Un Roméo et Juliette magyar : le verbe et l’action

P1070001Rómeó és Júlia. mus : Prokofiev. Chorégraphie : László Seregi. Décors : Gábor Forray. Costumes : Nelly Vágó nemzeti balett. Magyar Álami Operaház (Budapest). Représentations du samedi 12 avril et du mardi 15 avril. Les minutages entre parenthèses correspondent à la vidéo placée en fin d’article.

Créé en 1985, à la toute fin de la période soviétique en Hongrie, le Romeo es Julia de Laszlo Seregi présente un intéressant mélange d’influences. À l’image de la compagnie magyare, entraînée à la méthode russe mais à la sensibilité somme toute très occidentale, le ballet semble littéralement infusé par les emprunts à des versions soviétiques (même si les Hongrois se sont dépêchés d’évacuer la version Lavroski qui leur avait été un temps imposée, la bravura demeure ainsi que certaines poses « oulanoviennes ») mais aussi de l’Ouest. On reconnaît ainsi des bribes de Cranko (dans les pas de deux), de Noureev (dans les scènes de rues et pour la mort de Mercutio), de MacMillan (il y a trois filles de rues, mais elles dansent beaucoup plus) et même, oui, de Maurice Béjart.

Roméo et Juliette, Seregi. Ballet national hongrois. Scène finale. Photographie : Szilvia Csibi. Courtesy of magyar Nemzeti Balett

Roméo et Juliette, Seregi. Ballet national hongrois. Scène finale. Photographie : Szilvia Csibi. Courtesy of Magyar Nemzeti Balett

L’ensemble du ballet n’en est pas moins une œuvre originale et personnelle qui offre un vrai point de vue sur la pièce de Shakespeare au lieu de ne se reposer que sur la narration des faits. Avec l’aide de son décorateur, Gabor Forray, Seregi recentre l’attention sur l’aspect théâtral, fictionnel et donc moral de l’œuvre. La première scène semble traditionnellement s’ouvrir sur le face-à-face des deux maisons véronaises ennemies au travers de deux imposantes façades arrondies se faisant front. Mais on distingue bientôt que ces deux façades sont reliées par des galeries de bois et on comprend alors que ces deux bâtiments figurent en fait l’intérieur du théâtre circulaire du Globe. Sur l’estrade apparaissent successivement tous les protagonistes du drame (0’05-0’15)  s’offrant à l’admiration du public  (le corps de ballet, déjà vêtu pour interpréter les foules de Vérone mais qui fait également assez bien l’affaire pour évoquer le Londres du temps du grand barde). À la fin du ballet, la tombe de Juliette fait écho à cette mise en abyme en se surélevant pour devenir une sorte de podium. Dans la semi-pénombre une dizaine de couples habillés comme les deux amants entourent ce catafalque devenu monument funéraire renaissant. Roméo et Juliette se relèvent alors. Ils deviennent les orants de leur propre tombe ; à moins que ce ne soit la tombe de toutes les amours contrariées par la stupidité humaine.

Les procédés de mise en abyme sont filés tout au long du ballet mais le chorégraphe et son metteur en scène maintiennent la plupart du temps un équilibre entre le narratif et le symbolique. Par le truchement d’un balcon-ascenseur, Roméo et Juliette semblent ainsi passer subrepticement de l’un à l’autre.

Tout n’est pas nécessairement aussi réussi dans ce parti pris littéraire. Seregi a introduit le personnage onirique de « la reine Mab » à l’entrée de la fête chez les Capulets sur la musique dévolue habituellement aux pitreries du trio Mercutio-Roméo-Benvolio, puis au début du duel Tybalt Mercutio (1’02-1’20). Les évolutions toutes béjartiennes de ce personnage féminin à la peau verte et aux cheveux rouges créent une rupture aussi bien chorégraphique que narrative. Cela passe encore, malgré le choc de la découverte, avec la belle étoile Alexandra Kozmer (le 12). Tout le monde ne peut hélas prétendre à ses lignes impeccables et à son élasticité hors du commun.

Mais on ne s’arrêtera pas à ce détail. Le Roméo et Juliette de Seregi est à la fois efficace et fluide. Ce qui retient le plus l’attention, ce ne sont pas tant les soli et les pas de deux, de facture néoclassique, très musicaux mais somme toute attendus, que la façon dont ils respirent naturellement dans les ensembles. Seregi, venu de la danse de caractère, s’avouait lui-même plus à l’aise dans la création des évolutions d’un corps de ballet que dans l’invention d’un solo ou d’un pas de deux. Le Vérone de ce Roméo magyar grouille donc de vie. Les scènes de rixes coulent avec naturel sans qu’on se prenne à compter les nombres de coups en bas et en haut des épéistes improvisés ni qu’on ne voie son attention détournée de l’action par des chorégraphies un tantinet tarabiscotées. La fête de rue de l’acte deux est un petit chef-d’œuvre en soi. Le chorégraphe a su équilibrer les masses du corps de ballet et les évolutions classiques des demi-solistes (les trois prostituées et un sauteur de bâton emprunté du cirque oriental 3’50-4’18). Toute cette effervescence menée de main de maître sert alors les moments intimes réservés aux pas de deux. Et on apprécie ce retour à l’intime. C’est ce qui arrive aussi à l’acte 1 où, après une danse des chevaliers presque trop énergique (1’21-1’40), les deux amants se rencontrent à la lueur d’une chandelle…

Cette chorégraphie sied admirablement à cette compagnie qui, malgré l’indéniable qualité de ses solistes, ravit avant tout par son esprit de troupe.

Roméo et Juliette, Seregi. Ballet national hongrois. Aleszja Popova et Levente Bajari. Photographie : Szilvia Csibi. Courtesy of magyar Nemzeti Balett

Roméo et Juliette, Seregi. Ballet national hongrois. Aleszja Popova et Levente Bajari. Photographie : Szilvia Csibi. Courtesy of Magyar Nemzeti Balett

À ce propos, il nous été donné de voir deux distributions très différentes mais également cohérentes. Le 12 avril, la groupe des principaux protagonistes était caractérisée par la maturité des interprétations. Aleszja Popova et Lenvente Bajári s’entendaient à merveille pour traduire la fougue des amants de Vérone. Elle avait du souffle sous les pieds et une absence d’inhibition souvent enthousiasmante même si c’était parfois au détriment de la pureté de la ligne. Lui, félin, excellent partenaire, partait avec ardeur à la conquête de sa Juliette.

Le duo antagoniste Mercutio-Tybalt était enlevé avec la sûreté de ceux qui connaissent leur affaire par József Cserta, à la danse facile et au plié moelleux (qualité idéale pour cet aimable trublion de Mercutio) et Bence Apáti, un grand gaillard avec autant d’aplomb que de ballon sachant passer subtilement de la colère à la badinerie, puis du jeu au drame.

Le 14, les solistes alliaient en revanche le talent au charme de la jeunesse. Dès la première scène, le trio Montaigu enlevé par Gergely Leblanc (Roméo), Majoros Balázs (Mercutio) et Dmitry Timofeev (Benvolio) avait à la fois cette correction de la ligne issue de l’école et ce côté risque-tout qui vous font reconnaître et aimer les jeunes interprètes. Et tant pis si Mercutio-Balázs, excellent acteur, ne s’est pas montré aussi impérialement élastique que son devancier. Le Tyblat de Kekalo Jurij, cinglant comme une cravache, ainsi que le Paris de Roland Liebich, très noble, étaient là pour soutenir l’attention.

Gergely Leblanc aux saluts de la soirée du 15/04

Gergely Leblanc aux saluts de la soirée du 15/04

Gergely Leblanc, premier soliste de la compagnie et prix de Lausanne, est de ces danseurs qui savent capter la lumière sans avoir à en faire trop. Il présente le haut du corps d’une manière naturelle et projette sans avoir l’air d’y attacher une attention particulière. Son Roméo est un peu comme une fleur de tournesol qui se tourne vers le soleil. Lorsque sa Juliette apparaît, il ne semble plus absorbé que par elle.

Aliya Tanykpayeva et Kekalo Jurij (Tybalt) au second plan.

Aliya Tanykpayeva (Juliette) et Kekalo Jurij (Tybalt) au second plan.

Dans ce rôle, l’étoile kazakhe, Aliya Tanykpayeva, technique impeccable et jolies lignes, donne au rôle des accents presque farouches. Dès la première scène où elle badine avec sa nourrice, elle parait difficilement contrôlable. Sa scène du bal est dans la même veine. Lorsqu’elle a vu Roméo, elle ne prétend même plus face à Pâris. La scène du mariage n’en est que plus charmante. Le pauvre frère Laurent (Oskár Rotter) peine à contenir le désir effréné qui anime les deux tourtereaux. Tout va d’ailleurs très vite, dans ce couple. Dans le pas de deux de la chambre, ils ont déjà leur première dispute ; un détail qui ne m’avait pas paru si évident avec la première distribution. Juliette-Aliya s’y montre impérieuse ; déjà maîtresse femme. Roméo-Gergely, quant à lui est extrêmement émouvant dans son désespoir lorsqu’il se jette en sanglotant au pied de l’autel. Mais l’acte 3 appartient à Juliette. Sa scène de résistance au mariage avec Pâris, extrêmement violente (même comparée aux critères parisiens de la version Noureev) était vraiment admirable : rage à l’encontre des femmes de la famille, dégoût envers Pâris, vaine résistance aux coups du père (très impressionnant György Szirb). Comme dans la pièce, cette Juliette était sans conteste le verbe de l’action.

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1 commentaire

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Une réponse à “Un Roméo et Juliette magyar : le verbe et l’action

  1. J’ai toujours du mal à me convaincre d’aller voir ce ballet, à quelle qu’en soit la version, à cause de la violence de cette histoire de désespoir amoureux. Le procédé de mise en abyme est peut-être à même de rétablir une distanciation bienvenue… merci pour votre si précise lecture, et cette curiosité qui permet au lecteur moins mobile – ou moins téméraire, c’est selon – d’expérimenter une forme d’ubiquité déboussolée.