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A l’Opéra : Balanchine, Pygmalion musagète

Garnier ArlequinGeorge Balanchine (et hommage à Violette Verdy), Ballet de l’Opéra national de Paris. Représentation du 27 octobre 2016, palais Garnier.

« Muse », un mot qu’on associe aisément à George Balanchine. Son premier authentique coup d’éclat ne fut-il pas Apollon Musagète, juste avant le démantèlement des ballets russes en 1929 ? Par la suite, le chorégraphe jalonna sa longue carrière d’une série de danseuses que, Pygmalion contemporain, il façonna, qui l’inspirèrent et qu’il épousa, parfois.

Telle qu’elle se présente en ce mois d’octobre, avec l’addition de Sonatine (1975), en hommage à Violette Verdy disparue en février dernier, la soirée que le ballet de l’Opéra consacre au chorégraphe fait réfléchir à ce thème hautement apollinien.

Sonatine est introduit par un montage d’archives intelligent et sensible de Vincent Cordier, montrant en quelques minutes, la bonté, la force et l’humour de la femme et l’incroyable musicalité de la danseuse (même avec des extraits muets). Le ballet qui fait suite à cet hommage filmé est un dialogue entre la musique de Ravel et un couple de danseurs qui y trouve son ciment. C’est une conversation en musique où l’idiome classique est parfois subrepticement interrompu par des humeurs jazzy, des facéties inattendues comme lorsque le danseur saute, gigote les jambes repliées en l’air et retombe à genoux. À la différence de Duo Concertant (1972) qui répond au même principe (un couple, un piano à queue), les danseurs ne passent pas leur temps à regarder le pianiste, mais ils en font un des protagonistes du ballet. Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann servent à merveille ce bijou d’humeur et d’humour. Il a ce côté élégant et facétieux (parfois à la limite de la perte de contrôle) qui contraste et va bien à la fois à cette partenaire élégante (jusque dans les tacquetés jazzy) et assurée mais à l’indéfinissable fragilité intérieure qui rend sa danse bourdonnante, frémissante, insaisissable.

L’autre muse de la soirée paraît au premier abord encore plus évidente encore que Violette Verdy puisqu’elle est à l’origine de deux des trois autres ballets du programme. Il s’agit de Suzanne Farrell. Brahms Schönberg Quartet qui occupe toute la partie centrale de cette soirée à deux entractes, une reprise de juillet dernier, culmine avec le grand divertissement « goulash » créé sur la belle et longue danseuse et Jacques D’Amboise en 1965. Entré au répertoire à Bastille, le ballet convient mieux au plateau de Garnier même si maintenant, la toile de fond avec son palais viennois semble un peu trop grande. Pour ne rien gâcher, le corps de ballet est plus à son affaire.  Les lignes ont gagné en pureté et les trios de filles des deuxième et troisième mouvements en l’homogénéité. C’est le troisième mouvement surtout qui  bénéficie le plus de ces changements. Mélanie Hurel cisèle sa partition et Arthus Raveau fait un exercice de précision comme en juillet dernier mais notre attention reste soutenue là où elle s’effilochait jadis. Le fameux mouvement tzigane de Farrell dans lequel Balanchine semble avoir mis toute son énergie est une planche savonnée. Malheur à qui en fait trop ou pas assez. Le couple pour cette soirée est délicieux. Alice Renavand, alternant le tendu et le relâché, bacchante déliée, minaude avec esprit. Josua Hoffalt, technique précise, développés bas et pesants, bras « avides », cabotine avec humour et gourmandise.

Mais toutes ces qualités d’interprétation ne sauvent néanmoins pas ce ballet qui garde les mêmes qualités et les mêmes défauts qu’on avait notés à la fin de la saison dernière : Balanchine se cite abondamment et ne crée rien de vraiment nouveau ni de mémorable.

Mozartiana, la seule entrée au répertoire de ce programme, est encore plus lié à Suzanne Farrell que ne l’est Brahms-Schoenberg. Dans cette œuvre testament de 1982, Balanchine réorganise les numéros de la partition de Tchaikovsky afin de commencer par un lever de rideau mélancolique où la ballerine principale, tout de noir vêtue, entourée de quatre gamines de l’école de danse dans le même attirail, mime une prière funèbre. Le reste du ballet est un mélange de joliesses et de préciosités techniques qui regardent à la fois du côté de la danse baroque et de l’école de danse danoise. Après la prière, l’humeur change par exemple très – voire trop-  vite avec la gigue exécutée par le demi-soliste masculin. François Alu, étonnamment terrestre, y figure une sorte de polichinelle sorti de sa boîte mais dont les ressorts n’auraient pas suffisamment été remontés. À aucun moment sa présence ne fait sens dans le ballet. Dorothée Gilbert écope du rôle créé par Farrell. Elle a des équilibres suspendus, des bras exquis, une taille souple et déliée. Son partenaire, Josua Hoffalt, caresse le sol du pied avec délicatesse, tourne et bat avec élégance, précision et une pointe de panache bienvenue.

Les pas de deux réservent de jolies surprises avec les épaulements inattendus des rattrapages de pirouettes en dehors au vol. Mais cette addition de rencontres est sans tension interne. Cela dure et cela lasse comme d’ailleurs la musique de Mozart réorchestrée par Tchaïkovski. On peut comprendre l’importance historique de ce ballet pour le New York City Ballet (c’est la dernière œuvre composée par le maître) et son maintien au répertoire dans cette compagnie. Mais sa transplantation à Paris s’imposait-elle vraiment ?

Car il y a un paradoxe lorsqu’on aborde le cas de Suzanne Farrell en tant que muse. Quand on y regarde de plus près, on remarque qu’aucune des chorégraphies que le maître a créées pour elle n’est tout à fait à la hauteur du reste de sa production. Mozartiana est le cousin pauvre de Square Dances (1957), Brahms-Schöneberg pâlit devant Liebeslieder Walzer (1960), Diamonds est l’un des plus beaux pas de deux de Balanchine mais la véritable gemme de Jewels (1967) est le ballet Rubies. Cette danseuse exceptionnelle semble avoir brouillé les qualités de chorégraphe arrivé à l’automne tardif de sa vie d’homme. Balanchine passe son temps à mettre en scène sa muse en vierge (éplorée dans Mozartiana) ou en bacchante (Brahms-Schönberg, Tzigane) et parfois les deux ensembles comme dans son Don Quichotte (1963), dont il dansa parfois le rôle-titre à ses côtés. Dans sa biographie, Holding On To The Air, Suzanne Farrell indique qu’Ib Andersen plutôt que Peter Martins avait été choisi pour être son partenaire dans Mozartiana car ce danseur présentait une similitude physique avec Mr B : « En ce sens, Mozartiana était notre dernière danse. Il n’y avait pas de remplaçant ».

Une telle effusion de pathos n’est pas le point de départ idéal pour créer un grand ballet.

Violin Concerto qui termine la soirée Balanchine à l’Opéra illustre cette théorie en creux. Le ballet a en effet été créé en 1972, sans Suzanne Farrell ; et pour cause. Elle avait été rayée de rangs de la compagnie pour avoir osé se marier en secret à un des danseurs du New York City Ballet. Privé par ses propres soins de sa muse, Balanchine dut se tourner vers des danseuses placées moins haut dans son cœur et dans son firmament chorégraphique. Et voilà qu’il créa un nouveau chef-d’œuvre.

Cet opus Black & White sur la partition de Stravinsky qui pourrait faire penser à un Agon humoristique est, comme Brahms-Schönberg Quartet rempli de danses d’inspiration tzigane. Mais ici, elles apparaissent de manière inattendue. Durant le final, la danse russe  laisse la place à une sorte de charleston.

À la différence de Mozartiana, l’usage du corps de ballet n’est pas qu’accessoire. Chacun des quatre solistes est accompagné d’un quatuor. Au début, les filles apparaissent avec les solistes masculins et à l’inverse, les garçons accompagnent les solistes féminines. Cette configuration s’inverse ensuite. Les quintets dévorent en tous sens l’espace scénique. De même, les pas de deux, dont nous nous sommes sentis abreuvés dans les deux œuvres précédentes, ont ici chacun une couleur et une histoire.

Le premier est un combat, une sorte de Chat botté et Chatte blanche contemporain. Le violon feule et les danseurs se repoussent de la hanche avant de s’enrouler sensuellement l’un autour de l’autre. Cela convient bien à Hugo Marchand, impressionnant de bout en bout avec ses arabesques faciles, sa précision et sa projection dans l’espace entre carreau d’arbalète et boulet de canon. Marie-Agnès Gillot, moins convaincante dans le mouvement d’ouverture, accorde et encastre en revanche parfaitement ses grands abatis dans ceux de son partenaire. Pour le second pas de deux, qui est une élégie, la danseuse, étirée en tous sens par son partenaire, a un petit côté madone de douleurs mais dans une forme sublimée plutôt qu’appuyée comme dans Mozartiana. Cette qualité touchante manque cruellement à Eleonora Abbagnato qui, ces dernières saisons, danse de manière trop délibérée. On apprécie néanmoins les lignes qu’elle forme avec Audric Bezard, au parfait sur tout le ballet, avec sa présence mâle et un tantinet menaçante.

Ce regret n’affaiblit pas le plaisir qu’il y avait à revoir cette œuvre, entrée au répertoire du ballet de l’Opéra en 1984, où Balanchine oublie de jouer le Pygmalion et retrouve enfin sa muse.

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Peck Balanchine : Soir de fête, nuit d’ivresse…

BastilleSoirée Peck-Balanchine : samedi 2 juillet 2016.

Dans les programmes mixtes comme celui inauguré samedi par le Ballet de l’Opéra à Bastille, on veut toujours trouver un fil conducteur qui tisse des liens entre les œuvres. Ici le premier lien parait évident. Justin Peck, créateur du ballet « Entre chien et loup » est un produit de la School of American Ballet fondée par George Balanchine dont on faisait rentrer au répertoire une pièce de 1966, assez méconnue en France, « Brahms-Schönberg Quartet ». Mais la paire ne se justifie pas que par la filiation d’école. Les deux pièces musicales choisies montrent de grands compositeurs posant un regard sur d’autres géants de la musique. Schönberg orchestre Brahms, bien sûr, mais Francis Poulenc commence son concerto sur un thème de Mozart. Il y a surtout une sorte de communauté thématique dans les deux œuvres qui, par le biais du bal, posent des questions sur l’identité et sur l’intime.

La musique de Poulenc inspire à Justin Peck un ballet dans une ambiance de fête foraine. Par le truchement de masques-écran proches des casques d’escrime, les danseurs sont eux-mêmes transformés en jolis lampions multicolores évoluant devant un cyclorama aux couleurs changeantes – mais toujours acidulées – qui inscrit, comme point culminant d’une courbe sinusoïdale noire, la photographie d’une montagne russe. Au début, tout le monde avance masqué. Une danseuse en orange (Valentine Colasante) semble mener la danse à coups de grands battements. Un premier pas de deux développe un partenariat fluide, avec portés aériens et enroulements, dans cette veine « post-néo » très en vogue actuellement. C’est alors qu’on croit assister au début d’un pas de trois que le premier masque tombe. La fille enlève son grillage coloré au garçon. C’est Arthus Raveau, – une merveille de musicalité et d’expressivité du buste – qui danse avec Sae Eun Park, tombant aussi le masque, qu’on avait rarement vu aussi étirée-relâchée. À partir de ce moment, le jeu des « dévoilements » se fera de manière régulière. Chacun faisant son coming out sensible tandis que le groupe anonyme prend des poses plastiques assis sur une double rangée de tabourets côté cour. Ils finissent tous d’ailleurs par danser à découvert après avoir rejoint un gars en une dernière guirlande de lampions humains.

John Baldessari, auquel Justin Peck a commissionné les décors qui ont inspiré à la costumière Mary Katrantzou ces curieux appendices du chef, écrit dans le programme :

«D’un côté je pense que plus une image est ancienne, plus son contenu est dénué de sens – c’est là où il y a cliché. Elle est morte. Car les clichés sont morts. J’aime l’idée de jouer au docteur Frankenstein et de réinvestir ce qui est mort, c’est une métaphore du retour à la vie ».

On se gardera bien de juger si le plasticien réalise son programme, ne se sentant pas compétent en la matière. Par contre, on se demandera si le chorégraphe se montre à la hauteur de ce programme ambitieux. Héritier d’une école, renouvelle-t-il le genre ? Prudemment, toujours dans le programme, Peck met l‘accent sur son rapport à la musique. Sa chorégraphie se laisse indéniablement regarder. Les groupes évoluent de manière naturelle par vagues chromatiques. Même lorsqu’ils portent des masques, les danseurs parlent de tout leur corps. Justin Peck est indéniablement un chorégraphe musical. Mais de tendances (les groupes plastiques comme dans «Clear Loud Bright Forward» de Millepied) en citations (les ports de bras décalés des filles comme dans «Apollon» ou «Sérénade»), on ne peut pas franchement dire qu’il renouvelle ni la forme ni le genre du ballet néoclassique non narratif.

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Après les flonflons du bal populaire, nous voilà conviés, avec «Brahms Schönberg Quartet», à un pince-fesses nocturne devant un palais baroquisant. Ce n’est peut-être pas du très grand Balanchine. C’est un peu comme si le chorégraphe faisait les danses de concert du nouvel an, mélangeant époques et poncifs sur la Vienne éternelle. Mais cette œuvre mineure d’un géant de la chorégraphie porte néanmoins les marques de son génie. On se laisse conquérir par une subtile progression des ambiances, des humeurs (surtout celles des ballerines) qui nous conduit en Cicérone à travers la nuit.

P1120056Cela commence un peu comme une garden party avec 4 trios de danseurs et un tercet de solistes. On sent quelques réminiscences de « La Valse » ou de « Liebeslieder Walzer ». L’ensemble paré de rayures noires et blanches très Sécession viennoise est mené par Sabrina Mallem aux jetés pleins d’autorité, aux côtés d’un quatuor de garçons, et un couple élégamment tournoyé par Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio. Le formalisme des danses est accentué par l’interprétation un peu détachée des deux principaux solistes.

Par le truchement d’un rideau bouillonné, on entre ensuite dans le palais où se déroule un charmant badinage amoureux dans une veine très Biedermeier. Sur l’Intermezzo, au milieu de trois solistes féminines, Amandine Albisson, virevolte, flirte chastement et fait froufrouter ses jupons roses avec grâce (très jolis piqués arabesques ouverts) autour de Stéphane Bullion, un prétendant muet mais empressé. Le tout n’est pas sans évoquer la scène de séduction entre Giselle et Albrecht au premier acte.

Retour au parc pour l’Andante. La nuit s’avance et les danseurs prennent des allures de songe.  Le blanc a dévoré le noir, l’élément masculin s’estompe; la nuit est femme. Les mouvements du corps de ballet féminin ne sont pas sans rappeler les évolutions flottantes aussi bien que tirées au cordeau des sylphides de Taglioni revues par Fokine. Le passage ne tient pas toujours ses promesses. Mathias Heymann (dont le pourpoint fait un peu trop penser à un drapeau de pole position) impressionne d’abord par de fulgurantes sissonnes mais vrille juste après ses doubles assemblés. Myriam Ould-Braham, parfois mise hors de son axe par son partenaire, reste toujours un peu en retrait. Le trio de danseuses demi-solistes qui les accompagne est fort mal assorti.

Mais la nuit s’achève. Et quand la fatigue vous prend, il faut des Tziganes pour réveiller vos sens émoussés! Le passage, créé jadis pour Suzanne Farell et Jacques d’Amboise, préfigure «Tzigane» sur les pages de Ravel. L’esprit, légèrement ironique (« tongue in cheek ») n’est pas sans rappeler «Tarentella». À l’Opéra, côté costume, ça commence à sérieusement se gâter. Karl Lagerfeld habille ce goulash avec des costumes polonais et pose une boîte de camembert sur la tête de l’autre Karl (Paquette) qui ne trouve pas l’énergie bravache nécessaire pour compenser cette atteinte à sa dignité. Résultat, il ressemble au mari du «Concert» de Robbins essayant de séduire la ballerine. On s’étonne presque qu’il n’essaye pas de lui mettre la main au derrière. L’eut-il voulu, il aurait sans doute eu toutes les peines du monde à attraper Laura Hecquet qui fait grande impression en bacchante déchaînée. Sa pointe de sécheresse désormais associée à des relâchés jouissifs, met en valeur les projections de jambes osés ou les périlleuses pirouettes attitude en dehors sur genou plié.

Le Ciel de la toile de fond devient orangé ; c’est le soleil qui se lève. Et on ne sait pas très bien si cette aurore n’est pas surtout celle de Laura Hecquet, la seule nomination de cette ère Millepied au crépuscule si précoce.

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Gala d’ouverture du San Francisco Ballet : la copie et l’original

Photo IPHONEVoila neuf ans que  le festival « les Etés de la Danse » ouvrait pour la première fois ses portes au public estival. C’était à l’époque dans le jardin des Archives nationales. L’entrée se faisait par la grandiose cour de l’hôtel de Soubise. On remontait jusqu’à la façade et on prenait à droite vers le jardin placé entre les bâtiments de stockage XIXe et la déjà obsolète salle de lecture des années 80. Il y avait sans doute un côté plus « festivalier » dans cette édition : le plein air, les spectacles au déclin du jour, l’improvisation pleine de charme de l’organisation… Tout cela est maintenant rôdé et le transfert nécessaire au théâtre du Châtelet (il y avait eu cette année là un certain nombre d’annulations pour cause météorologique. Cela aurait été le cas ce soir…) donne l’impression qu’on prolonge simplement la saison chorégraphique. Mais ne boudons pas notre plaisir.

Pour célébrer sa dixième édition -déjà !- les Etés de la Danse invitent le San Francisco Ballet qui avait fait les beaux soirs de sa première. Au retour de la mienne (de première), un quatorze juillet, j’avais noté : « une compagnie homogène sans être aseptisée ; des solistes d’horizons divers (dont la plupart ne semblent pas issus du corps de ballet) qui se fondent dans un style-compagnie largement balanchinien sans perdre leurs qualités propres ». Le programme qui réunissait deux ballets de Mr B. (Square Dance et Who Cares) était accompagne de deux pièces de Tomasson. Le directeur de la compagnie m’avait alors paru plus un bon faiseur qu’un créateur ; quelque chose placé entre Balanchine et la première période de Kylian avec un bon sens de la construction. La compagnie s’était également aventurée vers le répertoire académique en présentant Don Quichotte. Je me souviens avoir apprécié la façon dont les danseurs parvenaient à habiter la scène malgré une scénographie presque minimaliste. Le programme « découverte » laissait en revanche à désirer. Trois créations mondiales avaient fait un gros flop associant un mauvais Taylor (se copiant lui-même), un médiocre Wheeldon (que je n’apprécie que lorsqu’il verse dans le ballet narratif) et un passable Lubovitch (plaisant mais pas mémorable). Cette déception face au répertoire post classique de 2005 n’est donc pas sans poser des questions quant au répertoire de l’édition 2014, largement constitué de pièces de chorégraphes en vogue outre atlantique.

SFB Etés AfficheUne soirée de Gala est, à ce titre, intéressante pour se faire une petite idée du répertoire d’une compagnie. Tel un maitre de maison, le directeur d’une compagnie de ballet vous fait faire un tour du propriétaire où vous jugez de la qualité des œuvres accrochées à ses cimaises. Disons que le San Francisco ballet d’Helgi Tomasson rappelle un peu ces vénérables demeures romaines aux murs couverts de cadres de différentes dimensions, où l’original voisine avec sa copie -qu’elle soit inspirée, appliquée ou complètement ratée. Au San Francisco ballet, l’original, c’est bien sûr Balanchine (elle compte 30 opus du maître à son répertoire, autant que les années que compte Tomasson à la tête de la troupe) ou Robbins (16 titres). Le visiteur que nous sommes reconnait que bonnes ou mauvaises, les œuvres étaient le plus souvent flattées par les éclairages (entendez les danseurs).

La première partie de la soirée était globalement consacrée à la copie. Excepté le pas de deux de Concerto de Macmillan, où la très belle Sarah Van Patten (soliste en 2005) enroule et déroule sereinement ses longs membres caoutchouc autour du corps de liane de Tiit Helimet (le partenaire de notre Mathilde Nationale pour sa Giselle de cet hiver), on est dans le jeu de référence à des grands courants de la danse néo classique. Jerome Robbins est souvent le principal inspirateur. Cela suscite des croutes comme le Alles Walzer de Zanella qui aspire à Suite of Dances sur le mode parodique et compétitif mais ne parvient qu’a ressembler à un intermède dansé pour concert de Nouvel an à Vienne. On peut néanmoins  y apprécier la belle forme du Français Pascal Molat, désormais un vétéran de la compagnie et de Taras Domitro déjà remarqué aux étés de la Danse lorsqu’il dansait encore avec le ballet de Cuba. No Other de Val Caniparoli (dont la compagnie possède également 17 opus) est un plaisant copié collé de Nine Sinatra Songs. Lorena Feijoo, sanglée dans sa robe à paillettes, fait corps avec son partenaire Victor Luis dans des passes très Cyd Charisse-Fred Astaire dans le ballet série noire de Band Wagon. Avec Chaconne pour Piano et deux danseurs de 1999, Helgi Tomasson rendait un hommage aussi touchant qu’appliqué à Robbins, décédé en décembre 1998. Other Dances (le célèbre duo créé pour Natalia Makarova et Mikhail Baryshnikov) est la principale référence de cette jolie pièce d’occasion. Mais là où Robbins intégrait au vocabulaire académique et néoclassique des petites disruptions de caractère, Tomasson les greffe aux extrémités des danseurs. Qu’importe au fond. Cela n’empêche pas d’apprécier l’aplomb de Frances Chung et le noble haut de corps de Davit Karapetyan. Avec Classical Symphony de Yuri Possokhov, qui dansait encore dans la compagnie en 2005 on est encore dans la référence. Le chorégraphe se réclame de l’influence de son professeur au Bolchoï (Piotr Pestov) mais c’est bien plutôt à un Balanchine (d’Apollon ou de Barocco) teinté de Forsythe (dans la veine de Virtinous Thrill of Exactitude, avec ses cambrés ondulants et ses coquets tutus décentrés) qu’on pense. La pièce se laisse regarder sans déplaisir. Elle est un excellent vecteur pour danseuse internationale Maria Kochetkova, toute en souplesse, en vélocité … et moulinets de poignets. L’humour général de la pièce semble malheureusement n’être porté que par ses comparses féminines (deux autres solistes et quatre corps de ballet) ; les garçons égrenant plutôt un vocabulaire de classe (département grande technique).

En maître de maison avisé, Helgi Tomasson nous a donc fait rentrer par l’antichambre de son répertoire. En deuxième partie, il montre quelques unes de ses bonnes pièces et quelques chefs d’œuvres.

Tout collectionneur qui se respecte doit avoir en sa possession une œuvre mineure d’un grand maître. Voices of Spring d’Ashton, créée en 1977 pour une production de la Chauve Souris à Covent Garden, remplit à merveille cet office. C’est une charmante pièce d’occasion qui parodie discrètement et gentiment le Spring Waters soviétique. Maria Kochetkova peut encore une fois y rouler du poignet avec grâce non sans nous enchanter par ses lignes et sa musicalité sans faille. Davit Karapetyan est un parfait danseur noble même s’il cherche de temps en temps ses pieds.

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San Francisco Ballet – Les Lutins (c) Erik Tomasson

A l’inverse, il est également bon de posséder le coup de génie d’un débutant. Le Coup d’essai, coup de maître de la soirée, c’était Les Lutins de Johan Kobborg. Le ballet regarde sans doute dans la même direction que le Alles Walzer de Zanella mais un abysse sépare les deux œuvres. Un pianiste accompagne un violoniste. Ils jouent des pièces très ornementées de Bazzini ou presque goulash de Wieniawky. Un premier danseur (Gennadi Nedvigin, un petit pyrotechnicien blond avec le plié infaillible et les épaules délicieusement mobiles) entame un dialogue avec le violoneux. C’est plus un concours qu’une conversation. Mais voilà qu’entre un second danseur (Esteban Hernandez, un soliste en puissance si l’on en juge par la précision de son phrasé et sa célérité) et la rivalité se recentre sur les deux danseurs essayant d’épouser au mieux les volutes vitaminées de la partition violon. Mais  un  troisième comparse fait son apparition… Et ce comparse est féminin (la spirituelle Dores André). Entre les deux mâles, son cœur balance… Mais c’est finalement l’instrumentiste bedonnant qui gagnera le suffrage de la belle. Entre prouesse, gags et pantomime loufoque, on passe un excellent moment.

Yuan Yuan Tan and Damian Smith in Wheeldon's After The Rain. (© Erik Tomasson)

Yuan Yuan Tan and Damian Smith in Wheeldon’s After The Rain.
(© Erik Tomasson)

Avoir le premier authentique chef d’œuvre d’un artiste encore en devenir est du meilleur effet dans une collection. Helgi Tomasson a le pas de deux de After The Rain, créé sur la muse de Christopher Wheeldon (présent dans la salle), Wendy Wheelan. Sur la partition minimaliste d’Arvo Pärt, le chorégraphe britannique du New York City Ballet a ciselé un pas-de-deux tout en intrications des corps et des lignes où les poses bizarres se succèdent sans jamais verser dans l’acrobatie. La danseuse (Yuan Yuan Tan à la ligne étirée et quasi abstraite), cambrée en pont, est déplacée dans cette position par son partenaire (le toujours très sûr Damian Smith) sans que jamais un effet comique ne vienne perturber la composition poétique. C’est toujours sur le fil, toujours au bord de la chute, mais il s’en dégage cette atmosphère mystérieuse et brumeuse que connaissent les nouveaux amants, au petit matin qui succède à la première nuit.

Lorsqu’on possède les œuvres d’un maître, il est de bon ton d’en avoir plusieurs et de ses différentes périodes. C’est en suivant cette règle que le directeur du San Francisco Ballet a choisi trois registres bien marqués du fondateur du New York City Ballet. Avec Agon, on passait par le « black and white » ballet. Dans le pas de deux, la sculpturale Sofiane Sylve avait l’impassibilité d’une statue alliée à une sensualité de ménade. Dans ce ballet créé pour désennuyer les dieux las, elle était sans conteste la déesse et son partenaire (Luke Ingham) l’adorateur mortel promis à un sort fatal.

Mathilde Froustey (et Pascal Molat). Deux Français au SFB.

Mathilde Froustey (et Pascal Molat). Deux Français au SFB.

Avec Brahms-Schoenberg Quartet, on était dans le registre ballet robe-chiffon. Le deuxième mouvement, pour un couple et trois demi-solistes féminines sonnait le retour tant attendu de la transfuge du ballet de l’Opéra, Mathilde Froustey aux côtés de Carlos Quenedit. La demoiselle se jouait des changements de direction imposés par Balanchine avec ce mélange de réserve et de distance auquel on reconnait nos danseurs nationaux. Une petite œillade par dessous le port de bras pendant un équilibre sur pointe en arabesque et on comprenait tout ce qui peut être dit du glamour à la française … Il suffit parfois de déplacer l’objet sous un autre éclairage pour en redécouvrir les qualités intrinsèques … Personnellement, j’aurais pu me passer de ce changement de latitude ; mais ce n’était vraisemblablement pas le cas de tout le monde. Le programme s’achevait enfin sur un fragment de la Symphony in C de Balanchine… Et c’est peut-être l’unique faute de goût que l’on pourrait reprocher à Helgi Tomasson, notre généreux Amphitryon. Un final brillant ne prend tout son sens que lorsqu’il est présenté avec l’ensemble de l’image. Edward Villella avait ainsi fini son gala d’ouverture de l’édition 2011 du festival par l’intégralité de Ballet impérial, une oeuvre programmée par la suite et donc parfaitement maîtrisée. Là, les dames de San Francisco paraissaient un peu avoir été enfournées dans leurs tutus blancs et les bras du corps de ballet partaient un peu dans tous les sens.

Qu’importe, au vu du reste de la soirée, on reviendra faire une visite avec plaisir.

Et du reste, on l’a déjà fait.

Elgi Tomasson (et Maria Kochetkova)

Helgi Tomasson (et Maria Kochetkova)

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