. Tout le contraire de l’œuvre de célébration que le pouvoir soviétique attendait. À l’allegro du premier mouvement correspond une chorégraphie à l’énergie débordante et des développements dansés joliment fouillis. On se dit que cela commence bien. Mais voici le mouvement lent, et il est comme d’habitude chez le chorégraphe truffé d’événements inutilement rapides. Si l’on se réfère aux notes de programme du San Francisco Ballet, le pas de deux réunissant le premier couple présente le compositeur et sa femme se soutenant l’un l’autre en des temps difficiles (Sarah Van Patten et Carlos Quenedit), alors qu’un autre couple représente le régime, le parti communiste (Simone Messmer et James Sofranko), et qu’un soliste que le chorégraphe identifie à un ange – et qui symbolise peut-être l’espoir – nous livre une inévitable série d’entrechats six (Taras Domitro). J’avoue n’avoir rien perçu de ces intentions. Les ayant lues après le spectacle, j’aurais bien aimé revoir Symphony #9 pour en avoir le cœur net. Mais par un coup du destin, la pièce a été déprogrammée de la soirée du 26 juillet, et je ne saurai jamais si je suis aveugle ou bien si le sens que veut donner Ratmansky à sa création n’est simplement pas lisible.

Le second mouvement s’achève sur un solo de piccolo ponctué de cordes en pianissimo. À chaque pizzicato, le couple principal se couche en une série de séquences mécaniques assez représentative de la musicalité de surface (ça y est, j’ai trouvé l’expression juste) du chorégraphe Ratmansky : si un instrument fait « plonk », le danseur fera « plonk » ; une nouvelle séquence orchestrale, l’intervention d’un nouvel ensemble d’instruments, feront débouler sur scène – parfois précipitamment et bruyamment – un petit paquet de danseurs ; la dynamique de la partition semblera souvent délaissée au profit d’une illustration littérale, petit bout par petit bout.

Les trois mouvements suivants – Presto, Largo et Allegretto –, s’enchaînent à vive allure, mais comme le rythme qu’imprime le chorégraphe est assez peu changeant, les accélérations, l’ironie et les saillies un peu bouffes de la partition ne sont pas mises en relief ; à vrai dire, on saisit mieux les intentions de Chostakovitch en voyant Leonard Bernstein diriger la partition en se dandinant qu’en regardant Ratmansky. Lors de cette dernière séquence, un pochoir de George Tsypin donne à voir, dans une veine très réalisme soviétique, des personnages avec bannière rouge en route pour les lendemains qui chantent. On perçoit bien, cette fois, que la tournure militaire que prend le corps de ballet au moment de la proclamation un peu grotesque des cuivres est plus grinçante que pompière. Pour autant, l’héroïsme Bolchoï, sorti de la grosse valise à citations du chorégraphe, est souvent mobilisé au premier degré plus qu’au second.

Dans Piano Concerto #1, le décor est fait de mobiles rouges, en forme de boulon, de marteau ou d’étoile, suspendus au plafond. Le concerto pour piano, trompette et cordes (1933,) fait beaucoup penser à Prokofiev, et pourrait donner lieu à des accelerandos frénétiques. Mais la rythmique chez Ratmansky manque de variété. Le piano est plutôt pour les filles (Sofiane Sylve, Frances Chung). La trompette, jubilatoire chez Chostakovitch, est platement ostentatoire (des tas de sauts virils pour Tiit Helimets et Vitor Luiz). Au fond, je ne sais pas trop bien si les intentions de Ratmansky me restent opaques, ou si son imaginaire conventionnel me laisse sur le bord de la route.

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Vieux pots, vieilles recettes (et parfois) bonne soupe

SSFB Etés Affichean Francisco Ballet aux Étés de la Danse. Théâtre du Châtelet. Soirée du 14 juillet : Maëlstrom (Morris/Beethoven), Agon (Balanchine/Igor Stravinsky), Within The Golden Hour (Wheeldon/Bosso/Vivaldi). Soirée du 16 juillet : Caprice (Tomasson/Saint Saëns), Hummingbird (Scarlett/Glass), Symphonic Dances (Liang/Rachmaninov)

Deux nouvelles représentations m’auront permis de continuer mon exploration de la compagnie et du répertoire du San Francisco Ballet. Et les fortunes auront été diverses.

Le 14 juillet, la soirée a commencé sur un mode plus que mineur avec «Maëlstrom» de Mark Morris (un chorégraphe encensé par la critique américaine depuis les années 90). Sur le très beau trio pour piano, violon et violoncelle n°5 de Beethoven, les danseurs habillés de tenues cardinalices égrènent une partition pauvrette qu’on pourrait apparenter à un opus de « La musique expliquée aux nuls ». Chez Morris chaque note est un pas. Y-a-t-il une répétition d’un thème, eh bien il y aura une répétition de la combinaison. Si d’aventure le pianiste exécute un glissando, on récolte des piétinés pour la ballerine. Au premier mouvement on retrouve ressassé le même petit enchaînement de pirouette sur le cou de pied exécutées presque à plat et s’achevant une jambe croisée repliée devant la jambe de terre, les bras placés en anse de panier.  Au deuxième, ce sont de petits ronds de jambe terminés en seconde pieds flexes. Au troisième ? Au troisième on ne regarde déjà plus et on n’écoute presque plus non plus. C’est fort dommage car ce trio de Beethoven, l’un de mes favoris,  est joué de façon exquise. Mais a-t-on envie de voir en surligné fluo les intentions supposées d’un compositeur ? On étouffe et on voudrait passer à autre chose.

Sofiane-Sylve-et-Anthony-Spaulding-Agon-c-Erik-Tomasson

Sofiane Sylve (ici avec Anthony-Spaulding) dans Agon de Balanchine -c-Erik-Tomasson

Fort heureusement, l’autre chose c’est «Agon» de George Balanchine. On reste fasciné par cette pièce dodécaphonique pour douze danseurs, ce ballet baroque cubiste qui retourne comme une peau aussi bien la musique ancienne que le ballet classique. Une fois encore, les excellents danseurs du San Francisco Ballet dansent ce ballet avec une crudité qui nous avait fort manqué lors de la reprise par l’Opéra de Paris en septembre 2012.

Dans le premier trio, Pascal Molat mélange l’élégance racée avec l’entrain plébéien, la précision des bras et la fantaisie des humeurs. Ses deux partenaires, Grace Shibley et Jennifer Stahl accomplissent une très jolie danse de cour avec claquement de main, suffisamment accentué mais sans maniérisme. Le second trio est dominé par Frances Chung avec ses impressionnantes arabesques au-dessus de la ligne du dos et son poids au sol dans la variation « castagnettes ». Les deux garçons, Jaime Garcia Castilla et Hansuke Yamamoto nous ont en revanche paru toujours un peu en-deçà de la musique. Cette – légère – déficience du timing rendait les quatuors masculins qui ouvrent et clôturent le ballet moins efficaces. Mais entre-temps, Sofiane Sylve et Luke Ingham répétaient leur impressionnant numéro mythologique du Gala.

Joan Boada et Maria Kochetkova - Within the Golden Hour (c) Erik Tomasson

Within the Golden Hour, Christopher Wheeldon. Maria Kochetkova (ici avec Joan Boada) (c) Erik Tomasson

Le «Within the Golden Hour» de Christopher Wheeldhon concluait cette soirée, non pas sur une note ascendante mais du moins sur un ton majeur. Avec Christopher Wheeldon, on est loin de la modernité sans concession, presque encore dérangeante, du Balanchine d’Agon. Son ballet dispose d’une jolie scénographie décorative (lumières chaudes, pièces de décor figurant des vagues stylisées dorées à la feuille), de costumes riches (les filles portent de curieux cache-cœur pailletés qui les font ressembler à des almées dans les tons bleu, vert amande et safrané) et d’une plaisante musique d’Ezio Bosso dans la veine « soft-répétitive ». Les passes chorégraphiques ne sont pas forcément surprenantes à l’œil pour qui a vu le travail des néo et post classiques de ces vingt dernières années mais l’ensemble fait mieux que fonctionner. C’est que Christopher Wheeldon sait parfaitement orchestrer la mobilité des groupes sur scène. L’œil peut circuler des solistes au corps de ballet et l’esprit doit opérer des choix. Wheeldon sait également varier les humeurs. Le premier pas de deux, pour Lorena Feijoo et Martin Cintas fonctionne sur un mode presque parodique. Les deux danseurs semblent apprendre une danse de salon (bras cassés et pieds flexes). Leur charmant Box Step se complexifie bien sûr et finit même par être imité par des membres du corps de ballet arrivant inopinément côté jardin. Le second pas de deux est d’humeur plus réflexive et abstraite. Luke Ingham semble jouer avec la matière –sa partenaire, la très longue et flexible Sarah van Patten. À un moment, le danseur assis tient la fille par sa jambe d’arabesque. Elle décale celle de terre de plus en plus jusqu’à presque toucher la tête au sol. Le dernier pas de deux, le seul sur la musique de Vivaldi, est un joli badinage classique à portés lyriques pour Maria Kochetkova et Victor Luiz. Mais entre les pas de deux des principaux, le chorégraphe sait également créer la surprise en créant de courts « intermèdes-gingembre » destinés à vous faire passer d’une humeur à l’autre. Le duo pyrotechnique de deux garçons, qui soulève littéralement la salle, sert aussi de transition entre l’humeur joueuse du premier tableau, dont il découle, et l’humeur sereine du second qu’il appelle. Un quatuor de filles exécutant des ports de bras décoratifs et presque orientalisants dure exactement le temps requis pour passer du deuxième au troisième pas de deux. Construction, transition et circulation : une jolie trinité chorégraphique…

Lorsque «Within the Golden Hour» s’est achevé, avec les danseurs par couple ondulant du torse et de leurs bras enlacés figurant l’éclat iridescent du soleil se couchant sur la mer, on avait vraiment le sentiment d’avoir conclu en feu d’artifice cette soirée de fête nationale. On s’est donc dispensé d’aller voir l’autre, sur les bords de Seine, en sortant du théâtre.

Le 16 juillet, on a été moins chanceux. La suite de nos rencontres avec le San Francisco Ballet nous a permis de vérifier la permanence d’une constatation que nous avions déjà faite lors de la première saison du festival. Mieux vaut éviter les soirées entièrement constituées de répertoire récent.

Le principal – et à vrai dire, l’unique – intérêt de la revoyure de «Caprice» de Tomasson était le changement de distribution. Mathilde Froustey dans le premier mouvement (aux côtés du très propre et efficace Victor Luis) offrait un autre éclairage que sa devancière, la gazouillante Maria Kochetkova. Une énergie plus incisive qui s’accordait bien avec le second mouvement, tiré vers une élégance plus aristocratique par Sarah Van Paten bien à l’unisson de son beau partenaire, Tiit Helimet. Le ballet restait néanmoins un long pastiche et un vrai pensum.

Du moins le croyait-on jusqu’au douloureusement long et vide Symphonic Dances. Edward Liang, est un autre ancien du New York City Ballet qui a mis un terme prématuré à sa carrière d’interprète pour s’adonner à la chorégraphie. Mais contrairement à Wheeldon qui semble avoir fini par devenir un chorégraphe et à Millepied, pour qui il y a encore de l’espoir, on reste dubitatif sur la pertinence de ce tournant de carrière. Pendant les quarante longues minutes que durent les Danses symphoniques opus 45 de Rachmaninov, l’aspirant chorégraphe a accumulé tous les poncifs de la danse post-néo-classique. Corps de ballet coquettement habillé de pourpre tandis que les trois couples de solistes sont en jaune – pour l’effet de contraste – et manipulations de danseuses à tout va définissent le ballet de Liang. Dès le premier pas de deux, Frances Chung, la tête en bas, tournoie et s’enroule autour de la taille de son partenaire pour finir parfaitement emboîtée sur sa jambe gauche. C’est impressionnant… Et après ? Quoi? Comment surenchérir et donner de la matière aux deux autres couples ?

On perd le fil; on attend la fin. Et c’est long à venir.

San Francisco Ballet - Hummingbird (c) Erik Tomasson

San Francisco Ballet – Hummingbird, Liam Scarlett. (c) Erik Tomasson

Pris en sandwich entre ces taxidermies du ballet, était «Hummingbird», du jeune Liam Scarlett sur une partition du maître de la musique répétitive, Philip Glass (veine « presque » romantique). À la base ? Les mêmes ingrédients que ceux qui nous ont accablés d’ennui chez d’autres… La scénographie a son petit côté précieux : la scène à un pan incliné dans ses fonds sur lequel les danseurs glissent ou courent en ellipse. Les dessus sont occupés par un velum translucide comme l’albâtre. La chorégraphie utilise des éléments vus ailleurs : le corps de ballet et les solistes usent du dos en ouvrant les bras et en cambrant ; les jambes des filles volent au dessus des têtes des garçons qui les rattrapent ensuite en arabesque penchées. Mais tout diffère en même temps. On regarde et on s’intéresse aux couples.

Dans le premier pas de deux, pour Frances Chung et Gennadi Nedvigin, le garçon est comme poursuivi par la fille exécutant des pirouettes et de grands développés à la seconde. Pour le deuxième pas de deux, Yuan Yuan Tan et son partenaire (Luke Ingham, encore lui) commencent dans la quasi-immobilité et en ombre chinoise. Leurs poses sont parfois accompagnées par les mouvements du corps de ballet. Là aussi, la danseuse s’enroulera ensuite autour du torse de son partenaire. Mais l’acrobatie reste étrangère à ces évolutions tant on reste intéressé par l’intimité qui découle de ces emboîtements. Et qu’importe si on est moins conquis par le troisième couple. L’ensemble du ballet sait être surprenant et roboratif.

Une fois encore : construction, transition et circulation : une jolie trinité chorégraphique… Un précepte qui semble bien étranger à l’école purement américaine du ballet qui, fascinée par sa grandeur passée, réduit son propre héritage (le néo-classique balanchinien et les avancées de la danse moderne) à des formules vides tandis que les Britanniques semblent capables de faire de la très bonne soupe dans de vieux pots.

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Dansent les Esprits…

SFB Etés AfficheSan Francisco Ballet au Etés de la Danse. Théâtre du Châtelet. Soirée du 11 juillet : Caprice (Tomasson/Saint Saëns), Ghosts (Wheeldon/C.F. Kip Winger), Four Temperaments (Balanchine/Hindemith). Matinée du 12 juillet : Allegro Brillante (Balanchine/Tchaikovsky), Solo (Van Manen/Bach), In The Night (Robbins/Chopin), Glass Pieces (Robbins/Glass)

La soirée de Gala nous avait permis d’avoir un avant goût bien équilibré de la qualité et de la diversité à la fois du répertoire mais aussi des danseurs du San Francisco Ballet. Lors de la soirée du 11 juillet, on aura pu continuer l’exploration en prenant cette fois-ci le temps de se familiariser avec eux.

« Caprice », d’Helgi Tomasson, n’opérera pas de révolution dans ma perception des œuvres du directeur de la compagnie. Deux couples en blanc et un corps de ballet de sept couples en jaune folâtrent sur des pages de Saint-Saëns extraites des Symphonies n°2 et 3. Le corps de ballet endosse sagement la masse orchestrale et les 2 couples de solistes les soli des musiciens. Les pas de deux s’enroulent et se déroulent comme il se doit. Yuan Yuan Tan, toute en lignes sinueuses – ce qui n’exclut ni le poids au sol ni la force – bénéficie d’une jolie entrée passant de garçon en garçon (son partenaire Luke Ingham et trois membres du corps de ballet). Maria Kochetkova écope quant à elle d’une chorégraphie qui magnifie son côté « charmant petit oiseau », soit qu’elle danse seule ou soit qu’elle se livre aux bras de son partenaire, Davit Karapetyan. On l’aura compris, on est dans la veine « Balanchine robes-chiffon ». Seulement voilà, Mr B. créait déjà des ballets de ce style dans les années 60 et cette pièce date de 2014 (Les petit débardeurs sans manches, seyants comme des pourpoints, que portent les danseurs semblent être la seule concession à l’époque contemporaine). Du coup, l’ennui s’installe un peu lors du double duo pour les couples solistes du 4e mouvement d’un ballet qui en compte cinq. « Caprice » reste néanmoins une pièce d’ouverture tolérable.

San-Francisco-Ballet-Ghosts-c-Erik-Tomasson

San-Francisco-Ballet-Ghosts-c-Erik-Tomasson

Avec « Ghosts » de Christopher Wheeldon, on est définitivement plus dans l’air du temps. Sur une partition quelque peu planante de C.F. Kip Winger, les danseurs en costumes victoriens semi-transparents s’associent en groupes reproduisant une chorégraphie en fugue glissée sous un clair de lune embrumé. Les garçons manipulent les filles par les épaules et les font tournoyer puis se couchent au sol et les déposent, le dos cambré sur leur ventre. Leurs lents déboulés font ressembler les demoiselles à des cadavres exquis (premier mouvement). Au début du deuxième mouvement, les filles, soutenues par les épaules, les pieds « flex », semblent défier l’apesanteur. On distingue une âme heureuse, Yuan Yuan Tan, dans un pas de deux un brin longuet, et une âme tourmentée, Sofiane Sylve, qui traverse la scène en diagonale comme une fusée. C’est le seul élément vraiment dramatique dans ce ballet qui ne nous précise pas qui sont ces âmes, si elles sont en couple (puisqu’elles dansent le plus souvent en binôme) ou encore si elles ont une raison précise de se balader comme cela dans une semi-pénombre. Le programme vous expliquera que c’est voulu. Mais cet au-delà poétique, jamais vraiment effrayant, reste un peu trop sagement esthétique. Dans « Ivesiana », Balanchine éludait tout autant la narration mais installait beaucoup plus sûrement le malaise.

C’est justement avec les « Quatre Tempéraments » du même Balanchine que le San Francisco Ballet terminait son premier programme. Et s’il était besoin d’une quelconque preuve de l’existence d’une véritable modernité et d’une authentique intemporalité, il faudrait se tourner vers ce ballet de 1948. Après toutes ces années, la technique classique y apparaît dans toute sa crudité. Parfaitement mise en valeur par le corps de ballet (quand Paris a, depuis quelques temps, trop tendance à arrondir les angles), la chorégraphie reste à la fois étonnamment claire tout en préservant un mystère autour des danseurs. Sont-ils des individus, des allégories ou de simples matérialisations de la musique ? Sans doute tout cela à la fois. Le fatras psychanalytique de la création s’est estompé aussi sûrement que les costumes originaux ont été remisés aux oubliettes. Les filles du corps de ballet sont à la fois des nymphes tentatrices (la série des grands battements en carré pour Mélancolique) ou d’implacables rouleaux compresseur industriels (la marche sautée sur pointe des quatre filles dans Sanguin). On ne sait pas sur quel pied danser… C’est merveilleux. Côté solistes, c’est plus inégal. Les trois thèmes sont bien dans le ton (mention spéciale à Kristina Lind et Raymond Tilton dans le premier) même si le troisième s’essouffle un peu (la pose iconique du poison renversé est presque escamotée). Dans Mélancolique, Taras Domitro assure la partie technique mais manque de cambré pour ses chutes contrôlées. Dans Sanguin, Frances Chung alterne avec art le tendu classique et le relâché jazzy mais son partenaire nous a paru un peu vert. Davit Karapetyan a une danse expressive et de très jolis bras dans les pas de caractère de Flegmatique. Malheureusement, comme trop souvent sur cette saison parisienne, le plié répond aux abonnés absents. Heureusement, dans Colérique, Sofiane Sylve traverse une fois encore l’espace à la vitesse d’une roquette. C’est pour notre plus grand bonheur.

2008 Tour - New York San Francisco Ballet in Balanchine's The Four Temperaments. (Choreography by George Balanchine © The George Balanchine Trust; Photo © Erik Tomasson)

2008 Tour – New York
San Francisco Ballet in Balanchine’s The Four Temperaments. Sofiane Sylve as Choleric
(Choreography by George Balanchine © The George Balanchine Trust; Photo © Erik Tomasson)

Le 12 juillet, on redémarrait justement le programme avec un Balanchine de la plus belle eau. Dans la veine « chiffon », « Allegro Brillante », sur la symphonie inachevée de Tchaikosky, rassemble un couple de solistes et quatre de demi-solistes. Ces derniers ouvrent le bal comme une constellation. Ils sont déjà en train de danser lorsque le rideau se lève, faisant écho à la musique qui nous livre le thème principal comme atténué par la distance. C’est lorsque le thème est traité en majeur qu’intervient l’entrée du couple principal. Commence alors un mélange d’entrelacs précieux et de décalés modernes. À l’occasion, chacune des deux étoiles se transforme en leader de son sexe. Dans ces passages, Carlos Quenedit se montre correct mais reste définitivement sur le mode mineur. Maria Kochetkova, quant à elle est tout ce qu’on peut espérer d’une étoile – légère, technicienne accomplie, musicale et honnête dans sa présentation de la danse – ou presque. Presque… Il lui manque juste ce tout petit soupçon de magie auquel on reconnaît les divines – jadis Platel chez nous, aux côtés d’un très jeune Nicolas Le Riche ou encore et surtout la créatrice du rôle, Maria Tallchief dont l’aura a été préservée par la télévision canadienne dans les années 60.

Il fallait passer par « Solo », un Hans van Manen comme il se doit expressionisto-hyperactif laissant ses trois danseurs la plupart du temps entre deux positions (Joseph Walsh y exécute néanmoins de très jolies pirouettes avec la tête décentrée), avant de pouvoir repasser aux choses sérieuses.

Avec « In The Night » de Robbins, on ne sait jamais vraiment si les danseurs sont des esprits ou des couples véritables. On observe et on passe entre deux mondes sous un ciel nocturne étoilé. Dans le premier couple, Mathilde Froustey allie la précision des lignes qui fendent l’obscurité et absence de poids aussi bien en l’air, aux bras d’un très romantique Rubén Martin Cintas, qu’au sol. Elle sait introduire de petites accélérations qui mettent en relief certaines poses expressives comme ce coucher du cygne après une pirouette sur pointe. Sofiane Sylve et Tiits Helimet forment un « couple mûr » sous le signe de l’orage qui couve. Lui, semble incarner le mari scandinave qui a épousé une méditerranéenne qu’il ne sait toujours pas comment appréhender. Les bonnes manières sont teintées de ressentiment. Enfin, Sarah van Patten joue la carte du drame aux côtés de Luke Ingham. Les disputes pantomimes ressortent presque plus que la danse elle-même qui est pourtant ciselée. Dans le final, chacun reste très investi dans son personnage. Froustey vole, Sylve initie une danse de société et Van Patten se pend au cou de son amant. Vingt minutes ont passé ? Vraiment ?

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« Glass Pieces » venait clôturer cette matinée presque sans nuages. Malheureusement, l’orchestre était un peu à la peine, surtout dans les volutes répétitives de Rubric. Les marches citadines du corps de ballet faisaient néanmoins leur petit effet. Les trois couples se posaient parfaitement en contraste avec ce quotidien effervescent. On peut extrapoler et y mettre ce qu’on veut (ma voisine me glisse à l’oreille que cela lui donne envie de revoir les anges radieux du triptyque de Keith Haring à Saint Eustache). Mais pour moi le contraste est déjà bien assez fort : on voit des gens qui dansent au milieu de simples piétons… Pour Façade, placé haut dans le théâtre, on perd un peu le côté ombre chinoise de la guirlande de fille.  Yuan Yuan Tan est encore aux côtés de Damian Smith. Mais son rendu du pas-de-deux central manque de poids et d’angularité. Qu’importe, le final sur Akhnaten vous emporte à nouveau sur les ailes de la danse.

Keith Haring et Glass Pieces. Tryptique. Pourquoi pas...

Keith Haring et Glass Pieces. Tryptique. Pourquoi pas…

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Gala d’ouverture du San Francisco Ballet : la copie et l’original

Photo IPHONEVoila neuf ans que  le festival « les Etés de la Danse » ouvrait pour la première fois ses portes au public estival. C’était à l’époque dans le jardin des Archives nationales. L’entrée se faisait par la grandiose cour de l’hôtel de Soubise. On remontait jusqu’à la façade et on prenait à droite vers le jardin placé entre les bâtiments de stockage XIXe et la déjà obsolète salle de lecture des années 80. Il y avait sans doute un côté plus « festivalier » dans cette édition : le plein air, les spectacles au déclin du jour, l’improvisation pleine de charme de l’organisation… Tout cela est maintenant rôdé et le transfert nécessaire au théâtre du Châtelet (il y avait eu cette année là un certain nombre d’annulations pour cause météorologique. Cela aurait été le cas ce soir…) donne l’impression qu’on prolonge simplement la saison chorégraphique. Mais ne boudons pas notre plaisir.

Pour célébrer sa dixième édition -déjà !- les Etés de la Danse invitent le San Francisco Ballet qui avait fait les beaux soirs de sa première. Au retour de la mienne (de première), un quatorze juillet, j’avais noté : « une compagnie homogène sans être aseptisée ; des solistes d’horizons divers (dont la plupart ne semblent pas issus du corps de ballet) qui se fondent dans un style-compagnie largement balanchinien sans perdre leurs qualités propres ». Le programme qui réunissait deux ballets de Mr B. (Square Dance et Who Cares) était accompagne de deux pièces de Tomasson. Le directeur de la compagnie m’avait alors paru plus un bon faiseur qu’un créateur ; quelque chose placé entre Balanchine et la première période de Kylian avec un bon sens de la construction. La compagnie s’était également aventurée vers le répertoire académique en présentant Don Quichotte. Je me souviens avoir apprécié la façon dont les danseurs parvenaient à habiter la scène malgré une scénographie presque minimaliste. Le programme « découverte » laissait en revanche à désirer. Trois créations mondiales avaient fait un gros flop associant un mauvais Taylor (se copiant lui-même), un médiocre Wheeldon (que je n’apprécie que lorsqu’il verse dans le ballet narratif) et un passable Lubovitch (plaisant mais pas mémorable). Cette déception face au répertoire post classique de 2005 n’est donc pas sans poser des questions quant au répertoire de l’édition 2014, largement constitué de pièces de chorégraphes en vogue outre atlantique.

SFB Etés AfficheUne soirée de Gala est, à ce titre, intéressante pour se faire une petite idée du répertoire d’une compagnie. Tel un maitre de maison, le directeur d’une compagnie de ballet vous fait faire un tour du propriétaire où vous jugez de la qualité des œuvres accrochées à ses cimaises. Disons que le San Francisco ballet d’Helgi Tomasson rappelle un peu ces vénérables demeures romaines aux murs couverts de cadres de différentes dimensions, où l’original voisine avec sa copie -qu’elle soit inspirée, appliquée ou complètement ratée. Au San Francisco ballet, l’original, c’est bien sûr Balanchine (elle compte 30 opus du maître à son répertoire, autant que les années que compte Tomasson à la tête de la troupe) ou Robbins (16 titres). Le visiteur que nous sommes reconnait que bonnes ou mauvaises, les œuvres étaient le plus souvent flattées par les éclairages (entendez les danseurs).

La première partie de la soirée était globalement consacrée à la copie. Excepté le pas de deux de Concerto de Macmillan, où la très belle Sarah Van Patten (soliste en 2005) enroule et déroule sereinement ses longs membres caoutchouc autour du corps de liane de Tiit Helimet (le partenaire de notre Mathilde Nationale pour sa Giselle de cet hiver), on est dans le jeu de référence à des grands courants de la danse néo classique. Jerome Robbins est souvent le principal inspirateur. Cela suscite des croutes comme le Alles Walzer de Zanella qui aspire à Suite of Dances sur le mode parodique et compétitif mais ne parvient qu’a ressembler à un intermède dansé pour concert de Nouvel an à Vienne. On peut néanmoins  y apprécier la belle forme du Français Pascal Molat, désormais un vétéran de la compagnie et de Taras Domitro déjà remarqué aux étés de la Danse lorsqu’il dansait encore avec le ballet de Cuba. No Other de Val Caniparoli (dont la compagnie possède également 17 opus) est un plaisant copié collé de Nine Sinatra Songs. Lorena Feijoo, sanglée dans sa robe à paillettes, fait corps avec son partenaire Victor Luis dans des passes très Cyd Charisse-Fred Astaire dans le ballet série noire de Band Wagon. Avec Chaconne pour Piano et deux danseurs de 1999, Helgi Tomasson rendait un hommage aussi touchant qu’appliqué à Robbins, décédé en décembre 1998. Other Dances (le célèbre duo créé pour Natalia Makarova et Mikhail Baryshnikov) est la principale référence de cette jolie pièce d’occasion. Mais là où Robbins intégrait au vocabulaire académique et néoclassique des petites disruptions de caractère, Tomasson les greffe aux extrémités des danseurs. Qu’importe au fond. Cela n’empêche pas d’apprécier l’aplomb de Frances Chung et le noble haut de corps de Davit Karapetyan. Avec Classical Symphony de Yuri Possokhov, qui dansait encore dans la compagnie en 2005 on est encore dans la référence. Le chorégraphe se réclame de l’influence de son professeur au Bolchoï (Piotr Pestov) mais c’est bien plutôt à un Balanchine (d’Apollon ou de Barocco) teinté de Forsythe (dans la veine de Virtinous Thrill of Exactitude, avec ses cambrés ondulants et ses coquets tutus décentrés) qu’on pense. La pièce se laisse regarder sans déplaisir. Elle est un excellent vecteur pour danseuse internationale Maria Kochetkova, toute en souplesse, en vélocité … et moulinets de poignets. L’humour général de la pièce semble malheureusement n’être porté que par ses comparses féminines (deux autres solistes et quatre corps de ballet) ; les garçons égrenant plutôt un vocabulaire de classe (département grande technique).

En maître de maison avisé, Helgi Tomasson nous a donc fait rentrer par l’antichambre de son répertoire. En deuxième partie, il montre quelques unes de ses bonnes pièces et quelques chefs d’œuvres.

Tout collectionneur qui se respecte doit avoir en sa possession une œuvre mineure d’un grand maître. Voices of Spring d’Ashton, créée en 1977 pour une production de la Chauve Souris à Covent Garden, remplit à merveille cet office. C’est une charmante pièce d’occasion qui parodie discrètement et gentiment le Spring Waters soviétique. Maria Kochetkova peut encore une fois y rouler du poignet avec grâce non sans nous enchanter par ses lignes et sa musicalité sans faille. Davit Karapetyan est un parfait danseur noble même s’il cherche de temps en temps ses pieds.

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San Francisco Ballet – Les Lutins (c) Erik Tomasson

A l’inverse, il est également bon de posséder le coup de génie d’un débutant. Le Coup d’essai, coup de maître de la soirée, c’était Les Lutins de Johan Kobborg. Le ballet regarde sans doute dans la même direction que le Alles Walzer de Zanella mais un abysse sépare les deux œuvres. Un pianiste accompagne un violoniste. Ils jouent des pièces très ornementées de Bazzini ou presque goulash de Wieniawky. Un premier danseur (Gennadi Nedvigin, un petit pyrotechnicien blond avec le plié infaillible et les épaules délicieusement mobiles) entame un dialogue avec le violoneux. C’est plus un concours qu’une conversation. Mais voilà qu’entre un second danseur (Esteban Hernandez, un soliste en puissance si l’on en juge par la précision de son phrasé et sa célérité) et la rivalité se recentre sur les deux danseurs essayant d’épouser au mieux les volutes vitaminées de la partition violon. Mais  un  troisième comparse fait son apparition… Et ce comparse est féminin (la spirituelle Dores André). Entre les deux mâles, son cœur balance… Mais c’est finalement l’instrumentiste bedonnant qui gagnera le suffrage de la belle. Entre prouesse, gags et pantomime loufoque, on passe un excellent moment.

Yuan Yuan Tan and Damian Smith in Wheeldon's After The Rain. (© Erik Tomasson)

Yuan Yuan Tan and Damian Smith in Wheeldon’s After The Rain.
(© Erik Tomasson)

Avoir le premier authentique chef d’œuvre d’un artiste encore en devenir est du meilleur effet dans une collection. Helgi Tomasson a le pas de deux de After The Rain, créé sur la muse de Christopher Wheeldon (présent dans la salle), Wendy Wheelan. Sur la partition minimaliste d’Arvo Pärt, le chorégraphe britannique du New York City Ballet a ciselé un pas-de-deux tout en intrications des corps et des lignes où les poses bizarres se succèdent sans jamais verser dans l’acrobatie. La danseuse (Yuan Yuan Tan à la ligne étirée et quasi abstraite), cambrée en pont, est déplacée dans cette position par son partenaire (le toujours très sûr Damian Smith) sans que jamais un effet comique ne vienne perturber la composition poétique. C’est toujours sur le fil, toujours au bord de la chute, mais il s’en dégage cette atmosphère mystérieuse et brumeuse que connaissent les nouveaux amants, au petit matin qui succède à la première nuit.

Lorsqu’on possède les œuvres d’un maître, il est de bon ton d’en avoir plusieurs et de ses différentes périodes. C’est en suivant cette règle que le directeur du San Francisco Ballet a choisi trois registres bien marqués du fondateur du New York City Ballet. Avec Agon, on passait par le « black and white » ballet. Dans le pas de deux, la sculpturale Sofiane Sylve avait l’impassibilité d’une statue alliée à une sensualité de ménade. Dans ce ballet créé pour désennuyer les dieux las, elle était sans conteste la déesse et son partenaire (Luke Ingham) l’adorateur mortel promis à un sort fatal.

Mathilde Froustey (et Pascal Molat). Deux Français au SFB.

Mathilde Froustey (et Pascal Molat). Deux Français au SFB.

Avec Brahms-Schoenberg Quartet, on était dans le registre ballet robe-chiffon. Le deuxième mouvement, pour un couple et trois demi-solistes féminines sonnait le retour tant attendu de la transfuge du ballet de l’Opéra, Mathilde Froustey aux côtés de Carlos Quenedit. La demoiselle se jouait des changements de direction imposés par Balanchine avec ce mélange de réserve et de distance auquel on reconnait nos danseurs nationaux. Une petite œillade par dessous le port de bras pendant un équilibre sur pointe en arabesque et on comprenait tout ce qui peut être dit du glamour à la française … Il suffit parfois de déplacer l’objet sous un autre éclairage pour en redécouvrir les qualités intrinsèques … Personnellement, j’aurais pu me passer de ce changement de latitude ; mais ce n’était vraisemblablement pas le cas de tout le monde. Le programme s’achevait enfin sur un fragment de la Symphony in C de Balanchine… Et c’est peut-être l’unique faute de goût que l’on pourrait reprocher à Helgi Tomasson, notre généreux Amphitryon. Un final brillant ne prend tout son sens que lorsqu’il est présenté avec l’ensemble de l’image. Edward Villella avait ainsi fini son gala d’ouverture de l’édition 2011 du festival par l’intégralité de Ballet impérial, une oeuvre programmée par la suite et donc parfaitement maîtrisée. Là, les dames de San Francisco paraissaient un peu avoir été enfournées dans leurs tutus blancs et les bras du corps de ballet partaient un peu dans tous les sens.

Qu’importe, au vu du reste de la soirée, on reviendra faire une visite avec plaisir.

Et du reste, on l’a déjà fait.

Elgi Tomasson (et Maria Kochetkova)

Helgi Tomasson (et Maria Kochetkova)

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Deux Giselles aux antipodes (Tomasson / Kobborg&Stiefel)

Capture d'écran

Mathilde Froustey dans Giselle (capture d’écran)

Giselle, production de 1999 par Helgi Tomasson pour le San Francisco Ballet (San Francisco, soirées des 28, 30 & 31 janvier).

Giselle, production de 2012 par Ethan Stiefel et Johan Kobborg pour le Royal New Zealand Ballet (Los Angeles, matinée du 2 février)

Il existe en Californie quelques bâtiments – comme le Palace of Fine Arts à San Francisco, ou la villa Getty à Los Angeles – inspirés de l’architecture antique, et qui n’en sont que de grossières approximations. On peut en dire autant de la production de Giselle par Helgi Tomasson (1999), tant elle sonne faux. Un méchant orchestre, dirigé à la truelle, selon les jours, par Ming Luke ou Martin West, tonitrue et savonne la mélodie. L’histoire, l’ambiance et les sentiments – en somme, tout ce qui fait le charme et le prix d’une Giselle – sont brossés d’un trait épais.

Le premier acte fait grincer les molaires : Tomasson rajoute de la pantomime quand elle est inutile, en retranche là où elle serait nécessaire, rabote des subtilités qui font sens et rajoute des complications hors de propos. Le rôle d’Hilarion (bien campé par Pascal Molat les 30 et 31 janvier) est comique au lieu d’être touchant, la prophétie de Berthe est allusive, et l’arrivée de la chasse est purement décorative. Aucune tension ne naît de la rencontre entre le monde paysan et l’aristocratie locale : le rôle du chambellan est creux, et Bathilde comme le duc de Courlande restent le plus souvent les bras ballants et le regard vide. Ce que l’on connaît à Paris comme le pas de deux des vendangeurs est à San Francisco un pas de cinq. L’adage réunit trois filles et deux garçons ; à chaque instant, au moins une des filles est seule. Cela oblige à des arrangements inutilement complexes, dont on doute de la joliesse quand bien même ils seraient réalisés à l’unisson (ce qu’il ne m’a pas été donné de voir). Les variations des garçons ressemblent à des démonstrations de bravoure soviétique.

La chorégraphie pour le corps de ballet ajoute des difficultés en dépit du bon sens, avec des sauts de caractère qu’on verrait davantage dans Raymonda que lors d’une fête paysanne, et au détriment de la qualité d’exécution, avec des portés difficiles sur un seul accord, et du coup jamais à la fois bien faits et sur le temps. Les amies de Giselle agitent leurs bras comme des sémaphores (les paysannes au premier rang derrière elles en ont de bien plus jolis). Helgi Tomasson a rajouté un pas de deux entre Loys/Albrecht et Giselle, qui n’apporte pas grand-chose à la relation entre les deux personnages. Quand Hilarion dévoile l’identité d’Albrecht, son serviteur lui saute dessus dans l’instant, avant même que Bathilde ne soit revenue. L’acte blanc, plus difficile à cochonner, est bien moins crispant. Toutefois, le décor évoque plus une forêt tropicale que la Thuringe, et Myrtha a le mauvais goût d’être encore sur scène sur les premières secondes de la méditation musicale qui signale le repentir d’Albrecht au tombeau. La seule bonne idée de la production est la disparition finale de Giselle, happée de côté par la coulisse (plutôt que dans une trappe verticale comme à Paris).

Mathilde Froustey, joli bijou dans un écrin de pacotille, n’a aucun mal à briller dans le rôle de Giselle (31 janvier). Elle a le physique du rôle : sa fraicheur fait mouche au premier acte, et lors du second, sa finesse et ses épaules tombantes respirent le romantisme. Depuis que la danseuse parisienne a rejoint le San Fransciso Ballet, la critique américaine salue à raison la légèreté de sa technique et la grâce de ses épaulements. Mais j’ai surtout été frappé par la mobilité de la tête et du cou, dont les inflexions, pourtant sans doute très travaillées, donnent une délicieuse impression de naturel. La Giselle de Froustey est une fille modeste, sensible : chaque mouvement exprime son émotion, et l’émotion s’empare de tout le corps. Au-delà de la précision technique, c’est la capacité à faire passer le sentiment à travers le geste qui fait la réussite de son incarnation. Elle fait flèche de tout bois, et insuffle du sens partout (même quand la production n’y a pas pensé) : lors des sautillés sur pointe (elle est la seule à bien en marquer les changements de position), elle regarde sa mère avec tendresse, comme si ce moment lui était une offrande (elle est la seule à ne pas regarder dans le vide). Dans la scène de retrouvailles avec Albrecht, la grande arabesque penchée – démarrée plus tard que les autres interprètes – est précédée d’un mouvement des bras exprimant le pardon d’une manière immédiatement lisible. L’engagement scénique déteint sur son partenaire Tiit Helimets, plutôt inspiré – et jouant bien l’épuisement – au second acte. Dans les rôles principaux, on oubliera en revanche la prestation lourde et brouillonne de Sarah Van Patten et Luke Ingham le 28 janvier (dans l’acte blanc, ils réussissent à ne pas finir leurs assemblés en même temps). Le 30 janvier, Maria Kochetkova était une Giselle crédible, techniquement et physiquement, mais à l’incarnation un peu froide, aux côtés d’un Taras Domitro qui semblait plus soucieux de briller comme à un gala que d’incarner un amoureux.

Albrecht encerclé (capture d'écran)

Albrecht encerclé (capture d’écran)

Grâce au hasard des tournées, on pouvait voir à Los Angeles, la même semaine, la production de Johan Kobborg et Ethan Stiefel pour le Royal New Zealand Ballet. Le fossé avec la Giselle paresseuse et poussiéreuse de San Francisco est énorme. Cette version, créée en 2012, et dramatiquement superbe, pourrait s’appeler Albrecht : le récit surgit tout droit du souvenir d’un homme à l’automne de sa vie, et hanté par son erreur de jeunesse. Le rideau de scène figure un arbre dont les feuilles jaunies s’étiolent et tombent, et dont se découvrent, au cours de l’introduction musicale, les profondes et inquiétantes racines.

Tout – costumes, décors, lumières, chorégraphie et pantomime – est dramatiquement pensé. Le divertissement du premier acte est réinventé, et mis au service du développement narratif : les préparatifs de mariage d’un couple de paysans (dansé par Bronte Kelly et Arata Miyagawa, un peu verts) illustrent les aspirations illusoires de Giselle, qui en profite pour danser l’adage avec Albrecht. Hilarion – dont l’engagement amoureux ainsi que le rôle dans le dénouement sont amenés progressivement – se lance alors dans une variation histrionique (bien dansée par Paul Mathews), à laquelle son rival répond par un solo plus stylé, marquant des points dans le cœur de Giselle. Les parties pour le corps de ballet, de style simple et élégant (Bournonville est sans doute ici un modèle), dessinent de jolis motifs de rondes populaires.

On retrouve dans cette production la cohérence narrative qui faisait tout l’intérêt des interprétations du danseur Johan Kobborg. L’attention au détail y est poussée très loin : Albrecht est clairement prédateur dans ses premières interactions avec Giselle ; lors de la scène de la folie, le duc de Courlande barre la route de son épée à son futur beau-fils, l’interceptant dans son élan vers Giselle ; la mise en scène a même trouvé une solution élégante au problème de la cape d’Albrecht, dont la gestion frise le ridicule dans bien des actes blancs.

Alors qu’à San Francisco, il faut apprécier les interprètes en dépit de la production, avec le RNZB, c’est la production qui met en valeur la compagnie et les danseurs, quelles qu’en soient les qualités et les faiblesses.

Ainsi, la compagnie néo-zélandaise disposant seulement de 34 danseurs, Kobborg et Stiefel ne peuvent aligner que 12 Willis (dont certaines n’ont pas du tout le physique poétique). Ils compensent cet embarras de pauvreté en dessinant intelligemment l’espace, et avec quelques idées fortes : lorsqu’Albrecht se lance dans une série désespérée d’entrechats six, les filles vengeresses l’encerclent de plus en plus près, rendant physiquement sensible l’oppression mortelle qu’elles exercent. L’angoisse gagne le spectateur, jusqu’à ce que les Willis se rangent sur deux rangs (il ne peut plus fuir vu son épuisement, et en même temps, l’espace s’ouvre, permettant la dernière intervention de Giselle). Le jour se lève, chaque coup de cloche est ponctué d’un mouvement (de la tête, des mains, puis des bras) signalant l’évanouissement du pouvoir des Willis. Grâce à une direction d’acteur au cordeau, Qi Huan (remplaçant Kowei Iwamoto, initialement prévu lors de la matinée du 2 février) est le titulaire du rôle d’Albrecht le plus crédible et émouvant qu’il m’ait été donné de voir. Lucy Green est aussi une jolie Giselle, naïve et entière, mais aussi très légère au second acte (avec même certains des petits sauts les plus réussis de la semaine). Le RNZB se promène en tournée avec son orchestre dédié (et son chef, Nigel Gaynor), et il a bien raison : on entend la partition d’Adam enfin servie comme elle le mérite.

Kobborg & Stiefel modernisent Giselle non pas dans le mauvais sens du terme (faire joujou avec un chef-d’œuvre du passé en se pensant plus malin que lui), mais pour l’enrichir et l’adapter à la sensibilité d’aujourd’hui. En ce sens, l’acte blanc ne montre pas seulement des êtres surnaturels issus de l’imagination romantique. Les Willis sont aussi l’instrument du destin : quand Albrecht vieilli revient sur la tombe de Giselle, celles qui lui avaient jadis fait grâce réapparaissent pour réclamer leur dû. La cloche sonne à nouveau, cette fois pour de bon.

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