Darkness is Hiding Black Horses (Teshigawara, 2013) / Glacial Decoy (Brown/Rauschenberg, 1979) / Doux mensonges (Kylián/Monteverdi – Gesualdo – Chants grégoriens; scénographie et lumières de Michael Simon, 1999) – Opéra Garnier – soirée du 4 novembre 2013
Il fut un temps où l’on cherchait à divertir en instruisant. Les programmateurs d’aujourd’hui se piquent de vous barber intelligemment.
La soirée Teshigawara/Brown/Kylián est un modèle du genre nouveau. Dans le programme, le professeur en Sorbonne Georges Banu – sommité des études théâtrales – expose avec brio le fil conducteur entre les pièces : le dialogue avec l’espace scénique (« profondeur des ténèbres, dessous et dessus, cour et jardin »). Sur le papier, c’est captivant. En scène, c’est parfois aussi gouleyant que du vinaigre.
Saburo Teshigawara a conçu la chorégraphie (entre épilepsie et robotique), la musique (bruitages à haute et basse fréquence, mélodies, bruits de galop et de respiration de chevaux), la scénographie (des geysers de fumée qui crachotent par intermittence) comme les lumières de « Darkness is hiding Black horses ». Il a aussi pris en charge les costumes, bouleversant par là-même ma conception de la maille. Le créateur se proclame à la recherche de moments « minuscules, imperceptibles », et dit candidement se situer « en ce sens en deçà d’une ambition d’écriture chorégraphique, ce qui est un défi pour un projet à finalité scénique ». On ne saurait mieux dire ; il m’a fallu me mordre la main au sang pour ne pas tomber de mon strapontin.
Je me suis découvert moins imperméable à la poésie minimaliste de Glacial Decoy (autrement dit « Leurre glacé » ; boudiou, mais que fait la commission générale de terminologie près le ministère de la culture?). Dans un silence à peine perturbé par le claquement de l’appareil à diapositives (et par mon voisin de gauche qui s’est beaucoup gratté les poils du menton), le dispositif imaginé par Trisha Brown et Robert Rauschenberg convoque des images en noir et blanc défilant sur un panneau en fond de scène, et des apparitions/disparitions, entre cour et jardin, et finalement dans le même sens que les diapos, de quelques évanescentes danseuses en vaporeuse robe-mousseline, aux membres super release et aux changements de direction sans cesse renouvelés. Un petit tour et puis s’en va, puis revient, toute seule, à deux, à trois, plus rarement quatre, fugacement à cinq. Il y a deux raisons pour lesquelles j’aime bien Trisha Brown: ses trouvailles de partenariat, douces, inattendues, où toute partie du corps de l’autre peut servir pour rebondir, se propulser dans l’espace ou se reposer un instant (rappelez-vous les matelas vivants accueillant le chanteur épuisé de son Voyage d’hiver en 2002, ou pensez aux portés réversibles dans Newark). Mais nous sommes ici dans la veine monadique du travail de la chorégraphe : chaque protagoniste danse la même chose que sa voisine, dans l’indifférence la plus entière. Il y a aussi son étonnante faculté à faire exprimer par le corps – de manière « non-clichéd », comme elle disait – un ébranlement intérieur (regardez le précipité des pas du poète dans sa mise en scène de l’Orfeo de Monteverdi en 1998, l’effondrement en elle-même de Phèdre ou le pépiement gestuel de la petite bergère dans les extraits d’Hyppolite et Aricie, une de ses dernières réalisations, en 2010). Mais ce deuxième motif d’attachement est ici également délaissé, au profit d’un pur dispositif conceptuel.
Il faut attendre la fin de l’entracte pour vivre un dialogue enfin à la fois abouti et passionnant entre un espace, une idée et des corps qui dansent. On peut faire du discours sur Doux mensonges, décrypter les notes d’intention du chorégraphe, disserter sur la scénographie (qui donne à voir ce qui advient en dessous de la scène, pas toujours beau à voir), mais, en tant que spectateur, on peut aussi s’en passer. Qu’une œuvre soit mystérieuse et ouverte à l’interprétation n’empêche pas qu’elle soit prenante. On aurait bien aimé une soirée avec trois pièces de Jiří Kylián. Et tant pis si les interprètes d’aujourd’hui ne font pas oublier ceux d’hier, on les regarde sans avoir besoin de se tenir les paupières.
Entièrement d’accord avec vous sur la soirée Teshigawara / Brown / Kylian… « Doux mensonges » est une très belle oeuvre mystérieuse…
Vous m’ôtez tout regret de n’avoir pu venir…
Vos commentaires concernant le 1er ballet sont très drôles , il vaut mieux rire en effet, car moi je l’ai mal pris : convoquer NLR pour faire le sémaphore, ça m’a vraiment agacée. Et oui il est bon de se laisser aller devant Kylian, vous le dites très justement. Concernant les interprètes, Renavand et Abbagnato n’ont pas à rougir d’une quelconque comparaison, elles étaient assez fascinantes lors de ma représentation.