Fall River Legend / Mademoiselle Julie – Représentation du 1er mars (20h)
Dans son récit de la première de Fall River Legend reproduit dans le programme de l’Opéra, Agnes De Mille relate comment Nora Kaye s’était approprié le ballet en changeant inopinément sa fin. Dans un souci presque ethnographique, De Mille voyait la puritaine Lizzie Borden accepter son sort. Mais en réponse au final de la partition de Morton Gould, Nora Kaye « entrainée par son tempérament de Juive russe » s’était mise, en face de la potence, dans une transe hystérique qui avait sidéré le public. Et la chorégraphe de conclure : « Sa Lizzie était l’une des grande performances d’actrice du XXe siècle. Quelle importance, si je n’aimais pas sa fin ? »
C’est vrai. Fall River Legend n’est pas tant un ballet pour des danseurs qu’une pièce chorégraphiée pour des acteurs qui dansent. Lizzie n’a, à proprement parler, qu’un seul court solo lorsqu’elle virevolte autour du billot et de la hache. Le reste du temps, elle interagit, elle joue mais surtout, elle se fige.
Et lorsqu’elle se fige, la Lizzie de Laëtitia Pujol vous colle la chair de poule. Le visage sans âge encadré par deux bandeaux partagés par une sévère raie centrale, vidée d’expression, la peau grise, les yeux aussi fixes que deux prothèses de verre, elle est laide à faire peur. C’est admirable… On se croirait devant le tableau American Gothic de Grant Wood. Dans le trio aux rocking chairs, elle parvient à passer sans transition du poignant (victime des insinuations de sa marâtre) au malsain (lorsqu’elle se rend compte de la terreur qu’elle a suscitée dans la maisonnée en prenant la hache pour couper du bois). La haine est étonnement palpable dans les regards qu’elle lance à sa belle-mère. Mais tout cela se traduit également dans le mouvement. Des moulinets de la cheville rageurs qui ont la densité de l’airain aux évanouissements presque mousseux dans les bras du pasteur, Pujol porte sa Lizzie vers tous les extrêmes. Elle refleurit brièvement aux bras du jeune homme mais n’est jamais aussi humaine que dans le pas-de-deux hallucinatoire avec sa mère décédée. Lizzie-Laëtitia est une authentique schizophrène.
Avec Mademoiselle Julie, tel qu’interprété par Eleonora Abbagnato, on module à la baisse la pathologie mais pas l’intensité de l’interprétation. Julie-Eleonora allie chic incomparable (ah!, son entrée en tutu d’Amazone, ses attitudes ciselées…) et sensualité à fleur de peau. Tout est fruité et juteux dans cette jeune fille qui semble s’être rendu compte de son pouvoir sur les hommes depuis peu. Elle s’amuse et jubile, encore enfantine, lorsqu’elle cravache son fiancé. Elle paraît presque désappointée lorsque celui-ci perd patience et lui jette son anneau à la figure. Avec Jean, le majordome, il y a aussi ce mélange de jeu et de séduction, mais teinté de mépris social. Elle lui donne aussi un petit coup de cravache, cette fois comme elle flatterait un cheval après une bonne promenade. Sans doute se tourne-t-elle vers lui parce qu’elle pense qu’avec un domestique, elle pourra rester maîtresse du jeu. Son arrivée dans la grange où les serviteurs fêtent la Saint Jean est d’ailleurs un mélange de provocation et de distance. L’élégance naturelle d’Eleonora Abbagnato lui permet de rester sur le fil ; une subtilité hors d’atteinte pour Aurélie Dupont, sa devancière dans le rôle. Dans la brisure finale, Abbagnato montrait aussi plus de subtilité. Sa danse mécanique la conduisant à l’idée de suicide avait toute l’apparence d’un mouvement de pendule détraqué. C’était à la fois dérisoire et poignant…
La soirée Cullberg-De Mille trouvait enfin son statut de soirée de femmes ; et plus seulement parce que des femmes en sont les chorégraphes. Portés par leurs interprètes principales, les deux ballets laissaient également du champ pour les rôles secondaires féminins. Dans Fall River Legend, j’ai passé le ballet entier à me demander qui était cette belle-mère froide comme un caveau qui excitait la rage incontrôlable de l’héroïne. Je suis encore tout ébaubi d’avoir lu dans le programme qu’il s’agissait de Caroline Bance qui incarne habituellement pour moi le sourire de la Danse à l’Opéra de Paris. Dans Miss Julie, Stéphanie Romberg, avec sa frange et ses gambettes en l’air évoquait une scène de cabaret de Toulouse-Lautrec. Son personnage de la fiancée qu’on trompe, sans doute, mais qu’on finit par épouser était des plus convaincants.
Et les hommes, dans tout ça ? Eh bien ils étaient tous délicieusement impuissants. Laurent Novis, un modèle de présence masculine, jouait à merveille la marionnette à fils entre les mains de sa seconde épouse. Pierre-Arthur Raveau, en pasteur, exprimait par sa pure technique son aspiration de rédempteur mais rencontrait finalement en Lizzie une tâche trop lourde pour sa jeune expérience. Dans Miss Julie, Fabrice Bourgeois était un « papa bouffe » trivial, Yann Saïz un fiancé sautillant et vain. Dans le rôle de Jean, Stéphane Bullion se servait à merveille de son tempérament passif qui m’insupporte le plus souvent, pour se transformer en parfaite victime, à la fois servile mais également « sexuelle ». Il nuançait à merveille les registres ; de l’attitude de larbin avec les puissants à celle de dominant avec les femmes villageoises. Du coup, sa métamorphose en bourreau de Julie dans la dernière partie du ballet était plausible. Souillée par lui, elle n’était plus qu’une femme. Un simple objet de jouissance. Anti-héros, détestable, veule et couard, Stéphane Bullion résumait à lui seule l’image de l’homme dans cette soirée de maîtresses femmes ; brisées certes mais néanmoins triomphantes.
Merci pour ce compte rendu qu’on vit » en live »! Du grand art comme toujours!
Merci pour votre soutien, Shana!
Merci. Si « chaque poète ne peut faire une belle composition que dans la voie où la Muse l’a poussé » (Platon, Ion), il faut remercier Terpsychore, Euterpe et Erato d’avoir soufflé dans les voiles du navire…