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La Belle au bois dormant à l’Opéra : Désiré(t) réalité

La Belle au bois dorrmant (Tchaïkovski. Chorégraphie Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations du 11 et 13 mars 2025.

A l’Opéra, La Belle au bois dormant dans la version Rudolf Noureev a enfin retrouvé la scène après près de onze ans d’absence. A ce stade, la presque intégralité des étoiles de la compagnie qui étaient distribuées lors de la saison 2014 ont pris leur retraite et bien peu des membres de la compagnie actuelle y ont usé leurs chaussons. On était en droit de se demander si le ballet de l’Opéra allait se montrer à son meilleur lors de cette reprise bien tardive. Mais somme toute, après une générale qui ne fut pas ouverte au public, le corps de ballet, qui intègre pour la première fois les membres de sa toute nouvelle compagnie Junior, s’est montré à la hauteur des attentes. Les nymphes et les pages escortant le sextet des fées au prologue et les valseurs à cerceaux fleuris de l’acte 1 forment de beaux ensembles. A l’acte deux, les dryades du corps de ballet dessinent un parc à la française dont les allées, toujours mouvantes, cachent ou révèlent la vision d’Aurore aux yeux de princes énamourés.

La Belle au Bois dormant. Soirée du 13 mars.

Pour ce qui est de la boite à friandises que représentent les nombreuses variations solistes et demi-solistes, surtout féminines, les fortunes sont bien sûr plus diverses (pensez ! 6 fées, 4 pierres précieuses, un oiseau bleu et sa princesse, un chat botté et sa chatte blanche). Lors des deux soirées qu’il nous a été donné de voir, le pas de six des fées du 13 mars nous a semblé plus homogène que lors de la soirée du 11. Alice Catonnet était fort délicate en fée Candide. Ses jolis ports de bras évoquaient la peau douce qu’elle octroyait généreusement en vœux à la jeune Aurore au berceau. Camille Bon, moins déliée le 11 en Lilas, était élégante en fée Miette de pain qui tombe. Le duo dynamique Fleur de farine, très inspiré de Barocco de Balanchine, avec Hortense Millet-Maurin et Elisabeth Partington, était dynamique et bien assorti. Clara Mousseigne faisait preuve d’autorité mais aussi de moelleux en fée Violente. Eléonore Guérineau dansait sa fée Canari à la vitesse du Cupidon de Don Quichotte. Enfin, Héloïse Bourdon dépeignait une sixième fée sereine, aux lignes étirées et aux équilibres suspendus. Lors de la soirée du 11, on avait néanmoins apprécié l’élégance de ligne de Fanny Gorse en Miette de pain, l’élégance dans la prestesse d’Ambre Chiarcosso dans le duo Fleur de Farine ou encore l’articulation de la variation aux doigts par Célia Drouy, plus fée résolue que fée violente.

Pour les fées pantomimes, car Noureev a décidé d’adjoindre à Carabosse une fée Lilas exclusivement mimée, on a tout aussi bien goûté l’interprétation plus sardonique que maléfique de Sarah Kora Dayanova (le 11) que celle, très vindicative, de Katherine Higgins (le 13). Le duo antagoniste Higgins-Carabosse et Gorse-Lilas livre une très accentuée et très vivante scène de contre-malédiction à la fin du prologue.

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L’une des difficultés pour entrer dans ce monument qu’est La Belle au bois dormant est bien sûr l’arrivée tardive de la protagoniste principale. Après la longue scène d’exposition des fées, il faut passer à l’acte 1 par l’épisode des tricoteuses et la grande valse aux arceaux avant de découvrir enfin Aurore. On est toujours impressionné par la gageure que représente cet acte 1 pour la ballerine principale : une entrée vive à base de grands jetés pour exprimer l’extrême jeunesse de la princesse, bouillonnante d’énergie, puis le redoutable pas d’action, sorte de rituel de cour, où Aurore doit tout à coup se modérer en vue des fameux équilibres à assurer aux mains de quatre partenaires différents ; mais il y a encore la variation à équilibres arabesques et pirouettes où la princesse démontre son charme et sa bonne éducation, et, pour finir, la coda explosive de la tarentule qui fait avancer l’action vers le dénouement dramatique et la réalisation de la prophétie. En l’espace de quelques minutes, il faut que le personnage soit planté et que la salle soit tombée amoureuse de l’héroïne pour tout le reste de la soirée.

Les deux jeunes ballerines qu’il nous a été donné de voir relèvent le gant de l’acte 1 avec brio et élégance.

Le 11 mars, Inès McIntosh est  très légère et comme montée sur ressorts lors de sa première entrée. Les grands jetés sont légers et le bas de jambe bien ciselé. Dans sa variation finale, elle accomplit des renversés très cambrés sans sacrifier le naturel. Elle est une Aurore de seize ans évidente. L’Adage à la rose est déjà bien en place ; les équilibres ébouriffants viendront sans doute plus tard mais on échappe à la sensation d’exercice difficile qu’on peut parfois observer chez certaines ballerines. La scène de la piqure d’aiguille est presque abordée comme la scène de la folie de Giselle ; la jeune princesse semble perdre le sens de la réalité avant de s’effondrer.

Le 13 mars, Bleuenn Battistoni, dont c’est la deuxième représentation, est une belle fleur déjà éclose, une presque adulte. Elle a une aura de princesse lointaine : l’image de Catherine Deneuve dans Peau d’âne de Jacques Demy nous vient à l’esprit. Elle semble très à son aise dans le cérémonial de l’Adage à la rose. La première série des équilibres est sans doute encore un peu nerveuse, mais Battistoni semble gagner en contrôle et en puissance sur le passage, comme répondant au crescendo orchestral, et le final aux promenades attitude est serein et déjà presque régalien. La petite tension du début, opposée à cette conclusion pleine d’assurance, s’offre comme une évolution psychologique du personnage. La belle variation qui suit poursuit le récit psychologique. Après l’attitude, Aurore montre la position plus décidée de l’arabesque et la jeune ballerine sait suspendre ses piqués avant d’accomplir une série de pirouettes impeccables : élégance et maîtrise… On se laisse porter par le final. Piquée par l’aiguille de Carabosse, Bleuenn-Aurore dépeint à merveille la lente absence au monde qui prend possession de son personnage.

A la fin de ce premier acte, on peut dire qu’on a été conquis par les deux Aurore.

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L’acte 2 est celui où l’on fait la connaissance du prince Désiré. C’est également l’acte où Rudolf Noureev a mis le plus de lui-même. A l’origine, il n’y avait dans La Belle au Bois dormant que deux variations classiques masculines et elles se situaient à l’acte 3 : celles de l’Oiseau bleu (créée par Enrico Ceccheti qui jouait Carabosse dans les actes précédents) et celle de Désiré. Même la variation d’entrée traditionnelle du prince est un ajout de Konstantin Sergeev datant de l’époque soviétique. Noureev, qui remonta la plupart des grands Petipa en Occident en réévaluant la place de la danse masculine, a particulièrement étoffé la place du prince à l’acte 2 au point qu’on serait tenté d’appeler la scène de la vision, l’acte de Désiré qui ferait suite à celui d’Aurore. A la contribution Segueev, Rudolf Noureev ajoute la longue variation méditative sur le passage musical de l’Entracte qui suivait le panorama dans la production originale. Il ajoute aussi une variation masculine durant le pas d’action sur la variation originale de Carlotta Brianza pour l’acte 2 que Petipa avait chorégraphié sur un passage musical du 3e acte [le chorégraphe donne d’ailleurs la même combinaison de pas à Désiré : une série de battements raccourcis-passés]. Enfin, il conclue la vision par une diagonale de brisés et de sauts chats pour le prince qui donne l’impression que c’est Aurore qui poursuit le prince de ses avances et non l’inverse.

Autant dire que les danseurs qui interprètent le prince ont une tâche au moins aussi écrasante que celle des Aurores de l’acte 1. La variation test reste incontestablement la méditation, non pas tant en raison de son extrême longueur mais bien parce qu’il faut qu’elle soit habitée pour ne pas se transformer en un répertoire fastidieux de toutes les tics chorégraphiques noureeviens : décentrements, fouettés, changements de direction et j’en passe. Habitée, cette variation est un grand moment. Le prince semble ouvrir son cœur au public : les changements de direction, les fouettés sont comme autant de questions que se pose le héros. L’incertitude doit régner. A la fin, une combinaison de batterie ressemble à un jeu de marelle durant lequel le prince dit adieu à l’enfance pour entrer dans la maturité.

Las, aucun des deux princes n’est encore au niveau artistique requis pour faire vivre ce passage clé de la Belle de Noureev. Messieurs Docquir (11) et Diop (13 mars) partagent le triste privilège de faire une entrée absolument anodine en redingote jaune et tricorne assorti. Mais, point commun plus assurément enviable, ils maîtrisent tous deux la chorégraphie complexe du prince. Cependant, Thomas Docquir fait tout bien mais, à ce stade de sa carrière, son personnage ne naît pas de l’addition de ses qualités techniques. Du coup, on est cueilli un peu à froid par la vision d’Aurore. Comble de l’infortune, Inès McIntosh, qui danse moelleux, n’est pas encore une Aurore du deuxième acte. Ses fouettés de l’arabesque à la quatrième devant pendant le jeu de cache-cache avec le prince n’ont pas ce caractère suspendu qu’on attend d’une chimère.

Inès McIntosh et Thomas Docquir

Guillaume Diop quant à lui égrène consciencieusement ses variations. On apprécie toujours ses belles lignes mais on regrette quelques imprécisions dans les pas de liaison. Surtout, la seule chose qu’on observe durant la variation introspective, c’est le soliloque du danseur qui se répète les indications du répétiteur afin d’atteindre gracieusement la position suivante. C’est dommageable pour la chorégraphie de Noureev, si souvent accusée à tort d’additionner les difficultés techniques pour la difficulté technique. C’est en effet l’impression que cela donne quand elles ne sont pas habitées. C’est dommage, car Bleuenn Battistoni est une vision idéale de suspension et de poésie. Mais en face de ce prince autocentré, elle a plus l’air de tenter de le vamper que de le séduire.

Bleuenn Battistoni et Guillaume Diop

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L’acte 3 est du genre des grand pas détachés de l’action dans lesquels Petipa excellait. Il ne souffre donc pas du défaut de cohérence dramatique qui caractérisait l’acte 2. Dans les pierres précieuses, on apprécie les deux messieurs de l’or ; Nicola di Vico, le 11, qui met en valeur les directions et Andrea Sarri, le 13, qui incarne absolument le métal enserrant les gemmes. Les dames sont mieux assorties le 13 mars. Célia Drouy est un diamant facetté aux côtés de Camille Bon, Clara Mousseigne et Sehoo Yun. Dans le pas de deux de l’oiseau bleu, la préférence va résolument à la distribution du 13 mars. Chun-Wing Lam et sa batterie impeccable dépeignent un véritable oiseau face à la Florine délicate mais plus terre à terre d’Elisabeth Partington. Le 11, c’est Hortense Millet-Maurin qui est l’oiseau tandis qu’Aurélien Gay (pieds vilains, tête vissée dans le cou mais technique saltatoire dominée) délivre sa variation en mode Hercule de foire. On a eu, nonobstant la très jolie interprétation d’Eléonore Guérineau le 13 aux côtés d’Isaac Lopez Gomez, un vrai coup de cœur pour la chatte de blanche primesautière et moqueuse de Claire Gandolfi qui menait la vie dure au chat botté facétieux de Manuel Garrido.

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Le pas de deux entre Aurore et Désiré suscite à juste titre l’admiration du public. Messieurs Docquir et Diop sont des partenaires sur lesquels une ballerine peut compter notamment dans les spectaculaires pirouettes-poisson de la grande entrée. Inès McIntosh (aux jolis et spirituels pas de cheval) est charmante et délicate dans sa variation tandis que Bleuenn Battistoni impressionne par ses retirés souverains et la précision sans raideur de ses ports de bras. Guillaume Diop accomplit une série de coupés jetés roborative qui met légitimement les spectateurs en émoi.

Le compte n’y est donc pas encore tout à fait mais on ne ressort pas abattu de ces longues soirées. La série conséquente (une trentaine de représentations sur deux périodes) devrait permettre à chacun de peaufiner sa partition. Bleuenn Battistoni a d’autres dates. Inès McIntosh n’en disposait pour le moment que d’une mais qui sait… Thomas Docquir est également le partenaire d’Héloïse Bourdon. Guillaume Diop, quant à lui a été chargé de 14 dates. S’il survit à cela, il ne pourra qu’en sortir grandi techniquement et, on l’espère aussi, en tant qu’interprète.

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Mayerling : bilan tardif

Les Balletotos se sont cotisés pour voir trois distributions différentes du Mayerling de Sir Kenneth MacMillan. Tels des boas constrictors qui auraient mis du temps à digérer leur proie volumineuse, ils se résolvent enfin à vous en rendre compte. Fenella est enragée, Cléopold assommé et James… juste tombé sur la tête?

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JamesJames : représentation du 30 octobre 2024.

J’ai trouvé la recette pour passer une bonne soirée à coup sûr : voir le spectacle à travers les yeux de quelqu’un d’autre. J’ai longtemps hésité à revoir Mayerling, dont j’avais fait une overdose lors de son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. Pour cette année, une revoyure serait le maximum. J’ai même failli revendre ma place, mais une charmante amie qui avait pourtant une journée bien chargée a insisté pour découvrir l’œuvre, et je ne pouvais pas la laisser en plan. Et me voilà arpentant tous les couloirs et escaliers de Garnier – et il y en a de lépreux – pour narrer les nombreuses péripéties de chaque acte, détailler les interactions entre les personnages, donner des pistes pour reconnaître les perruques, tenter de rabouter tout cela à la géopolitique de l’Empire austro-hongrois, avant qu’il soit temps de nous faufiler en troisièmes loges.
Et là, miracle, la magie du spectacle opère. À chaque instant, je vérifie que les épisodes annoncés (« tu vas voir, dans la scène du bal, Rodolphe danse, non pas avec son épouse, mais avec la sœur de celle-ci ! ») sont compréhensibles, et du coup, suis attentif au moindre détail (tiens, je ne souvenais pas ce qui déclenche cette entorse à l’étiquette : sa mère, déjà, lui manifeste une horrible froideur). C’est comme si l’œil brillant de ma voisine contaminait mon regard. De blasé, me voilà neuf.
Oh, tout n’est pas parfait. Les quatre zigues qui harcèlent le prince pour lui faire embrasser la cause de la Hongrie manquent de rudesse et ne dansent pas toujours ensemble (ils seront plus à leur aise à l’auberge au deuxième acte ; il s’agit de damoiseaux Busserolles, Lopes Gomes, Marylanowski et Simon).

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Mathieu Ganio et Héloïse Bourdon. Répétition à l’amphithéâtre Olivier Messian. 12 octobre 2024.

Mais il y a Mathieu Ganio, dont on voit cette saison les derniers feux ; le danseur-acteur donne toute la palette de son art dans le rôle du prince Rodolphe. On voit à travers lui la morgue, la rage, les doutes, la névrose. À chaque pas de deux – et il y en a de nombreux – il adapte son style à sa partenaire et à la situation de cœur de son personnage : dragueur insolent avec la princesse Louise (Ambre Chiarcosso), il est las mais sensuel avec son ancien collage Marie Larisch (Naïs Duboscq), avant de se faire effrayant et glaçant de violence dédaigneuse avec son épouse Stéphanie (Inès McIntosh très touchante en fétu de paille). Approchant sa mère (Héloïse Bourdon, toute de grâce avec tout le monde et toute de glace avec lui), on le voir redevenir enfant. Au deuxième acte, lors de la scène de la taverne, il fait montre d’une élégance inentamée aussi bien pour son solo de caractère que lors du duo avec Mitzi Caspar (une Clara Mousseigne un poil trop élégante).

Alors que la névrose du prince progresse, Mary Vetsera prend son ascendant : Léonore Baulac incarne avec une crâne détermination le seul personnage qui dialogue d’égale à égal avec le prince ; le passage où elle inverse les rôles (Rodolphe avait terrorisé Stéphanie avec un pistolet, elle fait de même) scelle le pacte de mort qui occupera le dernier acte. Dans le rôle de Bratfisch, serviteur fidèle de Rodolphe, Jack Gasztowtt est presque trop grand et élégant, mais il habite avec précision sa partition, et avec sensibilité son rôle d’amuseur (2e acte) qu’on ne regarde plus (3e acte).

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cléopold2Cléopold : représentation du 5 novembre 2024.

Sans doute parce que je n’avais pas comme l’heureux James pour sa soirée une charmante voisine à mes côtés, je n’ai pas eu d’épiphanie face au mastodonte Mayerling. Le ballet apparait toujours avec ses mêmes gros défauts, sa myriade de personnages accessoires, notamment féminins, le tout encore aggravé par cette spécialité de l’Opéra de distribuer les rôles plus selon la hiérarchie de la compagnie que selon la maturité physique des interprètes. C’est ainsi que le 5 novembre, dans son pas de deux du « dos à dos » avec Rodolphe, Célia Drouy, par ailleurs fine interprète, a l’air d’être la petite sœur de son partenaire et non sa mère. Sylvia Saint-Martin tire son épingle du jeu en Marie Larisch. Sa pointe de sécheresse donne à l’intrigante comtesse une image vipérine qui s’accorde avec le premier pas de deux qu’elle a avec le prince héritier tout en enroulements-déroulements – notamment le double tour en l’air achevé en une attitude enserrant le partenaire- . Marine Ganio est quant à elle très touchante ; aussi bien dans son solo de jeune mariée où, malgré les signes contraires donnés pendant le bal, elle espère encore trouver dans le prince héritier un mari, que dans le pas de deux « monstre à deux têtes » de la chambre nuptiale.

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Marine Ganio (Sophie), Francesco Mura (Bratfisch) et (? ahhh La confusion des personnages multiples et vides)

On l’aura compris, on se raccroche au pas de deux comme un marin naufragé aux planches éparses du navire englouti. MacMillan reste un maître incontesté du genre. Et qu’importe si chacun des personnages féminins qu’il dépeint à part peut-être Mary Vetsera se voit refuser toute progression dramatique. Chacune d’entre elles reste l’allégorie d’un type de relation avec le prince héritier.

C’est pourquoi on ne voit guère en Mayerling qu’une tentative ratée de surenchérir sur le succès de Manon, créé quatre ans auparavant. La scène la plus emblématique de cet échec est à ce titre celle de la taverne qui tente de transposer, de manière pataude, l’acte « chez Madame » de Manon. En effet, on y trouve une myriade de prostituées qui se dandinent et se chamaillent. Un personnage masculin secondaire exécute une variation aussi bouffonne qu’acrobatique (Francesco Mura donne à ce numéro de Bratfisch une jolie bravura, entre relâché –les roulis d’épaules- et énergie coups de fouet des sauts). Un personnage secondaire féminin danse une variation sensuelle (Clara Mousseigne atteint les critères techniques du rôle sans parvenir à donner corps à sa Mizzi Caspar). Un quatuor de messieurs fait des grands jetés dans tous les sens (Les Hongrois de carton-pâte qui jusque-là ressemblaient plutôt à des polichinelles sortant de leur boite – MacMillan aurait mieux fait de ne pas aborder le volet politique si c’était pour le traiter de cette manière). La police vient enfin gâcher la fête.

Seulement voilà, dans Manon, la scène chez Madame vient faire avancer l’action : des Grieux, voit sa fiancée volage revenir à lui. Lescaut, qui favorise ce retour de flamme après avoir été la cause même du départ de l’héroïne, perd la vie. Manon est arrêtée et va être déportée en Louisiane. Dans Mayerling, la scène n’apporte pas grand-chose au développement de l’action. Que nous importe que Rodolphe propose le suicide à Mizzi Caspar quand la chorégraphie ne nous a suggéré aucune vraie intimité, même sensuelle, entre les deux personnages. Peut-être aurait-il dû proposer le marché à Bratfisch. Cela aurait, peut-être, donné une raison d’exister à ce personnage accessoire se résumant à ses deux variations.

Invariablement, cette scène inutile émousse suffisamment mon attention pour me trouver indifférent à un moment pivot du ballet, celui du salon de la Baronne Vetsera où, durant un tirage de cartes truqué, Marie Larisch finit de tourner la tête à la jeune écervelée Mary Vetsera – le rôle féminin principal- qui, depuis le début du ballet, ne faisait que passer.

Il faut donc attendre la moitié de la soirée pour rentrer dans le vif du sujet et c’est sans compter encore deux autres scènes parfaitement inutiles : la réception au palais de la Hofburg où on nous inflige tous les proches et illégitimes de la famille impériale (en amant de Sissi, Pablo Legasa est grossièrement sous employé) et la scène à la campagne  (beaucoup de décors et de figurations pour un coup de fusil).

C’est un peu comme si MacMillan, qui avait su condenser la Manon de l’abbé Prévost, n’avait pas su sélectionner les épisodes les plus significatifs qui ont conduit le prince au tombeau. Un ballet n’est pas un livre d’Histoire et multiplier les notes de bas de page ne fait assurément pas une bonne histoire.

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Hohyun Kang et Paul Marque (Mary et Rodolphe).

Mais venons-en –enfin !- aux personnages principaux. En Rodolphe, Paul Marque, assez compact physiquement, torturé et introverti, nous crée des frayeurs au début du ballet. Il cherche ses pieds lors de sa première variation (ses chevilles tremblent sur les pirouettes et même en échappés). Le pas de deux avec la sœur de Stéphanie (Luna Peigné) est un peu périlleux avec des décentrés ratés. On craint un peu pour la jeune danseuse. Cela s’améliore par la suite. Paul Marque joue très bien la maladresse et l’inconfort. Il semble déplacé au milieu de tous ces ors et ces fastes. Il est même touchant dans la scène de chasse, avalé qu’il est par son lourd manteau et sa toque. Il est aussi un morphinomane poignant mais convainc moins en Hamlet sur Danube, dans ses confrontations avec le crâne.

Pour le drame, on se repose alors sur Hohyun Kang qui, assez charmante et lumineuse dans ses premières scènes de presque figuration, se mue assez vite en liane à l’élasticité toxique. Sa Mary est un petit animal qui ronronne et griffe tout à tour. A l’acte 3, la scène de la mort, avec ses portés-synthèses de tous les autres pas de deux avec les autres interprètes féminines, est d’un effet monstrueux.

Mary-Hohyun accrédite l’idée d’un vrai sacrifice consenti. Elle semble rester complètement dans l’exaltation jubilatoire du suicide romantique. Je préfère la version où la jeune fille recule au dernier moment et est emportée par la folie de Rodolphe qu’elle a activement encouragée. Le choix présenté par Kang et Marque est cependant très valide.

Mais Dieu qu’il faut patienter pour en arriver là ; et que de fois on a cru sombrer dans les bras de Morphée avant ce dénouement.

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Hoyun Kang (Mary), Paul Marque (Rodolphe) et Silvia Saint-Martin (Marie Larisch).

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FenellaFenella : soirée du 13 novembre 2024

SHOOT! 

Mayerling by Sir Kenneth MacMillan, Paris Opera Ballet at the Palais Garnier, November 13th, 2024. 

Even if you put a gun to my head, I will never ever go see this ballet again. 

The potential dramatic arc keeps shooting itself in the foot as hordes of pointless people keep disturbing the crime scene. This cacophony of characters only serves to distract and, worse, confuse an audience unversed in the minutiae of minor late 19th century Central European history.  

During the early scene at a ball, once again I just kept trying to guess who’s who, as did the two women sitting in front of me who were leaning in and actively chatting to each other. “Archduchess Gisela,” seriously? Who?  Who cares? Who even cared back then? The character is a non-character, a company member who was just wasted playing a titular extra. (At least 18 roles have names in the cast list).

 So there. Now back to the topic at hand. What I saw. And it didn’t start well. 

Then, after having been absolutely gobsmaked by an Emperor Franz Joseph doing heavy squats in second when he was supposed to be leading a Viennese waltz with upright elegance, I started to sink down in my seat. I will not out the very young dancer who perpetrated this assault on the waltz as either he was not, or was seriously badly, coached. Clearly, more attention was paid to his wig and costume. If you are going to be so historically correct that you give specific names to minor characters…maybe you should pay attention to little details such as how a waltz is properly danced? 

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Curtain calls. The too many characters

Oh yes. The leads.  

Germain Louvet as Crown Prince Rudolph nailed it. He’s grown into his talent. He’s gone from being a youthfully pretty star into this manfully expressive artist, all without losing a sliver of his lines and elan. He’s really in the zone right now and, despite the fact that I think this ballet is a total waste, he made it work for us in the audience. From his first entrance as Rudolf, Louvet set out a complicated but readable persona: already anguished, brusque; very proper manners if required but clearly not a fool, not naive (and not as mad as others, such as his mother, assume he is).  

 As his mother, Empress Elizabeth, Camille Bon did impose a calm presence. You could tell she was his mother from scene to scene, no matter what the hat or hair. In their only intimate encounter, the one in her bedroom, there was no doubt that this woman hated to be touched by her son. The little kiss goodbye on the forehead never fails to pin down what kind of mother the dancer has shaped. Alas, later on, when Elizabeth dances pointlessly with a lover who suddenly pops up in the deserted ballroom, neither radiated charisma (not to mention desire). Why not just ERASE Sissi’s pointless boyfriend “Colonel Bay Middleton” Cast member #9? I wanted to remove him at gunpoint. No one in the audience has ever been able to tell who the hell he is supposed to be. 

As Rudolph’s battered bride, Countess Stephanie, Inès McIntosh proved naively helpless, but not hopeless and definitely not a ninny. You started to cheer for her: if only her new husband could tell that she’s just as melancholic as he is! Just not as crazy. And if only her new husband could see that her body does match his in lines and energy. Both Louvet and McIntosh have an unassuming way of lifting and extending their legs that makes the high lines seem natural. Neither of the two kicks or flings their legs about needlessly. Their extensions soar up softly and take time to soak in the music. They’d make a nice couple, given a chance.  

Heloïse Bourdon, whom I had once seen playing Rudolfs’s mother with cold fire, was unrecognizable (in the best way) here as Countess Larisch. Healthy, sane, pragmatic – you almost could imagine that the Habsburg Empire wouldn’t have fallen if she’d been Franz Joseph’s Pompadour rather than Rudolph’s enabler. Actually, her countess seemed more wry and disabused than enabling. Yes, a Pompadour: elegant, smart, knows someone will always hate her for where she comes from. 

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Mayerling. Curtain Call.

By first intermission, I was already thinking about the busy 1953 Warner Brother’s cartoon Duck Amuck, where Bugs Bunny progressively erases Daffy Duck. And now, please, for Act Two: 

CUT the tavern scene with Mizzi Caspar, which provides zero dramatic purpose or emotional payoff. I mean, this endless scene finally fizzles out when Mizzi — whom we have not seen before …and will never see again – gets taken home by another man who probably has a name in the program? He might be #10 or #11, who cares? Waving papers around (ooh, plot clue) is something to be saved for a close-up in a BBC miniseries.  

As Mizzi, however, Marine Ganio infused her persona with the voluptuous Viennese charm of what they call “Mädls:” « Girlies » with hearts of brass.  

Some can even manage, like Ganio, to be one of the boys when dancing to Liszt’s Devil’s Waltz with four pointless Hungarians.  [Don’t even ask me about the score. I want to burn it]. OK, maybe do not FULLY ERASE the tavern scene entirely but please:  just EDIT OUT these “Hungarian” Jack In The Boxes from the entire ballet. I was rather annoyed that James did not find them rough and rustic enough. Le Sigh, they are supposed to be noblemen aka elegantly sinuous whisperers, not tough guys. 

Louvet’s Rudoph was the happiest and least tormented when dancing with Marine Ganio’s Mizzi, even when he was pulling her in too manaically. Their yearning to stretch matched, their arms – even when in tight couronnes — matched. There was a story ready to be told here, but that would have been a different ballet. 

Please CUT the ennnndless scene of the Habsburg Fireworks and thereby CUT the out-of-place diva impersonating “Katharina Schratt”, Franz Joseph’s actress mistress, as she sings to boring effect to live piano accompaniment.  And CRUMPLE UP AND THROW OUT: The Hunt, oh god please. OK, Rudolph killing someone, by accident or on purpose,  is based on a true story. As the guy already is a drug and sex addict, syphilitic, and just plain nuts, does this excuse to make a prop gun go pop…add anything to the narrative?  

Most of all: CUT CUT CUT Bratfisch, the loyal coachman, OR at least please give him enough to do to make him identifiable! As is, he is a 5th  Jack In The Box, but a lonely one who dances alone. As this character is 8th out of 18 in the playbill you might not notice that he was the first guy you saw on the snowy stage of Act One Scene One. Antoine Kirscher, eh? Didn’t he also get cast as the naughty coachman (aka the guy with a horsewhip) in Neumeier’s La Dame aux camellias? Here Kirscher couldn’t quite make as much of a sassy statement in the endless tavern scene, hampered by the fact you had no idea who he was supposed to be. Now seriously dated Groucho Marx references don’t help the younger ones in the audience.  Nor could you tell that the sad guy in the last scene in the churchyard was someone you’d seen before. Even with two solos, it’s a non-role and no dancer, none, has been given enough to chew on to really make it work.  

Oh, and by the way, one of the many pretty girls who’d been popping in and out for at least an act and a half then turns out to be the starring female role: Mary Vetsera, the last of Rudoph’s mistresses, the only one who turns out willing to die with/for him. Bluenn Battistoni. Clearly not naïve: she’s a girl of our time who has seen too much perversion on the internet that she thinks  doing  “x”(spellcheck just censored me) on a first date is normal. Battistoni’s Mary was clearly not a drama queen with death wish either. Just a girl…and perhaps Louvet’s Rudolph was a bit too careful with his ballerina during the final flippy- flappy too-much is not enough MacMillan partnering.   

Honestly, by the time the action got around to Mary, at some point after the tavern or  the hunt, I must have been weirdly smiling: I was now thinking about that 1952 cartoon “Rabbit Seasoning” where Bugs asks his nemesis whether Elmer Fudd should shoot him now or shoot him later. If this ballet ever shows up in the Paris Opéra repertory again, I swear I shall scream, like Daffy Duck, “I demand that you shoot me now!

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Don Quichotte à l’Opéra : la bonne Etoile

P1200192Don Quichotte (Minkus / Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Soirée du vendredi 5 avril 2024.

Cette saison, qui n’est pas encore celle à proprement parler de José Martinez, le directeur de la Danse nous a néanmoins ménagé de bien jolies surprises avec son choix de solistes sur les grands ballets du répertoire. Sur Casse-noisette, ce furent aussi bien la récompense d’une vétérane du corps de ballet qui a su transformer l’essai, Marine Ganio. Ce fut aussi le choix d’une toute jeune soliste à la carrière météorique, fraîchement promue première danseuse, Ines McIntosh. Cette dernière est désormais programmée sur Don Quichotte et Giselle. Dans La Fille mal gardée, outre Marine Ganio, on a pu également découvrir le génie précoce de Hortense Millet-Maurin.

Roxane Stojanov, notre Kitri du vendredi 5 avril, n’appartient à aucune des deux catégories de danseuses : elle n’a pas été cantonnée trop longtemps dans les fins fonds du corps de ballet mais n’a pas connu non plus de début de carrière éclair. Kitri est le premier grand rôle d’un ballet en trois actes qui lui est confié.

Et elle est prête ! Dès sa première entrée à l’acte 1, elle se montre incisive et charmeuse à la fois, primesautière et décidée. Son temps de saut vient servir son interprétation d’une héroïne bien décidée à prendre son destin en main. Son éventail claque, sa pantomime est vivante. Elle passe superbement bien la rampe. Cette autorité scénique ne s’est jamais démentie au cours de la soirée. Sensuelle dans l’épisode de gitans, elle est capable de nous gratifier d’une variation de Kitri-Dulcinée suspendue (ses piqués attitudes sont tenus et les pliés sont crémeux). À l’acte 3, Stojanov maîtrise sa partition. Ses équilibres ne sont pas infinis dans l’adage mais elle reste toujours musicale et dans le rôle. Elle enchante la coda par une très belle série de doubles tours fouettés. Incontestablement, la talentueuse ballerine a endossé pleinement son rôle d’étoile de la soirée.

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Roxane Stojanov (Kitri) et Thomas Docquir (Basilio).

Elle a été aidée en cela par le partenariat sans peur et sans reproche du jeune Thomas Docquir. Le danseur est doté d’un physique avantageux (il a notamment une belle arabesque) et d’une technique très en place. On apprécie sa variation aux sauts à l’italienne de l’acte 1. Il joue bien. Sa pantomime est toujours lisible et sa scène de suicide-bouffon a un bon timing. Il interagit bien avec sa partenaire et sait la mettre en valeur. Dans le pas de deux de l’acte 1, plutôt que de nous servir un porté à un bras hasardeux, il le remplace par un grand jeté en l’air accompagné de sa partenaire qui est diablement efficace. Cependant, il n’a pas encore le même niveau artistique que sa partenaire plus chevronnée. Sa projection est encore celle d’un sujet, rang qu’il tient dans la compagnie. On attend néanmoins ses prochaines prises de rôle avec intérêt.

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Ida Viikinkoski (la Danseuse de rue) et Arthus Raveau (Espada)

C’est faire la fine bouche ; il faut bien le reconnaître. On passe une excellente soirée en compagnie du couple principal et des différents solistes. Comme on l’avait supputé dans un précédent article, Ida Viikinkoski est une très capiteuse Danseuse de rue qui virevolte avec beaucoup de chien au milieu des poignards. J’ai longtemps trouvé cette danseuse, entrée dans la compagnie la même année que Roxane Stojanov, trop pesante. Elle a depuis quelques temps donné beaucoup plus de délicatesse dans son interprétation des rôles classiques. Elle forme un tandem très bien réglé avec Arthus Raveau qui a malheureusement eu une présence à éclipses ces dernières saisons. Le talentueux premier danseur joue à fond la carte de la caractérisation et du cabotinage bien dosé. Les deux danseurs parviennent en peu de temps à imposer leurs personnages de plus proches amis du couple principal. Bien que plus discret, le duo des deux amies de Kitri, réunissant Victoire Anquetil et Seohoo Yun, est primesautier et bien assorti.

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Ambre Chiarcosso (la Demoiselle d’honneur).

À l’acte 2, Daniel Stokes en Gitan principal ne nous a pas semblé être assez dans le sol mais la prestation de Stojanov et Docquir en bohémiens d’opérette ainsi que l’énergie du corps de ballet ont emporté notre adhésion. Dans la scène du rêve, Katherine Higgins, longiligne, est une Reine des dryades satisfaisante sans être superlative. Élégante, elle accomplit de petites glissades qui ménagent la surprise avant ses amples grands développés. En revanche, son manège à l’italienne, bien que maîtrisé, apparaît un peu trop métronomique. Bianca Scudamore est  quant à elle adorable en Cupidon moelleux et sucre d’orge. À l’acte 3, on a le plaisir de voir Ambre Chiarcosso, longtemps injustement cantonnée au grade de quadrille (elle a été promue coryphée au concours 2024), interpréter une demoiselle d’honneur précise, charmante et au beau parcours. Durant la Scène des dryades, elle formait déjà avec Clémence Gross et Hohyun Kang un trio de choc.

L’élément picaresque, à savoir Don Quichotte et Sancho Pança, était de nouveau incarné par l’excellent duo formé par Cyril Chokroun et Jérémie Devilder. Il en était de même pour Gamache toujours interprété avec énergie par Léo de Busseroles. Comme au soir du 27 mars, Alexander Maryianowski était distribué dans Lorenzo, le père de Kitri. Le jeune danseur, entré dans la compagnie en 2022 et déjà promu coryphée, aurait peut-être été mieux employé ailleurs. Faisant beaucoup trop jeune, il a plutôt l’air d’être un prétendant éconduit qu’un père ayant des ambitions matrimoniales pour sa fille. Il faudra songer à lui la saison prochaine pour Inigo dans Paquita…L’Opéra manque d’une certaine culture du rôle de caractère et ferait bien de s’inspirer de l’exemple du Royal Ballet.

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Thomas Docquir, Roxane Stojanov, Ida Viikinkoski et Ambre Chiarcosso.

Qu’importe, la soirée reste un bonheur. Dans le fandango et dans ce final qui semble continuer après le tombé du rideau, le corps de ballet nous enchante et nous rend impatient de revenir vivre de nouvelles aventures picaresques à l’Opéra Bastille.

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Balanchine à l’Opéra: sous la triste bannière étoilée

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Nomination. Le couple étoilé de Ballet impérial. Hannah O’Neill et Marc Moreau. 2 mars 2023

Commençons, une fois n’est pas coutume, par l’épilogue. Ma dernière soirée Balanchine de cette saison s’est achevée par une double nomination d’étoile. De manière assez inusitée, Alexander Neef et José Martinez sont montés sur scène à la mi-temps du programme. Le premier a annoncé d’abord la nomination étoile d’Hannah O’Neill puis, celle de Marc Moreau, les interprètes des deux rôles solistes principaux de Ballet impérial. Si la nomination de Mlle O’Neill était attendue depuis quelques temps et arrive presque tardivement, celle de Marc Moreau était une surprise. Le danseur est un vétéran de la compagnie qui a assez longtemps stagné dans la classe des quadrilles puis des sujets avant de passer premier danseur en 2019. Il y avait quelque chose d’émouvant à voir l’incrédulité puis l’effondrement joyeux du danseur à cette annonce. J’en ai presque oublié que je n’ai pas été tendre avec Moreau ces deux dernières saisons que ce soit dans Rhapsody d’Ashton, dans le Lac ou très récemment dans le soliste à la Mazurka d’Etudes. Marc Moreau est un excellent danseur mais, ces derniers temps, j’ai trouvé qu’il mettait beaucoup de pression et de contrainte dans sa danse dès qu’on lui confiait un rôle purement classique. C’est le syndrome, très Opéra de Paris, des danseurs qu’on laisse trop attendre et qui deviennent leur propre et impitoyable censeur. Cette nomination est donc à double tranchant. Soit elle libère enfin l’artiste (qui a montré l’année dernière ses qualités dans Obéron du Songe de Balanchine), soit elle finit de le contraindre. Et Marc Moreau n’a pas énormément de temps d’étoilat avant la date fatidique de la retraite à l’Opéra. On lui souhaite le meilleur.

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Cette double nomination aura mis quelques étoiles dans un programme bien peu étincelant par ailleurs.

Il présentait pourtant deux entrées au répertoire et donc deux nouvelles productions de ballet par le maître incontesté de la danse néoclassique au XXe siècle. Mais on peut se demander si ces additions étaient absolument indispensables…

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Ballet impérial. Pose finale. 16 février 2023.

Ballet impérial est un Balanchine de la première heure américaine. Il a été créé en 1941 pour l’American Ballet, alors toute jeune compagnie. Mais pour être un « early Balanchine », Ballet impérial est-il pour autant un chef-d’œuvre ? Disons plutôt qu’il a un intérêt historique. À l’époque de sa création, il fut ressenti comme très moderne. Le ballet symphonique, dont Léonide Massine était alors le grand représentant, avait le vent en poupe. Mais à la différence de Massine qui était tenté par l’illustration des programmes d’intention des compositeurs (comme dans la Symphonie fantastique de Berlioz), Balanchine proposait un ballet presque sans argument qui réagissait uniquement à la musique. De plus, en dépit de l’utilisation des oripeaux traditionnels du ballet (tutus-diadèmes pour les filles et casaques militaires-collants pour les garçons), le chorégraphe a truffé son ballet de petites incongruités qui marquent la rétine. Ainsi, la ballerine principale, placée en face de son partenaire qui avance, recule en sautillés sur pointe arabesque. À un moment, elle fait de petits temps levés en attitude croisée face à la salle qu’elle répète en remontant la pente de scène et dos au public. La deuxième soliste féminine, pendant un pas de trois avec deux garçons, est entrainée par ces derniers dans une promenade sur pointe en dehors. Les danseurs font alternativement des grands jetés tout en continuant à la faire tourner sur son axe.

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Alors pourquoi ce ballet n’entraine-t-il pas mon adhésion ? C’est qu’en dépit de ses qualités additionnées, Ballet impérial souffre d’un cruel défaut de structure, un peu à l’image du concerto n°2 pour Piano de Tchaïkovski sur lequel il est réglé. Le long premier mouvement, Allegro Brillante, commence d’une manière tonitruante et dévoile d’emblée toute la masse orchestrale avant de s’apaiser et d’additionner les thèmes. De même, Balanchine montre d’emblée l’ensemble de la compagnie. Au lever du rideau, huit garçons et huit filles placés en diagonale se font face. Après une révérence, huit autres danseuses entrent sur scène. Moins de trois minutes se sont écoulées et on a vu tout ce qu’il y avait à voir. Les ballabiles, habituellement point d’orgue dans les grands classiques et néoclassiques, se succèdent de manière monotone. À la fin de l’Allegro Brillante, la pose finale laisse penser que le ballet est teminé. Or il reste encore deux mouvements à venir. Ballet impérial est une œuvre sans montée d’intensité. Au bout d’un moment, l’attention s’effiloche. On se prend à faire la liste des inventions visuelles que Balanchine a réutilisées plus tard dans ses vrais chefs-d’œuvres.

Un autre problème vient aggraver encore ce manque de structure : la production. En effet, de 1941 à 1973, ballet impérial évoquait la Russie de Catherine II. Dans certaines productions, la Ballerine principale portait même une écharpe de soie censée être très régalienne, et lui donnant occasionnellement un petit côté « miss ». Il y avait un décor représentant les bords de la Neva à Saint Petersbourg. Mais en 73, Balanchine décida d’effacer toute référence nostalgique. Les tutus à plateaux et les uniformes masculins disparurent au profit de robes mi-longues de couleur rosée pour les filles et de simples pourpoints pour les garçons. Le ballet fut rebaptisé Tchaikovsky concerto n°2 et c’est ainsi qu’il est dansé dans la plupart des compagnies américaines aujourd’hui. Néanmoins, Ballet impérial, qui avait été donnée à d’autres compagnies (notamment le Sadler’s Wells, futur Royal Ballet) demeure avec tutus, diadèmes et casaques. Mais Balanchine, sans doute pour inciter à terme les compagnies à adopter la version 73, a exigé la suppression des décors. Et il faut reconnaitre que l’effet n’est pas des plus flatteurs. Sur une scène seulement habillée de pendrillons noirs et d’un cyclo bleu, pas même deux ou trois lustres pendus comme c’est le cas dans Thème et Variations pour suggérer un palais, les costumes de Xavier Ronze  pour la production de l’Opéra paraissent fort déplacés. Les garçons particulièrement semblent porter des pourpoints d’un autre temps et on se prend à remarquer combien ils sont en sous-nombre par rapport aux filles, marque d’une époque où, aux États-Unis, on comptait trop peu de danseurs suffisamment formés pour remplir un plateau. Ballet impérial, qui fut jadis un manifeste de modernité, apparaît ici comme une vieillerie.

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« Ballet impérial ». Corps de ballet. Saluts.

Qu’est-ce qui a poussé le ballet de l’Opéra à opter pour Ballet impérial plutôt que Concerto n°2 ? Dans ce dernier, les problèmes de structure de l’œuvre demeurent mais l’ensemble parait plus organique. Lorsque c’est bien dansé, avec une compagnie qui l’a dans les jambes, on peut même y prendre du plaisir. Ce fut le cas en 2011 lorsque le Miami City Ballet fut invité aux Étés de la Danse. On se souvient encore du trio formé par les sœurs Delgado et Renato Penteado.

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Or le ballet de l’Opéra, célébré encore universellement aujourd’hui comme un des meilleurs corps de ballet du monde, est loin de se montrer à la hauteur. Au soir de ma première, le 10 février, les lignes très géométriques voulues par Balanchine, alternant les carrés et les formations en étoiles qui s’entrecroisent, confinent au sinusoïdal. Ni les garçons ni les filles ne parviennent à l’unisson. L’une d’entre elles ne sait clairement pas où la prochaine mesure doit la porter. Cela s’est arrangé par la suite (15 février) sans jamais atteindre la perfection immaculée. Au soir de la représentation étoilée (2 mars), une danseuse rentre quand même dans une autre au moment d’un croisement de diagonale. Faut-il en imputer la faute aux répétiteurs ou la programmation ? Répéter en même temps Ballet impérial, Études (soirée Dupond) et Giselle pour la tournée en Corée du Sud peut s’avérer délicat même pour une compagnie de la taille du ballet de l’Opéra. Les jeunes quadrilles et surnuméraires, souvent « remplaçants de remplaçants » doivent apprendre tous les rôles et toutes les places afin, si besoin, de rentrer au pied levé. Dans un ensemble, les recours multipliés à ces jeunes artistes finissent par se voir nonobstant le talent et la bonne volonté que ces derniers déploient.

Au niveau des « principaux », le compte n’y est pas non plus le 10 février. En deuxième soliste, Silvia Saint-Martin, une autre de ces artistes talentueuses qui a beaucoup attendu et s’est mise à avoir une présence à éclipse, ne passe pas la rampe. Elle ne se distingue pas assez physiquement de la première soliste, Ludmila Pagliero, qui d’ailleurs ne semble pas au mieux de sa forme. Cette dernière rate par exemple à répétition une des incongruités balanchiniennes typique de Ballet impérial : les doubles tours seconde sur quart de pointe, jambe pliée, terminés en arabesque. Il est troublant de voir Pagliero, habituellement si sûre techniquement, achopper sur une difficulté technique. Plus dommageable encore, sa connexion avec le protagoniste masculin, Paul Marque, pourtant irréprochable, est quasi-inexistante. C’est regrettable. L’andante est le moment Belle au bois dormant acte 2 de Ballet impérial. Il préfigure aussi l’adage de Diamants (1967) : les danseurs s’approchent et se jaugent en marchant de côté chacun dans sa diagonale. Il y a même une once de drame dans l’air. La ballerine se refuse et le danseur doit faire sa demande plusieurs fois. Ici, rien ne se dégage de ce croisement chorégraphique.

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Ballet impérial. Ludmila Pagliero et Paul Marque.

L’impression est toute différente le 15 février. Hannah O’Neill est une deuxième soliste primesautière qui s’amuse avec ses deux compagnons masculins dans le fameux passage de la promenade-grand jetés. Cette posture joueuse contraste bien avec la sérénité élégante et la maîtrise régalienne du plateau déployées par Héloïse Bourdon en première soliste. En face d’elle, Audric Bezard sait créer le drame avec presque rien. Il y a une vibration dans l’air lorsque les deux danseurs s’approchent et se touchent. Bezard, plus imposant que Marque et de surcroît mieux accompagné d’un corps de ballet féminin plus à son affaire, met en valeur le passage où le danseur actionne comme un ruban deux groupes de cinq danseuses. Au soir du 10, le pauvre Paul Marque semblait s’adonner à un concours de force basque. Ce leitmotiv balanchinien, utilisé dans Apollon dès 1928, puis dans Sérénade (1934) ou enfin dans Concerto Barocco (1941) prend avec Bezard une dimension poétique. Le cavalier semble aux prises avec les fantômes de ses amours passées. Les deux « têtes de ruban », Caroline Robert et Bianca Scudamore s’imbriquent avec beaucoup de grâce en arabesque penchée sur son dos.

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Ballet impérial. Héloïse Bourdon et Audric Bezard

Le 2 mars, c’est d’ailleurs la damoiselle Scudamore qui endosse le rôle de la deuxième soliste. Elle le fait avec la légèreté et la facilité qui lui sont coutumières. Sa série de pirouettes sur pointe à droite et à gauche, reflétée par le reste du corps de ballet féminin est exemplaire. Hannah O’Neill, sans effacer chez moi le souvenir de Bourdon, sait se montrer déliée et musicale. C’est d’ailleurs elle qui maîtrise le mieux les redoutables tours sur quart de pointe. Nomination méritée donc. Marc Moreau, quant à lui, accomplit une représentation au parfait techniquement. Il est sans doute un peu petit pour sa partenaire mais gère plutôt bien cette difficulté notamment dans le passage aux reculés sur pointe. S’il a abandonné les gestes saccadés et coups de menton soviétiques qui nous ont tant agacé dans Études, il respire encore un peu trop la concentration pour emporter totalement mon adhésion. Avait-il eu vent d’une potentielle nomination ? En tous cas, c’est dans Who Cares ?, juste après avoir été nommé, qu’il a surtout montré son potentiel d’étoile de l’Opéra.

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Bianca Scudamore, Thomas Docquir et Florent Melac. La deuxième soliste et ses cavaliers

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Who Cares ?, justement. La deuxième entrée au répertoire de ce programme et sans doute la plus déplacée… George Balanchine était un homme malin. Arrivé dans un pays quasiment vierge en termes de ballet classique (même Michel Fokine s’y est cassé les dents quand il y a tenté sa chance), il savait à l’occasion caresser le public américain dans le sens du poil pour obtenir son soutien. Dans Square Dance, il présentait des danseurs sur des musiques de Corelli et Vivaldi dans des formations qui auraient pu être celles d’une danse de cour mais en les accompagnant des commentaires scandés d’un « square dance caller », il resituait tout le ballet sous une grange du midwest un soir de moisson. Dans Casse-Noisette, il faisait référence  à la danse arabe, dansée par une soliste féminine en tenue très légère, comme le passage « for the daddies » : il présentait aux maris et pères de familles accompagnateurs, morts d’ennui, l’évocation presque sans détour d’un spectacle de « burlesque » (un numéro d’effeuillage). Stars & Stripes, « le petit régiment » est un autre de ces ballets « américains » où la vulgarité assumée des costumes et de la musique suscite un enthousiasme facile. Who Cares ?, créé en 1970, est de cette veine. La musique de George Gershwin, avec qui Balanchine a travaillé brièvement à Broadway, est d’ailleurs augmentée et alourdie par l’orchestration sucrée d’Hershy Kay comme la musique de Souza pour Stars & Stripes. À la création, une critique toute à la dévotion du dieu vivant qu’était Balanchine (notamment Arlene Croce), a voulu y voir un chef-d’œuvre qui citait non seulement Raymonda (4 garçons en ligne font des doubles tours en l’air. Soit…), Apollon (car l’unique soliste masculin danserait avec trois danseuses solistes. Mais contrairement à Apollon, il n’en choisit aucune et elles ne dansent pas vraiment de concert) et Fred Astaire… Arlene Croce refusait cependant d’y voir un exercice de nostalgie du « Good Old Broadway » mais bien un ballet classique contemporain.

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« Who Cares? ». Saluts le 10 février.

C’est pourtant bien ce qu’est devenu Who Cares ?, un des numéros quasi-obligatoires de toute tournée d’une compagnie américaine à l’étranger. Dansé par le San Francisco Ballet, le Miami ou bien sûr le New York City Ballet, la pièce a un petit côté bonbon acidulé qui montre l’énergie et l’enthousiasme des danseurs américains ; leur « joie de danser » diront certains. Mais ces danseurs états-uniens, quoiqu’à un moindre degré aujourd’hui, sont baignés depuis l’enfance dans ce répertoire, qu’ils ont forcément rencontré à l’occasion d’un high school musical. Ils peuvent sans doute fredonner les paroles (lyrics) des chansons comme des Français le feraient pour La vie en rose de Piaf. Lorsqu’ils dansent, il y a un sous-texte. Le soir de ma première, dans le grand escalier à la fin du spectacle, une jeune femme disait à son amie : « je suis sûre d’avoir reconnu la musique de West Side Story ».

Les danseurs de l’Opéra pouvaient-il apporter autre chose que du mimétisme à Who Cares ? Non. Ils font de leur mieux mais soit cela tombe à plat (le 10 février) soit cela parait plaisant mais globalement insipide (le 2 mars). Comme pour Ballet Imperial, le Who Cares ? lasse par sa succession de tableaux à n’en plus finir. Il se termine néanmoins par une danse d’ensemble digne d’un final sur I Got Rythm.

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Entre deux moments de flottement, on peut trouver quelques éléments de satisfaction. Léonore Baulac (le 11 et le 15 février), dont c’est la rentrée cette saison, est fine, enjouée et déliée en soliste rose. Elle manque un peu de capiteux dans The man I love mais parvient à évoquer (le 15) une jeune Ginger Rogers aux côtés d’un Germain Louvet qui danse avec précision et légèreté mais ne varie pas d’un iota sa posture, quelle que soit sa partenaire. Les deux premiers soirs par exemple, il danse avec Valentine Colasante en soliste en parme pourtant aux antipodes de Baulac. Statuesque, sûre d’elle, femme puissante, elle se laisse voler un baiser avec délectation (Embraceable You). La soliste en rouge est tour à tour interprétée par Hannah O’Neill, un peu lourde le 10 et par Célia Drouy le 16 qui insuffle à son Stairway to Paradise une vibration jubilatoire communicative. Ceci n’empêche pas damoiseau Louvet de servir exactement la même – délectable – soupe à ces deux incarnations contrastées du même rôle.

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C’est sans doute le 2 mars que Who Cares ? a été au plus près de nous satisfaire. La salle et la scène étaient, dès le départ, comme électrisées par la nomination des deux danseurs étoiles. Le tableau des filles en violet dégageait une tension nerveuse assez roborative et le passage des petits duos des demi-solistes (filles en rose et garçons en violet) était sans doute le plus homogène des mes trois soirées. Jusque-là, on avait surtout remarqué Roxane Stojanov, la seule à avoir la dégaine requise, notamment pour son duo « Tu m’aimes, je te fuis. Tu pars, je t’aguiche » avec Gregory Dominiak. Le 2 mars, Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam ont du feu sous les pieds dans S’Wonderful, Ambre Chiarcosso et Antonio Conforti sont adorables dans That Certain Feeling de même que Pauline Verdusen et Manuel Garrido.

Surtout, Marine Ganio est une superbe soliste rose. Son plié relâché est souverain et sensuel. Elle donne l’occasion à la nouvelle étoile Marc Moreau de montrer toutes ses qualités de leading man, sa réactivité à ses partenaires. Leur The Man I Love diffuse un sentiment d’intimité palpable même aux rangs reculés de l’amphithéâtre. Silvia Saint-Martin n’est peut-être pas aussi captivante dans Embraceable You que ne l’était Colasante, mais Moreau parvient à faire du baiser final un moment de complicité avec la salle. Héloïse Bourdon, le sourire accroché au visage comme un héros de guerre arbore sa médaille (on a encore étoilé une autre avant elle), est une danseuse rouge à la fois capiteuse et lointaine. Marc Moreau, le soliste au cœur d’artichaut, semble tournoyer autour d’elle comme une phalène attirée par un lampion. Il se dégage de leurs interactions un authentique charme un tantinet décalé…

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Mais une soirée réussie suffit-elle à justifier un tel programme ? L’Opéra annonce fièrement sur ses différentes pages qu’avec Imperial et Who Cares?, elle possède désormais 36 ballets de Balanchine. Mais que fait-elle de ce répertoire ? Depuis la brève direction Millepied, les Balanchine importés sont tous des œuvres secondaires du chorégraphe : Brahms Schoenberg Quartet, Mozartiana ou Le Songe d’une nuit d’été sont tous des ballets mineurs dans la production du maître, dépourvus de tension ou mal bigornés. Toute une jeune génération de balletomanes à l’Opéra n’aura connu de Balanchine que des œuvres mi-cuites. Pour eux, c’est une vieille perruque… Apollon musagète, Sérénade et Les Quatre tempéraments auraient dû être présentés en octobre 2020 mais 10 des 11 représentations ont été annulées en raison de la crise sanitaire. Or cela faisait déjà à l’époque une dizaine d’années que ces ballets n’avaient pas été dansés sur la scène de l’Opéra.
Un des – nombreux – chantiers de la direction Martinez sera de présenter à nouveau des œuvres dignes de l’authentique génie qu’était Balanchine ; des œuvres capables de porter les étoiles, actuelles, nouvelles et à venir vers de nouveaux cieux artistiques.

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Roxane Stojanov. Who Cares?. Saluts le 15 février.

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Le Lac des cygnes 2022 : un temps du bilan

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Pourpoint de Rudolf Noureev pour Siegfried (1989)

Lac d’indifférence

Le saviez-vous? L’opéra de Paris rend hommage à Rudolf Noureev. En effet, le 6 janvier dernier précisément, cela a fait 30 ans que le mythique danseur, chorégraphe directeur nous a quitté.

L’Opéra de Paris restant l’Opéra de Paris, c’est bien entendu un hommage en pente descendante. Les 10 ans de la disparition de Noureev avaient été l’occasion d’une prestigieuse soirée de gala ; les 20 ans d’une soirée que Les balletotos avaient qualifiée « d’enterrement de seconde classe ».

Pour cette nouvelle décennie qui s’achève, tandis que la bibliothèque de l’Opéra célébrait les comédies (beaucoup)-ballets (trop peu) de Molière, les vitrines des espaces publics exposent depuis quelques semaines des costumes des grandes productions Noureev de ballets. La plupart d’entre eux sont des avatars récents disponibles au central costumes, souvent moins fouillés et luxueux que leurs ancêtres de la création des productions. Raymonda acte 3, à qui on a maladroitement voulu donner la position iconique de « la claque » et qui a plutôt l’air de se gratter la caboche, n’est finalement qu’une pâle copie du costume de la production de 1983, qui ressemblait de près à une carapace en or repoussé.

Mis à part deux costumes de Washington Square, le seul artefact « d’époque », est le pourpoint de Rudolf Noureev dans son Lac des cygnes, porté, selon l’affichette, en 1989, l’année de son départ de la direction de la danse.

Le Lac des cygnes… justement le seul ballet de Noureev présenté pour cette saison 2022-2023 qui marque les 30 ans de sa disparition. Le seul ballet d’ailleurs qu’on peut qualifier de « grand classique » qui sera au programme tout court. C’est Kenneth MacMillan, lui aussi disparu il y a trois décennies, qui semble donc à l’honneur avec deux ballets dont une entrée au répertoire. Ceci est certes dû au hasard des reprogrammations post-Covid, mais avouons que l’effet est assez fâcheux.

« L’ardoise magique-Opéra » face à son répertoire chorégraphique serait-elle en marche? Selon la blogosphère, José Martinez aurait déclaré juste après sa nomination, « il n’y a pas qu’une version du Lac des cygnes ». Des dires non vérifiés. Dans une intervention plus récente sur France Musique, l’étoile-directeur se montre d’ailleurs plus attaché que cela à l’héritage Noureev ouvrant même la perspective d’une reprise de Casse-noisette ; mais sait-on jamais ?

Autant dire que nos Balletotos se sont jetés sur la série de Lacs programmée en décembre comme de pauvres affamés. Ils ont assisté à sept représentations et ont en conséquence pu voir chacune des cinq distributions officielles proposées par la maison. Tout le monde n’a pas commenté sur toutes les distributions. Nous rétablissons donc ici une certaine diversité des points de vue.

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Duos lacustres

Cette reprise a été marquée par la verdeur des Siegfried, la compagnie étant cruellement en défaut d’étoiles masculines disponibles.

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Le seul duo étoilé aura finalement été celui de la première, réunissant Valentine Colasante et Paul Marque, qui avaient chacun dansé les rôles principaux lors de la mouture 2019. James, féru des premières, a donc ouvert le bal le 10 décembre et a salué un couple « crédible dans l’incarnation,  émouvant dans le partenariat ». De son côté, le 22 décembre, Cléopold a aimé le cygne « animal et charnel » de Valentine Colasante, « moins oiseau que femme, se mouvant avec la douceur d’un duvet de plumes ». Fenella a également été séduite par le cygne de Colasante. Elle note que, dans le prologue, « les bras de la ballerine, battent devant et derrière en un mouvement  circulaire qui lui donne un air d’affiche Art nouveau peinte par Mucha ». À l’acte 2, elle rejoint Cléopold dans sa vision très terrienne du cygne : « très difficile d’expliquer combien Colasante est à la fois ancrée et légère », son oiseau « est pris dans l’entre deux, comme s’il était en train de se noyer ». L’Odette de Colasante serait une « reine de douleur », aux plumes coupées, qui a déjà perdu tout espoir de s’envoler ».

Tous nos rédacteurs s’accordent pour célébrer la maturité artistique et scénique acquise par Paul Marque depuis la dernière reprise du Lac. « Il n’a désormais plus besoin de (très bien) danser pour être remarqué. Il insuffle aussi bien dans sa danse que dans sa pantomime de la respiration ». Fenella apprécie la façon dont il utilise tout son corps avec « une énergie pleine et ouverte à l’image de ses arabesques, cambrées, prises de la hanche, qui expriment une forme d’attente douloureuse ou de prescience».

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Pablo Legasa (Rothbart), Dorothée Gilbert (Odette-Odile) et Guillaume Diop (Siegfried)

La deuxième distribution, quant à elle, réunissait Dorothée Gilbert, ballerine déjà confirmée dans le rôle et le très jeune et très en vue Guillaume Diop. James, le 14 décembre et Cléopold le 23 apprécient tous deux la distribution à des titres différents. Le premier célèbre surtout la ballerine, trouvant le danseur un tantinet trop « jouvenceau » dans le rôle, tandis que le second passe au-dessus de ce déséquilibre de maturité grâce au Rothbart éminemment freudien de Pablo Legasa.

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Jack Gasztowtt, Myriam Ould-Braham et Marc Moreau. Saluts.

Le troisième couple, vu le 16 décembre, est celui qui a peut-être le moins séduit. Myriam Ould-Braham dansait avec le premier danseur Marc Moreau en remplacement de son partenaire de prédilection, Mathias Heymann, initialement prévu. Cléopold n’a pas adhéré au sage et minéral prince de Moreau et a tonné contre le cygne noir sans charme ni abatage de sa danseuse favorite. Il réalise à l’occasion qu’il ne peut pas vraiment croire au cygne blanc s’il n’y a pas de cygne noir. Fenella rejoint plus ou moins notre intransigeant barbon. Selon elle, « Siegfried-Moreau n’aspire pas à la vie. En clair, Freud dirait qu’il est refoulé ». À l’acte 2, « il réagit néanmoins d’une manière quasi viscérale au moment où Odette Ould-Braham pose ses mains sur son avant-bras ». À l’acte 3, « il essaye d’enflammer la salle, mais se retrouve face à un cygne noir qui a éteint la lumière […] Plus de délicieuses œillades comme lors de la dernière série de Lac, juste … la mire ». Moins sévère, James écrit : « Même en méforme, Myriam Ould-Braham émeut par l’éloquence de ses bras, la douceur de ses regards et la délicatesse de son partenariat avec Marc Moreau ».

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Thomas Docquir (Rothbart), Héloïse Bourdon (Odette-Odile) et Pablo Legasa (Siegfried).

Le duo le plus attendu de la série, entouré de folles (et sommes toutes irréalistes) rumeurs de nomination, réunissait pour une unique date, le 26 décembre, deux premiers danseurs initialement non prévus sur les rôles principaux. Héloïse Bourdon, peu vue ces dernières saisons, retrouvait un rôle qui lui avait déjà été donné lorsqu’elle n’avait que 19 ans. Elle dansait aux côtés de Pablo Legasa dont c’était la prise de rôle.

Cléopold a été conquis par l’intensité dramatique du couple, par la maîtrise sereine de la ballerine ; un peu moins par les petits arrangements que le danseur  s’est ménagé dans la chorégraphie aux deux premiers actes. James de son côté dit : « c’est la ballerine qui m’impressionne le plus : outre le physique, si éthéré qu’il en devient idéel en cygne blanc, il y a le mélange de grâce et de force (technique) qui vous tient en haleine. En Siegfried Legasa, on voit pleinement les promesses, mais l’interprète m’a  donné parfois la déroutante impression de ne pas aller au bout de ses effets ». De son côté, Fenella écrit, « dès le prologue,  Bourdon rend extrêmement clair qu’elle a été atteinte par un tir de flèche ». À l’acte 2, « le corps de la ballerine est confus de la meilleure manière qui soit, à la fois cherchant à aller vers son prince mais s’en trouvant toujours éloigné par l’appel du magicien ». Notre rédactrice se montre fascinée par « le phrasé, les sauts silencieux, les élégantes lignes et l’intelligence dramatique » de Pablo Legasa. « Le solo méditatif de l’acte un ? Vous auriez pu entendre une épingle tomber ».

À l’acte 3, le cygne noir d’Héloïse Bourdon est décrit par Fenella comme « félin, contrôlé, très aguicheur et enjoué tandis que Legasa bondit de joie ».

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Amandine Albisson et Jeremy-Loup Quer

Enfin, les Balletotos ont commencé l’année en finissant la série du Lac. C’était avec la dernière distribution réunissant Amandine Albisson et Jeremy-Loup Quer.

James, qui a écrit sur ce couple, se montre plus réceptif au cygne d’Albisson qu’il a pu l’être dans le passé même celui-ci n’est toujours pas « son cygne de prédilection » car il lui trouve « trop d’épaules ». Un peu échaudée par cette formulation, Fenella écrit « L’Odette d’Albisson est plus qu’une nageuse. Elle brasse frénétiquement l’eau en arrière lorsqu’elle rencontre le prince. Et comme quelqu’un en hyper-oxygénation, son cygne ensuite ralentit le mouvement comme pour essayer de suspendre le moment où le prince lui jure son éternel amour ». Fenella apprécie également la fibre presque « maternelle » que déploie la danseuse, « qui fait tinter la lecture freudienne de Noureev ».

Comme James, Fenella reconnaît la maîtrise technique de Jeremy-Loup Quer mais trouve son Siegfried « passif, presque masochiste ». Cléopold, de son côté, apprécie chez Quer « sa batterie très ciselée et ses lignes très Opéra ». Le danseur le laisse néanmoins froid durant les deux premiers actes et une grande partie du troisième où il n’a d’yeux que pour l’Odile « chic et charme » d’Amandine Albisson. Néanmoins le désespoir de Siegfried-Jeremy, « quand il pose ses mains sur sa tête puis mime à sa mère ‘J’ai juré !’ avant de s’effondrer comme une masse » entraîne notre exigeant rédacteur dans le quatrième acte. À l’instar de ses collègues, Cléopold est très ému par le dénouement du ballet, lorsque Odette est retournée sur l’escalier de fond de scène : « pendant la dernière confrontation entre Siegfried et Rothbart, Albisson n’est pas debout en train de faire des piétinés. Elle se tient agenouillée dans la position de la mort du cygne et on ne peut détacher son regard d’elle. Seule la dernière passe entre Quer et le Rothbart de Thomas Docquir, très violente, nous arrache à sa contemplation ».

ROTHBART(S)

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Pablo Legasa : Rothbart

La version Noureev du Lac des cygnes se caractérise notamment par un développement du rôle du magicien Rothbart qui a été fondu avec le précepteur Wolfgang de l’acte 1. À l’acte 3, quittant une sa grande cape, le magicien s’immisce dans le pas de deux et il est gratifié d’une variation rapide brillante truffée de pas de batterie et de tours en l’air enchaînés. Le rôle de Rothbart ne se limite néanmoins pas à cette brève explosion de technique. Le danseur qui l’incarne doit installer le doute dans l’esprit du spectateur dès l’acte 1.

Autant dire qu’il faut distribuer des danseurs avec une certaine envergure. Jadis créé par Patrice Bart, Rothbart a été endossé par Noureev lui-même. Par la suite, Wilfried Romoli l’avait fait sien. Dans la période la plus récente, François Alu l’a dansé avec succès. Il était d’ailleurs prévu sur cette reprise avant sa démission – pas si – surprise.

À l’instar du casting des Siegfried, le double rôle du magicien aura été interprété par pas mal de nouveaux venus. Jeremy-Loup Quer, notre Siegfried  du 1er janvier faisait presque figure de vétéran du rôle de Rothbart pour cette mouture 2022. Le danseur, « plein d’autorité sereine en précepteur et menant très bien sa variation avec une pointe d’acidité » selon Cléopold, « cornaque Siegfried-Marque » selon James. « Jeremy-Loup Quer [à la fin de l’acte 1] passe sa main autour du col de son élève, juste à la lisière entre le tissu et la peau, comme s’il lui posait un collier. L’effet est glaçant ».

Voilà un effet qui n’a pas particulièrement attiré l’attention de Cléopold qui a vu Quer un autre soir. Il remarque cependant un geste similaire accompli par le Rothbart de Pablo Legasa qui selon lui, fut le magicien le plus abouti de cette reprise.

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Jack Gasztowtt : Rothbart le 16 décembre

Jack Gasztowtt, qui officiait aux côtés de Myriam Ould Braham et de Marc Moreau (16 décembre) atteint les prérequis techniques du rôle mais ne convainc pas forcément dramatiquement. Cléopold le trouve inexistant à l’acte 1 et regrette le manque de connexion du trio à l’acte 3. Plus réceptive, Fenella le compare à un « calme et malsain accessoiriste » à l’acte 1, et trouve qu’à l’acte 4 « il essaye de ressembler à la chauve-souris de la Nuit sur le Mont Chauve de Fantasia. C’était mignon » … Praise indeed !

Thomas Docquir était notre Rothbart pour deux distributions : Bourdon-Legasa et Albisson-Quer. Encore sous l’émotion du Rothbart de Legasa, Cléopold trouve les contours dramatiques du Rothbart de Docquir imprécis le 26 mais se montre plus convaincu le 1er janvier notamment lors du combat final de l’acte 4. Fenella trouve également que le jeune danseur a grandi dans son rôle le 1er janvier : « Dès le prologue, son Rothbart glisse au sol comme un danseur géorgien et ses battements d’ailes ont gagné en autorité. Lorsqu’il apporte l’arbalète à la fin de l’acte 1, c’est plus comme s’il donnait au prince le mode d’emploi pour mettre fin à ses jours. Un vrai coup de poignard au cœur ».

De son côté, selon James, « seul Thomas Docquir n’a presque pas flanché sur une des réceptions de la redoutable série de double-tours en l’air de l’acte noir ».

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Thomas Docquir : Rothbart les 26 décembre et 1er janvier.

Accessits, confirmations, admiration : cette saison de Rothbart est globalement une bonne cuvée qui murira bien.

Peut-on dire la même chose des…

Pas de trois de l’acte 1

Il semblerait que nos trois rédacteurs n’aient jamais vraiment trouvé leur combinaison idéale. James écrit : « Dans le pas de trois, Roxane Stojanov manque de charme, mais Axel Maglioano impressionne par ses entrelacés et son manège, tandis qu’Hannah O’Neill livre sa variation avec style (10 décembre). Quelques jours plus tard, le trio formé par Aubane Philbert (en avance sur la musique), Silvia Saint-Martin (essoufflée sur les temps levés de la coda) et Antoine Kirscher (qui finit une réception en sixième) se montre techniquement à la peine le 14 décembre. Ce sera mieux un autre soir (le 26) ».

Cléopold s’est montré aussi peu conquis. Le 16, il ne l’est pas par le trio Sarri-Scudamore-Duboscq et l’a écrit. Fenella, qui ne partage pas son avis, les a trouvé « légers comme des plumes ; Scudamore avec du souffle sous les pieds, et Sarri et Duboscq se répondaient l’un l’autre ». Le 22 est le soir où Cléopold se montre le plus satisfait : « Sarri est plus posé que le 16, Stojanov a une danse enjouée et musicale. Enfin O’Neill est très féminine et primesautière ». Pour les trois dernières dates cléopoldiennes, Antoine Kirsvher dansait « le rôle du monsieur », toujours trop tendu et sec pour séduire.

Fenella aura également beaucoup vu le nouveau premier danseur et le moins qu’on puisse dire, c’est que le charme n’opère pas. Le 1er janvier, elle nous dit « Kirscher veut trop vendre sa soupe. Ç’en est laid. Mains tendues et écartées, réceptions bruyantes, amusicalité occasionnelle et lignes approximatives». N’en jetez plus ! Dommage, car pour cette matinée ultime, notre rédactrice a un coup de cœur pour les demoiselles : « Inès McIntosh est un trésor ; féminine avec de longues lignes, une haute arabesque et des temps de sauts joyeux aux réceptions silencieuses. On pourrait en dire de même de la trop rare Marine Ganio ».

On est un tantinet inquiet de la pénurie de danseurs masculins sur ce pas de trois. On pourrait s’interroger sur la présence d’Audric Bezard, premier danseur, dans la danse espagnole pratiquement un soir sur deux. Lorsqu’on regarde la distribution de Kontakthof qui jouait en même temps à Garnier, on reconnaît un certain nombre de danseurs qui se sont déjà illustrés dans le pas de 3, voire dans le rôle de Siegfried : Axel Ibot, Florimond Lorieux, Daniel Stokes. Il n’était peut-être pas judicieux de programmer une pièce avec une distribution fixe pour une longue série quand le Lac se jouait à Bastille…

« Grands », « Petits » et Caractères

On retrouve de ces incongruités dans les distributions des rôles demi-solistes. Que faisait Bleuen Battistoni dans la Czardas (qu’elle dansait élégamment) quand, à l’instar d’Antoine Kirscher, elle est montée première danseuse au dernier concours de promotion ? On pourrait se poser la même question face à la présence de Roxane Stojanov ou Héloïse Bourdon dans les 4 grands cygnes. Les quatuors de petits cygnes en alternance ont fait leur effet. Cléopold a un petit faible pour celui réunissant Marine Ganio, Aubane Philbert, Caroline Robert et Clara Mousseigne le 1er janvier.

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Dans les danses de caractère, la Czardas était dansée par le corps de ballet avec le bon poids au sol comme d’ailleurs la Mazurka. Les solistes ont eu des fortunes diverses. Dans les messieurs, Antoine Kirscher est à la peine le 16. Axel Magliano et Jack Gasztowtt sont beaucoup plus à leur affaire respectivement aux côtés d’Aubane Philbert (le 22) et de Caroline Robert (le 23), cette dernière donnant sa représentation la plus enjouée le 1er janvier aux cotés de Kirscher.

La danse espagnole a eu aussi ses hauts et ses bas. Audric Bezard avait le pied mou en début de série puis s’est bien rattrapé. Le 1er janvier, le quatuor Bezard-Legasa-Drouy-Fenwick avait même du peps.

La Napolitaine a été bien illustrée sur la plupart des représentations. Le 16, Cléopold et Fenella s’accordent sur les qualités de plié et sur l’énergie d’Hugo Vigliotti mais diffèrent quant à la demoiselle. Bianca Scudamore n’est décidémment pas la tasse de thé de Cléopold mais il se laisse néanmoins plus séduire lorsqu’elle danse aux côtés d’Andrea Sarri (le 22/12 où il remplace Vigliotti). Andrea Sarri forme un couple savoureux le 23 avec Marine Ganio. Mais c’est finalement la représentation du 1er janvier qui recueille tous les suffrages. Fenella célèbre le passage « rendu palpitant par Ambre Chiarcosso et Chun-Wing Lam à la fois espiègle et clair de ligne. Adorables ! ». Pour Cléopold, « Lam (que n’a-t-il été distribué dans le pas de trois !) est primesautier et a du feu sous les pieds. Chiarcosso est à l’unisson avec ses jolies lignes et sa musicalité innée. Une petite histoire se raconte. La fin est très brusque et flirt ».

Cygnes

Mais il faut dire que le moment de bonheur sans partage aura été, encore une fois, les tableaux des cygnes. Le corps de ballet féminin garde cette discipline sans raideur qui permet de se projeter dans cette histoire fantastique.

La(es) foss(oyeurs)e

L’ensemble de la troupe a par ailleurs du mérite car il lui fallait triompher de l’orchestre de l’Opéra. Il y avait en effet longtemps qu’on avait eu à endurer une telle médiocrité de la part de la fosse. Le pupitre de cuivres en particulier nous a infligé tous les soirs des flatulences musicales. En termes de volatile, on était plus près du canard que du cygne. La direction de Vello Pähn était languide et sans relief. L’adage Odette-Siegfried de l’acte 4 était joué bien trop lentement.

*

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Le bilan global est au final en demi-teinte, un peu à l’image des costumes des danses de caractère de l’acte 3, dont les vieux rose et parme paraissent aujourd’hui bien délavés ; certains dateraient-ils de la création ? En 2024, cela fera 40 ans que Noureev créait son Lac à l’Opéra. Peut-être serait-il temps d’offrir à cette version, systématiquement reprise à Bastille, des décors à l’échelle de la scène et de nouveaux habits … On peut toujours rêver !

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Commentaires fermés sur Le Lac des cygnes 2022 : un temps du bilan

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Les Balletos d’or 2018-2019

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

La publication des Balletos d’or 2018-2019 est plus tardive que les années précédentes. Veuillez nous excuser de ce retard, bien indépendant de notre volonté. Ce n’est pas par cruauté que nous avons laissé la planète ballet toute entière haleter d’impatience une semaine de plus que d’habitude. C’est parce qu’il nous a quasiment fallu faire œuvre d’archéologie ! Chacun sait que, telle une fleur de tournesol suivant son astre, notre rédaction gravite autour du ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr, nous avons pléthore d’amours extra-parisiennes (notre coterie est aussi obsessionnelle que volage), mais quand il s’est agi de trouver un consensus sur les les points forts de Garnier et Bastille, salles en quasi-jachère depuis au moins trois mois, il y a eu besoin de mobiliser des souvenirs déjà un peu lointains, et un des membres du jury (on ne dira pas qui) a une mémoire de poisson rouge.

 

Ministère de la Création franche

Prix Création : Christian Spuck (Winterreise, Ballet de Zurich)

Prix Tour de force : Thierry Malandain parvient à créer un ballet intime sur le sujet planche savonnée de Marie Antoinette (Malandain Ballet Biarritz)

Prix Inattendu : John Cranko pour les péripéties incessantes du Concerto pour flûte et harpe (ballet de Stuttgart)

Prix Toujours d’Actualité : Kurt Jooss pour la reprise de La Table Verte par le Ballet national du Rhin

Prix Querelle de genre : Les deux versions (féminine/masculine) de Faun de David Dawson (une commande de Kader Belarbi pour le Ballet du Capitole)

Prix musical: Goat, de Ben Duke (Rambert Company)

Prix Inspiration troublante : « Aimai-je un rêve », le Faune de Debussy par Jeroen Verbruggen (Ballets de Monte Carlo, TCE).

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration : François Alu dans Suites of dances (Robbins)

Prix dramatique : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Deux oiseaux esseulés dans le Lac)

Prix Versatilité : Ludmila Pagliero (épileptique chez Goecke, oiseau chez Ek, Cendrillon chrysalide chez Noureev)

Pri(ze) de risque : Alina Cojocaru et Joseph Caley pour leur partenariat sans prudence (Manon, ENB)

Prix La Lettre et l’Esprit : Álvaro Rodriguez Piñera pour son accentuation du style de Roland Petit (Quasimodo, Notre Dame de Paris. Ballet de Bordeaux)

Prix Limpidité : Claire Lonchampt et son aura de ballerine dans Marie-Antoinette (Malandain Ballet Biarritz).

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Singulier-Pluriels : Pablo Legasa pour l’ensemble de sa saison

Prix Je suis encore là : Le corps de Ballet de l’Opéra, toujours aussi précis et inspiré bien que sous-utilisé (Cendrillon, Le lac des Cygnes de Noureev)

Prix Quadrille, ça brille : Ambre Chiarcosso, seulement visible hors les murs (Donizetti-Legris/Delibes Suite-Martinez. « De New York à Paris »).

Prix Batterie : Andréa Sarri (La Sylphide de Bournonville. « De New York à Paris »)

Prix Tambour battant : Philippe Solano, prince Buonaparte dans le pas de deux de la Belle au Bois dormant (« Dans les pas de Noureev », Ballet du Capitole).

Prix Le Corps de ballet a du Talent : Jérémy Leydier pour A.U.R.A  de Jacopo Godani et Kiki la Rose de Michel Kelemenis (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Seconde éternelle : Muriel Zusperreguy, Prudence (La Dame aux camélias de Neumeier) et M (Carmen de Mats Ek).

Prix Anonyme : les danseurs de Dog Sleep, qu’on n’identifie qu’aux saluts (Goecke).

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne noir : Matthew Ball (Swan Lake de Matthew Bourne, Sadler’s Wells)

Prix Cygne blanc : Antonio Conforti dans le pas de deux de l’acte 4 du Lac de Noureev (Programme de New York à Paris, Les Italiens de l’Opéra de Paris et les Stars of American Ballet).

Prix Gerbille sournoise (Nuts’N Roses) : Eléonore Guérineau en princesse Pirlipat accro du cerneau (Casse-Noisette de Christian Spuck, Ballet Zurich).

Prix Chien et Chat : Valentine Colasante et Myriam Ould-Braham, sœurs querelleuses et sadiques de Cendrillon (Noureev)

Prix Bête de vie : Oleg Rogachev, Quasimodo tendre et brisé (Notre Dame de Paris de Roland Petit, Ballet de Bordeaux)

Prix gratouille : Marco Goecke pour l’ensemble de son œuvre (au TCE et à Garnier)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Syndrome de Stockholm : Davide Dato, ravisseur de Sylvia (Wiener Staatsballett)

Prix Entente Cordiale : Alessio Carbone. Deux écoles se rencontrent sur scène et font un beau bébé (Programme « De New York à Paris », Ballet de l’Opéra de Paris/NYCB)

Prix Soft power : Alice Leloup et Oleg Rogachev dans Blanche Neige de Preljocaj (Ballet de Bordeaux)

Prix Mari sublime : Mickaël Conte, maladroit, touchant et noble Louis XVI (Marie-Antoinette, Malandain Ballet Biarritz)

Prix moiteur : Myriam Ould-Braham et Audric Bezard dans Afternoon of a Faun de Robbins (Hommage à J. Robbins, Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Les amants magnifiques : Amandine Albisson et Audric Bezard dans La Dame aux camélias (Opéra de Paris)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Brioche : Marion Barbeau (L’Été, Cendrillon)

Prix Cracotte : Emilie Cozette (L’Été, Cendrillon)

Prix Slim Fast : les 53 minutes de la soirée Lightfoot-Leon-van Manen

Prix Pantagruélique : Le World Ballet Festival, Tokyo

Prix indigeste : les surtitres imposés par Laurent Brunner au Marie-Antoinette de Thierry Malandain à l’Opéra royal de Versailles

Prix Huile de foie de morue : les pneus dorés (Garnier) et la couronne de princesse Disney (Bastille) pour fêter les 350 ans de l’Opéra de Paris. Quand ça sera parti, on trouvera les 2 salles encore plus belles … Merci Stéphane !

Prix Disette : la deuxième saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Pique-Assiette : Aurélie Dupont qui retire le pain de la bouche des étoiles en activité pour se mettre en scène (Soirées Graham et Ek)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Supersize Me : les toujours impressionnants costumes de Montserrat Casanova pour Eden et Grossland de Maguy Marin (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Cœur du sujet : Johan Inger, toujours en prise avec ses scénographies (Petrouchka, Ballets de Monte Carlo / Carmen, Etés de la Danse)

Prix à côté de la plaque : les costumes transparents des bidasses dans The Unknown Soldier (Royal Ballet)

Prix du costume économique : Simon Mayer (SunbengSitting)

Prix Patchwork : Paul Marque et ses interprétations en devenir (Fancy Free, Siegfried)

Prix Même pas Peur : Natalia de Froberville triomphe d’une tiare hors sujet pour la claque de Raymonda (Programme Dans les pas de Noureev, Ballet du Capitole)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Laisse pas traîner tes bijoux n’importe où, Papi : William Forsythe (tournée du Boston Ballet)

Prix(se) beaucoup trop tôt : la retraite – mauvaise – surprise de Josua Hoffalt

Prix Sans rancune : Karl Paquette. Allez Karl, on ne t’a pas toujours aimé, mais tu vas quand même nous manquer !

Prix Noooooooon ! : Caroline Bance, dite « Mademoiselle Danse ». La fraicheur incarnée prend sa retraite

Prix Non mais VRAIMENT ! : Julien Meyzindi, au pic de sa progression artistique, qui part aussi (vers de nouvelles aventures ?)

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

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De New York à Paris : entente transatlantique

Paris de la Danse, « De New York à Paris ». Saluts programme A. Photographie © Luca Vantusso

« De New York à Paris », Les Paris de la Danse. Stars of American Ballet (directeur Daniel Ulbricht) & Les Italiens de l’Opéra de Paris (directeur Alessio Carbone). Programmes A et B. Soirées du jeudi 13 et du vendredi 14 juin. Théâtre de Paris.

Dans le paysage sinistré qu’est le ballet parisien depuis qu’Aurélie Dupont à décroché la timbale de la direction du ballet de l’Opéra de Paris, le balletomane parisien affamé est prêt à revenir sur nombre de ses principes. Ainsi, votre serviteur se barbe presque immanquablement aux soirées de pas de deux, tout spécialement quand elles s’intitulent « soirée de gala ». Mais voilà, nécessité fait loi et il y avait une obligation morale à soutenir une manifestation de danse classique au moment où les Étés de la Danse réduisent à une huitaine de jours leur festival, qui durait jadis trois semaines.

L’affiche de ce « De New York à Paris » au Théâtre de Paris dans le cadre du « Paris de la Danse » présentait un attrait particulier : Alessio Carbone, le fondateur des « Italiens de l’Opéra de Paris » s’associant avec Daniel Ulbricht du New York City Ballet, c’était un peu comme un clin d’œil. En 1998, lors d’une soirée « jeunes danseurs » qui avait lieu pendant une tournée de la compagnie, le jeune Alessio, alors surnuméraire, m’avait littéralement décollé de mon siège dans le pas de deux de Capriccio (le seul des trois joyaux de Balanchine alors au répertoire de la maison) aux côté de Marie-Isabelle Perrachi. Je découvris alors ce nom, caché parmi les quelques 150 autres de la compagnie de l’Opéra, et c’était une entrée en fanfare dans mon panthéon chorégraphique. Le jeune homme avait un tendu relâché tout balanchinien, une chaleur méridionale et un chic tout français. Il y a quelque chose d’émouvant de voir, deux décennies plus tard, ce même danseur donner à certaines pépites cachées ou ignorées de l’Opéra une chance de toucher le cœur du public dans des rôles solistes.

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Le pari d’associer le groupe de Daniel Ulbricht et celui des « Italiens » n’était pas nécessairement sans danger car les deux ensembles sont très différents dans leur composition et dans le répertoire qu’ils défendent. « Stars of American Ballet » rassemble des danseurs du New York City Ballet, pour la plupart des vétérans (excepté Indiana Woodward et Joseph Gatti), qui défendent des extraits de leur répertoire, une très grande majorité de chefs-d’œuvres incontestés.

Au cours des deux programmes A et B, on a ainsi pu se régaler à la vue de beaux ballets dansés sans le staccato et les bras hyperactifs, ce mélange de force sans charme, qui caractérise la jeune génération de la compagnie américaine.

Teresa Reichlen, nous offre un grand moment d’élégance dans Diamonds (programme B) en dépit de la toute petite scène dont on craignait qu’elle ne rabougrisse la rencontre en diagonale du couple qui ouvre ce pas de deux réflexif. Il y a ce qu’il faut d’amplitude chez la ballerine mais aussi d’affolement des lignes dans la section médiane du ballet. Tout cela est rendu possible par les qualités de partenariat d’Ask La Cour, qui mettaient déjà Teresa Reichlen en valeur dans le très calligraphique Liturgy de Christopher Wheeldon (programme A).

Ask La Cour, un grand danseur blond à la peau très blanche, danois d’origine, eut aussi l’occasion de briller dans Apollo. Sa plastique – longues jambes, buste musclé sans trop de ronde-bosse, profil de médaille – est d’un aspect très « années 40 ». Elle donnait à son Apollon un intéressant mélange « d’historicité » et de fraîcheur. Sa variation (celles des mains en étoile) faisait très « dieu du stade ». On oublie trop souvent combien l’esthétique d’Apollon musagète est fortement ancrée dans celle des années 30-40. A ses côtés, Sterling Hyltin, au parfait sur cette série de représentations, était une Terpsichore badine et complice. La danseuse aux lignes d’une suprême élégance était déjà, dans le Divertissement Pas de Deux de Midsummer Night’s Dream, un des plus beaux que Balanchine ait jamais créé, littéralement gardée en apesanteur par Jared Angle (notamment dans les portés latéraux) lors du programme A.

Dans la série des chefs-d’œuvre, Tchaïkovski Pas de Deux était défendu par Indiana Woodward, preste, charmante et primesautière aux côté d’un Daniel Ulbricht tout ballon et charme. Le danseur, toujours acteur, parvenait même à introduire de l’humour dans le poisson qui conclut l’adage. Lors du programme A, dans Tarentella, Ulbricht (encore aux côté d’Indiana Woodward, moins à son aise) semblait avoir trouvé une veine plus subtile qu’à ses débuts. Il n’a pas beaucoup d’arabesque mais son ballon contrôlé, progressif et enfin explosif est enthousiasmant. Son jeu « Slapstick » est varié et bien minuté.

Paris de la Danse, « De New York à Paris ». Daniel Ulbricht dans Tarentella. Photographie © Luca Vantusso

Seule petite déception ? Megan Fairchild, qui a enchanté nombre de nos soirées new-yorkaises ou lors de tournées à Paris, lyrique à souhait, ne semblait pas, ni dans Andantino de Robbins (un ballet sur le deuxième mouvement du concerto pour piano de Tchaïkovski où le chorégraphe semble peiner à s’émanciper de la tutelle de Balanchine) ni dans Sonatine, vraiment communiquer avec son partenaire Gonzalo Garcia. On regrette de ne pas l’avoir vue une dernière fois aux côtés de son compère de prédilection, Joaquin de Luz. Les deux danseurs s’enflammaient littéralement au contact l’un de l’autre.

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À l’inverse de Stars of American Ballet, Les Italiens de l’Opéra de Paris, particulièrement dans cette mouture où les anciens (Messieurs Carbone, Valastro et Vantaggio) ne sont pas montés sur scène, est un groupe d’artistes souvent en devenir présentant des pièces éclectiques qui, bien que parfois conçues pour mettre en valeur les épaulements et le travail de bas de jambe de l’école française, ne sont pas nécessairement rattachées au répertoire habituel du ballet de l’Opéra de Paris.

A priori, l’avantage allait aux Américains, expérience et répertoire confondus.

Et pourtant…

Dans Scarlatti pas de deux, un extrait des Enfants du Paradis de José Martinez, Valentine Colasante (en dépit de pointes un peu sonores au début) et Antonio Conforti font reluire les épaulements français bien travaillés et enlèvent le presto avec brio. Plus tard durant le programme A, un des rares tributs au cœur du répertoire actuel de l’Opéra, l’adage de l’acte IV du Lac de Noureev était défendu avec élégance et poésie par ce jeune danseur, inexplicablement cantonné à la classe des quadrilles. La partenaire d’Antonio Conforti ne nous a pas tant séduit. Siegfried était définitivement le cygne durant ce pas de deux. Au moins les deux jeunes danseurs interprétaient-ils les pas du chorégraphe dont le nom était inscrit sur le programme. En effet, dans Don Quichotte, si Valentine Colasante altière, charmeuse et contrôlée (mais qui force un peu trop ses équilibres), parle sans accent son Noureev, son partenaire, un certain Marquo Paulo, intronisé italien pour l’occasion, escamote les petits ronds de jambes sur temps levé et efface les exigeants tours en l’air finis arabesque à droite et à gauche de la fin. Peut-on dès lors annoncer une « chorégraphie de Rudolf Noureev »? Une autre incursion dans le répertoire de pas de deux d’entant, celui du Corsaire, jadis cheval de bataille de Patrick Dupond ou d’Eric Vu An, satisfait visiblement la salle par la simple présence de la nouvelle coqueluche du public, Bianca Scudamore (belles lignes et fouettés faciles). En revanche, son partenaire Giorgio Foures prétend à une technique pleine de pyrotechnie qui n’est pas encore à sa portée. Le tout paraît bien trop précautionneux pour vraiment en imposer. Il se montre plus à son avantage dans Les Bourgeois de B. von Cauwenberg, même si sa verdeur souligne le manque d’invention chorégraphique de cette pochade sur la célèbre chanson à charge de Jacques Brel. Personnellement, je n’ai jamais autant apprécié ce ballet que dans l’interprétation qu’en avait faite François Alu pour son spectacle Hors Cadre.

Le répertoire récent présenté par le groupe franco-italien n’est pourtant pas sans qualité à l’exception de l’insipide Caravaggio de Bigonzetti. Deux ballets créés par d’anciennes étoiles-maison il y a une dizaine d’années, Donizetti Pas de Deux (Manuel Legris) et Delibes Suites (José Martinez), ont un chic et un sens de la surprise qui réjouit toujours à la revoyure. En pourpre (Donizetti, programme A) ou en violet (Delibes, programme B), une autre artiste inexplicablement au purgatoire de la classe des quadrilles, Ambre Chiarcosso, est une merveille de technique survolée et d’épaulements aussi justes que canailles. Pour Donizetti, la jeune danseuse est épaulée par Francesco Mura à la technique saltatoire impressionnante de facilité (vitesse des impulsions de départ, précision des réceptions). Elle danse avec Paul Marque dans Delibes. Le danseur déploie une belle énergie.

Paris de la Danse, « De New York à Paris ». Ambre Chiarcosso dans « Donizetti pas de deux ». Photographie © Luca Vantusso

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Mais dans ces soirées, le vrai tour de force était sans doute de faire converser deux traditions et deux groupes si contrastés en évitant la somme qui tourne au pensum. Or, il se dégage une subtile harmonie de ce mélange apparemment disparate.

La Sylphide de Bournonville (Programme A), enlevée par Andrea Sarri – impressionnant par la prestesse de sa batterie et l’énergie concentrée des bras – aux côtés de Letizia Galloni, elfe plein de fraîcheur, prépare à Tarentella de Balanchine qui, plus tard, sera rappelé à notre souvenir lors de Donizetti Pas de Deux. Dans le programme B, la création de Simone Valastro, Palindrome presque parfait, gestuelle torturée, volutes des bras entraînant des oscillations de la colonne vertébrale, chutes et claques auto-infligées (Antonio Conforti de nouveau impressionnant de justesse aux côtés de Letizia Galloni) prépare à la sauvagerie néoclassique du pas de deux d’Agon (un jeu de chat et la souris entre Teresa Reichlen, à la fois athlétique et élégante, et Tyler Angle, le danseur qui va au-delà du partenariat).

La structure même des deux programmes semble vouloir se répondre. Tout deux s’affichent par une pièce pour trois danseurs en pantalons, chemise blanche et bretelles. Les lutins sont un coup de maître chorégraphique de Johan Kobborg. Daniel Ulbricht y est impayable de timing, de précision et de chien dans son badinage-concours avec le violoniste. La confrontation avec le deuxième larron (Joseph Gatti) a la grâce de celle entre les danseurs en brun et en mauve de Dances at a Gathering. Le troisième larron est une « larrone ». On rit de bon cœur. Avec Aunis de Jacques Garnier qui clôture le programme B, on s’étonne à chaque fois de la fraîcheur inventive de la chorégraphie qui mélange les pas de folklore au vocabulaire classique. Elle sied bien à cette belle jeunesse : le chien de Sarri, l’énergie inflammable de Julien Guillemard et le brio de Francesco Mura.

Paris de la Danse, « De New York à Paris ». Daniel Ulbricht dans « Les Lutins ». Photographie © Luca Vantusso

Le joli final pyrotechnique sur Etudes permet enfin aux Franco-Italiens et aux Américains de partager physiquement la scène après nous avoir entraîné dans le subtil et fragile chant commun de leur programme. Espérons que, lors d’une éventuelle réitération de ce tour de force, les deux compagnies parviendront à proposer des couples mixtes.

Saluts programme B. Alessio Carbone et Daniel Ulbricht. Indiana Woodward et Francesco Mura.

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Les Italiens de l’Opéra de Paris : transmission, création, émotion

Les Italiens de l’Opéra de Paris. Photographie Ula Blocksage

Toujours avides d’expériences extra-muros avec les danseurs de la Grande Boutique, les Balletonautes ont envoyé une paire d’yeux avertis doublés d’une plume aguerrie à la rencontre des Italiens de l’Opéra de Paris en visite à Suresnes les 14 et 15 octobre dernier. Voilà de quoi il en retourne…

Parce qu’il a remarqué que, sur les 16 membres d’origine étrangère du Ballet de l’Opéra de Paris, 11 étaient Italiens, le Premier Danseur Alessio Carbone s’est penché sur la longue histoire des relations entre la France et l’Italie dans le domaine de la danse. Nombreuses furent les ballerines italiennes  jusqu’au début du 20e siècle à faire les belles heures de la scène nationale, telle Carlotta Zambelli pour n’en citer qu’une. Cette tradition perdura jusqu’au « dernier italien » Serge Peretti ; puis, il fallut attendre 1997 pour qu’un certain Alessio Carbone marque le retour des danseurs italiens à l’Opéra de Paris.

Après un spectacle inaugural à Venise l’an dernier, les Italiens de l’Opéra de Paris ont donné leur premier spectacle en France le week-end dernier, au Théâtre de Suresnes, sous la direction artistique d’Alessio Carbone lui-même. Figure talentueuse et extrêmement sympathique parmi les solistes de l’Opéra, il a eu à cœur de choisir de très jeunes éléments du ballet afin de leur transmettre toutes ses valeurs. A première vue le résultat pourrait sembler un peu hétéroclite avec de très jeunes et d’autres danseurs beaucoup plus expérimentés tels Letizia Galloni, Valentine Colasante, Simon Valastro et Alessio Carbone. Le résultat en est encore plus bluffant, bien loin de ces galas traditionnels qui, alignant les pas de deux à la suite, ne font pas preuve d’une grande imagination artistique, c’est le moins que l’on puisse dire.

Le programme mêlait des pas de deux classiques judicieusement choisis car, justement,  éloignés des sentiers battus : le Grand Pas classique d’Auber et Diane et Actéon. Ils furent vaillamment défendus par une jeune ballerine au visage à peine sorti de l’enfance, Ambre Chiarcosso, qui montre des équilibres impressionnants ! Avec ses partenaires tout aussi jeunes qu’elle (Giorgo Fourès dans le Grand Pas Classique et Francesco Murra dans Diane et Actéon), ces redoutables démonstrations de style furent réussies malgré les embûches des chorégraphies grâce, entre autres, à un extrême sens de la mesure, rare aujourd’hui chez d’aussi jeunes danseurs.

Alessio Carbone lui-même avait ouvert le spectacle avec Letizia Galloni pour l’un des Préludes de Ben Stevenson, jolie entrée en matière grâce à la présence d’Andrea Turra au piano. On les retrouva ensuite dans Together Alone, un pas de deux de Benjamin Millepied où on les sentait extrêmement à l’aise, fluides, musicaux et inspirés. Dans la même veine plus originale, Valentine Colasante défendit avec assurance et beaucoup de charme un solo de Renato Zanella, Alles Walzer.

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La véritable richesse de ce programme fut une création originale de Simon Valastro. Les habitués de l’Opéra de Paris connaissent bien ce Sujet et ont pu déjà suivre son évolution comme créateur. Ici Mad Rush (musique de Philip Glass, jouée au piano par Andrea Turra) réussissait l’exploit de réunir toute la compagnie. Ce ballet était une commande du Festival de Ravello en juillet dernier et le thème en avait été imposé : l’immigration. Simon Valastro a réussi une pièce extrêmement aboutie qui mêle solo aussi sobre qu’expressif (Sofia Rosolini, aux bras suggestifs, déjà remarquée en première partie pour son excellent In the Middle Somewhat Elevated avec Antonio Conforti ) que parties de groupe, démontrant que, même très jeune, bien dirigé et motivé, un danseur de l’Opéra peur s’imposer en scène autrement que par sa technique ! L’ensemble, à la chorégraphie affutée et poignante sans jamais tomber dans le pathos, augure bien des possibilités de ce groupe et de son chorégraphe.

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Sofia Rosolini pendant la rencontre organisée avec les danseurs le 15/10

Dans une rencontre avec le public organisée juste après le spectacle, Alessio Carbone a très gentiment répondu aux questions du public, parfois néophyte, faisant même intervenir ses danseurs qui l’entouraient. Il a longuement insisté sur le sentiment de transmission qui l’animait en dirigeant ce groupe. Le meilleur exemple en est Aunis qui clôturait la première partie. Bénéficiant lui aussi de l’accompagnement des musiciens sur scène ce trio mêlait deux jeunes danseurs (Francesco Mura et Andrea Sarri) à Simon Valastro et il était passionnant de voir comment chacun d’entre eux maîtrisait cette difficile succession de pas, rythmée sur des musiques traditionnelles vendéennes. Sans conteste ce fut la meilleure interprétation depuis le trio mythique Jean-Claude Chiappara, Kader Belarbi et Wilfried Romoli; d’ailleurs c’est ce dernier qui a fait travailler lui-même les interprètes italiens. Transmission toujours…

Ce spectacle se révéla donc une très bonne surprise. Connaissant les exigences artistiques d’Alessio Carbone et de Simone Valastro, on ne pouvait que s’attendre à un résultat de haut niveau et on n’a pas été déçus mais en plus totalement séduits par l’intelligence du programme et sa fraîcheur, l’émotion et/ou l’énergie générées par les pièces dansées et… par leur humilité à tous.

« Aunis », Jacques Garnier. Andrea Sarri, Francesco Mura et Simon Valastro. Photographie Ula Blocksage

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