Bayad’ère Millepied. Un temps du bilan

ElephantLes Balletonautes, qui avaient ouvert leur page en 2012 sur la dernière reprise de la Bayadère par une cohorte d’articles préparatoires, ont vu huit représentations de cette longue mouture 2015 et l’ensemble des sept couples principaux qui y étaient distribués. Un ballet revu par Rudolf Noureev étant toujours un observatoire privilégié pour entreprendre un petit bilan de santé de la compagnie… Lançons nous.

Apsaras, princesses et kshatriyas…

La série s’est assurément mieux déroulée que la dernière reprise ; à commencer par la distribution des couples solistes : en 2012, pauvrette pour commencer, elle avait été grevée par un festival de blessures en série. Rien de tout cela en 2015 malgré la disparition en cours de route de deux Solors.

P1110204Mais ce n’est pas pour autant que les deux premières distributions ont convaincu nos rédacteurs. James n’a pas été bouleversé par le couple Gilbert-Heymann (le 17/11) et a surtout trouvé que ce Solor ne convenait pas au gabarit de sa Gamzatti, Hannah O’Neill, elle même encore en phase de rodage technnique. Cléopold ne s’est pas montré plus séduit (le 24/11) par la paire Albisson-Hoffalt, chacun dansant dans sa sphère. Si Mademoiselle Albisson semblait s’être enfin acceptée en tutu, Josua Hoffalt continuait à montrer ses limites techniques dans l’acte 3. « Platel-iste » indécrottable, Cléo a eu de surcroit un peu de mal à appréhender l’exécution du grand pas par Valentine Colasante, néanmoins très fine actrice. Elle a gagné son suffrage plus tard dans la série.

P1110206James, ce snobinard impénitent n’a pu s’empêcher d’aller voir les distributions d’invités et … en est ressorti déçu. Le 5 décembre, Isaac Hernandez se montre bon partenaire mais sa technique « ne touche pas au superlatif ». Le 18, Kimin Kim atteint ce genre de sommet mais c’est au détriment de l’engagement émotionnel tandis que sa partenaire, Kristina Shapran, porte la jambe haut « comme c’est la mode » mais a la pointe un peu molle. La grande gagnante de ces soirées serait, selon James, Héloïse Bourdon, Nikiya le 5 et Gamzatti le 18. D’ici à penser que notre rédacteur est non seulement snob mais également nationaliste…

Entre temps, Fenella et Cléopold avaient vécu un moment en apesanteur. Le 14 décembre, Hugo Marchand, simple remplaçant sur la série, avait décidé d’allumer le feu sacré sur la scène de l’Opéra. Dorothée Gilbert était la grande bénéficiaire de ce cadeau des dieux. Le duo de tête était complété par une nouvelle venue dans le rôle de Gamzatti, Marion Barbeau, encore un peu verte mais pleine de promesses. Ils l’ont écrit en deux langues.

Le 28 décembre, Cléopold retrouvait Hugo Marchand, cette fois-ci aux côtés de Laura Hecquet, pour un plaisir plus esthétique qu’émotionnel. Ces deux danseurs auront un jour quelque chose à se dire, mais ce n’est pas pour tout de suite.

C’est le couple réunissant Myriam Ould-Braham et François Alu qui met enfin tout le monde d’accord. Pour les représentations des 26 et 30 décembre, chacun y va de sa métaphore lyrique pour caractériser cette Nikiya forte tête et ce Solor explosif qui forment un couple presque « dialectique ». Fenella regrette néanmoins que François Alu tire la couverture à lui dans le grand pas d’action aux côtés de la Gamzatti de Charline Giezendanner.

Corps de ballet : sous la colère des dieux…

P1110202Mais si les solistes ont pu réserver leur lot de satisfactions, qu’en est-il du corps de ballet ? La question doit évidemment être abordée puisque le directeur de la danse en a ouvertement parlé pendant le déroulement de cette longue série. On a été doublement surpris de voir l’entrée des ombres dans la ligne de mire, voire la ligne de tir ; d’une part parce que pour en avoir vu une certaine quantité ailleurs, on ne comprend pas en quoi elles ont démérité ; d’autre part, l’émetteur de ces critiques n’est autre que le directeur de la compagnie. Ces petites phrases ont abondamment circulé sur les réseaux sociaux après une série d’articles parus à l’occasion de la diffusion du documentaire « Relève » sur Canal+.

Dans Le Figaro (édition du 17/12/2015) : « Regardez à Bastille les Ombres de La Bayadère ! Vous les voyez, vous, les danseuses qui dessinent la rêverie de Solor dans les volutes de fumée de l’opium ? La transmission des chorégraphies classiques s’est faite de mano a mano depuis Noureev, mort il y a vingt-deux ans, et aujourd’hui il est urgent de se demander comment elles doivent être dansées ! Et d’interroger les maîtres qui savent encore tant qu’ils sont vivants. »

Dans Slate (23/12/2015) : « Les danseurs ont tellement été habitués à danser en ligne, à se faire engueuler, que ça devient du papier peint, il n’y a plus aucun plaisir. Un corps de ballet, s’il ne prend aucun plaisir, ça n’a aucune vie. Il faut changer ça. » […] « C’est quoi l’excellence de l’opéra exactement? Je ne suis pas encore satisfait de la façon dont ça danse en scène. L’excellence, j’attends de la voir pour de vrai. ». [L’Opéra] « C’est peut-être paradoxalement la meilleure troupe de danse contemporaine au monde aujourd’hui. On est une compagnie de danse classique, il faut que, le corps de ballet, ce soit pareil.»

Sorties du contexte de leur article respectif, ces petites phrases paraissent plus violentes qu’elles ne le sont en réalité. Benjamin Millepied dit aussi de très bonnes choses sur la compagnie qu’il dirige. Et puis à chaque changement de direction, les journalistes sont avides de faire « tomber la poussière des cintres de l’Opéra » (à cette occasion, nous aimerions juste rappeler à ces ignares que ça ne s’appelle pas de la poussière, c’est du vieil or et ça avait déjà cet aspect là en 1875). Mais il nous semble qu’en prenant à parti le corps de ballet en plein milieu d’une longue et difficile série de représentations (avec la fameuse arabesque sur plié répétée une quarantaine de fois sur la même jambe par les meneuses de la théorie d’apasaras), il commet une grosse indélicatesse qui n’est en aucun cas rattrapée par cette publication palinodique du 31 décembre sur sa page facebook officielle : « Congrats @balletoperaparis for an amazing run ». Celui qui se plaint des lourdeurs pachydermiques de l’archaïque maison ne devrait pas se servir de manière si cavalière de cette latitude que ce théâtre subventionné lui offre et que n’ont pas ses collègues des compagnies américaines, entités privées. Entendrait-on Peter Martins ou Kevin McKenzie dénigrer publiquement le travail de leur corps de ballet en plein milieu d’un « run » ? Non, leur seule latitude est celle de trouver des synonymes au mot « amazing ». Benjamin Millepied ne peut pas ignorer que l’état d’esprit d’un corps de ballet change quand les individus qui le composent ont l’espoir qu’ils seront distingués au bon moment par un œil averti. C’est le travail qu’il semble avoir initié avec certains et cela portera vite ses fruits s’il s’y tient.

Car, à vrai dire, le seul moment où le corps de ballet ne semblait pas à la hauteur des attentes, c’était dans la danse des perroquets. Les jeunes filles qui le dansaient étaient pourtant bien ensembles et très musicales. La raison ? Il ne faut pas aller chercher très loin. À la création, il y avait douze porteuses de volatiles en formation deux lignes qui s’entrecroisaient gracieusement. Pour cette reprise, elles étaient dix pour entrer et huit pour danser sur une seule ligne.

Programmer à Garnier « Le Sacre du Printemps » de Pina Bausch, une pièce très exclusive techniquement, en même temps que « La Bayadère » c’est priver ce ballet de 32 danseurs chevronnés. Mais ce n’est pas à Benji qu’on rappellera que l’Opéra est avant tout une compagnie classique…

P1110210Du coup, on était un peu à la peine du côté des rôles demi-solistes. Les Fakirs n’ont pas démérité mais seul Hugo Vigliotti s’est véritablement détaché, les idoles dorées non plus à une exception près (et James ne s’est toujours pas mis d’accord avec Cléopold à propos de celle de François Alu). Par contre, les quatre danseuses en vert qui accompagnent le grand pas d’action avec Gamzatti se montraient parfois inégales, surtout les soirs où Héloïse Bourdon (qui a interprété à peu près tous les rôles de solistes, de demi-solistes ainsi que les ombres) n’était pas parmi elles. James a enfin décrété que pas un soir il n’a été satisfait de l’ensemble du trio des ombres. Cléopold, pour sa part, n’a eu qu’un seul moment d’épiphanie avec celui qui réunissait Barbeau-Guérineau-…  et Bourdon (encore elle) le 24 novembre.

Une production à l’épreuve du temps sous les coups de l’air du temps…

La production, qui reste magique, a été amputée des petits négrillons qui accompagnaient l’idole dorée. Car c’est un fait entendu désormais : le ballet français est raciste. Il est pourtant curieux de s’attaquer à ce petit détail d’oripeaux qui, en soit, était un commentaire très second degré sur l’orientalisme du XIXe siècle au même titre que l’éléphant à roulettes de Solor (qui ne fait pas autant d’effet qu’à Garnier) ou le papier peint d’hôtel particulier cossu (un autre mot dorénavant honni) qui sert d’écrin à l’acte des ombres. On pouvait sourire, en effet, de voir des petits nubiens entourer une idole plus siamoise qu’indienne. La mécanique huilée de la chorégraphie faisait ressembler l’ensemble à une précieuse -et dérisoire- pendule posée sur un dessus de cheminée en marbre. En revanche, pour cette reprise, on avait la désagréable impression de voir des bambins portant des couches-culottes de la veille par dessus un maillot jaune pisseux. Ce politiquement correct à l’américaine rappelait plutôt fâcheusement la pudibonderie d’un pape qui avait imposé aux danseurs de ses états le port d’un maillot vert lorsqu’ils incarnaient des divinités de l’Olympe par trop dénudées. Était-ce pour compenser cette perte de couleur des enfants que les Fakirs étaient foncés au point de souiller comme jamais auparavant le sol du premier acte ? Chassez l’orientalisme et c’est la couleur locale, avec tout ce qu’elle comporte d’approximations et d’a priori défavorables sur les « races », qui s’en revient au galop.

Si l’on craint les a priori sur les cultures ou sur les sexes, autant éviter toute reprise des ballets du XIXe siècle…

6 Commentaires

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6 réponses à “Bayad’ère Millepied. Un temps du bilan

  1. Inès

    J’ai eu le bonheur de voir la représentation du 10 décembre. Magnifique distribution… A quand la nomination de François « Allu .. cinant » ? Quant à « Benji » et ses critiques sur le corps de ballet – qui était parfait -, merci de le remettre à sa place. Il nous fatigue. Qu’il fasse ses preuves avec moins d’esbrouffe, c’est tout ce qu’on lui demande. Je n’ai pas souvenir d’un directeur de la danse aussi narcissique. Qu’il prenne un peu exemple sur l’extraordinaire travail de Manuel Legris au Wiener Stadtballet, ou de Kader Belarbi au Ballet du Capitole, ou de José Martinez à Madrid et des cours de modestie avec toutes ces étoiles de la génération Noureev dont l’indicible talent se nourrit d’humilité. (Le Riche, Hilaire, Guillem, Guérin, Platel… ). Heureusement, les membres du corps de ballet de l’Opéra semblent avoir conservé cet esprit. Good luck à Benji ! Lui et Lissner feraient bien de ne pas oublier que 2017 risque d’amener un nouveau ministre de la culture qui, peut-être, ne sera pas aussi ignare en matière de danse que les deux dames qui ont succédé à Frédéric Mitterrand. Et qui aura envie de revoir programmer du Béjart, du Petit, du Patrice Bart et tous les autres. Et qui nous rendra notre défilé trois fois par an.!

  2. Je l’attendais, les Balletonautes l’ont écrit…. merci à vous pour ce bilan que j’ai dégusté en véritable gourmet!

  3. Elise

    Inès, parler d’humilité en citant ces noms de le fameuse génération Noureev, c’est faire un contresens, croyez moi. Le « tout était mieux avant » très à la mode montre combien l’Histoire est réécrite , déformée, niée. On a la mémoire bien courte quant à cette époque « Noureev » ,et la tendance à enjoliver le passé est certainement humaine, très humaine.
    J’ai pour ma part passé une très bonne série de Bayadère; de bons en moins bons spectacles, il y a cependant eu des surprises , des alchimies inattendues ,ou pas, de magnifiques doubles assemblés, des bras déliés, d’autres moins, des jeunes pousses mises en avant, parfois trop tôt, parfois pour le meilleur, mais en attendant , de l’action; n’est-ce pas un art vivant que la danse? Sans dire que les choses sont mieux ou pire qu’avant, je peux dire en tout qu’elles changent, qu’elles bougent; et c’est heureux car l’immobilisme gangrenait cette compagnie où je ne savais même plus différencier un soliste d’un autre, les séries se suivant et se ressemblant, mornes et égales (je parle surtout de ces dix dernières années) . Quant à l’article de M. Millepied, après avoir dit mille fois le potentiel de cette compagnie sur tous les réseaux et médias possibles, une petite critique, qui me semblait être plus sur la manière dont on fait travailler le corps de ballet que sur les danseurs en eux-mêmes, ne me semble pas être de trop. Dieu sait qu’en studio les danseurs entendent des choses bien plus dures.
    Puisque c’est la première fois que je m’exprime sur ce blog, je tiens à remercier la rédaction pour la qualité de ces articles, son humour subtil et jamais déplacé, son amour de la danse et son respect pour les artistes. Je vais à l’opéra depuis plus d’années que je ne voudrais l’admettre (allez….une cinquantaine d’années!…et des poussières!) et c’est un plaisir de lire des avis aussi riches, divers , et d’apprendre gâce à eux sur cet art bien aimé et trop absent de la culture générale.

  4. Inès

    Bonjour Elise. Peut-être ai-je fait un contresens mais, pour ma défense, j’étais à l’étranger toutes ces années là…. (20 ans à Londres, aux USA). Où je lisais peu de presse française et où j’allais voir beaucoup de ballets aussi, et souvent contemporains . Je n’ai strictement rien contre le changement, bien au contraire, et je suis la première à déplorer l’archaïsme de certaines institutions françaises. Néanmoins, je persiste à penser que Manuel Legris ou Nicolas Le Riche ou Kader Berlarbi entre autres, sont aussi talentueux que modestes (même si Manuel Legris reste mon chouchou). Peut-être suis-je simplement déçue car je trouvais l’idée de faire venir Benjamin Millepied des US plutôt sympa, et espérais qu’il allait insuffler au POB le meilleur de la richesse de son expérience américaine. J’ai dû passer à côté de son message, ce qui est fort possible. J’imagine aussi qu’une première année à ce poste est compliquée car il doit être bien difficile de trouver ses marques après vingt ans de Brigitte Lefèvre. Que j’admirais beaucoup. Mais je lui souhaite vraiment bonne chance et surtout de garder cette compagnie exceptionnelle au top… J’en profite également pour remercier aussi la rédaction pour la qualité de ses articles and many many thanks to James and Fenella for being so witty. Love reading your reviews… Looking forward to many more in 2016!

  5. Merci Inès et Elise pour vos encouragements qui nous vont droit au coeur!
    Nous partageons l’agacement d’Inès face aux déclarations trop impatientes et catégoriques de Benjamin Millepied particulièrement parce qu’elles vont chercher leur source dans un certaine vulgate sur le ballet français diffusée par la presse de danse américaine. En 2012, lors de la tournée du ballet à New York, l’excellence du corps de ballet, notée par le public américain et par une partie de la critique américaine, a été disqualifiée par le New York Times comme empêchant l’éclosion de grandes étoiles. En fait, la compagnie était partie avec une trop grande part de ces solistes « interchangeables » dont parle Elise ou avec des danseurs qui avaient décidé que le classique n’était plus pour eux. [Nous vous renvoyons au bilan de la tournée paru à cette époque]. Benjamin Millepied utilisant à contre sens cet argument pour faire son autopromotion méritait donc d’être épinglé.
    Par contre, nous continuons, comme Elise, à avoir espoir dans le nouveau directeur de la danse parce que ses choix de jeunes solistes sont intéressants et que c’est par là que la compagnie, qui se reposait un peu trop sur des lauriers tressés par une génération de danseurs partis en retraite depuis une dizaine d’années, récupérera sa légitimité de compagnie de premier plan.
    Merci encore pour vos retours courtois et constructifs.
    L’équipe des Balletotos.