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Cérémonie des Balletos d’Or 2015-2016 : le rendez-vous des oubliés

Le trophée Balleto d'Or 2015-2016 est une tête de Poinsinet en plastique doré à l'or fin.

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

Les cérémonies se suivent et ne se ressemblent pas : en sérieux danger d’institutionnalisation l’année dernière, les Balletos d’Or ont pris cette année une option alternative, anarcho-libertaire, redresseuse de torts, correctrice d’injustices et raboteuse d’éminences indues.

Les jurés avaient donc décidé – sagaces lecteurs, vous l’avez sans doute remarqué – d’attribuer leurs prix si convoités à quelques figures discrètes mais remarquables du corps de ballet, et de délaisser autant que faire se peut les têtes d’affiche habituelles.

Pour que le traditionnel pince-fesses du 15 août soit dans la même humeur, on opta pour un pique-nique au grand air – sur la loggia un rien ventée de l’Opéra-Garnier –, sur le principe de l’auberge espagnole, et on prit soin de mettre à l’honneur les oubliés, les maltraités, les laissés-pour-compte et les opprimés de la saison passée.

Il y en a légion. Savez-vous que la direction des ressources humaines de l’Opéra a refusé de financer le pot de départ de Benjamin Millepied ? Pour rattraper cette mesquinerie, on lui a dit : « amène des chips, on fera un speech » (une phrase que James arrive à prononcer sans cracher). Grâce à nous, a-t-il confié l’œil mouillé d’émotion, il gardera un bon souvenir de son séjour-éclair dans la Maison.

La direction de la communication a fait le strict minimum pour saluer la médaille d’or de Paul Marque à Varna ? Les organisateurs brodent à toute vitesse une banderole clamant « браво Пол Марк !» et font au jeune homme une haie d’honneur. Lui aussi submergé de reconnaissance, il explique que faute d’avoir gagné un Balleto d’Or à la mi-juillet, il s’est jeté à corps perdu dans la compétition bulgare quelques jours après. Malgré notre modestie foncière, il faut donc se rendre à l’évidence : cet exploit, nous en sommes la cause. Son premier mouvement est de nous dédier sa médaille. Son second, de nous la donner.

Les règles habituelles n’ont plus cours : on se promène la coupe à la main à l’extérieur, on fume à l’intérieur. Les hiérarchies sont inversées : le directeur-adjoint Jean-Philippe Thiellay, toujours soucieux de laisser ses collaborateurs en repos, est préposé au contrôle des sacs. Brigitte Lefèvre vérifie les cartons d’invitation, non sans provoquer un embouteillage, car elle explique à chacun le secret de sa jeunesse éternelle, avant d’embrayer sur tout ce qu’elle pourrait encore apporter à la Grande Boutique. Svetlana Zakharova essaie de s’incruster, elle est refoulée.

Aurélie Dupont n’est pas venue. Comme l’atteste sa photo officielle, qui fait vraiment rombière, elle n’aurait pas été dans le ton. Et puis, quelqu’un l’a peut-être discrètement mise en garde : Cléopold, que le grand âge rend pavlovien, mord dès qu’on prononce son nom. James joue à le provoquer, tant et si bien qu’il suffit bientôt de siffler des syllabes de plus en plus élidées – orrélidup, rréli rréli rréli rréli – pour qu’un filet de bave s’écoule en continu de la commissure des lèvres de notre pauvre rédacteur. Fenella fait cesser cette comédie, qui menace d’attaquer le marbre de la terrasse. Stéphane Lissner n’est pas non plus de la partie. Craindrait-il lui aussi les crocs de Patarrière ?

« De toutes façons, on se passe très bien de la nouvelle patronne », proclame Poinsinet, le fantôme de l’Opéra et sempiternel candidat malheureux à la direction de la danse, qui en profite pour promouvoir son propre agenda de réconciliation globale : « que les papiers-peints et les modernistes s’embrassent, que les mal distribués pardonnent aux erreurs de casting, que ceux qui croient aux pointes et ceux qui n’y croient pas partagent la colophane, que les paysans et les seigneurs trinquent ensemble, que les Gamzatti et les Nikiya fassent cruche commune à la rivière ! ». Son enthousiasme conquiert quadrilles et coryphées, gagne les sujets, émeut les autorités, les ouvreuses, les placiers, et jusqu’au musicien des rues qui fait son tour de chant, en contrebas, sur la place.

Il monte le son, fournissant illico à notre cérémonie un bienvenu supplément festif. Chacun lui réclame son morceau préféré. Tout y passe : Bach, Schönberg (ATK est là, on ne peut rien lui refuser), quelques pulsations à la Thom Willems, un peu de Casse-Noisette version rap, Minkus, Adam (l’orgue de barbarie du bonhomme s’avère plus juste que l’orchestre des lauréats du Conservatoire), puis à nouveau Bach (Millepied a mangé toutes les chips, et c’est sa dernière volonté sur notre sol).

Craignant que l’ambiance retombe, on décide de changer de registre. Quand débute I am Barbie girl, James, chantant à tue-tête, improvise un voguing avec Wayne McGregor. Marion Gautier de Charnacé les rejoint, et donne quelques idées au chorégraphe. Lucinda Childs invente un mouvement complètement derviche-tourneur que tout le monde adopte illico, et dont Maguy Marin propose une lecture politico-historique.

L’ambiance devient rapidement survoltée, mais – toute l’élégance de l’école française de danse est là – personne ne fait tomber les bouteilles de champagne qui s’amoncellent sur la balustrade.

Quelle soirée! La nuit s’achève enfin. La nouvelle saison s’annonce Dark, Soft, Dull, Rewind, conclut Fenella, philosophe et prophétique comme à sa douce habitude.

 

Un Hiver à Paris. Jules Janin, 1843. Vignette

Un Hiver à Paris. Jules Janin, 1843. Vignette

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Les Balletos d’or 2015-2016

Louis Frémolle par Gavarni. "Les petits mystères de l'Opéra".

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

L’ordre national de la Légion d’honneur a eu beau faire de la trompette avec son interminable promotion du 14-Juillet, ces derniers jours, chacun n’a eu d’yeux que pour la liste des Balletos d’Or de la saison 2015-2016. Tout le petit milieu des aficionados de la danse s’est pressé devant une petite affichette grise épinglée dans les coulisses des grandes salles de spectacle de France, d’Europe et du monde. Beaucoup d’appelés, peu d’élus : à Covent-Garden, au Bolchoï, à Bastille ou à Garnier, plus d’un a été déçu. Jugez vous-mêmes, voici la liste des prix.

 

Ministère de la Création franche

Prix Tu nous surprendras toujours: William Forsythe, Blake Works I

Prix Adage agité ex-aequo: Benjamin Millepied & Justin Peck

Prix musical : Anne Teresa de Keersmaeker (soirée Bartók/Beethoven/Schönberg)

Prix Service minimum : Sidi Larbi Cherkaoui (pour son tiers de Casse-Noisette)

Prix Déjà oublié : Wayne McGregor (Alea Sands)

Prix Tout arrive : Wayne McGregor inspiré dans Obsidian Tear (musique d’Esa-Pekka Salonen)

 

Ministère de la Loge de Côté

Prix Versatilité : Pablo Legasa (Giselle-Pas des Vendangeurs, Blake Works 1-Put That Away)

Prix Densité : Eléonore Guérineau (Of Any If And)

Prix Ballon de jeunesse (ou Jeunesse du ballon) : Emmanuel Thibault (Mercutio)

Prix Râteau sacré (ou Sacré râteau) : Guillaume Charlot, grand Brahmane dans La Bayadère

 

Ministère de la Place sans visibilité

 Prix Sur-vitaminé : Valentine Colasante et François Alu (Thème et Variations)

 Prix Balanchine : Sterling Hyltin (tournée du New York City Ballet)

 Prix Pina Bausch: Vincent Cordier (Le Sacre du Printemps)

 Prix Présence scénique (ex-aequo) : Pierre Rétif et Francesco Vantaggio (20 danseurs pour le XXe siècle)

 Prix Papier-peint d’Art : le corps de ballet féminin (La Bayadère)

 Prix Puritain : Dmitri Tcherniakov (scénario de Iolanta/Casse-Noisette)

 

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix sylvestre : Hannah O’Neill (Myrtha)

Prix alpestre : Sara Mearns

Prix céleste : Héloïse Bourdon, pour l’ensemble de sa saison

Prix Bébête en manque de tendresse : Steven McRae (la Créature, Frankenstein ; Royal Ballet)

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix quatuor stylé : Mlles Bourdon et Hurel, MM. Révillion et Lorieux (Variations Goldberg)

Prix Nounours caoutchouc : Brigel Gjoka et Riley Watts (Duo2015, Théâtre des Champs Élysées)

Prix de l’arabesque affolante : Hugo Marchand (Blake Works I-I Hope My Life)

Prix Joli pied : Marion Gautier de Charnacé (20 danseurs pour le XXe siècle)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Navet: Carlos Acosta (Carmen, Royal Ballet)

Prix Carême: Tannhäuser pour le défilé du Ballet

Prix Étouffe-chrétien : Le Corsaire de l’ENB

 

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Spirou : Karl Paquette et Karl Lagerfeld (la coiffe groom du Brahms-Schönberg Quartet)

Prix Je veux cette robe : Mary Katrantzou (Entre Chien et Loup)

Prix Jersey poignant : Myriam Kamionka (Lamentations de Graham ; 20 danseurs pour le XXe siècle)

Prix Comment tu t’appelles déjà ? : Pierre-Arthus Allard-Raveau (une compilation)

 

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix N’avait pas lu la description de poste : Benjamin Millepied

Prix Exécution musicale : Giselle par l’orchestre des lauréats du Conservatoire

Prix Encore une année sans danser ou presque : Jérémie Bélingard (un abonné)

 

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Temps de crise : nouveau bilan en sous-sol

Photo Jacques Moatti extraite de l'excellent "L'Opéra de Paris", éditions Adam Biro, 1987.

Photo Jacques Moatti extraite de l’excellent « L’Opéra de Paris », éditions Adam Biro, 1987.

Des couloirs sombres désormais connus de toute « l’internetosphère » usant ses fonds de culotte en regardant La troisième scène. Encore une rencontre dans les sous-sols. L’heure est grave, il faut décider quoi penser de la démission de Millepied et de l’arrivée-surprise d’Aurélie Dupont. Les participants ont tous l’air de conspirateurs. James – qui a une fois traité la nouvelle directrice de la danse de motte de beurre – s’est déguisé en passe-muraille. Cléopold est sous amphétamines, il ne le dit pas, mais ça se voit – il est tout rouge, et sa barbe frise anormalement.

Seule Fenella pourrait garder son flegme : notre Américaine à Paris – une des rares personnes au monde à connaître à la fois la danse, l’Amérique et la France au-delà des clichés – sait qu’elle a la clef pour tout comprendre et tout expliquer à ses camarades désarçonnés. Mais pour l’heure elle reste introuvable.

 

James : Je crois que j’ai une part de responsabilité dans le départ de Millepied.

Cléopold : Ne dites pas n’importe quoi, James. Vous n’êtes pas si important !

James : Mais si ! Vous rappelez-vous qu’avant son arrivée, je lui avais conseillé de botter le cul des étoiles ?

(Soudain) Warf ! Grrrr

James et Cléopold : Arrrrrrgh !

Cléopold : Qu’est-ce que c’est que ça ?

Poinsinet (le vrai fantôme de l’Opéra, apparaissant dans un nuage de poussière « Genuine Opera »): Mais voyons, c’est Patarrière, le caniche que le directeur sortant a « oublié » d’amener avec lui à LA ! Il l’a dressé pour errer dans les couloirs et mordre les chevilles de la nouvelle directrice de la danse à chaque fois qu’il la croise. Et (sourcil relevé malicieusement), je ne vous dis pas quelle cible il doit viser lorsqu’il croise monsieur Lissner.

Cléopold : Bon, sérieusement, James, vous ne lui aviez pas dit de critiquer publiquement toute la compagnie !

James (regardant le clébard d’un air visiblement soulagé) : Vous avez raison. (en aparté) Donc, il a compris le message à l’envers, et commis une erreur de management niveau dé-bu-tant.

Cléopold (triomphant) : Ne vous l’avais-je pas dit !

James (tout contrit) : J’avoue avoir eu un retard à l’allumage sur l’impact de ses interviews sur la troupe. Comprenez-moi : cela fait plus de 20 ans que Brigitte Lefèvre parlait en pilotage automatique, ça ronronnait tout seul et on n’avait même plus besoin d’écouter. À l’inverse, Millepied semble croire vraiment à ce qu’il dit !

Cléopold : Et des fois, c’est étonnant. Dans The Guardian, il exprime à Luke Jennings sa frustration devant les limites de son pouvoir (il ne peut pas embaucher qui il veut, il ne peut promouvoir personne tout seul, il ne peut pas virer les gens). N’était-il pas au courant avant de venir ? C’est le B.A.BA du directeur de la danse à l’Opéra de Paris.

Gigi nationale (surgissant hilare et bronzée de derrière un pilier, nantie d’un nouveau brushing à la subtile couleur acajou) : Peut-être que Lissner a oublié de lui donner une description de poste !

Poinsinet (le regard de Jupiter tonnant) : Ah mais ça n’est pas vrai ! Vous êtes encore là, vous ? Patarrière, attaque !

(Le cabot se soulage sur le pilier) …

James (ignorant ce détail d’intendance) : Au-delà de cela, le souci est que Benji manque de finesse dans ses jugements sur la compagnie (elle « marchait à la baguette » en 2014, vraiment?) À croire qu’il en est resté à l’image qu’il s’en est forgée quand il avait 15 ans.

Poinsinet : Il n’a pas tort sur tout ! Moi qui passe le concours de promotion tous les ans, je peux vous dire que ça mobilise trop de mon énergie, au détriment de ma présence sur scène.

James : c’est parce que vous faites Filles et Garçons à la suite. Et tous les grades aussi.

Patarrière : Warf !, Warf !, Warf !, Warf !, Warf !

Poinsinet : Couché Patarrière ! On a compris qu’il y en a cinq à l’Opéra…

Patarrière : Warf ! Warf ! Warf ! (la queue frétille) Warf ! Warf ! Warf !.

Poinsinet : Et arrête de répéter bêtement ce que ton ancien maître assénait. Oui, il y a trois grades au NYCB, mais sept à l’ENB, cinq au Royal Ballet, au Birmingham, au Bolchoï, à Dresde, à Bucarest…

Cléopold (l’air docte) : Il y en a aussi quatre au Mariinsky comme à Miami, Stuttgart, Munich et Berlin (pause artistement étudiée) … Sans compter les apprentis, listés à part dans les compagnies allemandes.

James : Vous me donnez une idée. Millepied n’aurait-il pas trébuché par ethnocentrisme ? Son modèle, au fond, c’est le New York City Ballet.

Poinsinet : Horreur ! Vous voulez dire que, lui aussi, aurait été raciste ?

Gigi nationale (trop contente de resservir un peu de sa science directoriale) : Ne dites donc pas de bêtises, cher voisin. J’élève le débat. (soupir) Benjamin veut CRÉER. C’est légitime. Regardez, moi, par exemple. Je suis partie au Théâtre du Silence avant de revenir, forte de mon expérience… Au fond, Stéphane aurait dû me prolonger au moins cinq ans pour lui laisser le temps d’être prêt. J’aurais apaisé tout ce petit monde dans des effluves odorantes de bois de santal.

James, Cléopold, Poinsinet (de concert) : NON ET NON !!!

Cléopold (cassant) : Ah, s’il vous plait, épargnez nous cette perspective, presque aussi déprimante que l’actuelle ! En attendant, dans tout ce qu’on vient d’évoquer, je ne vois pas une raison suffisante pour justifier tout ce gâchis… Car enfin, Noureev, le dernier en date à avoir eu la taille du poste (bravant le regard fulminant de Gigi et les grognements peu amènes de Patarrière), eh bien Noureev aussi a dit des choses déplaisantes, a mis quantité de gens au placard, a essuyé les foudres des syndicalistes du corps de ballet… et cela  jusqu’à la fin, quand il a voulu imposer un jeune Canadien au firmament étoilé de l’Opéra ; lui aussi contestait l’utilité du concours de promotion. Et il n’avait pas, en théorie, plus de « pouvoir » que n’en a eu Millepied jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs, il ne faut pas surestimer l’autonomie des résultats du concours par rapport aux vœux de la direction. Comme Noureev jadis, monsieur Millepied n’a-t-il pas vu promouvoir ses favorites au poste de première danseuse ? Non, il suffit de regarder sa saison 2016-2017, elle crie le fond du problème…

Poinsinet : Et c’est ??

Cléopold : C’est que contrairement à ses dires – et peut-être à ce qu’il croit naïvement –, il n’a pas réussi à tomber amoureux de la compagnie. Il a en a aimé sans doute plus que les quinze danseurs adoubés « génération Millepied » et dont on espère maintenant qu’ils ne vont pas payer les pots cassés. Mais il n’a pas aimé les spécificités historiques du ballet de l’Opéra. Lifar comme Noureev sont arrivés fascinés par le classicisme même de la compagnie et c’est par ce biais qu’ils sont parvenus à y insuffler l’air nécessaire pour la porter vers de nouveaux sommets. Monsieur Millepied est venu en ayant fait sienne les sottes idées de critiques anglo-saxons qui confondent asservissement à la mesure et musicalité, homogénéité et uniformité. C’est ainsi qu’il a pondu une saison 2016-2017 sans faire du répertoire historique de la compagnie la colonne vertébrale sur laquelle se seraient greffées les nouveautés auxquelles il voulait familiariser le public français. C’est une erreur que n’avait pas commis Noureev. Il n’était pas spécialement un thuriféraire de Serge Lifar, le chorégraphe et l’homme, mais, durant toute sa direction, le maître a été régulièrement programmé – dans trois des cinq saisons de sa présence effective si je ne me trompe.

Fenella (apparaissant dans un nuage olfactif fleuri) : Judith Mackrell fait un intéressant parallèle avec le court mandat de Ross Stretton au Royal Ballet, dont le problème était « qu’il ne comprenait tout simplement pas la compagnie qui l’avait embauché » (avec une accentuation qui n’appartient qu’à elle) « he simply didn’t get the company who’d hired him ».

Rudolf Nureyev était un Russe de naissance mais, en fait, il n’était de nulle part : il avait dansé partout et avec toutes les compagnies de la planète. Monsieur Millepied, est né Français mais … Je le comprends, in a way… Cléopold… Vous souvenez-vous de notre premier argument ?

Cléopold : Il y a bien longtemps… Et j’en rougis encore!

Fenella (avec un sourire plein de bonté) : Vous me montriez fièrement votre vidéothèque et j’ai fait un big boo boo. Je vous ai demandé genuine-ment (le sourcil se soulève) en regardant la Notre Dame de Paris de Roland Petit si la chorégraphie n’était pas un peu … soviétique. (rire) Boy ! Did I get an earfull !! Mais il faut comprendre ! Aux USA, la question ne se discute même pas. Le ballet en France n’est jamais sorti de la décadence depuis le Second Empire. Roland Petit et Maurice Béjart surtout sont de médiocres chorégraphes. Moi-même, après toutes ces années, je ne me suis pas défaite de ma réserve à l’égard de ce dernier. Pour Benji, c’est un peu la même chose…

James : En gros, si je vous suis bien, notre sémillant directeur pensait venir faire découvrir la vérité aux « bons sauvages » que nous sommes, ignorants des merveilles néoclassiques qu’avait à nous offrir le Nouveau Monde…

Fenella : Je n’irais pas ju…

KarikariPoinsinet (l’interrompant, exalté) : Ah, c’est comme ça. Ahhh, le cuistre ! Après avoir fait la teuf dans toute la maison de la cave au grenier pendant 15 mois…

Patarière (n’en pouvant plus) : Grrr ! Grrrr, Warf … Gnac !

Poinsinet (saisi de douleur) AilllllllllEeuuu ! (Il pend ses jambes à son cou, poursuivi par le toutou enragé).

(Prudente, Gigi Nationale disparaît dans un nuage acajou)

Cléopold : Bon, ça n’est pas tout mais on fait quoi maintenant qu’on a récupéré une directrice en papier glacé ? Plus de relief, plus de vie, plus que du gris souris ?

James et Fenella (en chœur) : on lui laisse le bénéfice du doute !

Fenella (philosophe) : Il y a déjà trop eu de préjugés fossilisés à l’œuvre dans cette histoire, suspendons les nôtres quelque temps !

Les trois compères remontent à la surface en discutant des nouveaux prix de l’abonnement…

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Leçons : de style, de tout et de rien

P1010032Programme Bel/Millepied/Robbins – Opéra Garnier, représentation du 5 février
Jérôme Bel est un non-chorégraphe roublard, créateur de dispositifs déceptifs et malins, sur la base d’une idée (rarement plus) mise en spectacle. Pour Tombe, il s’est agi de créer trois duos réunissant « un danseur du Ballet et une personne avec laquelle il n’aurait jamais pu partager la scène de l’Opéra ». Voilà donc Grégory Gaillard faisant découvrir Garnier à Henda Traore, ex-caissière et baby-sitter de son quartier ; la scène présente l’avantage de nous donner à voir en pleine lumière les décors du 2e acte de Giselle. Sébastien Bertaud danse ensuite la tristesse d’Albrecht et les retrouvailles avec la demoiselle défunte, incarnée par une jeune fille en fauteuil roulant (une Giselle littéralement sur coussin d’air). Benjamin Pech, enfin, nous explique qu’il aurait dû danser avec Sylviane Milley – la toute petite spectatrice en tailleur qui a squatté le strapontin du premier rang tous les soirs de ballet à Garnier depuis un bon demi-siècle –, mais que la santé déclinante de la dame a fait avorter le projet ; on voit donc, en lieu et place, une répétition filmée. Tombe est une dérivée de Giselle, un concentré qui ne prend vraiment sens qu’en creux.

C’est aussi une demi-heure dont le propos déjoue tout jugement esthétique : qui doute de la proposition encourt le soupçon – aux yeux du monde ou aux siens propres – d’être un salaud, un élitiste ou un insensible. On peut – c’est mon cas – être brièvement touché par le pas de deux entre Sébastien Bertaud et Sandra Escudé, parce que cette dernière s’expose, exprime quelque chose avec ses bras, prend le risque de danser sur sa seule jambe, et qu’un peu de tendresse circule entre les deux. Mais Bel ne vise pas une beauté non conventionnelle – comme fait The Cost of Living (2004), dans lequel David Toole, épatant danseur amputé des deux jambes, se voit offrir des chorégraphies exceptionnelles de douceur et d’invention – ni même l’émotion – comme fit Thierry Thieu Nang dans son Sacre du Printemps (2011), où l’épuisante course de danseurs de 60 à 87 ans laissait le spectateur groggy. Non, Jérôme Bel est dans le concept, le discours, la méta-danse, la leçon. Et en gros, on se barbe.

On reste dans une ambiance plutôt sombre avec La nuit s’achève, réglée sur la sonate Appassionata de Beethoven (jouée par Alain Planès) pour trois couples de danseurs. La nouvelle création de Millepied aligne quelques invariants maintenant familiers : scénographie chiadée, costumes fonctionnels – combinaisons colorées de patinage artistique pour commencer, nuisettes et pyjamas en blanc ou gris par la suite –, vocabulaire classique mis à la sauce cool et urbaine. Le chorégraphe ne craint pas de se colleter à des sommets du répertoire musical, ce qui lui avait pas mal réussi pour Daphnis et Chloé. Ici, l’impétuosité, les ruptures de rythme, la liquidité des emportements pianistiques sont autant de défis. Le pari me paraît le mieux remporté dans les scènes de groupe : Millepied sait composer des dynamiques fluides et pourtant très structurées, dont l’équivalent dans un autre univers serait un effet coiffé-décoiffé dans votre brushing (qu’on ne voie nulle ironie dans cette comparaison capillaire). L’écriture convainc moins pour le pas de deux central, dont on se demande assez rapidement, aussi joliment dansé soit-il, s’il va quelque part. Peut-être est-ce un travers des chorégraphes néoclassiques d’aujourd’hui – Liam Scarlett dans le mouvement lent de Viscera, Millepied dans ses deux derniers opus – que de rechigner à la simplicité et à la respiration de l’adage, au profit de tricotages surchargés de complications.

Les Variations Goldberg (1971) viennent alors à point nommé. Robbins sait habiter un plateau vide, accueillir un silence, et laisser sourdre la mélancolie. En écho à la partition de Bach, le chorégraphe américain livre un exercice de style, pour 47 danseurs, dont les évolutions alternent géométrie au cordeau et promenades comme au hasard. D’une première vision, restent en mémoire de nombreux éclats. La première partie frappe par la rigueur de sa construction, l’inventivité du quatuor central (partition servie par Valentine Colasante, Muriel Zusperreguy – en grande forme – ainsi que Pierre-Arthur Raveau et Germain Louvet), les pointes d’humour et la discrétion de l’expression ; nous ne sommes pas dans le romantisme (le Chopin de Dances at a Gathering), il faut prêter l’oreille à la confidence. La seconde partie, plus massive et solennelle (la place des solistes y est plus affirmée), tresse à l’envers la ligne du temps qui passe: les danseurs en académique seventies reviennent en costume baroque, alors que le couple qui avait exposé avec maniérisme le thème initial fait le chemin inverse. On s’amuse à naviguer dans les tempi et les époques. Il y a, cachée dans ces Variations, comme une leçon d’histoire de la danse, à laquelle le spectateur est – contrairement à la pièce de Bel – libre d’apporter son adhésion comme il l’entend.

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Premier Bilan en Ouverture

P1100776Programme Millepied/Robbins/Balanchine.

Palais Garnier. Représentations du 30 septembre et du 9 octobre 2015.

Au terme de cette série du premier programme de la saison du ballet de l’Opéra, se dégagent déjà de nombreux sujets de contentement, le principal étant sans doute l’émergence ou l’épanouissement de personnalités dans un groupe depuis trop longtemps passé au rouleau compresseur administratif de la précédence direction.

« Clear, Loud, Bright, Forward » était apparue le soir du gala d’ouverture comme une pièce plaisante mais un peu extérieure où les danseurs se voyaient donner l’occasion de montrer leurs belles possibilités. Or, dès le 30 septembre, on pouvait déjà observer une acuité supplémentaire dans leur interprétation. Du coup, les qualités du ballet ressortaient mieux. Hugo Marchand et Léonore Baulac ont pris « à bras le corps » la noueuse place centrale qui est la leur dans le ballet. On regrette juste que leur moment d’intimité chorégraphique, qui émerge enfin, ne soit pas plus isolé dans un cercle de lumière en lieu et place des éclairages – trop ?- étudiés de Lucy Carter. Mais on ne peut nier que la qualité de la chorégraphie est de permettre aux danseurs de déployer leurs plus belles qualités sans qu’elle semble trop servilement pincée sur eux. Quand Eléonore Guérineau et Laurène Lévy dansent ensemble quasiment le même texte, on s’émerveille du ballon de l’une et de l’élasticité de liane de l’autre mais on admire surtout la communauté d’impulsion qui les anime. Par contre, on reste à la fois gêné et séduit par les groupes statuaires dignes du « Détachement féminin rouge » que forme parfois le « corps de solistes » et on ne sait toujours quelle voie forte et claire Benjamin Millepied veut nous faire emprunter – après le pas de deux Marchand-Baulac on voit certes de très belles choses mais on aimerait passer au final. Les danseurs, eux, ont cependant l’air de savoir où ils vont. N’est-ce pas, après tout, le principal ?

Léonore Baulac, Hugo Marchand et Eléonore Guérineau le soir du 10 octobre.

Léonore Baulac, Hugo Marchand et Marion Barbeau le soir du 9 octobre.

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Avec « Opus 19, The Dreamer » de Jerome Robbins, on a pu mesurer l’écart de sens sidéral que deux couples principaux peuvent donner à une œuvre. Avec la distribution réunissant Mathieu Ganio et Amandine Albisson (30 septembre), on avait eu le sentiment de passer de l’abscons (Millepied) au mystérieux (Robbins). Un soliste principal en blanc était aux prises avec un corps de ballet bleu comme un ciel d’été en fin de journée, lorsque le soleil s’est couché mais que la luminosité reste importante. Dans ce décor mouvant, prêt à basculer dans la nuit, apparaissait une soliste vêtue d’un bleu plus intense qui subjuguait le rêveur lunaire. Était-elle une vision, comme le suggérait sa disparition très Sylphide derrière deux lignes du corps de ballet se fondant en une seule à la fin du 1er mouvement ? On retrouvait certes des éléments du style de Robbins, avec notamment ces séquences de danse classique pure d’où éclosent parfois, comme des bourgeons impromptus, des ébauches de danse de caractère. Mais tandis que le rêveur blanc les intégrait à sa danse un peu à la manière des protagonistes de « Dances at a Gathering » (une pièce où Mathieu Ganio excelle), les notes folkloriques faisaient littéralement irruption dans la danse du corps de ballet et dans celle d’Amandine Albisson, créant une impression de rupture voire d’agression. Le ciel d’été recelait-il les prémices d’un orage? Avec ce premier couple, « The Dreamer » susurrait une langue mystérieuse, hermétique mais évocatrice.

Avec le second couple du 9 octobre, Pierre-Arthur Raveau et Laura Hecquet, le ballet gagnait en clarté narrative ce qu’il perdait en angularité. Mademoiselle Hecquet, fluide et élégante, avait le « caractère » plus intégré. Jamais menaçante, elle évoquait plutôt une ombre tutélaire ou une muse parfois capricieuse. Le corps de ballet apparaissait du coup moins comme un ciel d’été orageux que comme une de ces nuées, un peu épaisses et presque palpables, qui présagent d’une belle journée d’automne. Ils pouvaient aussi représenter les humeurs du poète, un Pierre-Arthur Raveau au mouvement dense et plein, plus intériorisé, moins exalté que Mathieu Ganio. Une des sections du deuxième mouvement faisait tout à coup immanquablement penser au Pas de cinq « Flegmatique » des « Quatre Tempéraments » de Balanchine. Alors que le couple Ganio-Albisson laissait le ballet sur une question sans réponse, le couple Raveau-Hecquet, dans sa pose finale, semblait proposer une conclusion: la réalité faisait désormais corps avec les aspirations. Le rêveur avait apprivoisé sa muse… À moins que ce ne soit le contraire.

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D’une distribution à l’autre, «Thème et Variations» de Balanchine subissait lui aussi sa petite révolution copernicienne; à moins que ce ne soit sa théorie de la relativité.

Ancrés dans le sol, accentuant crânement le plié, jouant à fond le jeu des oppositions pieds-épaule. C’est ainsi que se présente le couple Colasante-Alu le 30 septembre, un duo au physique assez éloigné des canons de l’Opéra mais qui a le mérite de prendre les options qui lui conviennent le mieux. Un grand chemin a été parcouru depuis les Rencontres à l’amphithéâtre Bastille où les deux danseurs se cherchaient encore (on trouvait même alors que Millepied, répétiteur aurait beaucoup mieux convenu à Mademoiselle Colasante en terme de lignes que monsieur Alu). Ici, on pouvait apprécier le poli du travail. François Alu joue sur la puissance du saut et le fini bravache des pirouettes mais (mis à part les préparations de sa première variation qui vendent un peu la mèche) le rendu est d’une grande propreté. Melle Colasante danse sa partition jusqu’au bout de ses possibilités. Ses directions dans les redoutables déboulés tous azimuts de sa première variation sont diablement précises et sa pirouette finale semble s’achever sur un genou tapissé de velcro tant elle est arrêtée net. Ses gargouillades dans la deuxième variation sont sans concessions. Ce pas, plutôt fait pour émoustiller la tarlatane d’un tutu long que pour ébouriffer les dessous d’un tutu à plateau, nous rappellent les qualités modernes de la chorégraphie de Balanchine, qui n’hésitait jamais à introduire des aspérités dans un enchaînement sans cela cristallin.

On retrouve de ces petites incongruités dans le pas de deux lorsque le danseur attire à lui la danseuse qui effectue une sissone dos au public. Les deux danseurs ne cherchent pas à danser « joli » mais leur façon de présenter leur travail est tellement à l’unisson qu’on finit par se laisser emporter par cette interprétation un peu brut de décoffrage de la méthode américaine.

Le 9 octobre, en revanche, avec Héloïse Bourdon et Mathias Heymann, on retournait franchement sous les auspices de la Belle de Petipa-Tchaikovsky. Mademoiselle Bourdon, jusqu’ici tous les soirs dans ce même ballet à la place de demi-soliste, prenait en main avec une sérénité désarmante la place de leading lady. Naturel de l’arabesque, musicalité jamais prise en défaut, la danseuse abordait les difficultés avec cette aisance presque détachée de la ballerine née. Le haut du corps restait toujours libre au dessus de la corolle du tutu même dans les passages les plus rapides Et tant pis si, au passage, les fameuses gargouillades se trouvaient changées en de gracieux sauts-de-chat suspendus. Mademoiselle Bourdon convoque l’Aurore épanouie du troisième acte de la Belle. Mathias Heymann était dans « un jour sans », ce qui ne l’empêchait pas d’être en accord avec l’atmosphère créée par sa partenaire et de soulever la salle, à l’occasion, par l’élégance féline de ses sauts. Eut-il été moins tendu, on aurait sans doute assisté à la plus harmonieuse des représentations de cette reprise du chef d’œuvre de Balanchine.

Les deux interprétations à une dizaine de jours de distance, pour diamétralement opposées qu’elles soient, étaient toutes deux valables. Elles nous rappelaient que Thème, créé pour Alicia Alonso et Igor Youskevitch, des « stylistes » dans une certaine mouvance des Ballets russes, avait été remanié par son chorégraphe lorsqu’il l’avait repris au New York City Ballet pour Gelsey Kirkland et Edward Villella, deux brillants représentants de la danse classique à l’américaine.

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Aujourd’hui, à l’Opéra de Paris, cette diversité de points de vue donnée sur une même œuvre est on ne peut plus de bon augure. Elle démontre, si besoin est, la supériorité d’une direction de danseur-chorégraphe sur celle d’un administrateur-programmateur.

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Boires et déboires d’un soir de Gala

P1100575En ce soir de gala, j’ai sacrifié au plaisir coupable de la montée du grand escalier, lequel était recouvert pour l’occasion de fleurs de glycine artificielles qui lui donnaient un petit côté « grande serre chaude du Jardin des plantes ». Bravant le dress code annoncé, j’avais introduit dans mon costume de pingouin une note de couleur acidulée du plus bel effet. Las,  James, qui n’avait pas résolu son problème de pantalon depuis la cérémonie des Balletos d’or avait décidé … de n’en point porter. Il eut donc -le bougre- plus de succès que moi, même si ce ne fut pas toujours exactement celui qu’il avait escompté. Tant pis, je me referai l’année prochaine.

Cela dit, la question qui me taraudait était : « Pourquoi, mais pourquoi un gala ? ». Suivant Fenella qui avait balayé d’un revers de main l’éventualité d’assister à cet évènement mondain (« A New York, ils en sont arrivés à en faire trois par an pour chacune des deux compagnies, c’est galvaudé ! »), je me demandais bien pourquoi il fallait absolument encore aller chercher des « patrons » pour un théâtre aussi grassement subventionné que l’Opéra de Paris. Heureusement, Benji, le nouveau seigneur et maître de la compagnie parisienne, s’était chargé, dans le luxueux programme d’ouverture de saison de répondre à ma question :

« Pourquoi organiser un gala pour l’ouverture d’une nouvelle saison ? [C’est] bien sûr [pour] permettre à une plus large audience de découvrir nos extraordinaires danseurs »

Ma foi, si l’on en juge à l’aune du nombre de douairières « enstrassées » et de nœuds-pap stressés qui regardaient, l’air interloqué et suspicieux, le premier loufiat de cocktail leur expliquer qu’ils étaient ici en « première loge » et que le « balcon », c’était l’étage du dessous, l’objectif semblait atteint. On avait bien amené à l’Opéra un « nouveau public ».

Restait à savoir si on en avait apporté en quantité suffisante. Juste avant le lever du rideau sur la nouvelle pièce du directeur de la danse, le parterre d’orchestre ressemblait encore à un texte à trous. Mais fi de mondanités. Passons aux choses sérieuses.

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P1100585« Clear, Loud, Bright, Forward » n’est pas une pièce sans qualités. Dans un espace précieusement minimaliste qui tend vers les installations de Forsythe (un espace en cube fermé au début par un rideau translucide avec 3 luminaires industriels se déplaçant de manière oblique, de jolis cyclos aux couleurs étudiées, des raies lumineuses très graphiques), les danseurs, parés de costumes aux reflets argentés, s’emparent avec aise d’une chorégraphie tout en fluidité et en épaulements, somme toute très néoclassique. On admire surtout dans ce ballet la bonne gestion des masses de danseurs qui s’attroupent ou se déplacent en groupes fluctuants, jamais statiques. Ils se déroulent en vagues successives parfois perturbées par l’irruption d’un duo ou d’un solo.

Les références sont claires. Millepied convoque ses maîtres. De Balanchine il cite les gracieux chapelets de danseuses qu’on retrouvera dans Thème et Variations alors que pour l’ambiance on penserait plutôt à Symphony In 3 movements (une référence qui pourrait s’appliquer également à la musique de Nico Mulhy qui rappelle Stravinsky dans sa période néo-classique). Robbins n’est pas loin non plus. Trois duos se distinguent particulièrement pour nous, avec autant de passes aux humeurs différentes : Marion Barbeau et Yvon Demol sur le mode enjoué – la demoiselle parcourt goulument la scène en glissés sur pointe (de nos jours on n’échappe jamais vraiment à une petite référence à Forsythe) -, Baulac et Marchand sont dans les enroulements intimistes et passionnés ; dans le troisième duo, Eléonore Guérineau, tout en oppositions de dynamiques, dégage avec son partenaire l’énergie d’une dispute. Doit-on y voir une référence aux trois couples d’In The Night?

Mais voilà, ce qui faisait le génie de Robbins et celui de Balanchine était de laisser la place, dans leurs pièces sans argument, à de multiples histoires induites entre les protagonistes de leurs ballets. Chez Millepied, les corps se rencontrent plutôt harmonieusement, toujours intelligemment, mais les danseurs n’ont jamais l’occasion de projeter autre chose que leur belle « physicalité ». Ils ne forment jamais un authentique « pas de deux » et ne nous racontent pas leur histoire. La tension émotionnelle reste égale durant tout le ballet.

Le sens de la pièce reste donc désespérément abscons. Pour ma part – et c’est regrettable – le groupe final, un tantinet  grandiloquent, entouré d’ombres portées d’aspect industriel, soudain associé au titre vaguement « Lendemains qui chantent » du ballet, m’a fait penser à une sculpture rescapée du réalisme soviétique, arrivée là on ne sait trop comment.

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On retrouva donc avec soulagement les fastes du cocktail d’entracte, ses petits canapés et autres douceurs très libéralement arrosés de champagne. Félicitations aux chefs. Ils ont bien mérité leur addition aux pages biographiques du programme.

Franchement, pour déguster ces amuses papilles, je conseillerais plutôt les étages de loges. Garnier reste un théâtre de son temps. Les dégagements des espaces publics à l’orchestre et au balcon ont été pensés pour une population exclusivement masculine qui emploierait les pauses entre deux actes à visiter les loges de ces dames ou à passer derrière le rideau pour les plus chanceux. De nos jours, c’est une véritable tuerie. On y risque à tout moment de s’y essuyer les pieds sur les escarpins d’une ancienne first lady. Retournons donc aux premières loges. « Crac, c’est bon ! Une larme (de champagne) et nous partons ».

Juste avant la deuxième partie, la salle est désormais pleine à craquer. Nous nous garderons bien de commenter ce prodige… Poinsinet, le fantôme assermenté de l’Opéra, nous a juré qu’il n’y était pour rien.

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P1100599Pour  Thème et Variations, un bijou balanchinien resté trop longtemps absent du répertoire de la maison, il n’y a pas de décor carton-pâte comme dans la plupart des autres productions de ce ballet. Deux lustres en cristal évoquent le palais jadis voulu par Balanchine. Les costumes pour les filles du corps de ballet d’un bleu lapis lazuli ont bien des tons un peu criards mais ils restent infiniment préférables à certaines petites horreurs qu’il nous a été donné de voir ailleurs. Laura Hecquet, ballerine principale de cette soirée, accentue le haut du corps avec élégance et charme, cisèle les pas … quand elle le peut. Car Thème ne s’offre pas facilement aux longues danseuses. En 1994, Elisabeth Platel, pourtant ma favorite d’alors, ne m’avait pas ébloui aux côtés de Manuel Legris. La vitesse des deux variations féminines ne permettait guère à la demoiselle les grands déploiements de lignes, sa spécialité. J’avais préféré Carole Arbo. Les petits gabarits ou les danseuses plus compactes réussissent mieux : en 2011, Jeanette Delgado du Miami City Ballet nous avait époustouflé par sa prestesse. Au New York City Ballet, Megan Fairchild a mis à sa couronne cette gemme incomparable. L’idéal serait en fait une petite danseuse dotée de longues lignes. Il y en a bien une dans la compagnie, mais on devra se faire une raison cette saison… Laura Hecquet tire néanmoins plutôt bien son épingle du jeu. Josua Hoffalt, quant à lui, très à l’aise dans les variations – haut du corps très noble, beaux bras, relâché du bas de jambe, preste et précis – a le bon gabarit. Mais son adéquation avec le rôle explique aussi sans doute l’aspect mal assorti du couple qu’il forme avec sa partenaire. Malgré un beau travail de partnering, Melle Hecquet reste trop grande pour monsieur Hoffalt. On reverrait bien ces deux danseurs dans ce ballet, mais avec des partenaires différents.

P1100665L’ennui des soirées de gala est qu’elles offrent souvent un programme tronqué afin de laisser la place aux mondanités. Il nous faudra attendre pour parler d’Opus 19, The Dreamer. Fenella, fine mouche, s’est réservée pour la première et en a fait depuis le zénith de sa soirée. En guise de consolation, on donnait le grand défilé du corps de ballet. Mais en était-ce une ? Sans doute pour faire plaisir au directeur musical actuel, grand admirateur de Richard Wagner, on avait décidé de le présenter non plus sur la marche des Troyens de Berlioz mais sur celle de Tannhäuser. La transposition n’est pas des plus heureuses. La marche de Wagner n’a pas la sereine majesté de celle de Berlioz. Elle comporte de surcroît des changements de rythme (notamment entre l’introduction et la marche à proprement parler) qui gênent la marche des petites élèves de l’école de danse. Les qualités de cette page deviennent ici des défauts. Le pupitre des violons se lance parfois dans des volutes mélodiques propres à la danse qui font paraître le défilé, une simple marche, encore plus militaire qu’il ne l’est habituellement. S’il est vrai que Léo Staats a jadis réglé un premier défilé sur cette musique en 1926, il n’est pas dit que sa mise en scène ressemblait à celle voulue par Lifar et réglée par Aveline en 1945.

C’était de toute façon faire beaucoup d’honneur à un chef d’orchestre qui s’est contenté, par ailleurs, de délivrer une interprétation raide et sans charme du Thème et Variations de Tchaikovsky.

P1100697

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Les Balletos d’or – Saison 2014-2015

Gravure extraite des

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Trop de prix tuent les prix, s’est dit le jury cette année. Las, le désir de réduire le nombre de lauréats a fait long feu. Tout cela à cause de la dynamique des comités : une telle veut honorer Machin, l’autre accepte à condition qu’on distingue Truc, et le troisième valide l’ensemble pour peu qu’on lui passe tous ses caprices. On ne vous dira pas qui a été le plus puéril. En tout cas, voilà les résultats !

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Ministère de la Création franche

Prix Création : William Forsythe (Study #3)

Prix Inventivité : William Forsythe (Study #3)

Prix Deleuze & Derrida : William Forsythe (Study #3)

Prix Forsythe : Jone San Martin (Legítimo/Rezo)

Prix Pensum qui fait penser : John Neumeier (Le Chant de la Terre)

Prix Étoile contemporaine : Wilfride Piollet

Prix Smoke and Flowers: Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (Two Cigarettes In The Dark and Nelken)

 

Ministère de la Loge de Côté

Prix Découverte : Yannick Bittencourt (Le Lac, Les Enfants du Paradis)

Prix du Partenariat : Hugo Marchand et Dorothée Gilbert (Manon)

Prix Séduction : Eve Grinsztajn (Garance, Les Enfants du Paradis)

Prix Adage : Mathias Heymann (Le Lac)

Prix Ballon : Eléonore Guérineau (La Fille mal gardée)

 

Ministère de la Place sans visibilité

 Prix Lander : Héloïse Bourdon (Etudes)

 Prix Lifar par équipe : le Ballet National de Bordeaux (Suite en Blanc)

 Prix Petit : Alexander Akulov (Les Forains, Ballet du Capitole)

 Prix Noureev : Léonore Baulac et Germain Louvet (Casse-Noisette)

 Prix Elssler : Marine Ganio pour son interprétation tacquetée de La Fille mal gardée

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Cygne blanc : Héloïse Bourdon

Prix Cygne noir : Hannah O’Neill

Prix Faune : Alvaro Rodriguez Piñera (Lifar, Ballet de Bordeaux)

Prix Faun : Vadim Muntagirov et Melissa Hamilton (Robbins, Royal Ballet)

Prix Elfe : Fabien Révillion (Zaël, La Source)

Prix Claire fontaine : Muriel Zusperreguy (Naïla dans la Source)

Ministère de la Natalité galopante

Prix Couple de scène : Daniel Camargo & Elisa Badenes (Programme Alles Cranko !, Stuttgart)

Prix Couple tragique : Laëtitia Pujol & Mathieu Ganio (L’Histoire de Manon)

Prix Couple qu’a pas de chance : Yasmine Naghdi et Matthew Ball (Olga & Lenski, Onegin, Royal Ballet)

Prix Coquets coquins : MM. Révillion, Bittencourt et Marchand (Les 3 gentilshommes de Manon)

Prix Grand brun : Donald Thom (Royal Ballet)

Prix Beaux biscotos : Avetik Karapetyan (Le Jeune Homme des Mirages, Toulouse)

Prix J’abandonne mon mari : Federico Bonelli (A Month in the Country, Royal Ballet)

Prix Histrion : Josua Hoffalt (Frédérick Lemaître, Les Enfants du Paradis)

Prix Fée du logis : Alina Cojocaru dépoussière le Swan lake de L’ENB.

Prix C’était court mais c’était bon : Myriam Ould-Braham (2 représentations ¼ de La Fille)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Loukoum : Eve Grinsztajn et Julien Meyzindi (La danse arabe, Casse-Noisette)

Prix Quessadilles : Laura Hecquet, piquante dans la Paquita cuisine-fusion de Lacotte

Prix Tu t’es vu quand t’as bu ? : Stéphane Bullion (Lescaut, Manon)

Prix Plat décongelé : Roberto Bolle et Aurélie Dupont (Soirée des adieux, Manon)

 

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Bigoudis : Aurélien Houette (Mère Simone, La Fille mal gardée)

Prix Je triomphe du Pyjama de chasse : François Alu (Djémil, La Source)

Prix Mon beau sapin : Mélanie Hurel (Casse-Noisette)

Prix Le Tutu c’est Cucul : Les costumes du Pas de Trois de Paquita

Prix Un jour je me raserai de près : Benjamin Millepied

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Il n’est jamais trop tard pour bien faire : Karl Paquette (Rothbart, Frederick, Lucien dansés avec flair)

Prix A dansé 120 minutes à tout casser dans l’année : Jérémie Bélingard

Prix Après moi le déluge : Brigitte Lefèvre pour sa saison impossible

Les lauréats se verront remettre ce magnifique trophée à la désormais traditionnelle fête du 15 août : une tête de Poinsinet en plastique doré à l'or fin.

Les lauréats se verront remettre ce magnifique trophée à la désormais traditionnelle fête du 15 août : une tête de Poinsinet en plastique, dorée à l’or fin (représentation non contractuelle).

 

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Le Lac : l’Argent et la Femme.

Bastille salleLe Lac des Cygnes 8/04/2015

Yannick Bittencourt a un profil de médaille. Lorsque sa mère le fait chevalier et le couronne dans la foulée (un raccourci qui m’a toujours un peu agacé dans cette version du Lac), on a l’impression de voir un jeune empereur romain idéalisé, encore vierge de tout vice, aimé de son peuple, sur la face d’un denier d’argent. Et son Siegfried possède cet éclat argenté de la pièce d’orfèvrerie toute neuve. On apprécie le ciselé de son bas de jambe, ses sissonnes explosives et ses ports de bras aux poignets vivants. Mais il ne possède pas assez de ce vert-de-gris du plié qui donne toute sa patine au reste. Ceci est particulièrement sensible dans sa variation lente. Cela dit, ce prince au visage beau jusqu’à l’inexpressivité se montre très investi dans le jeu. Il a pris très au sérieux les conseils de son directeur qui mettait l’accent sur la clarté narrative de la pantomime lors des démonstrations auxquelles il participait. Par moment, c’est même un peu trop et on frôle alors le billon de cuivre.

Le Lac des Cygnes (08/04). Hannah O'Neil et Yannick Bittencourt

Le Lac des Cygnes (08/04). Hannah O’Neill et Yannick Bittencourt

Mais la qualité de cette jeune distribution tient justement à la volonté de ses deux protagonistes de nous raconter leur histoire. Hannah O’Neill peine au début à obtenir mon suffrage. Il y a pourtant de fort jolie choses dans son Odette : le haut du corps est vivant, et ses roulés des poignets sont exquis. C’est un cygne en devenir. Elle a la jambe un tantinet pesante à mon goût pour son entrée. En revanche, l’adage avec Bittencourt est très beau. À la différence de Laura Hecquet qui reste apeurée et défiante pendant toute la première partie du duo avant d’offrir du relâché (une histoire d’amour dans l’histoire d’amour, en somme), O’Neill déploie tout l’abandon et le moelleux de sa danse pour en faire un hymne à l’âme-sœur. Son partenaire est totalement à l’unisson (il aura un peu plus de mal à l’acte 4 avec la promenade en attitude penchée. Son Odette ne cille pas, mais il découvre trop la cuisine du mouvement).

Le Lac des Cygnes. Pas de deux du

Le Lac des Cygnes. Pas de deux du « cygne noir » (08/04). Hannah O’Neill et Yannick Bittencourt

Hannah O’Neill, cygne blanc de demain, est en revanche un cygne noir confirmé. Dans l’entrada, elle a l’abattage qu’il faut, les agaceries assassines qui savent exciter la passion du prince et l’intérêt du public dans la salle (ses fouettés en revanche voyagent trop). Bittencourt, quant à lui, n’est pas parfait. Son manque de plié le fait occasionnellement ressembler à un joli poulain. Mais ses lignes et son sens de la scène rattrapent tout cela.

Au 4ème acte, on est tout près de croire au cygne blanc d’Hannah O’Neill. Il faut reconnaître qu’elle est incontestablement plus « cygne ». Hélas, elle se montre moins intense dans le jeu. L’émotion du final vient moins de ses pleurs sur les marches avant de se jeter dans le vide que des grands jetés désespérés de Bittencourt pendant son combat avec Rothbart (Karl Paquette).

La soirée fut donc inégale, certes. Mais c’est toujours excitant d’assister à l’étendue des possibles. On sort du théâtre en rêvant aux lendemains qui chantent.

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L’affaire est dans le Lac… 1/2

Prologue : l’invité « surprise » de l’acte 3

Rencontr Le Lac des cygne. Trois danseurs, une répétitrice, une cape et un directeur de la danse encombrants...

Rencontre Le Lac des cygne. Trois danseurs, une répétitrice, une cape et un directeur de la danse encombrants…

Quiconque était aux démonstrations du Lac des Cygnes, le samedi 28 février, pour découvrir les tenants et aboutissants du ballet, ou ceux de la version Noureev, aura été trompé dans ses attentes, surtout dans le second cas. Du programme sans doute prévu par la répétitrice, Elisabeth Maurin, on ne saura pas grand-chose, si ce n’est qu’elle avait choisi commencer par l’intrada du pas de deux (à trois) du cygne noir et qu’elle avait placé quelque part la pantomime de rencontre entre Odette et Siegfried. Pourquoi cela? Parce que monsieur le directeur de la danse avait décidé – dans l’impulsion du moment – de s’inviter au panel des intervenants. On aura eu donc droit à deux courts passages passés à la moulinette pour trois danseurs (Sae Eun Park, Yannick Bittencourt et Jeremy-Loup Quer) qui ne sont même pas destinés pour le moment à danser ensemble, ni  même à danser tout court. Sae Eun Park est en effet la seule titulaire du rôle pour une seule et unique date en clôture de série, tandis que les deux garçons ne sont encore que remplaçants. Ne boudons pas totalement notre plaisir, ce serait malhonnête. Voir Milllepied diriger, montrer et transmettre à ses danseurs sa science consommée du « partnering » était rafraichissant. On ne peut nier que c’est quelque chose qui a cruellement fait défaut dans la compagnie cette dernière décennie.

Il y avait aussi un certain plaisir à voir mademoiselle Maurin, d’abord visiblement surprise par la première d’une longue série d’intrusions, glisser son mot quand il le fallait et remettre à sa place très diplomatiquement le bouillonnant directeur. « Si je peux me permettre, ici, le garçon est sur demi-pointe pendant qu’elle est en l’air et ensuite il est en piqué arabesque, comme elle ».

Se glissaient alors dans la répétition quelques trop rares mentions sur les spécificités de la version Noureev. Ces dernières mettaient par là-même en lumière le côté protéiforme d’un ballet dont on croit à tort qu’il est l’un des rare joyaux sauvegardés du XIXe siècle quand, en fait, il ne reste que très peu de l’original d’Ivanov-Petipa.

Comme le disait Elisabeth Maurin à Sae Eun Park (bon temps de saut, belle élasticité mais encore bien peu musicale, avec des bras partant encore dans tous les sens) : « Ce que tu fais là doit certainement exister… quelque part. Mais ce n’est pas ce que voulait Rudolf ».

Sae Eun Park, Yannick Bittencourt et Jereny-Loup Quer

Sae Eun Park, Yannick Bittencourt et Jeremy-Loup Quer

C’est que pour comprendre les particularités de la version Noureev, les options que le danseur-chorégraphe a prises en 1984, il faut auparavant débrouiller l’écheveau des différentes versions qui ont existé ou qui existent encore à l’heure actuelle.

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La version 1877 de Moscou : chausse-trappes et pistes d’un livret en défaut d’auteur.

De la première version du Lac des Cygnes, créée le 4 mars 1877 au Bolshoï de Moscou, il reste bien peu de chose sur lequel s’appuyer. Les programmes qui y font référence prennent souvent pour paroles d’évangile la diatribe de Modeste Tchaïkovski, alléguant que la musique de son frère avait été incomprise par son médiocre chorégraphe, l’autrichien Julius Reisinger, et massacrée par le chef d’orchestre Ryabov. La danseuse principale, Paulina Karpakova, aurait été passable et la production toute entière assez piteuse. Un deuxième filtre occultant se rajoute à cela : l’historiographie soviétique sur le Lac de Tchaïkovski. S’appuyant sur les affiches de la première, sur lesquelles manquent énormément de numéros de la partition, certaines autorités en ont déduit que l’œuvre avait été saccagée et même truffée d’interpolations par des compositeurs-maison.

La réalité n’est peut-être pas reluisante, mais elle est sans doute moins sombre. Et si saccage de la partition il y eut, cela n’aura été que beaucoup plus tard…

Le ballet en lui-même, s’il n’installa pas la réputation de son chorégraphe dont les précédents opus n’avaient pas trouvé grâce aux yeux des Moscovites, fut néanmoins représenté 41 fois entre 1877 et 1883 (si l’on compte une autre production par le chorégraphe Hansen) quand la version Ivanov-Petipa dut attendre 13 ans pour atteindre ce nombre à Saint-Petersbourg. La production fut appréciée pour ses deux décors des bords du lac qui bénéficiaient des dernières nouveautés technologiques : lumière électrique pour les clairs de lune, brouillard artificiel et tempête sur le lac assez réussie. Enfin, la musique de Tchaïkovski, si elle avait subi des coupures, n’avait certainement eu à souffrir d’aucune interpolation d’autres compositeurs. Le musicien lui-même avait obtenu, lors de la reprise du ballet avec une star moscovite, Anna Sobeshanskaya, que le pas réglé pour elle par Petipa sur des notes de Minkus, soit calé sur une musique de sa propre main (les fameuses pages utilisées par Balanchine pour son « Tchaikovsky Pas de Deux »).

En fait, les critiques furent plus  mitigées que négatives. Elles ne s’accordaient que sur une chose : la stupidité du livret, sans auteur bien déterminé, mélangeant différents thèmes ressassés des arguments de ballet (La Sylphide, La Fille du Danube ou Giselle avec leurs cortèges de parjures plus ou moins conscients du personnage principal masculin), la lointaine citation d’un conte allemand de Johann Karl Musäus (Der geraubte Schleier / Le voile dérobé) évoquant une histoire de deux générations de princesses-cygnes courtisées par deux générations de chevaliers (le premier, Benno, échoue et se fait ermite, le second, Fridbert réussit, épousant après de multiples péripéties la princesse enchantée) et enfin des influences wagnériennes (Lohengrin, pour l’idée du cygne et Siegfried qui donnera son nom au prince du Lac).

Dans ce livret, comme aujourd’hui, le prince Siegfried est sommé par sa maternelle de se mettre la corde au cou avec la première princesse venue. Troublé, il part avec ses amis et son écuyer Benno, massacrer quelques bestioles sauvages pour prendre le temps de la réflexion (acte 1). Au bord d’un lac, ces messieurs rencontrent une cohorte de femmes-cygnes dont la principale, Odette, porte une couronne. Elle explique au prince que cette transformation est une ruse de son gentil grand-père qui veut la défendre des attaques malveillantes de sa vilaine belle-mère (qui apparaît et disparaît pendant l’acte sous la forme d’une –vieille ?– chouette). Sa couronne magique la protège de la magie noire de cette dernière. Si un prince qui l’aime jure de l’épouser, elle ne courra plus aucun danger et déposera alors la couronne à ses pieds en guise d’acceptation…. On n’ose imaginer à quoi ressemblait la pantomime pour expliquer tout ça. Le prince jure, cela va sans dire (acte2). Le jour suivant, c’est le grand bal matrimonial. Siegfried repousse les quatre donzelles qui lui sont proposées. Mais arrive alors un mystérieux seigneur accompagné de sa fille. Le prince croit reconnaitre Odette. Son écuyer Benno n’est pas du tout d’accord avec lui. L’amour est vraiment aveugle… Quelle baderne, ce Siegfried ! Il jure d’épouser l’inconnue. Le seigneur se transforme alors en gobelin, suppôt de l’atrabilaire marâtre, et la magicienne Odile, c’était son vrai nom, triomphe (acte 3). Le prince retourne au lac pour se faire pardonner. Odette lui explique qu’elle peut lui pardonner autant qu’elle veut, mais que comme il s’est parjuré, elle ne peut donc l’accepter comme époux (c’est vrai, il est vraiment trop bête).

C’est à ce moment que le livret original dérape. Le prince, ce balourd, ce goujat, arrache la couronne protectrice qu’Odette aurait dû déposer à ses pieds ; tout ça au risque de la décoiffer. Cette profanation provoque, en plus de l’inévitable saccage capillaire de la danseuse étoile : Un, la mort d’Odette. Deux, une tempête monstre sur le lac. Trois, la mort du prince (acte 4).

La réécriture et la simplification de l’argument seront, on l’aura compris au centre de la création péterbourgeoise de 1894-95. C’est Modeste Tchaïkovski, le frère du défunt compositeur, qui s’en chargera pour le meilleur. Mais cet argument de 1877 laissera néanmoins des pistes que décideront parfois de suivre certains relecteurs du ballet ; notamment l’idée de la tempête sur le lac (abandonnée en 1895 à la demande expresse du directeur des théâtres impériaux Vsevolozhsky), la fin tragique des amants ou encore le triomphe des forces du mal.

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La réécriture de 1894-1895 : recomposition narrative mais profanation musicale.

Tchaïkovski s’était réjoui à l’idée de transférer sa première partition de ballet de la scène de Moscou, somme toute assez provinciale, à celle de l’impériale Saint-Pétersbourg. Mais le compositeur n’eut jamais le temps de rien toucher avant de mourir en octobre 1893. Le travail de réécriture de son frère Modeste, remarquable d’un point de vue dramatique – les trois personnages aux pouvoirs surnaturels (grand-père, belle-mère et gobelin) sont réunis en un seul, l’oiseau de proie Rothbart. Le prince n’arrache plus la couronne de la princesse mais les deux amants se jettent dans le lac, provoquant la défaite des forces du mal (à un lourd prix musical).

En 1894, pour un concert en hommage du compositeur disparu, Lev Ivanov avait déjà chorégraphié l’acte II. Pour ce faire, l’ordre des numéros de la partition de Tchaïkovski avait déjà été profondément altéré. Certains critiques trouvèrent la musique du compositeur défunt dramatiquement faible pour cet acte. Sacrilège ? En fait peut-être pas… Dans la version originale de 1877, Odette n’est pas sous le coup d’un maléfice lorsqu’elle est transformée en cygne. Par ce truchement, elle est dissimulée par son grand-père. De plus sa couronne la protège des mauvaises intentions de sa belle-mère. Elle peut donc batifoler avec ses compagnes dans une atmosphère relativement paisible pendant tout l’acte. Dans la version 1895, le propos est plus grave et on doit sentir davantage l’urgence.

Mais c’est pour la recréation en trois actes et quatre scènes de 1895 que l’irréparable est commis sur la partition de Tchaïkovski. Le maestro Ricardo Drigo exerce ses talents de compositeur de ballet des théâtres impériaux et met à la corbeille près d’un tiers des mesures composées par Tchaïkovski pour le Lac des cygnes à Moscou. Car plus grave que les coupures sont les ajouts opérés par Drigo à la demande de Marius Petipa. Pour le troisième acte (le retour au lac), Petipa, dans un souci de symétrie très français, voulut introduire une valse des cygnes pour répondre à celle du deuxième tableau. Le dessin original prévoyait des cygnes blancs, noirs et même des roses (sic). Au final, dans cet acte chorégraphié par Ivanov, des cygnes blancs et noirs évoluent paisiblement sur la fadasse « valse bluette » (opus 72/11) alors qu’on vient de leur annoncer le parjure de Siegfried qui les condamne à jamais à la condition de cygnes. C’est sur « rêve de Chopin » (Opus 72/15) que Siegfried et Odette font la paix dans une ambiance vaguement mélancolique mais à des lieues de l’intensité dramatique du quatrième acte original. Tchaïkovski, qui avait placé une grande valse dans chacun des trois premiers actes, avait volontairement évité d’en placer une dans le quatrième pour exprimer la fatalité qui frappait désormais les héros.

On se retrouve donc face à un dilemme quand il s’agit de remonter le Lac. Faut-il être fidèle à la chorégraphie – les deux passages sur des musiques interpolées sont après tout de rares exemples conservés du génie chorégraphique d’Ivanov – et supporter les ruptures de tension dramatique dans la partition, ou faut-il, au contraire, être fidèle à la partition de Tchaïkovski ? Les versions du Mariinsky ou du Royal Ballet ont choisi la première option. A Paris, les deux versions qui ont été au répertoire ont toutes deux favorisé la seconde.

Alors qu’en est-il donc de la version Rudolf Noureev et quelles options a-t-il choisies?

… A suivre

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Paul-Rigal-Lock (Millepied). Le Temps et la Durée : géométrie variable

P1050181Ballet de l’Opéra national de Paris. Paul-Rigal-Lock [Millepied]. Soirée du lundi 9/02/15

Dans « Répliques » de Nicolas Paul sur des pièces de Ligeti, les huit danseurs très ancrés dans le sol au début, en un .grand exercice de barre à terre incluant des remontées en arabesque sur les pointes retournées, semblent être des individualités interagissant de manière aléatoire. Mais un premier rideau translucide descend lentement en fond de scène, isolant deux danseurs. Les autres continuent leurs évolutions ou se mettent en miroir avec les exilés. Au deuxième rideau qui descend, on a compris le principe. On finira avec 4 couples séparés par 3 rideaux translucides, sagement rangés dans leurs carrés de lumière placés dans une nette diagonale cours-jardin tendant vers l’énigmatique galet ambré géant, en avant-scène côté jardin, s’accordant parfaitement aux tons marron-glacé de costumes ; un élément de décor artistement inutilisé pendant les 23 minutes que dure l’œuvre… Nicolas Paul semble aimer les scénographies précieuses (ainsi son « D’ores et déjà » pour l’école de Danse). Mais il devrait s’en méfier. Dans le souvenir, ces artifices prennent le pas sur sa chorégraphie qui a de réelles qualités.

Avec le « Salut » de Pierre Rigal, on reste dans la géométrie, mais la dynamique est toute différente. La chorégraphie est plus basique en termes de pas mais elle joue plus sur les rythmes, les contrepoints et les groupes plastiques inattendus. Les danseurs sont sanglés dans des costumes et des perruques opposant violemment le noir et le blanc sur un sol jaune acidulé. La première partie singe des saluts sur fond d’applaudissements enregistrés. Cette démonstration formelle lentement se délite par la perte incidente de parties de costumes ou de postiches. La deuxième partie évoque plutôt une sorte d’apocalypse.  Sous des bulbes d’ampoules rouges descendus des cintres, les danseurs devenus une sorte d’humanité dévoyée et grotesque par le truchement des éléments de costume qu’ils portent désormais d’une manière inappropriée, semblent enfermés dans les limbes, voire dans une Bolge de l’Enfer. Une danseuse avec un corset sur la tête marche péniblement,  montée par dessus la cambrure de ses pieds nus. Mais l’ordre reprend ses droits. La section de la rédemption développe des mouvements circulaires du corps de ballet courant à rebours ; une géométrie dans l’espace, qui n’est pas sans évoquer une constellation dans l’univers après quelque hypothétique Big Bang.

Joli final ! On ne peut néanmoins s’empêcher de penser que le jeu de mots sur un titre de ballet est un peu vain et trahit un peu la vocation universelle du langage de la danse. Dans bien peu de langues autres que le français, « salut » a le double sens qu’illustre Rigal dans sa pièce.

Les danseurs d’« AndréAuria » d’Edouard Lock – les filles puis les garçons – apparaissent dans des cercles. Ils cisèlent une chorégraphie hyperactive des bras et un travail de bas de jambe graphique, à grand renfort de batterie. La composition martelée de David Lang, pour deux pianos posés en fond de scène, vient ajouter au sentiment d’urgence, même si les filles s’immobilisent parfois dans la pose couchée de l’Ariane endormie antique. Les références balanchiniennes viennent aussi affleurer parfois comme dans ce trio entre Stéphane Bullion, Valentine Colasante et Mélanie Hurel. Mais en dépit d’une distribution de haute tenue (Heymann, Hoffalt, le jeune Louvet, et surtout Hurel), comme à la création en 2002, on crie grâce à mi-chemin. Au bout de vingt-cinq minutes de cette agitation pyrotechnique – le ballet en fait 43 au total –, l’intérêt s’étiole et on n’en peut plus de voir les cercles de lumière alterner avec les descentes de paravents blancs ajourés. On manquerait presque, au bord de l’exaspération, le très beau, le très violent pas de deux final entre Alice Renavand, vibrante statue de chair aux prises avec Stéphane Bullion. Mais que de redites entre les deux!

Était-il besoin de rallonger cette soirée d’atmosphère sombre et languissante  par un opus supplémentaire dans la même tonalité? Mis à part la volonté d’équilibrer la durée des deux parties du spectacle, on ne voit pas l’intérêt de ce « Together Alone » de Benjamin Millepied. Les jolis enroulements-déroulements du couple sur la musique de Philip Glass ont été vus cent fois. Aurélie Dupont s’y montre toujours aussi précise, juste techniquement (avec une belle maîtrise du poids au sol) qu’indifférente à son partenaire attentif (Marc Moreau).

Le temps est une notion bien subjective… Lors de cette soirée d’ennui perlé, la durée semblait s’étirer à l’infini sans hélas faire gagner de substance au temps qui passe.

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