Ballet du Théâtre Bolchoï – Illusions perdues – Soirée du 7 janvier
Certaines erreurs sont fatales. L’une d’elles, qui consiste à voir son héros de papier incarné, en chair et en os, dans un autre genre artistique, est trop méconnue. Le souvenir, incrusté dans votre esprit, ne vous quitte plus, et votre vie est foutue. Il m’a fallu environ une dizaine années pour me remettre d’avoir vu La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (1947), car j’avais formé une idée bien différente de Fabrice Del Dongo. Heureusement, Gérard Philipe est idéalement poétique, et le noir et blanc aide à la prise de distance. En revanche, plus de 20 ans après le film de Claude Berri (1993), je ne suis pas encore sûr de pouvoir relire Germinal sans que le visage et la voix de Miou-Miou, Renaud et Gérard Depardieu viennent s’interposer entre Zola et moi. En tout cas, je n’irai certainement pas voir « Les Miz » au cinéma (2012), car une identification pour l’éternité entre Jean Valjean et Hugh Jackman est un risque que je ne saurais courir (qu’on me pardonne la longueur de l’énumération, la rédaction des Balletonautes m’a demandé de faire transgénérationnel).
Autant vous dire que l’idée d’une adaptation chorégraphique d’Illusions perdues pétrifiait d’avance mon petit cœur fragile. L’idée de donner un visage à mon Lucien de Rubempré me paraît presque sacrilège. Balzac le décrit pourtant très précisément, et multiplie les références visuelles. Florine, qui le compare à l’Apollon du Belvédère, le trouve « gentil comme une figure de Girodet ». Livre en main, chacun est-il, au moins, libre de choisir laquelle.
Mais laissons-là ces réserves d’atrabilaire, car l’adaptation d’un roman qu’on aime offre de stimulantes perspectives pour l’esprit littéraire. Comment un librettiste peut-il se dépatouiller de cet épisode de La Comédie humaine ? On suppose bien qu’il élaguera : impossible, en deux heures, de caser les débuts angoumois (Les deux poètes), comme les démêlés financiers et judiciaires de David Séchard (Les souffrances de l’inventeur) : le contraste, physique et moral, entre Lucien le poète et David l’inventeur pourrait être un intéressant matériau, mais il faudrait rester en province, et les histoires de pâte à papier et de saisie pour dettes seraient difficiles à traduire sur scène. Et on se doute bien qu’on n’ira pas jusqu’aux dernières pages, où un Lucien parti se jeter à l’eau se fait cueillir au bord du chemin par Vautrin déguisé, qui s’institue illico son protecteur (« Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu’en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain ») : ce serait une idée pour Neumeier, pas pour le Bolchoï.
Reste donc la séquence centrale (Un grand homme de province à Paris), qui, quand on y pense, fourmille de potentialités chorégraphiques (misère, luxe soudain et équivoque, chute). Sauf à prendre les spectateurs pour sottes gens sans lecture, le défi est de faire écho, même lointainement, à l’œuvre originale (ami lecteur, « gens » est féminin même quand il y a des hommes dans le tas. Je ne développe pas, la direction des Balletonautes m’a demandé d’arrêter de faire transgenre).
Par exemple, on aurait pu imaginer – c’est un des ressorts du roman – Madame de Bargeton, se vengeant de Lucien faute d’avoir su regagner ses faveurs et l’arracher aux bras de l’actrice Coralie. Cela aurait permis de jouer du contraste entre deux types de femmes, dont l’une aurait eu, dixit Balzac, un physique d’os de seiche : « Coralie a perdu cet enfant-là. S’il n’avait pas eu l’actrice pour maîtresse, il aurait revoulu la seiche, et il l’aurait eue ». (Je ne veux pas vous dire qui j’aurais vu dans ce rôle, les actionnaires des Balletonautes ont refusé de me payer un garde du corps).
Une autre piste serait de montrer Lucien ballotté entre le Cénacle des littérateurs sans concession (autour de Daniel d’Arthez) et le cercle de ses amis journalistes (autour d’Étienne Lousteau), à la camaraderie facile mais fausse et jalouse. En tout cas, on attendait avec intérêt le portrait dansé d’un homme qui, au moral, est aux antipodes du héros romantique. Qu’on y songe : le beau Lucien, gâté par la faveur dont il jouit auprès des femmes, entretenu par Coralie (ça aurait pu donner un pas de deux original), se perd par facilité, naïveté, vanité et paresse. L’aristocratie qu’il aspire à rejoindre le manipule comme une marionnette, et il finit honteusement son premier séjour dans la capitale. Les illusions dont il faut se défaire au cours du roman, ce ne sont pas seulement celles de Lucien sur Paris, ce sont aussi celles de sa famille et de ses proches sur lui. Selon la lettre que Daniel d’Arthez adresse à sa sœur Ève, Lucien est « un homme de poésie, et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s’agite et ne crée pas. Enfin c’est, permettez-moi de vous le dire, une femmelette qui aime à paraître, le vice principal des Français ».
Las, de Balzac, on n’a retenu que le label. Le programme – dont certaines parties sont inénarrables – l’atteste à foison : « Le roman de Balzac est brillant par son titre » dit le compositeur Leonid Desyatnikov. « Dès le début de notre collaboration, Alexeï Ratmansky et moi, nous sommes appuyés sur la force poétique du titre », ajoute le décorateur et costumier Jérôme Kaplan. « Le titre du ballet, Illusions perdues, m’enchante », enchérit le chorégraphe. L’esprit du roman, lui, est introuvable.
Le livret de Vladimir Dmitriev, exhumé des années 1930, fait de Lucien un compositeur de musique qui rêve de percer à l’Opéra. La ballerine Coralie devient sa muse (il lui compose la musique de La Sylphide), mais il se laisse berner par Florine qui lui commande un autre ballet (Dans les Montagnes de Bohême). Il se laisse enivrer par ses gains au jeu (dans le roman, il perd), délaisse Coralie (c’est crétin : Lucien a beaucoup de défauts, mais il est fidèle), sacrifie son indépendance artistique (qui n’est jamais un enjeu véritable : Lucien ne croit pas longtemps réussir par son seul talent), et quand il se rend compte qu’il est joué, revient chez Coralie, qui a entre-temps retrouvé son bedonnant protecteur Camusot. Cette dernière ne meurt même pas à la fin (c’est ballot : il y aurait eu enfin matière à un peu d’émotion vraie). Lucien se retrouve tout seul dans un grand appartement vide, et il se roule un peu par terre.
La production du Bolchoï n’est tissée que de clichés. Le premier danseur est efféminé, le créateur est torturé, Camusot ne veut pas partager Coralie et Lucien non plus (dans le roman, c’est bien moins net : quand Camusot trouve les bottes de Lucien dans la chambre de Coralie au petit matin, il fait semblant de ne pas les voir). Ces simplifications bêtasses seraient pardonnables, à la limite, si on ne s’ennuyait continûment (les trois actes font 1h45). La musique accumule les références, la chorégraphie aussi. Tout est fait au kilomètre. Manquent la tension, l’inspiration, l’inventivité et la grâce. Le corps de ballet est condamné à une partition répétitive, et les pas de deux entre Coralie (Anastasia Stashkevich) et Lucien (Vyacheslav Lopatin) sont étonnamment dénués de sensualité.
Le summum de la laideur – et je pèse mes mots – est atteint avec le remake de La Sylphide : c’est si agité qu’on voit, au lieu d’êtres surnaturels ne touchant presque pas terre, des libellules coincées trop près d’un tube à néon. Il y a, en particulier, pour la soliste, une série de sissonnes tellement heurtée qu’on dirait les sauts d’une joueuse de tennis peu douée. Et tout au long des trois actes, les évolutions du corps de ballet dans l’espace sont toujours simplettes (une ligne, un cercle). Cela n’empêche pas Guillaume Gallienne, conseiller à la dramaturgie sur le ballet, d’affirmer que la chorégraphie est « assez balanchinienne ». C’est à se casser le coccyx par terre.
Alexeï Ratmansky est, fondamentalement, un chorégraphe à pastiche. Il enchaîne les passages obligés comme on coche les pages d’un Baedeker : un parallèle avec l’histoire de la danse ? Ce sera Coralie/Taglioni et Florine/Elssler. Florine (Anastasia Meskova) dansera sur une table ronde comme chez Béjart. Le garçon exprimera son désespoir sur un accord rappelant Chopin comme chez Neumeier. Mais au final, les clins d’œil à l’histoire de la danse ne font pas une création. Les décors sont plats, les contrastes très affadis, avec rien qui suggère ni la débine ni l’apothéose du luxe (c’est Paris version carton-pâte). Les nuages qui passent et les trois passages chantés cherchent à créer une atmosphère mélancolique. Le contresens est complet. Seul avantage de ce ballet : le lien est si distendu avec l’original que le Lucien dansé ne laisse aucune empreinte rétinienne dans votre imaginaire personnel.
Je n’ai pas vu le ballet mais, en balzacienne que je suis, la dernière phrase de votre article m’a ravie!