Émeraudes est incontestablement le maillon faible des Joyaux de Balanchine. Le chorégraphe, féru de cuisine et de métaphore culinaires, le concevait sans doute comme une mise en bouche avant le surprenant plat de résistance constitué par Rubis et le somptueux dessert de Diamants. Mais plutôt qu’une entrée, nécessaire après tout dans tout repas bourgeois qui se respecte, il a plutôt concocté un apéritif. Émeraudes reste en effet composé d’éléments aussi hétérogènes que la saucisse seiche et le gruyère placé dans le même ravier et consommé avec un verre de sangria suivi d’un de vin cuit.
La musique tout d’abord… Elle est certes de Gabriel Fauré mais colle dans le désordre des extraits de deux pièces différentes. Peut-on véritablement accoler Pelléas et Mélisande et Shylock ? Maeterlinck et Shakespeare ?
Le groupe des solistes enfin. C’est un peu comme si Mr B. n’avait réussi à choisir la dédicataire du ballet. Est-ce la section de Violette Verdy (la Fileuse) ou celle de Mimi Paul (la Sicilienne) ? Que viennent faire ces trois solistes avec leur entrée presque tonitruante au milieu de cette ambiance aquatique ?
Il y aura sans doute des inconditionnels du maître outre Atlantique pour trouver une cohérence à tout cela. Mais il n’en reste pas moins vrai que le maître, peu satisfait de la structure ou de l’atmosphère de son ballet, l’a remanié à deux reprises…Sans grand succès. Le 30 avril 1976, il transforma une section pour Violette Verdy et Jean-Pierre Bonnefous, puis, en 1977, à l’occasion de l’enregistrement du ballet pour « Dance in America » (avec Meryl Ashley et Karin von Aroldingen), il créa sur La mort de Mélisande le final élégiaque pour les sept solistes que l’on voit encore aujourd’hui. Cette conclusion, plus en accord avec l’atmosphère du début de la pièce, reste en soi inorganique au ballet qui trouvait une conclusion plus classique, moins poétique mais incontestablement plus efficace, dans la pose finale en forme de collier drapé réglée sur le final de Shylock.
Le résultat est qu’Émeraudes est un ballet qui tient rarement l’intérêt du public de bout en bout. Il ne faut aucune scorie dans la distribution soliste (ils sont, rappelons-le, sept !) et que ceux-ci, de surcroit, soient bien accordés. C’est une mission quasiment impossible. J’ai personnellement assisté à des Émeraudes inégales et soporifiques à Paris, Londres et New York.
L’invitation du Ballet de l’Opéra de Paris en juillet dernier pour danser ce seul ballet à New York à l’occasion du cinquantenaire du ballet quand le New York City Ballet et le Bolshoï se partageaient Rubies et Diamonds frôlait le croc-en-jambe, surtout quand la critique américaine se montre de nos jours peu disposée à pardonner quoi que ce soit aux Français. Cela n’a pas manqué. Il semblerait que les Français n’aient même pas réussis à arborer la bonne couleur de vert… Un certain critique du New York Times a trouvé les Français pas assez « galliques », trop élégants et citadins pour Émeraudes, oubliant sans doute que Balanchine écrivait lui-même qu’Émeraudes, était une évocation de « la France de l’élégance, du confort, des robes et du parfum. » L’Opéra a également dû essuyer les traditionnelles critiques autour de la musicalité et peu de danseuses ont trouvé grâce aux yeux de la presse.
Ma curiosité était donc grande le 22 septembre, soir de première à l’Opéra. Et force nous est de constater que la magie n’est pas au rendez-vous. Sur une scène littéralement noyée de lumière criarde, Laëtitia Pujol déçoit. Sa Fileuse est un babillage crémeux, une sorte de gazouillis un peu vain, dépourvu de toute sensation aquatique et de tout mystère. Son interprétation trop démonstrative nous met dans la position de cet enfant qu’un adulte a emmené au musée et qui s’entend dire toute l’après-midi, « regarde, c’est beau ! ». Son partenaire, Mathieu Ganio, devient accessoire et danse soupir dans le désert. Cela ne s’arrange guère avec Eleonora Abbagnato qui danse dans le mode trop délibéré qu’on lui connaît maintenant, avec notamment des battements développés très vilains et une entrée marchée imprécise aux bras d’un Stéphane Bullion au charisme toujours en berne. Dans le pas de trois, le joli style de Raveau et la belle énergie d’O’Neill donnent de l’espoir mais c’est sans compter sur Sae Eun Park dont le mini solo sur la complainte des cordes évoque plutôt le cliquetis d’une chaîne de vélo frottant sur un dérailleur.
Le 29, il faudra repasser par cette impression pénible. Mais, somme toute, la balance penche fortement du bon côté. Dorothée Gilbert, la seule danseuse de l’Opéra à avoir su séduire la critique new-yorkaise, installe dès le lever de rideau, l’atmosphère poétique appelée par la musique de Fauré; une concentration réflexive et rêveuse en dépit de la lumière. Le partenariat d’Hugo Marchand participe pour beaucoup de cette impression. Il fend en 4e avec ardeur; elle regarde pudiquement vers le sol. Les pâmoisons de la demoiselle sont suspendues et respirées dans les bras de ce beau damoiseau. La fileuse de Dorothée Gilbert est très aquatique avec de jolies syncopations. En revanche on ne retrouve pas vraiment l’alternance de sentiments d’aspiration et de résignation décrite par Violette Verdy, la créatrice du rôle. Mais l’atmosphère dionysiaque installée par la danseuse a aussi son charme. Myriam Ould-Braham n’a semble-t-il pas impressionné la critique lors de son passage à New York. Ses tempi ont été qualifiés de « vagues ». En la regardant danser la Sicilienne au soir du 29 septembre, on a compris d’où venait cette critique tout en trouvant mystérieux que cette singularité n’ait pas séduit. Car il y a une adresse quasi diabolique chez cette ballerine à ne pas marquer le temps là où on l’attendrait. Elle reste pourtant absolument musicale. Son phrasé évoque un lancé de ballons à l’hélium. Elle rattrape toujours la phrase musicale et valse ainsi entre les courants d’air de la musique rendant ainsi visible à merveille le caractère impressionniste de la musique de Fauré. Dans le pas de deux, Audric Bézard s’offre en contraste à Ould-Braham. Sa solidité sculpturale sert de pivot à la ballerine en accentuant son évanescence. Ce groupe admirable de danseurs a réussi à tamiser la lumière prosaïque dispensée sur la scène.
Au soir du 7 octobre, Audric Bezard était de nouveau le partenaire de la deuxième ballerine. Mais, accompagnant Léonore Baulac, il n’avait pas qu’une fonction ; il avait un rôle. Il semblait en effet participer à un tête à tête amoureux avec sa partenaire. Celle-ci, très à l’aise, délivrait une interprétation plus classique de la Sicilienne dans son rapport avec la musique mais avec son habituel legato naturel. Elle n’a pourtant pas séduit non plus à New York. Go figure !
Dans la Fileuse, on retrouvait Emilie Cozette, de retour d’une très longue absence. Encore un peu hésitante sur pointes et dans le partenariat, la danseuse présente néanmoins de jolies choses. Ses bras de la première variation son expressifs et elle installe une atmosphère paisible et amoureuse autour son partenaire, Florian Magnenet, très élégant et empressé. La soirée était de surcroit gratifiée du pas de trois le plus harmonieux qu’il nous ait été donné de voir. Paul Marque, propre et élégant, Letizia Galloni, légère et mutine et surtout Marion Barbeau qui semble décidément une balanchinienne née.
Deux représentations sur trois auront donc été satisfaisantes. Ce n’est pas un mauvais bilan pour le difficile Émeraudes.
[à suivre]

La Sylphide. Lacotte-Taglioni. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 7 et 15 juillet 2017 (Albisson-Marchand / Baulac-Louvet). Pas-de-deux écossais (5-7-10-15 juillet).


Avec le programme Balanchine-Robbins-Cherkaoui/Jalet, c’est Benji-New York City Ballet qui s’exprime. Les soirées unifiées par le choix d’un compositeur – ici, Maurice Ravel – mais illustrée par des chorégraphes différents sont monnaie courante depuis l’époque de Balanchine dans cette compagnie.

Avec le programme Cunningham-Forsythe, le ballet de l’Opéra est accommodé à la sauce Benji-LA Dance Project. Paradoxalement, ce placage fonctionne mieux en tant que soirée. Les deux chorégraphes font partie intégrante de l’histoire de la maison et les pièces choisies, emblématiques, sont des additions de choix au répertoire.
Balanchine’s Dream remains an oddly-told tale. When I was young and picky in New York, and even as I grew older, I was never fully enchanted, never transported from start to finish. Nor have I been this time around in Paris. Does this ballet ever work? Who cares about Hippolyta or that guy in the shapka? (I will write about neither, you won’t notice). What I’ve been told for way too many years is that what I’ve been missing is a cast with the right kind of energy…which the ballet’s very structure seems to want to render impossible.
Le Songe d’une nuit d’été de Balanchine (Ballet de l’Opéra de Paris, soirée du vendredi 24 mars 2017).
Au deuxième acte, par un effet de vase communicant, c’était le pas de deux qui était en retrait. Dorothée Gilbert en était pourtant la soliste. Las, la danseuse, qui possède la maîtrise technique et le moelleux pour danser ce rôle, ne se défait pas de sa fâcheuse conception erronée des chorégraphies de Balanchine. En effet, à chaque fois qu’elle se présente dans les ballets de Mr B., Dorothée Gilbert semble croire qu’elle doit danser comme une dame chic, le regard perdu, avec un sourire énigmatique qui la fait paraître guindée. Dans ce pas de deux allégorique, c’est Carbone (partant avec le handicap de remplacer le très attendu Hugo Marchand) qui émeut. L’aisance naturelle de la danse et la souplesse des réceptions, les inclinaisons de la tête sur un cou mobile comme une invite constante à sa partenaire, tout était là. Peine perdue…



Les Balletonautes, qui avaient ouvert leur page en 2012 sur la dernière reprise de la Bayadère par une cohorte d’
Mais ce n’est pas pour autant que les deux premières distributions ont convaincu nos rédacteurs. James n’a pas été bouleversé par
James, ce snobinard impénitent n’a pu s’empêcher d’aller voir les distributions d’invités et … en est ressorti déçu. Le 5 décembre, Isaac Hernandez se montre bon partenaire mais sa technique « ne touche pas au superlatif ». Le 18, Kimin Kim atteint ce genre de sommet mais c’est au détriment de l’engagement émotionnel tandis que sa partenaire, Kristina Shapran, porte la jambe haut « comme c’est la mode » mais a la pointe un peu molle. La grande gagnante de ces soirées serait, selon James,
Mais si les solistes ont pu réserver leur lot de satisfactions, qu’en est-il du corps de ballet ? La question doit évidemment être abordée puisque le directeur de la danse en a ouvertement parlé pendant le déroulement de cette longue série. On a été doublement surpris de voir l’entrée des ombres dans la ligne de mire, voire la ligne de tir ; d’une part parce que pour en avoir vu une certaine quantité ailleurs, on ne comprend pas en quoi elles ont démérité ; d’autre part, l’émetteur de ces critiques n’est autre que le directeur de la compagnie. Ces petites phrases ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux après une série d’articles parus à l’occasion de la diffusion du documentaire « Relève » sur Canal+.
Du coup, on était un peu à la peine du côté des rôles demi-solistes. Les Fakirs n’ont pas démérité mais seul Hugo Vigliotti s’est véritablement détaché, les idoles dorées non plus à une exception près (et James ne s’est toujours pas mis d’accord avec Cléopold à propos de celle de François Alu). Par contre, les quatre danseuses en vert qui accompagnent le grand pas d’action avec Gamzatti se montraient parfois inégales, surtout les soirs où Héloïse Bourdon (qui a interprété à peu près tous les rôles de solistes, de demi-solistes ainsi que les ombres) n’était pas parmi elles. James a enfin décrété que pas un soir il n’a été satisfait de l’ensemble du trio des ombres. Cléopold, pour sa part, n’a eu qu’un seul moment d’épiphanie avec celui qui réunissait Barbeau-Guérineau-… et Bourdon (encore elle) le 24 novembre.