Archives de Tag: San Francisco Ballet

Liam Scarlett (1986-2021)

Frankenstein - La solitude de la Créature (Steven McRae) - Photo Andrej Uspenski (C) ROH 2016

Frankenstein – La solitude de la Créature (Steven McRae) – Photo Andrej Uspenski (C) ROH 2016

Quels souvenirs laissera Liam Scarlett, chorégraphe britannique disparu vendredi dernier, à l’âge de 35 ans ?

En compulsant mes archives, je m’aperçois que j’ai dû le voir pour la première fois en décembre 2009, dans la danse russe de Nutcracker, qu’il interprétait aux côtés de Tristan Dyer ; en mars 2010, il était de la petite troupe de la danse à la mandoline du Romeo and Juliet de McMillan, aux côtés de Sergei Polunin, Fernando Montaño, Ludovic Ondiviela, Jonathan Watkins et Paul Kay ; en octobre, il figurait, avec Erico Montes, Andrej Uspenski et Dawid Trzensimiech, parmi les soldats en arrière-fond de Winter Dreams, également de McMillan. Et en novembre, il incarnait le maître de ballet – d’une façon très pince-sans-rire – de la Cinderella de Frederick Ashton.

Parmi ses camarades de l’époque, certains ont percé, d’autres non. Lui était déjà sur d’autres rails : depuis 2005, il avait créé, sur de petites scènes annexes où le Royal Ballet teste ses nouveaux talents, une demi-douzaine de pièces. Et il allait bientôt commencer à chorégraphier pour la grande salle, avec Asphodel Meadows (novembre 2010 ; la Prairie d’Asphodèle est l’endroit où, selon la mythologie grecque, séjournent les âmes des morts).

Scarlett était clairement un bébé du Royal Ballet, et certaines de ses créations s’inscrivaient directement dans la lignée de McMillan, avec lequel il partageait une certaine noirceur d’inspiration. Par exemple, Sweet Violets (2012), ballet assez touffu autour du mythe de Jack L’Éventreur, cumulait pas de deux à forte charge érotique et sursaturation narrative (deux traits assez saillants dans Mayerling).  Hansel et Gretel, ballet de chambre créé dans la petite salle en sous-sol du Linbury (2013), conservait la structure du conte de Grimm (Hansel, Gretel, deux parents, une forêt, une sorcière), en extrayait tout le noir subconscient, et le transformait en film d’horreur.

Mais le chorégraphe avait aussi un style propre, dense,  à fleur de peau. Une qualité indissociable de ses choix musicaux. Scarlett aimait le piano, qu’il a mis au centre de ses créations non narratives, avec le double concerto de Poulenc pour Asphodel Meadows, le trio élégiaque de Rachmaninov dans Sweet Violets et le concerto pour piano n°1 de Lowel Lierbermann pour Viscera (2012).

Dans cette dernière pièce – commande d’Edward Villella pour le Miami City Ballet – Scarlett fait fond, une fois encore, sur le lyrisme de l’instrument. La tonalité reste sombre et changeante, comme dans Asphodel Meadows. On songe aussi au Concerto de MacMillan (1966), pour la structure tripartite, les académiques unis et le fond lumineux. Mais Scarlett, exploitant aussi les qualités d’attaque et de vélocité du Miami City Ballet, fait du dernier mouvement un perpetuum mobile digne des finales balanchiniens : un tourbillon énergique dont on n’entrevoit ni ne souhaite l’épuisement.

À Londres, ses créations sont faites sur-mesure pour les interprètes dont il connaît par cœur les points forts : la rapidité du bas de jambe et la flexibilité du haut du corps de Laura Morera, le sens de l’adage de Marianela Nuñez, l’expressivité de Federico Bonelli. Ce dernier est très intense dans The Age of anxiety  (2014, dans le cadre de l’année Bernstein), sorte de Fancy free version gloomy, dont le meilleur moment est une fête alcoolisée où chacun perd le contrôle. Sarah Lamb, en célibataire new-yorkaise tout droit sortie d’un tableau d’Edward Hopper, y était aussi inoubliable.

Dans Frankenstein (2016), le chorégraphe concentre le propos sur la solitude du créateur et l’humanité malheureuse de la créature, mais les scènes pour le corps de ballet frappent par leur aspect conventionnel et répétitif. C’est aussi le point faible – notamment à l’acte I – de sa production de Swan Lake (2018), qui remplace quand même avantageusement celle, usée jusqu’à la corde, d’Anthony Dowell.

Par rapport à d’autres créateurs néoclassiques des années 2010, comme Millepied, Dawson ou Peck, Liam Scarlett fait moins de la complexité des partenariats un  but en soi, et il n’oublie pas de créer une arche narrative dans l’adage. Voyant Hummingbird (2014, San Francisco Ballet), l’ami Cléopold trouvait à la chorégraphie des qualités de « construction, transition et circulation » qu’il peinait à percevoir chez les titulaires de l’école purement américaine du ballet.

Si j’ai aligné tant de noms dans ces souvenirs, c’est que je voudrais qu’ils entourent le mort comme d’un chaud manteau, tenter de conjurer par quelques pauvres mots l’insupportable d’un départ si précoce, et placer l’accent sur les créations plutôt que sur les allégations qui ont fait du chorégraphe un paria aussi vite qu’il était devenu une star du Royal Ballet (à l’inverse de ce qu’ont fait, vite et mal, tous les journaux qui ont simplement repris une dépêche AFP au cours du weekend).

Même si sa famille a souhaité garder secrètes les circonstances de la mort du chorégraphe, elle intervient tout juste après que le ballet du Danemark a annoncé la déprogrammation de son Frankenstein, initialement prévu pour 2022, en raison d’allégations d’inconduite envers son personnel entre 2018 et 2019, et on ne peut s’empêcher de supposer que Liam Scarlett l’a reçue comme une condamnation sans appel.

Dans le ballet Frankenstein, justement, une scène montrait un comportement de meute à l’égard d’un des personnages. Et c’était aussi glaçant que l’attitude d’institutions qui se dédouanent aujourd’hui, dans une logique de bouc-émissaire, de n’avoir rien vu hier.

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Cérémonie des Balletos d’Or 2013-2014 : la bataille des egos

Louis Frémolle par Gavarni. "Les petits mystères de l'Opéra".

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

De retour à Garnier pour sa troisième édition, la cérémonie de remise des Balletos d’or était idéalement pensée pour le 15 août. Il s’agissait de prendre le frais autour du fameux « lac » de l’Opéra, voire, pour les plus hardis, d’y faire trempette à tour de rôle. À cette fin, la brigade subaquatique des pompiers de Paris avait gentiment ouvert la grille qui ferme l’entrée de la mare. Pour l’occasion, Fenella s’était tricoté une tenue de naïade assez osée. C’était sans prévoir qu’une température extérieure de 15°C conduirait les invités, pour certains déjà vêtus d’hiver, à craindre la pneumonie.

On trouva donc des dérivatifs. Certains profitèrent de l’affluence pour déclamer des vers de mirliton ; d’autres tentèrent de refiler des rogatons (« grâce au système d’abonnement pour la prochaine saison, j’ai déjà plein de places en trop pour L’Anatomie de la sensation, qui en veut ? »). Les couloirs labyrinthiques favorisaient apartés et conciliabules. Une bonne chose quand on brûle de faire connaître à la nouvelle direction les vrais enjeux dont elle doit s’emparer. James, ayant coincé Stéphane Lissner contre une voûte, lui enjoignit d’enfin supprimer les deux drapeaux dont le profil défigure depuis quelques années, bêtement, le bâtiment. Plus expéditif, Cléopold tentait de pousser dans la cuve les maîtres de ballet présents, futurs et putatifs qui n’avaient pas l’heur de lui plaire. La plus exposée de ses cibles ne quitta pas sa bouée de la journée.

Hormis ces discrètes manœuvres, l’ambiance était au recueillement. Chacun, se laissant bercer par le reflet de l’eau sur les piliers, tentant d’en percevoir le doux ressac, chuchotait plus qu’il ne parlait, attentif à l’écho imprévisible de sa voix d’une paroi vers l’autre. Cette cérémonie allait-elle, pour une fois, tenir le défi de la dignité et du sérieux ? C’était sans compter sur l’intensité de la passion qui anime les adeptes de la danse et qu’exacerbe le prestige de nos prix.

Brigitte Lefèvre avait été invitée à prononcer ce qui serait sans doute son dernier grand discours. Mais à peine avait-elle entamé son exorde – « Je remercie les Balletonautes de me permettre de pouvoir remettre » – qu’une voix stridente l’interrompait sans ménagement : « T’as pas un peu fini d’enfiler les infinitifs? » C’était bien sûr Poinsinet, le vrai fantôme de l’Opéra, qui n’entend nullement laisser notre Gigi nationale squatter chez lui pour l’éternité. « Déjà, je vais supporter les nouveaux à l’étage, pas question de me coltiner les anciens au sous-sol, d’autant que, moi, question indemnités de départ, j’ai fait tintin ! ». On laissa les huiles s’étriper entre elles, et on passa à la remise des prix aux artistes présents ou représentés. Kader Belarbi faillit pleurer: « c’est mon troisième Balleto créatif, mais je suis aussi ému que la première fois ». Ludmila Pagliero bafouilla des remerciements en charmant franpagnol.

Les titulaires de nos prix citronnés firent bonne figure. En revanche, plusieurs oubliés d’aujourd’hui ou d’hier lancèrent une bruyante et parfois virulente fronde : on nous soupçonna d’avoir un contrat avec Johan Kobborg (deux prix cette fois, encore !), d’être à la fois vendus aux Américains et trop attachés aux vieilleries. Un quidam nous accusa non seulement d’encourager l’exil californien des ballerines, mais aussi de nuire au redressement du chausson français. On pointa aussi – avec plus de vraisemblance, il faut bien le dire – une inclination éhontée du jury pour les bruns, au détriment des blonds et des roux.

Mais le clivage le plus profond prit sa source – cérémonie dans la cérémonie – dans la remise aux Balletonautes eux-mêmes d’un prix décerné par une certaine Mimy la Souris (sans doute une occupante sans titre des lieux, Garnier est décidément un gruyère). « Le sens de la formule, c’est môaa », coassa James. Il joua des coudes, piétina ses collègues, s’empara du prix – une râpe en or massif –, et plongea dans la mare. Cléopold et Fenella se mirent à entonner le chœur final de Platée en sautillant autour du trou. Mais les voilà déjà bousculés par Gigi, qui saisit l’occasion de damer le pion à son successeur : « la modernité, c’est moâ », crie-t-elle avant de rejoindre James. Nicolas Le Riche se lance à son tour, car « la jeunesse éternelle, c’est môa »!

François Alu ne veut pas s’en laisser compter : « les sauts c’est mooâââ ». En robe fourreau lamé Dior, Dorothée Gilbert fait un grand jeté dans le vide au motif que « le placement de produit c’est moâ ». Laëtitia Pujol y va carrément tête en bas, non sans avoir clamé à la cantonade : « le drame c’est moâ !». Certains prétendent avoir aperçu le fantôme de Boris Kochno, à qui l’atmosphère devait rappeler Venise, se faufiler dans l’eau en expliquant que « le digne héritier de Diaghilev, c’était moâ ». En tout cas, personne n’a pu manquer Audric Bezard prenant le temps de se déshabiller (« le sexy boy c’est moâ ») et de rouler des mécaniques avant son triple salto arrière.

Chacun veut l’exclusivité, aucun ne veut admettre que des qualités éminentes puissent être possédées à plus d’un titre ou à des degrés divers. Bref, l’effet pervers des palmarès joue à plein. Heureusement le corps de ballet ramène tout le monde à la raison : « la vraie star, c’est nous ! ». Et de fermer la trappe, histoire d’avoir la paix au moins un jour.

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Les Balletos d’or de la saison 2013-2014

Gravure extraite des "Petits mystères de l'Opéra". 1844

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Lors de la réception qui a suivi la soirée d’adieux de Nicolas Le Riche, le 9 juillet, le premier ministre nous a suppliés de lui livrer en avant-première le palmarès des Balletos d’Or de cette saison. En vain. Quoi qu’il nous en coutât (la permission de nager tout l’été dans la mare aux canards de l’hôtel de Matignon, si rafraichissante), nous avons gardé l’exclusivité pour vous, chers lecteurs. Abracadabra, le voici, le voilà !

***

Ministère de la Création franche

Prix Relecture chorégraphique : Ethan Stiefel et Johan Kobborg (production de Giselle pour le Royal New Zealand Ballet)

Prix musical : Benjamin Millepied et Philippe Jordan (Daphnis et Chloé)

Prix géniale pochade : Les Lutins (création de Johan Kobborg, San Francisco Ballet à Paris ; en vrai et sans Zakharova, c’est sacrément mieux).

Prix Fumeux (ex-aequo) : Saburo Teshigawara (Darkness Is Hiding Black Horses) et Alexei Ratmansky (Psyché)

Prix Noureev : Kader Belarbi, premier à composer un programme potable d’hommage à Noureev.

 

Ministère de la Loge de Côté

Prix épanouissement artistique: Ludmila Pagliero (En rose chez Robbins, Esmeralda chez Petit)

Prix dramatique : Laëtitia Pujol (poignante en Dame aux Camélias, glaçante en Lizzie – Fall River Legend – et superbe liane en Chloé-de-Millepied)

Prix Charbon ardent : Isabelle Ciaravola (Les Adieux dans Onéguine)

Prix mythologique : Sofiane Sylve, déesse implacable dans le Pas de deux d’Agon aux côtés de Luke Ingham (San Francisco Ballet)

Prix d’interprétation : Samuel Murez (le Duc dans La Dame aux camélias)

Prix Shakespeare: Filip Barankiewicz (Petruchio dans la Mégère apprivoisée de Cranko)

 

Ministère de la Place sans visibilité

Prix révélation : Laura Hecquet (toujours aussi sèche mais plus du tout raide)

Prix le large : Mathilde Froustey (Giselle aux antipodes, In the night à Paris)

Prix Clignotant : Eleonora Abbagnato (parfois éteinte, parfois brillante)

Prix pochette surprise : Amandine Albisson qui danse parfois comme un honnête sujet (Palais de Cristal) et parfois comme une grande étoile (Notre Dame de Paris)

Prix Balanchine & Robbins Trusts: Nolwenn Daniel (Palais de Cristal – en rouge ou en blanc – et Dances at a Gathering, en jaune).

Prix de l’authenticité : les filles du corps de ballet de San Francisco pour Les quatre tempéraments (Les Etés de la Danse)

Prix du come-back : Marie-Agnès Gillot

Prix de l’homme invisible  (ex-aequo) : Jérémie Bélingard et Benjamin Pech

 

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Tête à claques : Josua Hoffalt pour son Onéguine charmeur et renfrogné (une seconde nature?)

Prix poulain : Audric Bezard pour son piaffant Incinatus (soirée des adieux Le Riche)

Prix jeune lion : Gergely Leblanc (Ballet National Hongrois), ardent Roméo budapestois.

Prix Oiseau de paradis publicitaire : Dorothée Gilbert

Ministère de la Natalité galopante

Prix Tendresse : Mathieu Ganio et Laëtitia Pujol (Daphnis et Chloé)

Prix Tendron : Marc Moreau (Daphnis & Amour)

Prix Beau brun : Audric Bezard (Mademoiselle Julie et tous ses autres rôles de l’année)

Prix solidarité intergénérationnelle : Vadim Muntagirov et Daria Klimentova (Romeo & Juliet, English National Ballet)

Prix Je-me-touche-les-parties-pour-exprimer-ma-frustration-profonde : Paul Lightfoot et Sol Léon pour leur Shoot the Moon (tournée du NDT à Chaillot)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Navet recuit : Alexei Ratmansky pour ses Illusions perdues (tournée du Bolchoï) et sa trilogie Chostakovitch (tournée du San Francisco Ballet)

Prix Biscotte sans sel : Aurélie Dupont pour l’ensemble de sa carrière

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix affolant : les doublures colorées des jupes pour homme du Winter’s Tale de Wheeldon (Royal Ballet)

Prix Rideau de douche : les pauvres zéphirs de Psyché

Prix Tablier de boucher: Vincent Cordier en tête principale du Cerbère d’Orphée

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Trop tôt : Christophe Duquenne, jeune premier éternel

Prix de la goujaterie déshonnête : Brigitte Lefèvre, pour son « en tant que directeur de la danse, Patrick Dupond était au ballet ce que Juliette Binoche est aux parfums Lancôme : une image » (interview Têtu, juin 2014).

Prix de la Brigittude : Nicolas Le Riche pour diverses déclarations vides de sens («L’Opéra est un endroit social où s’engagent des discussions, des échanges. Un lieu de croisements »)

Prix MacDo : Roslyn Sulcas, s’étonnant que des danseurs français dansent à la française

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Ratmansky et Chostakovitch : rencontres manquées

SFB Etés AfficheSan Francisco Ballet aux Étés de la danse, théâtre du Châtelet. Représentations du 19 juillet (Symphony #9) et du 22 juillet (Piano concerto #1). Chorégraphie d’Alexei Ratmansky, musique de Dmitri Chostakovitch, scénographie de George Tsypin, lumières de Jennifer Tipton, costumes de Keso Dekker.

À chaque fois que je découvre une création d’Alexei Ratmansky, deux questions me viennent à l’esprit. Comment tout ce kitsch – le petit cœur qui bat du Cupidon de Psyché ! – est-il possible ? Et surtout, quelle peut bien être la connexion que l’auteur établit entre chorégraphie et musique ? J’ai longtemps trouvé Ratmansky a-, voire anti-musical (sans pour autant être satisfait de cette formulation). Dans 24 Préludes, créé pour le Royal Ballet, il étouffe par accumulation le phrasé de Chopin (par ailleurs inutilement boursouflé par l’orchestration de Jean Françaix, dont le choix est sans doute un symptôme). Dans Psyché, le mouvement ne semble avoir aucune affinité profonde avec le développement symphonique du poème de César Franck. Peut-être en serait-il autrement avec la trilogie récemment créée par Ratmansky sur des musiques de Chostakovitch, et dont le San Francisco Ballet a présenté à Paris deux pièces sur trois ?

Créée en novembre 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la neuvième symphonie de Chostakovitch est une grinçante pochade de chambre. Tout le contraire de l’œuvre de célébration que le pouvoir soviétique attendait. À l’allegro du premier mouvement correspond une chorégraphie à l’énergie débordante et des développements dansés joliment fouillis. On se dit que cela commence bien. Mais voici le mouvement lent, et il est comme d’habitude chez le chorégraphe truffé d’événements inutilement rapides. Si l’on se réfère aux notes de programme du San Francisco Ballet, le pas de deux réunissant le premier couple présente le compositeur et sa femme se soutenant l’un l’autre en des temps difficiles (Sarah Van Patten et Carlos Quenedit), alors qu’un autre couple représente le régime, le parti communiste (Simone Messmer et James Sofranko), et qu’un soliste que le chorégraphe identifie à un ange – et qui symbolise peut-être l’espoir – nous livre une inévitable série d’entrechats six (Taras Domitro). J’avoue n’avoir rien perçu de ces intentions. Les ayant lues après le spectacle, j’aurais bien aimé revoir Symphony #9 pour en avoir le cœur net. Mais par un coup du destin, la pièce a été déprogrammée de la soirée du 26 juillet, et je ne saurai jamais si je suis aveugle ou bien si le sens que veut donner Ratmansky à sa création n’est simplement pas lisible.

Le second mouvement s’achève sur un solo de piccolo ponctué de cordes en pianissimo. À chaque pizzicato, le couple principal se couche en une série de séquences mécaniques assez représentative de la musicalité de surface (ça y est, j’ai trouvé l’expression juste) du chorégraphe Ratmansky : si un instrument fait « plonk », le danseur fera « plonk » ; une nouvelle séquence orchestrale, l’intervention d’un nouvel ensemble d’instruments, feront débouler sur scène – parfois précipitamment et bruyamment – un petit paquet de danseurs ; la dynamique de la partition semblera souvent délaissée au profit d’une illustration littérale, petit bout par petit bout.

Les trois mouvements suivants – Presto, Largo et Allegretto –, s’enchaînent à vive allure, mais comme le rythme qu’imprime le chorégraphe est assez peu changeant, les accélérations, l’ironie et les saillies un peu bouffes de la partition ne sont pas mises en relief ; à vrai dire, on saisit mieux les intentions de Chostakovitch en voyant Leonard Bernstein diriger la partition en se dandinant qu’en regardant Ratmansky. Lors de cette dernière séquence, un pochoir de George Tsypin donne à voir, dans une veine très réalisme soviétique, des personnages avec bannière rouge en route pour les lendemains qui chantent. On perçoit bien, cette fois, que la tournure militaire que prend le corps de ballet au moment de la proclamation un peu grotesque des cuivres est plus grinçante que pompière. Pour autant, l’héroïsme Bolchoï, sorti de la grosse valise à citations du chorégraphe, est souvent mobilisé au premier degré plus qu’au second.

Dans Piano Concerto #1, le décor est fait de mobiles rouges, en forme de boulon, de marteau ou d’étoile, suspendus au plafond. Le concerto pour piano, trompette et cordes (1933,) fait beaucoup penser à Prokofiev, et pourrait donner lieu à des accelerandos frénétiques. Mais la rythmique chez Ratmansky manque de variété. Le piano est plutôt pour les filles (Sofiane Sylve, Frances Chung). La trompette, jubilatoire chez Chostakovitch, est platement ostentatoire (des tas de sauts virils pour Tiit Helimets et Vitor Luiz). Au fond, je ne sais pas trop bien si les intentions de Ratmansky me restent opaques, ou si son imaginaire conventionnel me laisse sur le bord de la route.

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Dansent les Esprits…

SFB Etés AfficheSan Francisco Ballet au Etés de la Danse. Théâtre du Châtelet. Soirée du 11 juillet : Caprice (Tomasson/Saint Saëns), Ghosts (Wheeldon/C.F. Kip Winger), Four Temperaments (Balanchine/Hindemith). Matinée du 12 juillet : Allegro Brillante (Balanchine/Tchaikovsky), Solo (Van Manen/Bach), In The Night (Robbins/Chopin), Glass Pieces (Robbins/Glass)

La soirée de Gala nous avait permis d’avoir un avant goût bien équilibré de la qualité et de la diversité à la fois du répertoire mais aussi des danseurs du San Francisco Ballet. Lors de la soirée du 11 juillet, on aura pu continuer l’exploration en prenant cette fois-ci le temps de se familiariser avec eux.

« Caprice », d’Helgi Tomasson, n’opérera pas de révolution dans ma perception des œuvres du directeur de la compagnie. Deux couples en blanc et un corps de ballet de sept couples en jaune folâtrent sur des pages de Saint-Saëns extraites des Symphonies n°2 et 3. Le corps de ballet endosse sagement la masse orchestrale et les 2 couples de solistes les soli des musiciens. Les pas de deux s’enroulent et se déroulent comme il se doit. Yuan Yuan Tan, toute en lignes sinueuses – ce qui n’exclut ni le poids au sol ni la force – bénéficie d’une jolie entrée passant de garçon en garçon (son partenaire Luke Ingham et trois membres du corps de ballet). Maria Kochetkova écope quant à elle d’une chorégraphie qui magnifie son côté « charmant petit oiseau », soit qu’elle danse seule ou soit qu’elle se livre aux bras de son partenaire, Davit Karapetyan. On l’aura compris, on est dans la veine « Balanchine robes-chiffon ». Seulement voilà, Mr B. créait déjà des ballets de ce style dans les années 60 et cette pièce date de 2014 (Les petit débardeurs sans manches, seyants comme des pourpoints, que portent les danseurs semblent être la seule concession à l’époque contemporaine). Du coup, l’ennui s’installe un peu lors du double duo pour les couples solistes du 4e mouvement d’un ballet qui en compte cinq. « Caprice » reste néanmoins une pièce d’ouverture tolérable.

San-Francisco-Ballet-Ghosts-c-Erik-Tomasson

San-Francisco-Ballet-Ghosts-c-Erik-Tomasson

Avec « Ghosts » de Christopher Wheeldon, on est définitivement plus dans l’air du temps. Sur une partition quelque peu planante de C.F. Kip Winger, les danseurs en costumes victoriens semi-transparents s’associent en groupes reproduisant une chorégraphie en fugue glissée sous un clair de lune embrumé. Les garçons manipulent les filles par les épaules et les font tournoyer puis se couchent au sol et les déposent, le dos cambré sur leur ventre. Leurs lents déboulés font ressembler les demoiselles à des cadavres exquis (premier mouvement). Au début du deuxième mouvement, les filles, soutenues par les épaules, les pieds « flex », semblent défier l’apesanteur. On distingue une âme heureuse, Yuan Yuan Tan, dans un pas de deux un brin longuet, et une âme tourmentée, Sofiane Sylve, qui traverse la scène en diagonale comme une fusée. C’est le seul élément vraiment dramatique dans ce ballet qui ne nous précise pas qui sont ces âmes, si elles sont en couple (puisqu’elles dansent le plus souvent en binôme) ou encore si elles ont une raison précise de se balader comme cela dans une semi-pénombre. Le programme vous expliquera que c’est voulu. Mais cet au-delà poétique, jamais vraiment effrayant, reste un peu trop sagement esthétique. Dans « Ivesiana », Balanchine éludait tout autant la narration mais installait beaucoup plus sûrement le malaise.

C’est justement avec les « Quatre Tempéraments » du même Balanchine que le San Francisco Ballet terminait son premier programme. Et s’il était besoin d’une quelconque preuve de l’existence d’une véritable modernité et d’une authentique intemporalité, il faudrait se tourner vers ce ballet de 1948. Après toutes ces années, la technique classique y apparaît dans toute sa crudité. Parfaitement mise en valeur par le corps de ballet (quand Paris a, depuis quelques temps, trop tendance à arrondir les angles), la chorégraphie reste à la fois étonnamment claire tout en préservant un mystère autour des danseurs. Sont-ils des individus, des allégories ou de simples matérialisations de la musique ? Sans doute tout cela à la fois. Le fatras psychanalytique de la création s’est estompé aussi sûrement que les costumes originaux ont été remisés aux oubliettes. Les filles du corps de ballet sont à la fois des nymphes tentatrices (la série des grands battements en carré pour Mélancolique) ou d’implacables rouleaux compresseur industriels (la marche sautée sur pointe des quatre filles dans Sanguin). On ne sait pas sur quel pied danser… C’est merveilleux. Côté solistes, c’est plus inégal. Les trois thèmes sont bien dans le ton (mention spéciale à Kristina Lind et Raymond Tilton dans le premier) même si le troisième s’essouffle un peu (la pose iconique du poison renversé est presque escamotée). Dans Mélancolique, Taras Domitro assure la partie technique mais manque de cambré pour ses chutes contrôlées. Dans Sanguin, Frances Chung alterne avec art le tendu classique et le relâché jazzy mais son partenaire nous a paru un peu vert. Davit Karapetyan a une danse expressive et de très jolis bras dans les pas de caractère de Flegmatique. Malheureusement, comme trop souvent sur cette saison parisienne, le plié répond aux abonnés absents. Heureusement, dans Colérique, Sofiane Sylve traverse une fois encore l’espace à la vitesse d’une roquette. C’est pour notre plus grand bonheur.

2008 Tour - New York San Francisco Ballet in Balanchine's The Four Temperaments. (Choreography by George Balanchine © The George Balanchine Trust; Photo © Erik Tomasson)

2008 Tour – New York
San Francisco Ballet in Balanchine’s The Four Temperaments. Sofiane Sylve as Choleric
(Choreography by George Balanchine © The George Balanchine Trust; Photo © Erik Tomasson)

Le 12 juillet, on redémarrait justement le programme avec un Balanchine de la plus belle eau. Dans la veine « chiffon », « Allegro Brillante », sur la symphonie inachevée de Tchaikosky, rassemble un couple de solistes et quatre de demi-solistes. Ces derniers ouvrent le bal comme une constellation. Ils sont déjà en train de danser lorsque le rideau se lève, faisant écho à la musique qui nous livre le thème principal comme atténué par la distance. C’est lorsque le thème est traité en majeur qu’intervient l’entrée du couple principal. Commence alors un mélange d’entrelacs précieux et de décalés modernes. À l’occasion, chacune des deux étoiles se transforme en leader de son sexe. Dans ces passages, Carlos Quenedit se montre correct mais reste définitivement sur le mode mineur. Maria Kochetkova, quant à elle est tout ce qu’on peut espérer d’une étoile – légère, technicienne accomplie, musicale et honnête dans sa présentation de la danse – ou presque. Presque… Il lui manque juste ce tout petit soupçon de magie auquel on reconnaît les divines – jadis Platel chez nous, aux côtés d’un très jeune Nicolas Le Riche ou encore et surtout la créatrice du rôle, Maria Tallchief dont l’aura a été préservée par la télévision canadienne dans les années 60.

Il fallait passer par « Solo », un Hans van Manen comme il se doit expressionisto-hyperactif laissant ses trois danseurs la plupart du temps entre deux positions (Joseph Walsh y exécute néanmoins de très jolies pirouettes avec la tête décentrée), avant de pouvoir repasser aux choses sérieuses.

Avec « In The Night » de Robbins, on ne sait jamais vraiment si les danseurs sont des esprits ou des couples véritables. On observe et on passe entre deux mondes sous un ciel nocturne étoilé. Dans le premier couple, Mathilde Froustey allie la précision des lignes qui fendent l’obscurité et absence de poids aussi bien en l’air, aux bras d’un très romantique Rubén Martin Cintas, qu’au sol. Elle sait introduire de petites accélérations qui mettent en relief certaines poses expressives comme ce coucher du cygne après une pirouette sur pointe. Sofiane Sylve et Tiits Helimet forment un « couple mûr » sous le signe de l’orage qui couve. Lui, semble incarner le mari scandinave qui a épousé une méditerranéenne qu’il ne sait toujours pas comment appréhender. Les bonnes manières sont teintées de ressentiment. Enfin, Sarah van Patten joue la carte du drame aux côtés de Luke Ingham. Les disputes pantomimes ressortent presque plus que la danse elle-même qui est pourtant ciselée. Dans le final, chacun reste très investi dans son personnage. Froustey vole, Sylve initie une danse de société et Van Patten se pend au cou de son amant. Vingt minutes ont passé ? Vraiment ?

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« Glass Pieces » venait clôturer cette matinée presque sans nuages. Malheureusement, l’orchestre était un peu à la peine, surtout dans les volutes répétitives de Rubric. Les marches citadines du corps de ballet faisaient néanmoins leur petit effet. Les trois couples se posaient parfaitement en contraste avec ce quotidien effervescent. On peut extrapoler et y mettre ce qu’on veut (ma voisine me glisse à l’oreille que cela lui donne envie de revoir les anges radieux du triptyque de Keith Haring à Saint Eustache). Mais pour moi le contraste est déjà bien assez fort : on voit des gens qui dansent au milieu de simples piétons… Pour Façade, placé haut dans le théâtre, on perd un peu le côté ombre chinoise de la guirlande de fille.  Yuan Yuan Tan est encore aux côtés de Damian Smith. Mais son rendu du pas-de-deux central manque de poids et d’angularité. Qu’importe, le final sur Akhnaten vous emporte à nouveau sur les ailes de la danse.

Keith Haring et Glass Pieces. Tryptique. Pourquoi pas...

Keith Haring et Glass Pieces. Tryptique. Pourquoi pas…

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Deux Giselles aux antipodes (Tomasson / Kobborg&Stiefel)

Capture d'écran

Mathilde Froustey dans Giselle (capture d’écran)

Giselle, production de 1999 par Helgi Tomasson pour le San Francisco Ballet (San Francisco, soirées des 28, 30 & 31 janvier).

Giselle, production de 2012 par Ethan Stiefel et Johan Kobborg pour le Royal New Zealand Ballet (Los Angeles, matinée du 2 février)

Il existe en Californie quelques bâtiments – comme le Palace of Fine Arts à San Francisco, ou la villa Getty à Los Angeles – inspirés de l’architecture antique, et qui n’en sont que de grossières approximations. On peut en dire autant de la production de Giselle par Helgi Tomasson (1999), tant elle sonne faux. Un méchant orchestre, dirigé à la truelle, selon les jours, par Ming Luke ou Martin West, tonitrue et savonne la mélodie. L’histoire, l’ambiance et les sentiments – en somme, tout ce qui fait le charme et le prix d’une Giselle – sont brossés d’un trait épais.

Le premier acte fait grincer les molaires : Tomasson rajoute de la pantomime quand elle est inutile, en retranche là où elle serait nécessaire, rabote des subtilités qui font sens et rajoute des complications hors de propos. Le rôle d’Hilarion (bien campé par Pascal Molat les 30 et 31 janvier) est comique au lieu d’être touchant, la prophétie de Berthe est allusive, et l’arrivée de la chasse est purement décorative. Aucune tension ne naît de la rencontre entre le monde paysan et l’aristocratie locale : le rôle du chambellan est creux, et Bathilde comme le duc de Courlande restent le plus souvent les bras ballants et le regard vide. Ce que l’on connaît à Paris comme le pas de deux des vendangeurs est à San Francisco un pas de cinq. L’adage réunit trois filles et deux garçons ; à chaque instant, au moins une des filles est seule. Cela oblige à des arrangements inutilement complexes, dont on doute de la joliesse quand bien même ils seraient réalisés à l’unisson (ce qu’il ne m’a pas été donné de voir). Les variations des garçons ressemblent à des démonstrations de bravoure soviétique.

La chorégraphie pour le corps de ballet ajoute des difficultés en dépit du bon sens, avec des sauts de caractère qu’on verrait davantage dans Raymonda que lors d’une fête paysanne, et au détriment de la qualité d’exécution, avec des portés difficiles sur un seul accord, et du coup jamais à la fois bien faits et sur le temps. Les amies de Giselle agitent leurs bras comme des sémaphores (les paysannes au premier rang derrière elles en ont de bien plus jolis). Helgi Tomasson a rajouté un pas de deux entre Loys/Albrecht et Giselle, qui n’apporte pas grand-chose à la relation entre les deux personnages. Quand Hilarion dévoile l’identité d’Albrecht, son serviteur lui saute dessus dans l’instant, avant même que Bathilde ne soit revenue. L’acte blanc, plus difficile à cochonner, est bien moins crispant. Toutefois, le décor évoque plus une forêt tropicale que la Thuringe, et Myrtha a le mauvais goût d’être encore sur scène sur les premières secondes de la méditation musicale qui signale le repentir d’Albrecht au tombeau. La seule bonne idée de la production est la disparition finale de Giselle, happée de côté par la coulisse (plutôt que dans une trappe verticale comme à Paris).

Mathilde Froustey, joli bijou dans un écrin de pacotille, n’a aucun mal à briller dans le rôle de Giselle (31 janvier). Elle a le physique du rôle : sa fraicheur fait mouche au premier acte, et lors du second, sa finesse et ses épaules tombantes respirent le romantisme. Depuis que la danseuse parisienne a rejoint le San Fransciso Ballet, la critique américaine salue à raison la légèreté de sa technique et la grâce de ses épaulements. Mais j’ai surtout été frappé par la mobilité de la tête et du cou, dont les inflexions, pourtant sans doute très travaillées, donnent une délicieuse impression de naturel. La Giselle de Froustey est une fille modeste, sensible : chaque mouvement exprime son émotion, et l’émotion s’empare de tout le corps. Au-delà de la précision technique, c’est la capacité à faire passer le sentiment à travers le geste qui fait la réussite de son incarnation. Elle fait flèche de tout bois, et insuffle du sens partout (même quand la production n’y a pas pensé) : lors des sautillés sur pointe (elle est la seule à bien en marquer les changements de position), elle regarde sa mère avec tendresse, comme si ce moment lui était une offrande (elle est la seule à ne pas regarder dans le vide). Dans la scène de retrouvailles avec Albrecht, la grande arabesque penchée – démarrée plus tard que les autres interprètes – est précédée d’un mouvement des bras exprimant le pardon d’une manière immédiatement lisible. L’engagement scénique déteint sur son partenaire Tiit Helimets, plutôt inspiré – et jouant bien l’épuisement – au second acte. Dans les rôles principaux, on oubliera en revanche la prestation lourde et brouillonne de Sarah Van Patten et Luke Ingham le 28 janvier (dans l’acte blanc, ils réussissent à ne pas finir leurs assemblés en même temps). Le 30 janvier, Maria Kochetkova était une Giselle crédible, techniquement et physiquement, mais à l’incarnation un peu froide, aux côtés d’un Taras Domitro qui semblait plus soucieux de briller comme à un gala que d’incarner un amoureux.

Albrecht encerclé (capture d'écran)

Albrecht encerclé (capture d’écran)

Grâce au hasard des tournées, on pouvait voir à Los Angeles, la même semaine, la production de Johan Kobborg et Ethan Stiefel pour le Royal New Zealand Ballet. Le fossé avec la Giselle paresseuse et poussiéreuse de San Francisco est énorme. Cette version, créée en 2012, et dramatiquement superbe, pourrait s’appeler Albrecht : le récit surgit tout droit du souvenir d’un homme à l’automne de sa vie, et hanté par son erreur de jeunesse. Le rideau de scène figure un arbre dont les feuilles jaunies s’étiolent et tombent, et dont se découvrent, au cours de l’introduction musicale, les profondes et inquiétantes racines.

Tout – costumes, décors, lumières, chorégraphie et pantomime – est dramatiquement pensé. Le divertissement du premier acte est réinventé, et mis au service du développement narratif : les préparatifs de mariage d’un couple de paysans (dansé par Bronte Kelly et Arata Miyagawa, un peu verts) illustrent les aspirations illusoires de Giselle, qui en profite pour danser l’adage avec Albrecht. Hilarion – dont l’engagement amoureux ainsi que le rôle dans le dénouement sont amenés progressivement – se lance alors dans une variation histrionique (bien dansée par Paul Mathews), à laquelle son rival répond par un solo plus stylé, marquant des points dans le cœur de Giselle. Les parties pour le corps de ballet, de style simple et élégant (Bournonville est sans doute ici un modèle), dessinent de jolis motifs de rondes populaires.

On retrouve dans cette production la cohérence narrative qui faisait tout l’intérêt des interprétations du danseur Johan Kobborg. L’attention au détail y est poussée très loin : Albrecht est clairement prédateur dans ses premières interactions avec Giselle ; lors de la scène de la folie, le duc de Courlande barre la route de son épée à son futur beau-fils, l’interceptant dans son élan vers Giselle ; la mise en scène a même trouvé une solution élégante au problème de la cape d’Albrecht, dont la gestion frise le ridicule dans bien des actes blancs.

Alors qu’à San Francisco, il faut apprécier les interprètes en dépit de la production, avec le RNZB, c’est la production qui met en valeur la compagnie et les danseurs, quelles qu’en soient les qualités et les faiblesses.

Ainsi, la compagnie néo-zélandaise disposant seulement de 34 danseurs, Kobborg et Stiefel ne peuvent aligner que 12 Willis (dont certaines n’ont pas du tout le physique poétique). Ils compensent cet embarras de pauvreté en dessinant intelligemment l’espace, et avec quelques idées fortes : lorsqu’Albrecht se lance dans une série désespérée d’entrechats six, les filles vengeresses l’encerclent de plus en plus près, rendant physiquement sensible l’oppression mortelle qu’elles exercent. L’angoisse gagne le spectateur, jusqu’à ce que les Willis se rangent sur deux rangs (il ne peut plus fuir vu son épuisement, et en même temps, l’espace s’ouvre, permettant la dernière intervention de Giselle). Le jour se lève, chaque coup de cloche est ponctué d’un mouvement (de la tête, des mains, puis des bras) signalant l’évanouissement du pouvoir des Willis. Grâce à une direction d’acteur au cordeau, Qi Huan (remplaçant Kowei Iwamoto, initialement prévu lors de la matinée du 2 février) est le titulaire du rôle d’Albrecht le plus crédible et émouvant qu’il m’ait été donné de voir. Lucy Green est aussi une jolie Giselle, naïve et entière, mais aussi très légère au second acte (avec même certains des petits sauts les plus réussis de la semaine). Le RNZB se promène en tournée avec son orchestre dédié (et son chef, Nigel Gaynor), et il a bien raison : on entend la partition d’Adam enfin servie comme elle le mérite.

Kobborg & Stiefel modernisent Giselle non pas dans le mauvais sens du terme (faire joujou avec un chef-d’œuvre du passé en se pensant plus malin que lui), mais pour l’enrichir et l’adapter à la sensibilité d’aujourd’hui. En ce sens, l’acte blanc ne montre pas seulement des êtres surnaturels issus de l’imagination romantique. Les Willis sont aussi l’instrument du destin : quand Albrecht vieilli revient sur la tombe de Giselle, celles qui lui avaient jadis fait grâce réapparaissent pour réclamer leur dû. La cloche sonne à nouveau, cette fois pour de bon.

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