Finalement, je reste!

tote TänzerinPar Gigi nationale

Il paraît que, dans moins de trois cents jours, je cède ma place à un petit jeune. Il n’en est rien. Je médite ma décision depuis quelque temps : pas possible de partir. C’est une question de responsabilité. Tout a commencé lors du dernier concours féminin de promotion du ballet. Pendant toute une matinée, malgré l’envie qui me picotait, je n’ai pas dit à Benjamin d’arrêter de tripoter son smartphone entre les variations. Croit-il qu’il va pouvoir suivre la troupe sur Twitter ? Durant les fêtes, j’ai donc interrogé ma conscience : la plupart des danseurs  n’ont connu que moi de toute leur carrière. Puis-je les abandonner? Vais-je vraiment m’exiler à Cannes, dont le vif soleil est si mauvais pour la peau ?

Encouragée par de vrais amis (dont les Balletonautes, que je remercie de leur hospitalité), j’ai donc médité ma motivation, mûri ma décision, forgé ma résolution. D’abord – mais ça, c’était déjà prévu de longue date – je vais profiter à plein de mes derniers mois de directrice officielle. Je soignerai mes relations publiques : tous ceux qui n’arriveront pas à assister à la soirée Le Riche du 9 juillet recevront un DVD de Sous apparence de Marie-Agnès Gillot. Ça devrait les consoler. Grâce au paiement anticipé de droits d’auteur, je vais lier les mains de mon successeur pour au moins trois saisons : il sera obligé de programmer le dernier Teshigawara au moins deux fois, sous peine d’être accusé de dilapider l’argent public. Pareil pour les nominations. On a dit que j’avais créé des étoiles trop tôt, trop tard, ou encore au pif ? Je continuerai : on parlera longtemps des étoiles Lefèvre comme on a parlé des étoiles Noureev. Et tant pis s’il y a aucun reliquat pour le pauvre Millepied (au passage, quand même : au moins mon nom ne donne-t-il pas prise à de stupides jeux de mots).

Durant mon règne, je le fais observer, personne n’a attenté à la dignité de la fonction. C’est d’ailleurs le deuxième axe de ma campagne d’ici l’automne : faire en sorte qu’on me regrette déjà tellement si fort qu’on ne me laissera pas partir. Mon atout majeur : la presse est dans ma poche. Si vous y pensez bien, j’ai déjà réussi à faire croire à tout le monde que La Bayadère de Noureev, c’est moi ! (alors qu’elle avait été commandée par Patrick Dupond). Tout le monde me crédite aussi d’avoir ouvert le répertoire de l’Opéra de Paris, comme si Kylian, Forsythe ou Cunningham n’avaient pas déjà été programmés avant que j’arrive. Et j’adore lire dans la presse que je suis la « bonne fée » d’Agnès Letestu, c’est fou comme les critiques sont cucul. Depuis douze ou treize ans qu’elle officie au Monde, Rosita Boisseau n’a pas commenté en détail l’interprétation d’un seul danseur de l’Opéra de Paris. Eh bien, grâce à moi, elle a enfin parlé d’une nomination d’étoile  – celle d’Alice Renavand – en décembre dernier. C’est dire si mon pouvoir est grand. Je vais d’ailleurs lui proposer un partenariat au long cours : elle pourra encore signer de son nom plusieurs livres de photos de l’Opéra de Paris qui, comme le dernier, ne lui coûteront pas plus de dix pages de texte à chaque fois.

Mais ne croyez pas pour autant que je défierai la légalité. François Mitterrand a dit, lors de ses derniers vœux à la nation : « je crois aux forces de l’esprit, et je ne vous quitterai pas ». Je ferai comme lui. Je resterai à Garnier comme une divinité tutélaire dont l’aura inspirera mon successeur. Chaque jour, dans son bureau, il regardera ma photo et se demandera, paralysé par l’angoisse : « que ferait-Elle ? ». Mon bilan le hantera.

Mon esprit rodera partout. Depuis que j’ai raconté, lors de la dernière tournée au Bolchoï, qu’il n’y a pas une production que je ne découvre depuis les petites places pas chères du haut de la salle, de mauvais plaisants jouent à « T’as pas vu Brigitte ?» en courant entre l’Amphi et les cinquièmes loges. Ils n’ont rien compris : c’était de l’anticipation ! Oui, depuis vingt ans je navigue entre l’orchestre et le balcon, mais bientôt je voguerai dans les cintres, je chatouillerai les consciences des décideurs et les aisselles des spectateurs des loges de côté, je serai LA fantôme de l’Opéra !

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1 commentaire

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Une réponse à “Finalement, je reste!

  1. a.

    (où j’ai pouffé de rire dans mon café)