Archives quotidiennes : 6 février 2014

Onéguine : jusqu’au bout des doigts

P1010032Onéguine est de retour. Le décor légèrement schématique et délicieusement translucide de Jürgen Rose est pendu aux cintres. La chorégraphie fluide, la narration sans ambages de John Cranko, qui font merveille depuis la création du ballet en 1965 ne demandent qu’à nous emporter. Et c’est ce qui arrive, immanquablement. Mais il y avait hier soir un tout petit supplément d’âme qui s’était glissé dans cette mécanique aux rouages éprouvés.

Dans ces moments qui deviennent de plus en plus rares, non seulement à l’Opéra de Paris mais dans le reste du monde chorégraphique, mon œil de balletomane opère invariablement un glissement des jambes des danseurs vers leurs extrémités du haut du corps. Quand la technique est dépassée, l’esprit s’est emparé du corps entier des interprètes et on peut, comme on le fait habituellement dans la vie, s’intéresser à ce qui se passe au dessus de leur ceinture.

Evan McKie, le Canadien du Stuttgart ballet, a la ligne étirée, l’arabesque noble et le jeté facile. Mais ce qui nous a fasciné, c’était son travail des mains. Ces mains longues et ductiles disaient tout du personnage; son éducation, ses affectations, ses préjugés et sa cécité concernant sa vraie nature. Tout était là. A l’acte 1, placées dans son dos, elles s’agitent d’impatience. Puis, un gigotis des doigts semble figurer une conversation avec un interlocuteur qui n’est pas Tatiana; laquelle est pourtant accrochée à son bras. Dans sa première variation « rêveuse », les poignets se cassent avec affectation, figurant de jolis cols de cygne. Au deuxième acte, on a vu notre attention détournée de la scène d’ensemble par l’effeuillage méthodique et étudié d’une paire de gants ou encore par le ballet savamment chorégraphié d’une partie de solitaire. A l’acte 3, Onéguine grisonnant mais toujours diablement séduisant verse moins dans l’afféterie des mains pendant la scène du bal. Aurait-il changé ? Mais, dans l’ultime pas de deux, la force avec laquelle il agrippe l’héroïne devenue princesse Grémine trahit à son insu même l’irréductible nature prédatrice du repenti.

Ce qui était miraculeux, c’est que le ballet s’est achevé sans qu’on puisse véritablement trancher sur Onéguine : la flamme du personnage était-elle sincère ou non ? On se retrouvait, en quelque sorte dans la position de l’héroïne elle-même.

Dans ce rôle, Isabelle Ciaravola parvenait elle aussi à faire oublier ses fascinantes longues jambes et ses pieds à la cambrure de rêve. Même aux prémices de sa carrière, la très jeune Isabelle avait l’opulent aspect d’une superbe femme mûre. Pour jouer la jeune fille gauche des deux premiers actes, elle a donc joué de ses bras. Dans sa variation désappointée de l’acte 2, elle semblait ne pas en avoir tout à fait pris possession (ce qui n’était pas le cas dans le pas de deux au miroir de l’acte 1 où elle se rêvait dansant avec un Onéguine idéal). Ses poignets pendaient un peu et les mains semblaient manquer d’énergie. A l’acte trois, tout était contrôlé et presque stéréotypé dans le pas de deux avec le prince Grémine. Mais dans le duo final avec Onéguine, ils s’étiraient au point de paraître crucifiés ; une belle métaphore visuelle du déchirement intérieur.

Pour parfaire nos retrouvailles idéales avec le chef d’œuvre de Cranko, Lenski et Olga étaient interprétés par deux autres artistes qui savent diriger l’attention vers le haut du corps. Autant Onéguine-McKie était dans la sinuosité, autant Lenski-Heymann était dans l’étirement et la verticalité. Son solo de la scène du duel était absolument poignant. Sa poitrine offerte au ciel disait tout de la nature franche et droite jusqu’à la naïveté du poète. Charline Giezendanner quant à elle avait un cou délicieusement délié sur ses épaules. Son chef avenant semblait toujours onduler comme la corole d’une fleur délicate sur sa tige ; l’expression idéale du charme mais aussi de l’inconséquence.

Quand le haut du corps parle, les vers du poète peuvent se danser.

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