Pour tromper l’attente de la reprise du dernier blockbuster de Noureev, dont on attend toujours que l’Opéra en publie les distributions, remontons un peu le temps et traçons l’Histoire ou plutôt les histoires de ce ballet…
Bayadère, exotisme et papier peint.
Voilà, très bientôt, les danseurs de l’Opéra évolueront de nouveau dans la somptueuse production Frigerio-Squarciapino voulue par Rudolf Noureev pour sa Bayadère. Une production qui, élégamment, convoque, tout en le commentant, l’orientalisme romantique du XIXe siècle. Car à l’époque même de sa création, Bayadère est l’expression d’un goût presque révolu pour un orient de coloriste.
Elle est la fille posthume de Théophile Gautier. En 1837, celui qui déplorait les « Bayadères café au lait » aux figures « négligemment barbouillées d’ocre ou de jus de réglisse » portant aux mains « des gants de soie ou de coton d’une teinte inqualifiable » de l’Opéra-ballet « le Dieu et la Bayadère » monté par Filippo Taglioni pour sa fille Marie qui, pour sa part, « svelte, diaphane et blanche », « avec un complet dédain de la couleur locale », « se contentait d’être la Sylphide et de danser, comme elle dansait, d’une façon adorable et pudique » était à quelques mois du choc « Amany », l’authentique devadasi de Pondichéry venue avec une troupe de danseuses sacrées et de musiciens se produire à Paris pour 28 représentations en août-septembre 1838. Avec son flair d’artiste Gautier avait humé goulument , pour mieux se l’approprier, le parfum de couleur locale des visiteuses : « un large pantalon à l’Orientale, retenu au dessous des hanches par une courroie de cuir vigoureusement sanglée, descend à grands plis jusqu’aux chevilles […] Entre cette brassière et le pantalon, il reste un assez grand espace entièrement nu, et qui n’est pas le moins paré. On ne saurait rien voir de plus charmant que cette peau blonde et dorée […] sur la quelle la lumière joue et frissonne en luisants bleuâtres ».
De ce choc culturel, naitra vingt ans plus tard, sous la plume de l’homme au gilet rouge, le prototype de La Bayadère, « Sacountala » : la « forêt sacrée de l’Inde », peinte par Hugues Martin (qui y avait vécu), remplit alors le poète d’aise avec « tout son luxe de végétations bizarres, pour nos yeux du moins, accoutumés à des frondaisons plus sages ». Assurément, on était loin de la production du Dieu et la Bayadère ; la forêt « ne ressembl[ait] ni au Bas-Bréau ni au Bois de Vincennes ».
La couleur locale des peintres orientalistes entrait à l’Opéra… Le ballet était chorégraphié par Lucien, frère de Marius Petipa ; il y avait là un prince amoureux d’une Bayadère, un brahmane et une méchante princesse Hamsati. Nul doute que Théophile Gautier aura eu le sentiment d’être plus fidèle aux devadasis avec son argument s’inspirant de la genèse du Maha barata. Et tant pis s’il se trompait, lui qui comparait l’une des danse d’Amany à une jota arragonese. Sacountala est aujourd’hui disparue et qui connait la partition de Reyer ? La Bayadère, sa cadette, demeure.
La production de l’Opéra de Paris, loin d’une redite servile des fastes scéniques du XIXe, porte un regard distancié sur cette couleur locale de l’époque romantique dont la Bayadère est une tardive et ultime inflorescence.
Le plateau, comme c’est souvent le cas chez Ezio Frigerio, est un espace unique et fermé –ici par l’impressionnante coupole dans l’esprit du Taj Mahal-. Cet espace funéraire de luxe est encadré par des pendrions de feuillages exotiques que Gautier se serait sans doute employé à détailler comme dans sa critique de Sacountala. Rompant avec une tradition instaurée en 1900 par Petipa lui même pour une reprise du ballet avec Mathilda Kshessinska, Noureev a voulu que la scène des ombres soit présentée non pas devant un fond uni et sombre mais comme partie d’un exubérant décor de jungle qui rappelle furieusement les précieux papiers peints au pochoir et finis à la main qu’on trouvait dans les demeures bourgeoises depuis la fin du XVIIIe siècle et qui connurent une vogue particulière sous le Second Empire.

Un papier peint de la maison Zuber
Il y a un petit côté jardin peint de la vieille salle Labrouste (BNF) ou encore jardin d’hiver, impression renforcée par les vitraux fortuny qui figurent le palais de Solor pour la scène de l’Opium introduisant l’acte des ombres.
On pourrait se croire aussi un instant dans la somptueuse demeure de la Kchessinska, épouse du Grand duc André et recréatrice de Nikiya en 1900 ;
On pourrait enfin se sentir, tel un spectateur du XIXe siècle, immergé dans un décor peint de rotonde panoramique -ces grandes salles circulaires aux parois aveugles tellement en vogue au XIXe siècle. Tel un momument, le Monde y était présenté, pour reprendre une formule de Viollet-le-Duc, « rétabli dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné »
On aime cette esthétique de papier peint. Plongés dans un orient improbable fait d’éléphants à roulettes, de petits esclaves nubiens et d’idoles animées, mais assurément pas dans une Inde de pacotille, nous sommes justes invités à assister, dans un contexte réinventé, à l’enchantement de la naissance du ballet académique.