La Belle au bois dormant, Opéra-Bastille, représentation du 2 janvier 2014
Au mont Ida, le berger Pâris fut invité à désigner la plus belle entre trois déesses. Tel que narré chez Offenbach, Minerve dit mériter le prix pour sa « réserve », sa « pudeur », sa « chasteté », Junon le réclame par « naissance » et « orgueil », mais c’est Vénus, qui ne dit rien – et dont la beauté se pare d’un peu d’abandon –, qui gagne la pomme. J’ai chantonné La Belle Hélène toute la nuit après avoir vu Svetlana Zakharova, dont la beauté matrone-guerrière m’a paru bien éloignée de ce qu’on attend d’une Aurore aux doigts de rose, et laissé froid comme les marbres. Il paraît que l’étoile du Bolchoï est une référence mondiale. C’est pour moi – au même titre que le succès planétaire de Starbucks – un des mystères du monde moderne.
Mais qui suis-je pour contester? Je ne peux guère raconter que ce que j’ai vu : un Belle qui ne ravit pas de fraîcheur juvénile lors de son premier bal, n’emporte pas dans le rêve quand elle apparaît en songe à Désiré, et se fait altière dans la scène du mariage, sans la musicalité ouatée dont ont su faire preuve d’autres danseuses au cours de cette longue série. S’il faut parler technique, les équilibres ne sont pas superlatifs, le levé de jambe est excessif, les attitudes trop ouvertes et les ronds de jambe, eux aussi trop ouverts, font gratouillis dans le vide. Serait-ce une question de style ? Pas seulement: je n’aime pas non plus le haut du corps, et surtout ni les bras ni les doigts, trop secs, trop cassés, trop anguleux. Serais-je victime de mon préjugé contre les danseuses longues et maigres ? Que nenni, j’ai bien aimé Laura Hecquet, dont on voit si bien le squelette, mais qui a su casser le carcan (matinée du 7 décembre). Et Myriam Ould-Braham, dont les bras sont presque des brindilles, leur donne pourtant une qualité de suspension enchanteresse, les laissant flotter parfois de manière si libre qu’on croirait qu’elle ne les travaille ni ne les pense (c’est sans doute l’art suprême).
Il y a, durant la vision d’Aurore au deuxième acte, un passage que j’appelle de la balancelle, où la demoiselle, tenue aux hanches par son prince charmant, alterne les développés en quatrième devant, le buste partant en arrière, et les développés en arabesque penchée. C’est un moment délicat où le sens du partenariat peut se déployer : avec Ludmila Pagliero et Josua Hoffalt, il y avait un joli parallèle d’éloquence entre la jambe droite de la première et le bras gauche du second (matinée du 8 décembre). Chez Myriam Ould-Braham, on aime le coup d’œil vers le Désiré, qu’elle ne manque pas de donner à chaque passage de la tête en arrière (avec Mathias Heymann, soirée du 28 décembre). Svetlana Zakharova livre, quatre fois, exactement, la même posture guindée aux bras, sans se préoccuper outre mesure du mec qui la trimballe dans l’espace.
C’est pourtant David Hallberg. Le danseur américain a de belles lignes lyriques, un très beau cou de pied, une technique sûre, moelleuse, déliée. Voilà un danseur noble à la Dowell. Je suis un peu gêné – au final c’est un détail – par les retirés trop croisés, qui induisent un passage devant-derrière trop marqué, et confèrent du coup au mouvement une tonalité un peu extérieure. Et puis, dans le solo de la scène de chasse, le visage reste neutre : on assiste à un très beau moment de danse, pas à une méditation comme avec Mathias Heymann (grisant par la précision et le naturel de ses changements de cap ; 28 décembre). Au troisième acte, Hallberg enlève sa variation avec brio, et Zakharova n’emballe pas plus qu’auparavant (à ceci près que le costume lui cachant mieux les épaules et les bras, on est moins choqué). À la sortie, lisant que Roslyn Sulcas saluait des représentations « extraordinaires », témoignant d’un classicisme « à son plus pur et son plus beau », je me suis dit qu’on n’avait sans doute pas le même dictionnaire (et plus prosaïquement, avec l’accent parigot : « si c’est ça la pureté, elle peut aller se rhabiller »).
J’aime décidément beaucoup comme vous ne vous laissez pas entraîner par l’enthousiasme prétendument général… Pour ce qui est du succès planétaire de Svetlana Zakharova, je crois que je commence à en avoir une bonne idée après avoir observé moult comptes Pinterest dédiés à la danse : les levés de jambe y sont une véritable obsession, au point que des images de gymnastique se faufilent dans des tableaux qui comportent pourtant « Ballet » dans leur intitulé. Et la marque de fabrique de Svetlana Zakharova, c’est un peu le développé seconde à l’oreille, non ? Il y en a beaucoup d’autres, c’est vrai. Mais entre ses invitations à Paris et les captations vidéos (comme La Fille du pharaon), je crois que c’est la première danseuse russe actuelle dont j’ai retenu le nom (phonétiquement, s’entend).
Merci Mademoiselle Souris. Il y a aussi une partie de la presse de danse, qui soit abuse de superlatifs, soit martèle comme évidences des prééminences qui se discutent.