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La Belle au bois dormant à l’Opéra : la deuxième moisson

La Belle au bois dormant (Tchaïkovski / Noureev d’après Petipa), Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 27 juin, 6 juillet matinée et 7 juillet.

La deuxième série de la Belle au bois dormant s’est achevée à l’Opéra un 14 juillet en matinée.

Par précaution, on n’a pu s’empêcher d’y retourner quelquefois. En effet, quand auront-nous l’occasion de revoir ce monument de la danse classique interprété par les danseurs de la première compagnie nationale ? La dernière reprise datait de 2014 et la perspective de la fermeture de l’Opéra Bastille en 2030 pour au moins deux ans semble reporter aux calendes grecques une éventuelle reprogrammation.

C’est que La Belle, dans sa version Enzo Frigerio, avec son décor de palais en trois dimensions, n’est pas exactement une production aisément déplaçable. Tout est possible en principe. Mais elle est sans doute coûteuse à adapter sur la scène d’un autre théâtre.

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Parlant de production, il faut bien reconnaître que l’inconvénient de la multiple revoyure est de vous faire focaliser sur ses défauts.

On a par exemple fini par s’agacer de l’entrée du majordome Catalabutte avec ses six porteurs de chandeliers. Que font ces serviteurs à rentrer par une porte côté Cour pour grimper sur une estrade avec des marches en fer à cheval, la redescendre à Jardin et finir leur parcours en plein centre de la scène ? Il y avait assurément un chemin plus court… Dans la production actuelle, on se demande parfois si les dessins séduisants de Frigerio, avec notamment ses deux imposantes portes surmontées de divinités en imposte, n’ont pas été approuvés avant même de se demander si elles s’accordaient avec la mise en scène de Noureev.

Costume pour les fées du Prologue. Nicholas Georgiadis, 1989.

La production d’origine de 1989, celle de Nicholas Georgiadis voulue par Noureev, avait certes ses faiblesses. Dans une ambiance noir et or, très sombre, elle dépeignait une cour du roi Florestan XIV encore sous l’influence de l’Espagne des Habsbourgs. Les danseurs ne portaient pas de fraises au cou mais celles-ci semblaient avoir migré sur les basques des tutus des fées. Ils étaient en conséquence fort lourds. Mais il y avait une cohérence –on ne distinguait au début que les flammes des bougies des domestiques et lorsqu’ils avançaient, ils semblaient lentement illuminer la pièce-.  Et surtout il y avait un sens de la magie baroque.

Durant le prologue, l’arrivée de la fée Lilas était annoncée par le vol dans les cintres d’une créature drapée qu’on aurait pu croire échappée du plafond en trompe l’œil d’une église romaine. Dans la production actuelle, la fée entre par la porte comme n’importe quel quidam. Le jeu des trappes pour Carabosse, qui se faisait majoritairement à vue, est aujourd’hui caché par le groupe des figurants. Quel intérêt alors de l’utiliser si ses sbires s’échappent, eux, en courant vers les coulisses ? De même, l’apparition d’Aurore sur une estrade au moment de la pantomime de malédiction est tellement excentrée que je ne l’ai remarquée que lors de cette deuxième série. A l’origine, il avait lieu  au centre de la scène par la trappe dévolue à Carabosse et était beaucoup plus visible.

Et que dire enfin de ces chiches grilles dorées qui descendent paresseusement des hauteurs pour signifier l’endormissement du palais à la place des mouvantes frondaisons de la production d’origine?

Le plus dommageable reste néanmoins le début du troisième acte. Celui de la production actuelle offre un spectaculaire lever de rideau. Invariablement la salle éclate en applaudissements devant les jaunes et orangées des costumes féminins, les bleus Nattier des redingotes fin XVIIIe des hommes (Franca Squarciapino) sous l’éclat des multiples lustres de cristal. Et puis les danseurs commencent à bouger et le soufflé retombe.

Costumes de Georgiadis pour la reine et le roi, 1er acte.

Lorsqu’il commence à se mouvoir, le roi Florestan exécute une pantomime digne du télégraphe de Chappe. Puis les hommes se retrouvent à faire des marches bizarres en parallèle ou sur les genoux. A la fin de cette sarabande, les applaudissements sont invariablement polis et peu en accords avec ceux du début. Dans la production Georgiadis, le rideau se levait sur le couple royal et sa cour dans de lourds costumes évoquant le Grand Carrousel de 1661. Le roi, affublé d’une imposante coiffe de plumes rouges, portait, comme le reste de ses courtisans masculins, de longs et lourds tonnelets de brocard qui cachaient le haut des jambes et gommaient ainsi, tout en la justifiant, l’angularité de la chorégraphie. La pantomime d’ouverture s’expliquait par les longues manches de dentelle que portaient le roi et sa cour. Ainsi, sur ce passage musical déplacé de la fin du troisième acte au début, Noureev, grand amateur de danse baroque qui avait fait rentrer Francine Lancelot à l’Opéra, présentait la Vieille Cour du roi Florestan, avant l’arrivée de la Jeune Cour sur la Polonaise. Ceci est totalement perdu dans la production actuelle.

Nicholas Georgiadis. Maquette de décor pour la production de l’acte 2.

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Mais ces réserves n’ont pas pris le pas sur le plaisir général qu’il y a eut à retourner voir le spectacle pour ce second round de représentations. Tout d’abord, et une fois n’est pas coutume, il faut mentionner la direction d’orchestre. Sora Elisabeth Lee fait –enfin- sonner La Belle au bois dormant comme il faut. Dès l’ouverture, il y a du drame et du nerf. Puis on n’est plus tant gêné par le nécessaire ralentissement des tempi originaux dû aux exigences actuelles de la technique des danseurs. Madame Lee regarde les interprètes et sait conduire et suivre tout à la fois. Pour une fois, les ovations accordées par le public à l’orchestre ne m’ont pas paru imméritées et j’ai pu m’y joindre sans arrières pensées.

La Cheffe Sora Elisabeth Lee et 3 Pierres précieuses (Alice Catonnet, Clara Mousseigne et Bianca Scudamore).

L’annonce des distributions sur les grands rôles secondaires n’avait rien de particulièrement excitant. Beaucoup d’artistes de la première série reprenaient leurs places dans la seconde. On a néanmoins pu découvrir quelques fées, oiseaux et greffiers nouveaux.

La Brésilienne Luciana Sagioro montre une autorité sans raideur dans la variation aux doigts du prologue (le 6 juillet) et cisèle son diamant qui frémit des pointes et des mains (le 7 juillet). Claire Teisseyre est une Candide aux jolis bras veloutés (le 7). Chez les garçons,  « l’Or » des Pierres précieuses revient surtout à Andrea Sarri (6 juillet), qui se montre très propre et cisèle ses fouettés en 4e devant après ses doubles tours en l’air (que Jack Gasztowtt, le 27 juin, passe sans vraiment les dominer). Nathan Bisson, le 6 juillet, montre de belles dispositions dans ce même rôle mais est encore un peu tendu. Alice Catonnet comme Marine Ganio sont des diamants scintillants et facettés accompagnés de trios de Pierre précieuses plutôt bien assortis. Ganio se taille également un vrai succès dans Florine de l’Oiseau bleu, semblant commander les applaudissements de la salle avec ses petits moulinets de poignet à la fin de l’adage. En volatile, Francesco Mura ne cesse d’impressionner par son ballon et son énergie (le 27 aux côtés de la parfaite Inès McIntosh) tandis qu’Alexandre Boccara (le 6 juillet, avec Ganio) accomplit une diagonale de brisés de volé immaculée pendant la coda. Théo Gilbert (le 7), peu avantagé par le costume, domine néanmoins sa partition aux côtés de la très cristalline Elisabeth Partington. On remarque cependant que le public se montre de moins en moins sensible à la batterie. La prouesse finale du garçon, qui déchainait habituellement, le public semble désormais passer presque inaperçu. Hors du manège de coupé-jeté, point de salut ?

En revanche et dans un autre registre, le duo des chats obtient à raison les faveurs du public. On y retrouve avec plaisir Eléonore Guérineau aux côtés de Cyril Mitillian (le 27) qui a fait ses adieux lors de la dernière de cette série. Autre chat « sortant », Alexandre Labrot, quadrille dans la compagnie, a fait ses adieux en beauté le 7 juillet. Son duo avec Claire Gandolfi (les 6 et 7) était à la fois primesautier et bouffon.

Alexandre Labrot et Claire Gandolfi (le Chat botté et la Chatte blanche).

On salue l’initiative de la direction de célébrer décemment, avec un bouquet et la présence du Directeur de la Danse, le départ de ses artistes. Outre Labrot et Mitilian en chat, Lucie Fenwick en fée Lilas et Julien Cozette ont également tiré leur révérence publiquement sur cette Belle au bois dormant.

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Mais qu’en est-il des protagonistes principaux ?

Le 27 juin, c’est Léonore Baulac qui inaugure la deuxième série des Belles. Elle met beaucoup de fraîcheur dans son Aurore de l’acte 1. De touts petits tremblements au début de l’adage à la rose rajoutent au charme de la débutante qu’est Aurore. Cette partie est néanmoins bien maîtrisée avec une équipe de partenaires de premier ordre. La variation a de jolis équilibres arabesque. La coda, quant à elle, est bien parcourue. Au moment de la piqure d’aiguille, Lé-Aurore  tient ses yeux fixes et presque exorbités. Son manège de piqués est très preste et parcouru. La terreur face à Carabosse est palpable.

Marc Moreau et Léonore Baulac (27 juin).

A l’acte 2, Marc Moreau parvient à transcender son côté danseur pressé pour dépeindre la fièvre amoureuse. C’est un prince qui cherche et veut trouver. Dans sa première variation «  de la chasse », le bas de jambe est particulièrement ciselé : ce prince est le produit d’une éducation soignée. La variation lente à cette qualité de monologue intérieur qui manquait à beaucoup de princes lors de la première série en mars. Les changements de direction sont comme autant de tergiversations. L’arabesque n’est pas nécessairement haut placée mais la ligne générale du danseur dépeint parfaitement l’aspiration.

Léonore Baulac est une vision très éveillée dotée d’une volonté de séduire. Elle évoque la naïade tentatrice, rôle secondaire magistralement créée par Taglioni dans la Belle au bois dormant d’Aumer qui a sans doute inspiré l’ensemble de son tableau à Petipa en 1890. La plénitude du mouvement exprime à merveille les  joies de la séduction au milieu d’un corps de ballet à la fois discipliné et moelleux.

Léonore Baulac et Marc Moreau (Aurore et Désiré).

A l’acte 3, Baulac et Moreau nous présentent un bel adage parfaitement dessiné. Les poses et les portés poissons sont bien mis en exergue et en valeur. Moreau accomplit sa variation sur le mode héroïque (son manège est très dynamique). Elle, très féminine, fait désormais preuve de sérénité et de maturité, offrant par là même une vraie progression psychologique à son personnage. On aura passé une fort belle soirée.

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La Belle au Bois dormant (matinée du 6 juillet).

Le 6 juillet, Hannah O’Neill est une princesse déjà accomplie. Son entrée a de la légèreté et du ressort. L’Adage à la rose est maîtrisé avec des équilibres qui, sans être spectaculaires, sont rendus naturels grâce au suspendu des bras. La variation est très élégante et dominée. La coda de la tarentule commencée très lentement par l’orchestre est ensuite accélérée créant un bel effet dramatique

L’acte 2 commence littéralement noyé par les fumigènes. La chasse semble se passer dans une forêt équatoriale. Quand enfin ils se dissipent, on apprécie les danses évoquant les fêtes galantes de Watteau. Germain Louvet fait une entrée pleine d’aisance et d’élégance, le jaune paille de son costume lui sied à merveille. Sa première variation est fluide et facile. La variation lente est vraiment méditative. On ne se pose pas tellement la question du jeu tant la technique d’école est intégrée et devenue naturelle. Oppositions, fouettés, suspendus des arabesques, tout y est. La variation «Brianza» (ainsi appelée par moi car la créatrice du rôle d’Aurore dansait sur cette musique extraite des Pierres précieuses une variation qui commence par la même combinaison de pas que celle dévolue au prince par Noureev) a ce beau fini même si on soupçonne une petite faiblesse à une cheville.

En vision, O‘Neill joue très souveraine en son royaume. Elle exécute d’amples fouettés d’esquive. Sa variation est maîtrisée même si on aurait aimé voir des piqués arabesque plus soutenus. La tout est amplement compensé par la commande des pirouettes finies en pointé seconde. Lors du réveil, Hannah-Aurore exécute une pantomime de reconnaissance bien accentuée : « Il m’a embrassée et m’a réveillée. Où est-il? » Quand elle coure vers ses parents Germain-Désiré a un moment de doute charmant : « Pourquoi fuit elle ? L’ai-je offensé ? ». Non Germain… Vu la séduction déployée par la damoiselle pendant la scène des naïades, la belle avait amplement consenti à ton baiser de damoiseau…

Hannah O’Neill et Germain Louvet (Aurore et Désiré, le 6 juillet).

A l’acte 3, le couple O’Neill-Louvet se montre désormais très royal : Germain Louvet met beaucoup d’abattage dans sa variation et enthousiasme la salle par ses coupés jetés à 180° très parcourus. Hannah O’neill met l’accent sur la fluidité. Il se dégage de ce couple une aura royale qui console de l’omission par Noureev de l’apothéose « Le bon roi Henri IV ».

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Amandine Albisson (Aurore).

Le 7 juillet, Amandine Albisson prend Aurore presque là où l’a laissé O’Neill. Il y a en effet déjà quelque chose de très mûr et de très régalien dans son Aurore du premier acte. Son entrée énergique et pleine de ballon (à défaut d’un grand parcours) prélude à un adage à la rose très noble. La série des équilibres est bien négociée. La variation est élégante et comme en apesanteur. Au moment de la piqure, Albisson donne, lors de ses piétinés en reculant, l’impression qu’elle voit l’ensemble de la cour lentement s’éloigner d’elle avant de disparaître dans le néant. On quitte l’acte un sur une note pleinement dramatique.

Guillaume Diop (Désiré)

Durant l’acte de la chasse, Guillaume Diop, qui bénéficie d’une salle chauffée à blanc, fait une belle première variation. Ses jetés à 180° sont planés et ses doubles ronds de jambe énergiques. Sa variation lente, qui nous avait déçu par son manque d’incarnation lors de la première série de spectacles, commence plutôt bien. Les beaux pliés et le moelleux sont propices à évoquer la rêverie et le spleen du joli cœur à prendre. Cette scène avait d’ailleurs été bien préparée par le duo formé par le duc et la duchesse d’Artus Raveau et de Sarah Kora Dayanova dans les danses de société. Leur relation subtilement teintée de jalousie et de ressentiment semblait offrir une forme de repoussoir pour le prince aspirant au bonheur. Mais l’atmosphère de la variation s’essouffle en court de chemin. Diop va par exemple regarder dans la troisième coulisse au lieu de tendre vers la porte par laquelle a disparu la fée Lilas. Ses moulinets de poignet qui devraient exprimer l’état d’indécision du jeune homme ne sont ici que des moulinets. On salue néanmoins la réelle progression dramatique de l’interprète sur cette deuxième série.

Amandine Albisson incarne de son côté une vision mousseuse : beaux pliés, variation bien conduite, une forme d’ondoiement sur pointes. Le partenariat entre les deux étoiles est parfaitement réglé. On ressent bien ainsi l’évanescence de l’héroïne face au désir respectueux du prince.

A l’acte 3, le grand pas de deux est d’une grande perfection formelle. La série des pirouettes poisson, la pose finale sont impeccables et font mouche sur le public. Diop est superlatif dans sa variation. Il enthousiasme la salle par son manège final. Tout est ciselé chez Albisson. Et voici donc un couple grand siècle – grand style pour parachever notre saison.

Guillaume Diop et Amandine Albisson (Désiré et Aurore le 7 juillet).

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On aura chéri tous ces instants passé avec le Ballet des ballets en priant ardemment que toutes ces Aurores et ces Désirés auront l’occasion de nous étonner encore dans ces beaux rôles avant que ne sonne l’heure de leur réforme.

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La Belle au bois dormant à l’Opéra : l’aurore d’un prince

La Belle au bois dormant. Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du 11 avril 2025.

A la mi-temps de cette première série de Belle au bois dormant à l’Opéra, la fatigue commençait à se faire sentir. Au prologue, le concert des fées de ce 11 avril, qu’on avait beaucoup apprécié presque un mois auparavant, nous semblait un peu « fatigué ». Rien de bien grave : de petits tremblements sur pointe ou des tempi émoussés. Seule Célia Drouy en fée aux doigtés et Héloïse Bourdon en septième fée restaient au parfait. L’ensemble avait beau être réveillé par la Carabosse vindicative à souhait, à la bouche amère, de Sofia Rosolini face à la fée Lilas d’Emilie Hasboun et sa pantomime bien accentuée, on se demandait bien encore si la soirée n’allait pas être longuette.

La princesse d’Aurore du jour ne fait pas particulièrement partie de notre panthéon personnel. Sae Eun Park a su nous émouvoir l’an dernier en Giselle, mais le fait reste encore suffisamment exceptionnel pour que le doute demeure.

Mais à l’acte 1, la danseuse mérite amplement un accessit. Sae Eun Park effectue une entrée très légère. L’adage à la rose est confiant. Sans être affolants, les équilibres sont assurés. En revanche, la variation aux piqués arabesque nous a semblé manquer de relief : mademoiselle Park, toujours efficiente techniquement et dernièrement de plus en plus musicale, retombe parfois encore, pour ses soli, dans le mode automatique qui fut trop longtemps sa marque personnelle. Mais tout cela est rattrapé par la coda avant la piqûre traîtresse, interprétée avec du ballon, de jolis double ronds de jambe sur les temps levés et des renversés dynamiques.

Mais pour tout dire, on attendait impatiemment l’acte 2. Par le hasard des blessures, Paul Marque, que l’on apparie trop souvent avec Sae Eun Park alors que l’un comme l’autre ne s’apportent pas grand-chose, avait laissé la place à la sensation du moment, un jeune italien du nom de Lorenzo Lelli, récemment promu au grade de sujet.

Monsieur Lelli, brun, de taille moyenne, un sourire épinglé digne d’un emballage pour tube dentifrice, partage une caractéristique avec mes autres Désirés (messieurs Docquir et Diop) : celle de faire une entrée à la chasse complètement anodine. On n’est pas impressionné d’emblée.

Et puis Lorenzo Lelli commence à danser… Il est doté d’un très beau temps de saut, d’une arabesque qui s’élève sans effort au-dessus de la ligne du bas du dos. Mais d’autres sont doués de ces qualités plastiques enviables. Ce qui marque surtout, c’est son incroyable musicalité ; c’est le phrasé de sa danse. Lelli introduit en effet des variations de vitesse : les préparations de pirouettes par exemple sont calmes, leur exécution à proprement parler est preste et les fins se font comme au ralenti. Désiré-Lorenzo n’oublie pas l’histoire non plus, semblant revenir vers la porte où était apparue la fée Lilas comme pour y chercher une réponse. La variation lente, qu’on avait surtout trouvée longue lors des précédentes représentations, redevient le moment de poésie introspective conçu par Noureev et non un simple exercice de – grand – style.

Sae Eun Park (Aurore) et Lorenzo Lelli (Désiré)

Du coup, la scène des dryades commence plutôt bien avec une Aurore-Sae Eun, très sereine et royale. Le jeu de cache-cache au milieu des bosquets mouvants du corps de ballet féminin est à la fois allégorique et dramatique. La demoiselle retourne bien un tantinet en mode automatique au milieu de sa variation et le jeune homme pourra parfaire ses tours à la seconde mais, au final, on s’est reconnecté à l’histoire contée dans le ballet.

À l’acte 3, les qualités de Lorenzo Lelli s’appliquent à merveille au grand pas de deux d’Aurore et Désiré. Lelli est bon partenaire. Il regarde sa partenaire et lui donne confiance au moment des redoutables pirouettes-poissons pour un rendu impeccable. La pose finale de l’adage est finement amenée, conservant un élément de surprise bienvenu. Dans son solo, le danseur exécute sa batterie d’une manière aiguisée, domine parfaitement ses tours en l’air et, par ces variations de tempi dont il a le secret, sait mettre en exergue un épaulement ou une arabesque. Sae Eun Park joue en contraste avec la pyrotechnie de son partenaire en accentuant, l’air de rien, le crémeux de son écot.

Ajoutez à cela un quintette de pierres précieuses bien réglé – Keita Bellali montre ses belles qualités dans les pliés et les directions de l’Or et Alice Catonnet est très élégante en Argent. Le trio qui les entoure est bien assorti et scintille. Considérez une belle surprise dans l’Oiseau bleu : Rémi Singer-Gassner a une batterie limpide et du ballon à côté de la très délicate Luna Peigné. Terminez par un duo de Chat primesautier : Eléonore Guérineau, à la fois taquine et aguicheuse et Isaac Lopes Gomes en incarnation même de la dignité offusquée. Vous aurez alors le récit d’une soirée en forme de tourbillon ascensionnel.

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Mais on ne se refait pas ; l’esprit inquiet et chagrin que je suis ne peut que s’inquiéter du fait que l’authentique sensation de la soirée soit un artiste qui est entré dans la compagnie par le concours externe. Il y a chez monsieur Lelli un flair et une liberté d’interprétation qu’on espère que l’Opéra, très obsédé par la correction philologique, ne cherchera pas trop à aplanir et à formater.

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La Belle au bois dormant à l’Opéra : Désiré(t) réalité

La Belle au bois dorrmant (Tchaïkovski. Chorégraphie Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations du 11 et 13 mars 2025.

A l’Opéra, La Belle au bois dormant dans la version Rudolf Noureev a enfin retrouvé la scène après près de onze ans d’absence. A ce stade, la presque intégralité des étoiles de la compagnie qui étaient distribuées lors de la saison 2014 ont pris leur retraite et bien peu des membres de la compagnie actuelle y ont usé leurs chaussons. On était en droit de se demander si le ballet de l’Opéra allait se montrer à son meilleur lors de cette reprise bien tardive. Mais somme toute, après une générale qui ne fut pas ouverte au public, le corps de ballet, qui intègre pour la première fois les membres de sa toute nouvelle compagnie Junior, s’est montré à la hauteur des attentes. Les nymphes et les pages escortant le sextet des fées au prologue et les valseurs à cerceaux fleuris de l’acte 1 forment de beaux ensembles. A l’acte deux, les dryades du corps de ballet dessinent un parc à la française dont les allées, toujours mouvantes, cachent ou révèlent la vision d’Aurore aux yeux de princes énamourés.

La Belle au Bois dormant. Soirée du 13 mars.

Pour ce qui est de la boite à friandises que représentent les nombreuses variations solistes et demi-solistes, surtout féminines, les fortunes sont bien sûr plus diverses (pensez ! 6 fées, 4 pierres précieuses, un oiseau bleu et sa princesse, un chat botté et sa chatte blanche). Lors des deux soirées qu’il nous a été donné de voir, le pas de six des fées du 13 mars nous a semblé plus homogène que lors de la soirée du 11. Alice Catonnet était fort délicate en fée Candide. Ses jolis ports de bras évoquaient la peau douce qu’elle octroyait généreusement en vœux à la jeune Aurore au berceau. Camille Bon, moins déliée le 11 en Lilas, était élégante en fée Miette de pain qui tombe. Le duo dynamique Fleur de farine, très inspiré de Barocco de Balanchine, avec Hortense Millet-Maurin et Elisabeth Partington, était dynamique et bien assorti. Clara Mousseigne faisait preuve d’autorité mais aussi de moelleux en fée Violente. Eléonore Guérineau dansait sa fée Canari à la vitesse du Cupidon de Don Quichotte. Enfin, Héloïse Bourdon dépeignait une sixième fée sereine, aux lignes étirées et aux équilibres suspendus. Lors de la soirée du 11, on avait néanmoins apprécié l’élégance de ligne de Fanny Gorse en Miette de pain, l’élégance dans la prestesse d’Ambre Chiarcosso dans le duo Fleur de Farine ou encore l’articulation de la variation aux doigts par Célia Drouy, plus fée résolue que fée violente.

Pour les fées pantomimes, car Noureev a décidé d’adjoindre à Carabosse une fée Lilas exclusivement mimée, on a tout aussi bien goûté l’interprétation plus sardonique que maléfique de Sarah Kora Dayanova (le 11) que celle, très vindicative, de Katherine Higgins (le 13). Le duo antagoniste Higgins-Carabosse et Gorse-Lilas livre une très accentuée et très vivante scène de contre-malédiction à la fin du prologue.

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L’une des difficultés pour entrer dans ce monument qu’est La Belle au bois dormant est bien sûr l’arrivée tardive de la protagoniste principale. Après la longue scène d’exposition des fées, il faut passer à l’acte 1 par l’épisode des tricoteuses et la grande valse aux arceaux avant de découvrir enfin Aurore. On est toujours impressionné par la gageure que représente cet acte 1 pour la ballerine principale : une entrée vive à base de grands jetés pour exprimer l’extrême jeunesse de la princesse, bouillonnante d’énergie, puis le redoutable pas d’action, sorte de rituel de cour, où Aurore doit tout à coup se modérer en vue des fameux équilibres à assurer aux mains de quatre partenaires différents ; mais il y a encore la variation à équilibres arabesques et pirouettes où la princesse démontre son charme et sa bonne éducation, et, pour finir, la coda explosive de la tarentule qui fait avancer l’action vers le dénouement dramatique et la réalisation de la prophétie. En l’espace de quelques minutes, il faut que le personnage soit planté et que la salle soit tombée amoureuse de l’héroïne pour tout le reste de la soirée.

Les deux jeunes ballerines qu’il nous a été donné de voir relèvent le gant de l’acte 1 avec brio et élégance.

Le 11 mars, Inès McIntosh est  très légère et comme montée sur ressorts lors de sa première entrée. Les grands jetés sont légers et le bas de jambe bien ciselé. Dans sa variation finale, elle accomplit des renversés très cambrés sans sacrifier le naturel. Elle est une Aurore de seize ans évidente. L’Adage à la rose est déjà bien en place ; les équilibres ébouriffants viendront sans doute plus tard mais on échappe à la sensation d’exercice difficile qu’on peut parfois observer chez certaines ballerines. La scène de la piqure d’aiguille est presque abordée comme la scène de la folie de Giselle ; la jeune princesse semble perdre le sens de la réalité avant de s’effondrer.

Le 13 mars, Bleuenn Battistoni, dont c’est la deuxième représentation, est une belle fleur déjà éclose, une presque adulte. Elle a une aura de princesse lointaine : l’image de Catherine Deneuve dans Peau d’âne de Jacques Demy nous vient à l’esprit. Elle semble très à son aise dans le cérémonial de l’Adage à la rose. La première série des équilibres est sans doute encore un peu nerveuse, mais Battistoni semble gagner en contrôle et en puissance sur le passage, comme répondant au crescendo orchestral, et le final aux promenades attitude est serein et déjà presque régalien. La petite tension du début, opposée à cette conclusion pleine d’assurance, s’offre comme une évolution psychologique du personnage. La belle variation qui suit poursuit le récit psychologique. Après l’attitude, Aurore montre la position plus décidée de l’arabesque et la jeune ballerine sait suspendre ses piqués avant d’accomplir une série de pirouettes impeccables : élégance et maîtrise… On se laisse porter par le final. Piquée par l’aiguille de Carabosse, Bleuenn-Aurore dépeint à merveille la lente absence au monde qui prend possession de son personnage.

A la fin de ce premier acte, on peut dire qu’on a été conquis par les deux Aurore.

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L’acte 2 est celui où l’on fait la connaissance du prince Désiré. C’est également l’acte où Rudolf Noureev a mis le plus de lui-même. A l’origine, il n’y avait dans La Belle au Bois dormant que deux variations classiques masculines et elles se situaient à l’acte 3 : celles de l’Oiseau bleu (créée par Enrico Ceccheti qui jouait Carabosse dans les actes précédents) et celle de Désiré. Même la variation d’entrée traditionnelle du prince est un ajout de Konstantin Sergeev datant de l’époque soviétique. Noureev, qui remonta la plupart des grands Petipa en Occident en réévaluant la place de la danse masculine, a particulièrement étoffé la place du prince à l’acte 2 au point qu’on serait tenté d’appeler la scène de la vision, l’acte de Désiré qui ferait suite à celui d’Aurore. A la contribution Segueev, Rudolf Noureev ajoute la longue variation méditative sur le passage musical de l’Entracte qui suivait le panorama dans la production originale. Il ajoute aussi une variation masculine durant le pas d’action sur la variation originale de Carlotta Brianza pour l’acte 2 que Petipa avait chorégraphié sur un passage musical du 3e acte [le chorégraphe donne d’ailleurs la même combinaison de pas à Désiré : une série de battements raccourcis-passés]. Enfin, il conclue la vision par une diagonale de brisés et de sauts chats pour le prince qui donne l’impression que c’est Aurore qui poursuit le prince de ses avances et non l’inverse.

Autant dire que les danseurs qui interprètent le prince ont une tâche au moins aussi écrasante que celle des Aurores de l’acte 1. La variation test reste incontestablement la méditation, non pas tant en raison de son extrême longueur mais bien parce qu’il faut qu’elle soit habitée pour ne pas se transformer en un répertoire fastidieux de toutes les tics chorégraphiques noureeviens : décentrements, fouettés, changements de direction et j’en passe. Habitée, cette variation est un grand moment. Le prince semble ouvrir son cœur au public : les changements de direction, les fouettés sont comme autant de questions que se pose le héros. L’incertitude doit régner. A la fin, une combinaison de batterie ressemble à un jeu de marelle durant lequel le prince dit adieu à l’enfance pour entrer dans la maturité.

Las, aucun des deux princes n’est encore au niveau artistique requis pour faire vivre ce passage clé de la Belle de Noureev. Messieurs Docquir (11) et Diop (13 mars) partagent le triste privilège de faire une entrée absolument anodine en redingote jaune et tricorne assorti. Mais, point commun plus assurément enviable, ils maîtrisent tous deux la chorégraphie complexe du prince. Cependant, Thomas Docquir fait tout bien mais, à ce stade de sa carrière, son personnage ne naît pas de l’addition de ses qualités techniques. Du coup, on est cueilli un peu à froid par la vision d’Aurore. Comble de l’infortune, Inès McIntosh, qui danse moelleux, n’est pas encore une Aurore du deuxième acte. Ses fouettés de l’arabesque à la quatrième devant pendant le jeu de cache-cache avec le prince n’ont pas ce caractère suspendu qu’on attend d’une chimère.

Inès McIntosh et Thomas Docquir

Guillaume Diop quant à lui égrène consciencieusement ses variations. On apprécie toujours ses belles lignes mais on regrette quelques imprécisions dans les pas de liaison. Surtout, la seule chose qu’on observe durant la variation introspective, c’est le soliloque du danseur qui se répète les indications du répétiteur afin d’atteindre gracieusement la position suivante. C’est dommageable pour la chorégraphie de Noureev, si souvent accusée à tort d’additionner les difficultés techniques pour la difficulté technique. C’est en effet l’impression que cela donne quand elles ne sont pas habitées. C’est dommage, car Bleuenn Battistoni est une vision idéale de suspension et de poésie. Mais en face de ce prince autocentré, elle a plus l’air de tenter de le vamper que de le séduire.

Bleuenn Battistoni et Guillaume Diop

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L’acte 3 est du genre des grand pas détachés de l’action dans lesquels Petipa excellait. Il ne souffre donc pas du défaut de cohérence dramatique qui caractérisait l’acte 2. Dans les pierres précieuses, on apprécie les deux messieurs de l’or ; Nicola di Vico, le 11, qui met en valeur les directions et Andrea Sarri, le 13, qui incarne absolument le métal enserrant les gemmes. Les dames sont mieux assorties le 13 mars. Célia Drouy est un diamant facetté aux côtés de Camille Bon, Clara Mousseigne et Sehoo Yun. Dans le pas de deux de l’oiseau bleu, la préférence va résolument à la distribution du 13 mars. Chun-Wing Lam et sa batterie impeccable dépeignent un véritable oiseau face à la Florine délicate mais plus terre à terre d’Elisabeth Partington. Le 11, c’est Hortense Millet-Maurin qui est l’oiseau tandis qu’Aurélien Gay (pieds vilains, tête vissée dans le cou mais technique saltatoire dominée) délivre sa variation en mode Hercule de foire. On a eu, nonobstant la très jolie interprétation d’Eléonore Guérineau le 13 aux côtés d’Isaac Lopez Gomez, un vrai coup de cœur pour la chatte de blanche primesautière et moqueuse de Claire Gandolfi qui menait la vie dure au chat botté facétieux de Manuel Garrido.

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Le pas de deux entre Aurore et Désiré suscite à juste titre l’admiration du public. Messieurs Docquir et Diop sont des partenaires sur lesquels une ballerine peut compter notamment dans les spectaculaires pirouettes-poisson de la grande entrée. Inès McIntosh (aux jolis et spirituels pas de cheval) est charmante et délicate dans sa variation tandis que Bleuenn Battistoni impressionne par ses retirés souverains et la précision sans raideur de ses ports de bras. Guillaume Diop accomplit une série de coupés jetés roborative qui met légitimement les spectateurs en émoi.

Le compte n’y est donc pas encore tout à fait mais on ne ressort pas abattu de ces longues soirées. La série conséquente (une trentaine de représentations sur deux périodes) devrait permettre à chacun de peaufiner sa partition. Bleuenn Battistoni a d’autres dates. Inès McIntosh n’en disposait pour le moment que d’une mais qui sait… Thomas Docquir est également le partenaire d’Héloïse Bourdon. Guillaume Diop, quant à lui a été chargé de 14 dates. S’il survit à cela, il ne pourra qu’en sortir grandi techniquement et, on l’espère aussi, en tant qu’interprète.

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Dornröschen de Neumeier : J’ai encore rêvé d’elle

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Dornröschen. Sculpture de Ludwig Sussmann-Hellborn (Staatliche Museen zu Berlin)

Dornröschen (La Belle au bois dormant). Production du ballet de Hambourg. Chorégraphies : Petipa / Lopokhov / Neumeier. Représentations des 28 et 31 mai 2022.

John Neumeier, à la tête du Ballet de Hambourg depuis maintenant 50 ans, a livré en décembre dernier une nouvelle version de sa Dornröschen, créée in loco en 1978. Il faut conserver le titre allemand, car toute la production joue sur l’apposition comme l’opposition entre la rose et les épines.

Ainsi la fée Lilas devient-elle Die Rose et Carabosse Der Dorn, rôle masculin puisque le mot l’est. La première mène à Aurore, le second, collant comme une ronce, fait obstacle. Les décors et les costumes d’origine – dus à l’inusable Jürgen Rose – ont été conservés. De même pour les principes dramaturgiques, même s’il semble que le chorégraphe a substantiellement enrichi le rôle du prince pour cette version 2021. Au point qu’à un moment, je me suis demandé si la production n’aurait pas pu s’appeler Désiré.

C’est sans doute une fausse piste. Le damoiseau est bien présent dès le prologue, ses amis qui l’ont perdu à la chasse hurlent longuement son prénom, et on le verra sur scène quasiment tout du long ; cependant, il est aussi souvent spectateur qu’acteur. Pour marquer le passage du temps, il est en jeans, en décalage vestimentaire d’un siècle avec toute la cour de Florestan XXIV, dont il découvre les usages d’un air ahuri et amusé. D’une certaine manière, c’est à travers son regard contemporain que nous voyons le ballet classique : il se faufile au milieu de la scène du baptême et durant la valse des fleurs à la manière d’une Clara à Confiturembourg dans certaines versions de Casse-Noisette.

Bien sûr, l’engagement émotionnel n’est pas le même. Le ballet traditionnel narre l’éducation d’une jeune fille ; on pourrait dire que la version Neumeier met le parcours initiatique du jeune homme à parité. Mais en fait, les deux trajectoires n’en font qu’une : tout l’enjeu se concentre dans la rencontre de l’âme-sœur, celle qu’on a l’impression de connaître depuis toujours quand on la voit pour la première fois.

L’intuition de l’autre débute par l’impalpable (le songe, le parfum), et la saisie de son histoire suppose la traversée du miroir. Voyageant dans le passé, et invisible à leurs yeux, Désiré voit le couple royal se désoler devant un berceau vide avant la naissance d’Aurore ; il assiste, impuissant, à la malédiction du Dorn dans le noir d’encre d’une nuit d’orage, ainsi qu’au contre-sort lancé par la Rose sur le petit berceau. Chez Neumeier, le baptême n’est qu’une réunion mondaine, durant laquelle un Catalabutte  maître de ballet présente sa création chorégraphique le Triomphe de l’Aube (le rôle est tenu par le très solide Christopher Evans, qui – dans la scène du mariage – assume aussi avec brio le rôle de l’Oiseau bleu).

wp-1654638615792Présent à la naissance, Désiré assiste aussi à l’éducation de la princesse – peste indisciplinée qui en fait bien voir à son entourage – jusqu’à la fête de ses 16 ans. La production entrelace chorégraphie traditionnelle et ajouts de Neumeier. C’est au moment de l’anniversaire que le tissage entre passé et présent donne toute sa mesure. Les pas de l’adage à la Rose sont là, mais la dramaturgie compose un passionnant mille-feuille où l’on voit l’angoisse de Désiré (il voit tout sans pouvoir rien empêcher) comme l’inconscience mêlée d’appréhension d’Aurore (elle sent le danger sans savoir l’éviter).

Trois princes lui donnent chacun une rose de couleur différente – blanche, jaune, orange – mais elle refuse obstinément celle de couleur rouge que lui tend un prince égyptien tout de noir vêtu, et le visage voilé. Elle saisit en revanche l’offrande (de couleur rose) tendue par Désiré, qui s’incruste dans la danse.

Le dispositif autorise une multitude d’interprétations : le prince égyptien est Der Dorn déguisé, mais si l’on voit les quatre zigues de l’adage à la rose comme la métaphore des mecs qu’on rencontre avant de trouver le bon, il est aussi le sale type qui va te faire du mal. Et la présence de Désiré dans la ronde des prétendants apparaît comme une occasion irrémédiablement manquée : ce n’est qu’après bien des douleurs que les deux amants seront enfin réunis.

Au jeu non-linéaire du multicouches, Alina Cojocaru et Alexandr Trusch font merveille. Il se montre bouleversant, par son sens de l’accélération et du tremblement, dans l’adage méditatif chorégraphié par Neumeier, et réglé sur une version orchestrée de la Romance op. 47 n°7 de Tchaïkovski; par sa présence vibrante, elle apporte à sa partition une densité émotionnelle inégalée, et enchante par sa musicalité (avec des ralentis ineffables dans certains petits développés) (soirée du 31 mai).

Alina Cojocaru, Alexandr Trusch, acte III © Kiran West

Alina Cojocaru, Alexandr Trusch, acte III © Kiran West

Que ce soit durant l’adage à la rose, lors de la scène de la vision, après le réveil ou lors du mariage – il y a toujours un moment du partenariat entre Alina et Alexandr où la chorégraphie est comme suspendue, pour laisser place à l’émotion pure. La production ne manque pas d’inventions signifiantes, que les deux interprètes donnent à voir de manière précise et vivante : Désiré, comme terrifié de sa propre audace, se cache derrière le rideau après avoir embrassé Aurore, et le premier vrai pas de deux entre les deux amoureux ménage un temps de recul qui fait fugitivement penser aux hésitations de Brünnhilde face à Siegfried, dans Wagner.

On aura compris que la production Neumeier frappe par sa précision narrative et par la richesse des lectures qu’on peut en faire. Mais elle ne marche pas de la même manière selon les interprètes : l’éducation de Désiré-Trusch est aidée par la présence d’Anna Laudere (Die Rose), figure maternelle le guidant dans la forêt. Et dans le rôle de l’Épine en justaucorps-chair jonché de ronces, le longiligne Matias Oberlin a une présence de liane collante. De manière plus discrète, Florian Pohl (Florestan XXIV) noue une relation bonhomme et touchante, par-delà l’immense différence de taille, avec sa fille de scène.

Jacopo Bellussi, Xue Lin © Kiran West

Jacopo Bellussi, Xue Lin © Kiran West

À l’inverse, quelques jours plus tôt, la double prise de rôle d’Emilie Mazoń et de Jacopo Bellussi ne bénéficie pas d’autant de soutien de la part des rôles secondaires : Xue Lin (Die Rose) n’est pas assez avancée en âge et en stature pour embrasser le rôle de guide bienveillante ; sur l’autre versant, le physique musculeux de Karen Azatyan (Der Dorn) donne à ses interactions avec Désiré une connotation homo-érotique assez marquée. Cette lecture est toujours possible chez Neumeier, mais devrait être contrebalancée par l’évidence d’une attraction vers Aurore, qui en l’espèce, fait défaut. Mlle Mazoń a une technique solide et déliée, mais une présence assez plate, ce qui nuit à l’émotion du partenariat avec le joli Bellussi. Et comme ce dernier a une physicalité assez clairement classique, il rend moins sensible le télescopage entre les époques, les styles et les sensibilités qui donne tout son sel à l’histoire.

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Inger à Stuttgart: (finalement) que du bonheur

wp-1651097038342Staatsoper Stuttgart, matinée et soirée du 17 avril 2022

À Stuttgart, Johan Inger a récemment présenté trois pièces rassemblées sous un intitulé peu modeste (Pure Bliss, qu’on peut traduire par pur bonheur), et dont on imagine qu’il est le fait des programmateurs plutôt que du chorégraphe suédois. Dès avant la représentation, j’avais affûté quelques piques à planter sur le dos des responsables de ce nommage prétentieux. J’ai rangé mes banderilles ; pas tout de suite, mais presque.

Ça démarre par un vrai coup de cœur pour Bliss, pièce créée en 2016 dans le cadre d’Aterballetto, et entrée au répertoire du Ballet de Stuttgart il y a quelques semaines. L’œuvre est réglée sur la première partie du Köln Concert, improvisation réalisée par Keith Jarrett sur un piano médiocre, et donc la captation a été un phénoménal succès au mitan des années 1970. Cela faisait des années que je n’avais pas réécouté le disque, mais l’effet de reconnaissance joue d’emblée, et pour les plus jeunes, la séduction opère de même ; perpetuum mobile à la main gauche, invention mélodique constante à la main droite, la pièce semble faite pour la danse, et on s’étonne que personne – à ma connaissance – n’y ait songé plus tôt.

Angelina Zuccarini et Noan Alves dans Bliss © Stuttgarter Ballett

Angelina Zuccarini et Noan Alves dans Bliss © Stuttgarter Ballett

En tout cas, la création d’Inger opère une symbiose parfaite ; la chorégraphie a beau être très construite, les danseurs donnent l’impression de l’inventer par tâtonnements successifs, avant de se passer la balle. Ça commence comme la musique, de manière un peu suspendue ; les rencontres entre les danseurs semblent n’obéir qu’à la loi du hasard. On croit discerner une forte tendance au glissando chez les garçons, et plus d’élévation chez les filles, mais l’impression s’évanouit vite. Le parallèle avec les Dances at a gathering de Robbins est suggéré par plusieurs indices (le piano, les mains calées derrière la tête, à la hongroise, les interprètes qui se croisent comme au gré du vent), mais Inger ne nous raconte pas de micro-histoires individualisées ; ses personnages semblent chercher non pas une connexion entre eux, mais avec l’atmosphère ; le fil ténu qui les relie chacun passe par les essais de communion, avec la musique qui s’égrène, perle, tambourine et s’emballe en crescendo. C’est par le truchement de la musique que le collectif se donne à voir, dans deux bouleversants moments d’unisson chorégraphique, le premier avec les huit principaux danseurs (4 hommes et 4 femmes), et le dernier à la fin, avec un effectif progressivement doublé, dont l’émergence donne une bouffée d’euphorie. Avez-vous déjà pleuré d’émotion à une pièce abstraite ?

Après la fluidité chorégraphique, le plaisir rythmique et l’hédonisme de Bliss, la pièce suivante fait contraste. Dans Out of breath, le projet n’est pas de danser ensemble, mais plutôt de sauver sa peau. Les six danseurs (trois filles, deux types en jupe, le dernier en pantalon) évoluent autour d’un arceau planté de biais dans le sol. La muraille occupe l’espace central : on peut s’y cacher, courir autour, mais aussi l’escalader pour passer de l’autre côté. Mais qui y a-t-il derrière ? Rien ne le dit, mais l’ostinato qui irrigue la partition musicale (notamment le 2e morceau, composé par Félix Lajkó, et fougueusement servi par le violon solo de Sebastian Klein), et l’urgence qui irrigue les évolutions des danseurs, créent une angoissante tension.

Dans cette pièce de jeunesse, créée en 2002 pour le Nederlands Dans Theater II, on sent l’influence de Kylian. Mais alors que Sol Léon/Paul Lightfoot, issus du même vivier, composent des dispositifs chiadés mais désespérément artificiels, Johan Inger sait donner une lisibilité intuitive et donc immédiatement émotionnelle à son propos : pas besoin de lire le programme pour saisir ce dont il est question (la limite entre la vie et la mort, ai-je appris après ; j’étais pas loin). À la fin, le décor placé de biais se recentre, augmentant visuellement la hauteur du mur à franchir pour passer derrière. Un des danseurs aide la dernière fille (celle qui n’a pas réussi à passer) à se hisser sur la balustrade. Va-t-elle passer de l’autre côté ? L’autre côté est-il une libération ou une prison ? Elle (On) reste en suspens.

Aurora’s Nap - Mackenzie Brown portée par 4 princes © Stuttgarter Ballett

Aurora’s Nap – Mackenzie Brown portée par 4 princes © Stuttgarter Ballett

La dernière pièce de la soirée, créée pour le ballet de Stuttgart, est un concentré de La Belle au bois dormant. En cinquante minutes chrono, Aurora’s nap déroule toutes les péripéties de la Belle, passées à la moulinette choré-drolatique. Les gags fusent de toutes parts : Catalabutte dirige l’orchestre à la hussarde, le roi est un maladroit qui échappe le poupon Aurore comme on ferait d’une savonnette, et les bonnes fées sont clairement godiches. Personne ne comprend la pantomime de malédiction de la fée Carabosse : elle la refait. De guerre lasse, elle l’écrit sur le parchemin (la fée Lilas devra faire de même). Les princes venus des quatre coins de l’Europe sont un Russe aux cheveux longs qui se prend pour Albrecht, un Espagnol ridicule, un Français maniéré et un Allemand priapique.

La jeune Aurore, qui apparaît voilée au bras de ses parents, crée le choc quand on découvre son visage : elle est affublée d’un très large monosourcil (Désiré a lui aussi la glabelle poilue, mais c’est moins prononcé). La façade du château est en bouées gonflables qui se débinent à la fin de l’acte I, les quiproquos abondent, le petit chaperon rouge comme l’oiseau bleu apparaissent à contre-temps, et le costume de la fée Lilas fait un clin d’œil à la production locale de Dornröschen.

David Moore © Stuttgarter Ballett

David Moore © Stuttgarter Ballett

Tout cela est prestement enlevé. D’où vient qu’une première vision n’emporte pas l’adhésion ? À la distribution, sans doute : en matinée, la grande Mackenzie Brown manque de séduction. Le soir, tout change avec l’Aurore d’Elisa Badenes, qui reste charmante même avec des sourcils aussi épais que la moustache de Staline. Avec elle, la délicatesse des moments Petipa s’allie à la drôlerie des moments Inger : même s’il n’y a pas tout Petipa, elle en fait sentir le parfum, ce que ne parvenait pas à faire sa devancière quelques heures plus tôt.

Elisa Badenes, Friedemann Vogel

Elisa Badenes, Friedemann Vogel

Friedemann Vogel est aussi désopilant que touchant en prince neurasthénique. Désiré fait un premier tour de piste en trottinette électrique. Son solo introspectif crie son spleen et ses envies de suicide : Vogel surjoue les tourments d’Onéguine, et s’affaisse sur le divan comme un spaghetti trop cuit. Dans le même rôle, David Moore n’a pas la même vis comica. La scène du mariage opère la jonction entre les époques (les amis de Désiré sont plus « modernes », dans la gestuelle comme les habits, mais chacun trouve un partenaire assorti parmi les anciens d’avant la sieste), avant une dernière rupture de rythme et de style : pendant que tout le monde salue, Aurore et Désiré se déshabillent en fond de scène, pour ne garder que leurs sous-vêtements. Le dernier pas de deux, dépouillé du décorum, et sur une musique jouée en sourdine, irradie de la fougue presque excessive des premières amours. Désiré quitte la scène, Aurore hésite quelques secondes, puis le suit en courant.

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À Bayonne : la Belle de chambre de Fabio Lopez

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LA BELLE AU BOIS DORMANT par la COMPAGNIE ILLICITE BAYONNE, directeur artistique et chorégraphe Fabio Lopez, Saluts. Photographie Stéphane Bellocq.

C’était à une sorte de gageure que l’on était convié à Bayonne. Le chorégraphe de la Cie Illicite, Fabio Lopez, avait en effet décidé de s’attaquer à un monument du ballet classique et pas n’importe lequel. La Belle au Bois dormant, créée au Mariinsky de Saint Petersbourg pour les fêtes de fin d’année en 1890 dans une étroite collaboration entre Piotr Ilitch Tchaïkovski et Marius Petipa, n’est pas seulement un grand ballet du répertoire. Il est en quelque sorte le ballet académique ultime, celui qui a porté à son paroxysme les principes esthétiques élaborés depuis déjà trois décennies par Marius Petipa, et en a – peut-être – montré les limites. Sa structure à numéros, qui ralentit considérablement l’action, en fait une œuvre dans laquelle il est difficile d’adhérer à l’histoire de bout en bout. Mais ce ballet a également annoncé le passage du ballet académique au ballet abstrait (pensez, dans le sextet des fées, au Prologue, on trouve une fée « miette de pain qui tombe » et une « fleur de farine »). La Belle est l’incontestable matrice des grands ballets néoclassiques de George Balanchine.

La Belle au Bois dormant suscite d’emblée une attente de production somptueuse. Celle d’origine, celle des Ballets russes de Serge de Diaghilev en 1920, celle, extravagante, des grands ballets du marquis Cuevas en 1960 ou, plus près de nous la production Noureev-Georgiadis de 1989 pour l’Opéra de Paris créent chez le balletomane incurable de grandes attentes. Ce dernier s’attend aussi à de gros effectifs pour incarner la pléthore de rôles de solistes et de demi-solistes voulue par Petipa.

Or, le jeune groupe de Fabio Lopes n’a pas les moyens d’une grande compagnie de ballet et son effectif n’excède pas ici 12 danseurs. Il y avait donc un véritable enjeu à préserver la féérie. Même des compagnies classiques, quand elles ont des moyens et des effectifs suffisants, peuvent paraître affreusement bon marché lorsqu’elles montent la Belle.

Dans sa tentative, Fabio Lopez s’était lui-même mis sur la corde raide.

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En termes de production, Fabio Lopez a opté pour un imposant décor fixe constitué de sept arcades dont certaines sont obturées par des rideaux translucides. Ce décor peut aussi bien évoquer chacune des fées du conte, un palais, une topiaire, une forêt magique ou encore une chambre des apparitions.

Pour pallier la minceur du corps de ballet, les danseurs se démultiplient. La fée principale (la jeune et talentueuse Alexia Barré, à la ligne infinie et aux bras élégiaques) rejoint le corps de ballet quand elle n’incarne pas la belle marraine du conte. Les danseurs sont tour à tour membres de la cour, êtres sylvains pour la scène du rêve, sbires de la méchante fée etc. Les costumes sont souvent unisexes et, comme dans certains ballets de Jiri Kylian, et la plupart de ceux de Thierry Malandain, les hommes adoptent fièrement et virilement la jupe longue.

La narration du conte restait sans doute le point le plus sensible de cette relecture. Le ballet de Petipa-Tchaïkovski ne brille pas nécessairement par sa lisibilité (allez expliquer à des enfants qui voient leur premier ballet « Mais si, elle est endormie ! Mais en attendant de se réveiller, elle danse avec le prince !! » : souvent un grand moment de solitude). Comment faire comprendre à un public qui ne connaît pas l’argument du ballet de 1890, une histoire qui est traditionnellement contée avec un cast of thousands et qui est ici endossé par des interprètes majoritairement multifonctions ? Le prologue du ballet de Fabio Lopez ne doit pas être commode à interpréter pour un membre du public néophyte. La fée Carabosse (le talentueux Alvaro Rodrigues Piñera, soliste du ballet de Bordeaux qui dépeint une marâtre fièrement androgyne et subtilement vénéneuse) qui se prépare pour le bal auquel elle n’est pas invitée, est inhabituellement glamour et la jolie liane en blanc qui apparaît derrière les arcades (Alexia Barré, la fée) possède dès le premier abord tous les attributs attendus de la princesse Aurore.

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La Belle au bois dormant. Alexia Barré, la fée soliste. Photographie Stéphane Bellocq.

Mais qu’importe au fond car Fabio Lopez a choisi de garder l’essentiel du conte de fée : le parcours initiatique tumultueux sur fond d’éléments perturbateurs. Le chorégraphe décide également d’explorer le versant psychanalytique du conte. La fée Carabosse, plus ambivalente, moins manichéenne, est en effet à la fois le mal et le remède. Pour se venger, elle enfante un gourmand, une ronce sarmenteuse, qui s’avérera être le prince. C’est ainsi que l’amour naissant entre la Belle et son tendron, le jour des 15 ans de l’héroïne, débouche sur une petite mort. Pour avoir tâté du dard acéré de son prince-épine, la belle tombe en pâmoison, laissant son bourreau involontaire tout éploré. Tourmenté par le souvenir de sa Belle victime, il noie son chagrin au milieu des nymphes sylvestres qui suscitent pour lui l’image de l’absente. Comme dans tout bon conte de fée, le prince devra tuer sa mère pour délivrer définitivement l’élue de son cœur.

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La Belle au bois dormant. Cie Illicite. Carabosse : Alvaro Rodriguez Pinera. Photographie Stéphane Bellocq.

Le conte y est donc. Mais qu’en est-il de la chorégraphie ? Le programme annonce : chorégraphie et scénographie de Fabio Lopez d’après Marius Petipa. Dans le monde du ballet, cela peut vouloir dire beaucoup de choses. Toute production d’un grand ballet classique de la période romantique ou académique est « d’après ». La question est de savoir le dosage du « d’après ». La plupart du temps, cela veut dire que les passages phares, traditionnellement acceptés comme authentiques sont conservés. C’est l’option qu’avait par exemple choisie Roland Petit pour sa Belle relue à la lumière des bandes dessinées de Little Nemo. Ici, Fabio Lopez reste fidèle à son esthétique néoclassique de bout en bout. Il y a donc des glissés au sol, et des bras très arachnides qui évoquent parfois des branches de ronces ou de lilas qui s’accrocheraient aux vêtements de visiteurs inopportuns de la forêt.

Néanmoins, Marius Petipa n’est pas, loin s’en faut, absent de la Belle de Fabio Lopez. Mais ici, les citations chorégraphiques sont très expertement digérées et insérées dans le texte chorégraphique. Elles sont subreptices et suffisent à évoquer l’original. Au prologue, on reconnait les piétinés de la fée lilas (les danseuses sont sur pointes, fait rare dans les compagnies néoclassiques à petit effectif) ou encore des bribes du partenariat entre les fées et leurs cavaliers du ballet traditionnel. Dans la scène de la piqûre, la princesse ne fait à proprement parler qu’un temps levé à double rond de jambe mais cela suffit à évoquer toute la diagonale voulue par Petipa. Alessandra de Maria, par sa jolie aisance et sa belle coordination de mouvement parvient parfaitement à évoquer les fastes du ballet impérial des années 1890. Dans le courant du ballet, on reconnaît aussi certaines attitudes, la hanche ouverte, très lyriques et très russes. Les adages exsudent de lyrisme slave. Dans la scène du rêve, Fabio Lopez semble se souvenir de la longue introspection du prince dans la Belle de Noureev sur l’entracte musical de Tchaïkovski. Le jeune et vaillant David Claisse qui remplace au pied levé et avec très peu de temps de répétition le danseur initialement prévu, exécute dans la partie solo de ce pas deux avec la Belle-Vision une combinaison de pirouettes et grands ronds de jambe achevés sur plié qui nous sont familiers. Dans ce passage très poignant, le prince qui semble souffrir physiquement de ses sentiments semble vouloir extirper le mal de son corps. Ses mains fourragent fiévreusement dans sa poitrine. Il semble porter son cœur à bout de doigts.

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La Belle au bois dormant. Alessandra de Maria (la Belle) et David Claisse (le prince). Photographie Stéphane Bellocq.

Fabio Lopes paie encore hommage à la chorégraphie originale en créant un adage à la rose « blind date » (la ballerine danse avec ses quatre prétendants les yeux bandés) qui retient l’essentiel des motifs iconiques de la chorégraphie de Petipa tout en y ajoutant un biais néoclassique qui n’est pas sans évoquer l’école anglaise. Loin de rester la pointe au sol à la recherche de difficiles équilibres, elle passe de bras en bras un peu comme la Manon de MacMillan dans la scène chez Madame. Lopes décide également de déplacer le passage de l’acte de la présentation à celui du réveil. Ici, l’un des quatre chevaliers à la rose est l’élu et la Belle aveuglée doit se laisser guider par son parfum.

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La Belle au bois dormant. Alessandra de Maria (la Belle) David Claisse (le prince) et les prétendants. Adage à la rose. Photographie Stéphane Bellocq.

Une telle réécriture de l’argument original entraîne nécessairement un bouleversement de l’ordre de la partition. Ce ne sera pas la première fois que la musique de ballet de Tchaïkovski aura subi des transformations au forceps ; on sait que la partition initiale du Lac des cygnes est perdue aujourd’hui. Les changements opérés pour la Belle de Fabio Lopez ne sont pas tous heureux d’autant que, travaillant sur musique enregistrée, les transitions peuvent paraître un peu abruptes. Dans la scène de vision, l’intercalation du final du sextet des fées se justifie chorégraphiquement – la sortie en jetés des esprits de la forêt, plutôt effective – mais connecte mal le passage musical de « la vision » et de « l’entracte ».

En revanche, le choix contestable musicalement et philologiquement de terminer la Belle par l’ajout d’un extrait de Ma mère l’Oye de Ravel s’avère finalement tout à fait fructueux. L’acte III du ballet de Tchaïkovski est en effet, en dépit de la réunion de personnages des contes de Perrault, sans doute le moins féérique du ballet, se concentrant plutôt sur le pastiche de la musique louis-quatorzienne. En choisissant d’écarter le pas de deux final, celui de la prise de pouvoir terrestre des héros, pour se recentrer sur l’éveil de la princesse, Fabio Lopez a préservé l’atmosphère magique du conte et la musique de Ravel, un admirateur de Tchaïkovski, s’est avérée parfaite pour ce propos. Il laisse le spectateur du ballet sur une note expectative qui vaut mieux que le trivial et déceptif « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».

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Pas de deux at the Paris Opera Ballet : Baby Can YOU drive my car?

The extended apron thrust forward across where the orchestra should have been gave many seats at the Palais Garnier – already not renowned for visibility — scant sightlines unless you were in a last row and could stand up and tilt forward. Were these two “it’s a gala/not a gala” programs worth attending? Yes and/or no.

Evening  Number One: “Nureyev” on Thursday, October 8, at the Palais Garnier.

Nureyev’s re-thinkings of the relationship between male and female dancers always seek to tweak the format of the male partner up and out from glorified crane operator into that of race car driver. But that foot on the gas was always revved up by a strong narrative context.

Nutcracker pas de deux Acts One and Two

Gilbert generously offers everything to a partner and the audience, from her agile eyes through her ever-in-motion and vibrantly tensile body. A street dancer would say “the girlfriend just kills it.” Her boyfriend for this series, Paul Marque, first needs to learn how to live.

At the apex of the Act II pas of Nuts, Nureyev inserts a fiendishly complex and accelerating airborne figure that twice ends in a fish dive, of course timed to heighten a typically overboard Tchaikovsky crescendo. Try to imagine this: the stunt driver is basically trying to keep hold of the wheel of a Lamborghini with a mind of its own that suddenly goes from 0 to 100, has decided to flip while doing a U-turn, and expects to land safe and sound and camera-ready in the branches of that tree just dangling over the cliff.  This must, of course, be meticulously rehearsed even more than usual, as it can become a real hot mess with arms, legs, necks, and tutu all in getting in the way.  But it’s so worth the risk and, even when a couple messes up, this thing can give you “wow” shivers of delight and relief. After “a-one-a-two-a-three,” Marque twice parked Gilbert’s race car as if she were a vintage Trabant. Seriously: the combination became unwieldy and dull.

Marque continues to present everything so carefully and so nicely: he just hasn’t shaken off that “I was the best student in the class “ vibe. But where is the urge to rev up?  Smiling nicely just doesn’t do it, nor does merely getting a partner around from left to right. He needs to work on developing a more authoritative stage presence, or at least a less impersonal one.

 

Cendrillon

A ballerina radiating just as much oomph and chic and and warmth as Dorothée Gilbert, Alice Renavand grooved and spun wheelies just like the glowing Hollywood starlet of Nureyev’s cinematic imagination.  If Renavand “owned” the stage, it was also because she was perfectly in synch with a carefree and confident Florian Magnenet, so in the moment that he managed to make you forget those horrible gold lamé pants.

 

Swan Lake, Act 1

Gently furling his ductile fingers in order to clasp the wrists of the rare bird that continued to astonish him, Audric Bezard also (once again) demonstrated that partnering can be so much more than “just stand around and be ready to lift the ballerina into position, OK?” Here we had what a pas is supposed to be about: a dialogue so intense that it transcends metaphor.

You always feel the synergy between Bezard and Amandine Albisson. Twice she threw herself into the overhead lift that resembles a back-flip caught mid-flight. Bezard knows that this partner never “strikes a pose” but instead fills out the legato, always continuing to extend some part her movements beyond the last drop of a phrase. His choice to keep her in movement up there, her front leg dangerously tilting further and further over by miniscule degrees, transformed this lift – too often a “hoist and hold” more suited to pairs skating – into a poetic and sincere image of utter abandon and trust. The audience held its breath for the right reason.

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Manfred

Bewildered, the audience nevertheless applauded wildly at the end of this agonized and out of context solo. Pretending to themselves they had understood, the audience just went with the flow of the seasoned dancer-actor. Mathias Heymann gave the moment its full dose of “ah me” angst and defied the limits of the little apron stage [these are people used to eating up space the size of a football field].

Pas de deux can mostly easily be pulled out of context and presented as is, since the theme generally gravitates from “we two are now falling in love,” and “yes, we are still in love,” to “hey, guys, welcome to our wedding!” But I have doubts about the point of plunging both actor and audience into an excerpt that lacks a shared back-story. Maybe you could ask Juliet to do the death scene a capella. Who doesn’t know the “why” of that one? But have most of us ever actually read Lord Byron, much less ever heard of this Manfred? The program notes that the hero is about to be reunited by Death [spelled with a capital “D”] with his beloved Astarté. Good to know.

Don Q

Francesco Mura somehow manages to bounce and spring from a tiny unforced plié, as if he just changed his mind about where to go. But sometimes the small preparation serves him less well. Valentine Colasante is now in a happy and confident mind-set, having learned to trust her body. She now relaxes into all the curves with unforced charm and easy wit.

R & J versus Sleeping Beauty’s Act III

In the Balcony Scene with Miriam Ould-Braham, Germain Louvet’s still boyish persona perfectly suited his Juliet’s relaxed and radiant girlishness. But then, when confronted by Léonore Baulac’s  Beauty, Louvet once again began to seem too young and coltish. It must hard make a connection with a ballerina who persists in exteriorizing, in offering up sharply-outlined girliness. You can grin hard, or you can simply smile.  Nothing is at all wrong with Baulac’s steely technique. If she could just trust herself enough to let a little bit of the air out of her tires…She drives fast but never stops to take a look at the landscape.

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As the Beatles once sang a very, very, long time ago:

 « Baby, you can drive my car
Yes, I’m gonna be a star
Baby you can drive my car
And maybe I’ll love you »

Evening Two: “Etoiles.”  Tuesday, October 13, 2020.

We were enticed back to the Palais Garnier for a thing called “Etoiles {Stars] de l’Opera,” where the program consisted of…anything and everything in a very random way.  (Plus a bit of live music!)

Clair de lune by Alistair Marriott (2017) was announced in the program as a nice new thing. Nice live Debussy happened, because the house pianist Elena Bonnay, just like the best of dancers, makes all music fill out an otherwise empty space.

Mathieu Ganio, sporting a very pretty maxi-skort, opened his arms sculpturally, did a few perfect plies à la seconde, and proffered up a few light contractions. At the end, all I could think of was Greta Garbo’s reaction to her first kiss in the film Ninochka: “That was…restful.”  Therefore:

Trois Gnossiennes, by Hans van Manen and way back from 1982, seemed less dated by comparison.  The same plié à la seconde, a few innie contractions, a flexed foot timed to a piano chord for no reason whatever, again. Same old, eh? Oddly, though, van Manen’s pure and pensive duet suited  Ludmila Paglerio and Hugo Marchand as  prettily as Marriott’s had for Ganio. While Satie’s music breathes at the same spaced-out rhythm as Debussy’s, it remains more ticklish. Noodling around in an  absinth-colored but lucid haze, this oddball composer also knew where he was going. I thought of this restrained little pas de deux as perhaps “Balanchine’s Apollo checks out a fourth muse.”  Euterpe would be my choice. But why not Urania?

And why wasn’t a bit of Kylian included in this program? After all, Kylain has historically been vastly more represented in the Paris Opera Ballet’s repertoire than van Manen will ever be.

The last time I saw Martha Graham’s Lamentation, Miriam Kamionka — parked into a side corridor of the Palais Garnier — was really doing it deep and then doing it over and over again unto exhaustion during  yet another one of those Boris Charmatz events. Before that stunt, maybe I had seen the solo performed here by Fanny Gaida during the ‘90’s. When Sae-Un Park, utterly lacking any connection to her solar plexus, had finished demonstrating how hard it is to pull just one tissue out of a Kleenex box while pretending it matters, the audience around me couldn’t even tell when it was over and waited politely for the lights to go off  and hence applaud. This took 3.5 minutes from start to end, according to the program.

Then came the duet from William Forsythe’s Herman Schmerman, another thingy that maybe also had entered into the repertoire around 2017. Again: why this one, when so many juicy Forsythes already belong to us in Paris? At first I did not remember that this particular Forsythe invention was in fact a delicious parody of “Agon.” It took time for Hannah O’Neill to get revved up and to finally start pushing back against Vincent Chaillet. Ah, Vincent Chaillet, forceful, weightier, and much more cheerfully nasty and all-out than I’d seen him for quite a while, relaxed into every combination with wry humor and real groundedness. He kept teasing O’Neill: who is leading, eh? Eh?! Yo! Yow! Get on up, girl!

I think that for many of us, the brilliant Ida Nevasayneva of the Trocks (or another Trock! Peace be with you, gals) kinda killed being ever to watch La Mort du cygne/Dying Swan without desperately wanting to giggle at even the idea of a costume decked with feathers or that inevitable flappy arm stuff. Despite my firm desire to resist, Ludmila Pagliero’s soft, distilled, un-hysterical and deeply dignified interpretation reconciled me to this usually overcooked solo.  No gymnastic rippling arms à la Plisetskaya, no tedious Russian soul à la Ulanova.  Here we finally saw a really quietly sad, therefore gut-wrenching, Lamentation. Pagliero’s approach helped me understand just how carefully Michael Fokine had listened to our human need for the aching sound of a cello [Ophélie Gaillard, yes!] or a viola, or a harp  — a penchant that Saint-Saens had shared with Tchaikovsky. How perfectly – if done simply and wisely by just trusting the steps and the Petipa vibe, as Pagliero did – this mini-epic could offer a much less bombastic ending to Swan Lake.

Suite of Dances brought Ophélie Gaillard’s cello back up downstage for a face to face with Hugo Marchand in one of those “just you and me and the music” escapades that Jerome Robbins had imagined a long time before a “platform” meant anything less than a stage’s wooden floor.  I admit I had preferred the mysterious longing Mathias Heymann had brought to the solo back in 2018 — especially to the largo movement. Tonight, this honestly jolly interpretation, infused with a burst of “why not?” energy, pulled me into Marchand’s space and mindset. Here was a guy up there on stage daring to tease you, me, and oh yes the cellist with equally wry amusement, just as Baryshnikov once had dared.  All those little jaunty summersaults turn out to look even cuter and sillier on a tall guy. The cocky Fancy Free sailor struts in part four were tossed off in just the right way: I am and am so not your alpha male, but if you believe anything I’m sayin’, we’re good to go.

The evening wound down with a homeopathic dose of Romantic frou-frou, as we were forced to watch one of those “We are so in love. Yes, we are still in love” out of context pas de deux, This one was extracted from John Neumeier’s La Dame aux Camélias.

An ardent Mathieu Ganio found himself facing a Laura Hecquet devoted to smoothing down her fluffy costume and stiff hair. When Neumeier’s pas was going all horizontal and swoony, Ganio gamely kept replacing her gently onto her pointes as if she deserved valet parking.  But unlike, say, Anna Karina leaning dangerously out of her car to kiss Belmondo full throttle in Pierrot le Fou, Hecquet simply refused to hoist herself even one millimeter out of her seat for the really big lifts. She was dead weight, and I wanted to scream. Unlike almost any dancer I have ever seen, Hecquet still persists in not helping her co-driver. She insists on being hoisted and hauled around like a barrel. Partnering should never be about driving the wrong way down a one-way street.

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The Sleeping Beauty à Londres : On ne naît pas femme…

The Sleeping Beauty. Royal Ballet. Royal Opera House. Matinée du 11 décembre 2020. Marianela Núñez et Vadim Muntagirov.

Pour cette production de Sleeping Beauty (La Belle au bois dormant), au Royal Ballet, on est résolument dans « l’historique ». Le ballet a été remonté avec les décors originaux d’Oliver Messel en 2006 avant que les costumes ne soient aussi réintroduits aux alentours de 2012 à la demande expresse de Monica Mason, précédente directrice de la compagnie. Dans les espaces publics du Royal Opera House, deux des costumes originaux des fées datant de 1946 sont exposés dans des vitrines. Ils sont un plaisir des yeux ; et on est surpris de ne pas trouver leurs descendants actuels plus éblouissants portés par les danseuses d’aujourd’hui sur la scène du Royal Opera House. Doit-on incriminer l’éloignement qui fait disparaître les détails, les matériaux actuels plus légers qui n’ont pas la même tenue ou les éclairages modernes, plus stridents, qui ne font pas de cadeau non plus aux architectures baroques de toiles peintes ? Il n’empêche, cette production, déjà vue plusieurs fois au cours de la dernière décennie, a ses qualités. La scène du panorama, avec ses toiles mouvantes (latéralement et verticalement) tandis que la nacelle de la Fée lilas avance sur le plateau, est un bel hommage à celui voulu jadis par Diaghilev et dessiné par Léon Bakst pour la production historique de 1921. La chorégraphie elle-même est un composite des différentes versions qui se sont succédé depuis la création de cette Belle par la compagnie du Sadler’s Wells de Ninette de Valois. Il y a quelques coupures musicales pour éviter les longueurs, et on remarque une très jolie valse aux arceaux pour l’acte 1, sans marmots, mais avec des rondes et des groupes formant des dessins au sol d’une belle clarté.

The Sleeping Beauty. The Royal Ballet. Photographie Bill Cooper.

Pour autant, la principale raison de ma venue était la présence dans les rôles principaux de Marianela Núñez (Aurore) aux côtés de Vadim Muntagirov (le prince Florimond). Comme c’est la Belle au Bois dormant, il faut bien sûr attendre un peu avant de découvrir les étoiles de la représentation.

Le sextet des fées se déroule donc avec des fortunes diverses. On goûte tout particulièrement la façon dont Yuhui Choe caresse ses avant-bras de la main et le sol de sa pointe de velours dans la fée de la fontaine de cristal (fleur de farine à l’origine), la prestesse d’Isabella Gasparini dans la fée chant d’oiseau (canari) et l’autorité tout en moelleux d’Anne Rose O’Sullivan dans la fée de la Treille dorée (fée violente connue aussi comme fée aux doigts). Hélas, Claire Calvert, qui remplaçait Melissa Hamilton, était pour cette matinée faible de la cheville en fée de la Clairière (fée miette de pains qui comporte de redoutable sautillés sur pointe avec passages en attitude et temps de flèche). Gina Storm-Jensen, la fée Lilas, nous a paru hélas en mal d’autorité scénique et technique. Dans sa variation, elle décochait ses arabesques avec brusquerie et semblait ne pas savoir quoi faire de ses longs bras. En face d’elle, dans le rôle mimé de Carabosse, Elizabeth McGorian faisait feu de tout bois au milieu de ses énergiques rats (aux manèges de coupés-jetés roboratifs qui nous consolent d’un groupe de cavaliers des fées occasionnellement poussifs). Faussement charmante et vipérine avec la reine et le roi (Bennet Gartside, étonnamment insipide et comme désengagé), McGorian connaît sa partition sur le bout des doigts.

À l’acte 1, l’entrée de l’Aurore de Marianela Núñez récompense une longue attente .  La Belle nous gratifie de petits jetés en attitude comme suspendus et voyageant verticalement en l’air (l’excitation juvénile de la présentation à la Cour) avant d’enchaîner un adage à la rose naturel et sans afféterie. Marianela-Aurore, princesse aussi bonne que belle, gratifie chacun de ses quatre princes d’un regard personnalisé après qu’ils lui ont fait exécuter les célèbres promenades en attitude suivies d’un équilibre. Charmante, Aurore-Núñez jette aussi comme une dernière rose sous forme d’une œillade complice à son public conquis. Dans la coda qui précède la piqûre de quenouille, la ballerine exécute des renversés éblouissants, avec une grande liberté de la ligne du cou, qui expriment l’exaltation presque exacerbée de la jeune fille et peut-être, un brin d’imprudence qui lui font baisser la garde devant Carabosse, tapie dans l’ombre et attendant son heure. C’est captivant…

The Sleeping Beauty. The Royal Ballet. Florimund : Vadim Muntagirov. Photographie, Bill Cooper.

Lors de l’acte 2, cent ans plus tard dans le livret et vingt minutes d’entracte dans la réalité, Vadim Muntagirov ne fait pas nécessairement une entrée impressionnante dans sa veste rouge. C’est un gentil garçon, voilà tout. Le potentiel princier ne se révèle que lorsqu’il danse enfin la variation d’Ashton sur la sarabande extraite de l’acte 3. On reste fasciné par la ligne étirée de l’arabesque dans les tours avec main sur le front. Ce trop court solo plante la nature élégiaque du prince de Muntagirov. Cette pureté de ligne, cette nature introspective du danseur, sied bien aux qualités de Marianela Núñez dans la scène du rêve au milieu des nymphes. Les piqués-arabesque de la danseuse, très suspendus, sont suivis d’accélérations dans les jetés en tournant de fuite. Dans les courts instants de pas de deux, Aurore a des regards d’extase. Assisterait-on d’ores et déjà à l’éveil de la féminité d’Aurore ?

À l’acte 3, les festivités du mariage de nos deux héros de l’acte 2, au milieu de l’assemblée des contes de fée, offrent leur lot de plaisirs et de déceptions. Un joli trio de Florestan et ses sœurs (les pierres précieuses), très en accord dans la dynamique et la rapidité du mouvement – David Donnely, Isabella Gasparini et Mariko Sasaki – nous tient en haleine. Le pas de deux de l’Oiseau bleu paraît plus déséquilibré : la princesse Florine, Mayara Magri, est l’oiseau tandis que Cesar Corrales enchaîne les brisés de volée avec la régularité et la poésie d’un métronome. Le chat botté et sa chatte blanche, passage qui dans la version anglaise est très tiré vers la pantomime, est bien enlevé par Kevin Emerton et Mica Bradburry.

Pour le grand pas de deux, Florimond-Muntagirov reste un prince d’une grande juvénilité. Sa variation est enlevée avec brio, élégance et modestie. Mais Aurore-Núñez est passée dans une tout autre dimension ; supérieure. Continuant son portrait de la maturation, du petit coup de menton à la fin du bel adage jusqu’à sa variation pleine d’un charme presque voluptueux, elle semble nous dire qu’Aurore est devenue reine en même temps que femme.

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La Belle de Jean-Guillaume Bart : les eaux tièdes

La Belle au bois dormant (Tchaikovski, Petipa-Bart). Yacobson Ballet. Maison des Arts de Créteil, mercredi 6 février 2019.

Je ne vais habituellement jamais voir les compagnies itinérantes qui présentent, le plus souvent sur de la musique enregistrée, les evergreens du répertoire classique. Et c’est sans doute un tort. J’ai moi-même découvert le ballet dans des conditions presque similaires ; la musique était enregistrée et l’acoustique improbable mais c’était le ballet de l’Opéra de Paris qui dansait.

Or, de tous les grands classiques, c’est sans doute La Belle au bois dormant qui se prête le moins bien à l’exercice de la tournée. L’histoire appelle des changements de costumes nombreux, un important corps de ballet et une quantité de rôles solistes qui ne peuvent pas forcément être remplis par une troupe de tournée à l’effectif souvent réduit.

En fait deux choses m’ont attiré vers La Belle au bois dormant, présenté pour deux soirées à la Maison des Arts de Créteil : le fait que le Yacobson ballet est une authentique compagnie russe et non un assemblage improbable de danseurs recrutés par des producteurs aux pratiques mercenaires ; mais plus que tout, c’est le nom de Jean-Guillaume Bart, ancien danseur étoile de l’Opéra, nommé dans la Belle de Noureev, chorégraphe de La Source en 2011, annoncé sur les affiches du spectacle sur un pied d’égalité avec celui de la compagnie, qui a décidé de ma venue.

Dans la plaquette (sans distribution) donnée gratuitement à l’entrée de la salle de spectacle, le chorégraphe clame son intention de donner du sens au mouvement et d’apporter, dans le respect de la tradition, une version de la Belle, plus accessible au public contemporain. Pourquoi pas ? Remonter un classique en trouvant un équilibre fragile entre la précieuse forme ancienne et les attentes contemporaines était, pensait-on, à la portée d’un puriste comme Jean-Guillaume Bart.

Or qu’avons nous vu? Une version russe somme toute très traditionnelle qui emprunte aux productions européennes de ces 20 dernières années des détails de couture (les princes « 4 parties du monde ») et de l’accessoire (les décors palladiens inspirés de la production des Ballets russes de Diaghilev). Pour le reste, on cherchera vainement un quelconque héritage de Noureev dans la Belle de Bart. On n’attendait certes pas de pyrotechnie à la Rudy (que les solistes n’auraient de toute façon pas maîtrisée; le prince Désiré, Andrey Sorokin, à passé sa soirée à vasouiller ses pas de liaison) mais une attention particulière aux directions du mouvement. Or, soit que monsieur Bart s’en soit peu soucié, soit que les danseurs russes se soient dépêché de les effacer, force est d’en constater l’absence. L’Aurore du Yacobson (Alla Bocharova) ne dirige ainsi sa danse que vers le trou noir de la salle, quémandant par avance les applaudissements attendus en fin de variation. Ce manque de regard était particulièrement évident durant le solo de l’acte 1 qui suit le célèbre adage à la Rose où la princesse est censée présenter à l’appréciation de ses parents, des prétendants et de toute la cour les accomplissements qu’elle doit à son éducation.

Pour l’actualisation, Jean Guillaume Bart, présente un pré-prologue (peu clair et qui ignore de surcroît le thème de la fée Lilas) et fait de la fée Carabosse un rôle dansé. Le chorégraphe ne peut ignorer que, dans la version filmée Sizova-Soloviev de 1964, la fée Carabosse, interprétée par la grande Natalia Doudinskaïa, est déjà mise sur les pointes dans une chorégraphie qui, contrairement à celle du chorégraphe français, ne fait pas paraître difficiles et surannées les évolutions de la fée Lilas. Quoi qu’il en soit, monsieur Bart semble prétendre qu’il a inventé l’eau tiède.

D’ailleurs, pour dynamiser la structure de sa Belle, Jean-Guillaume Bart aurait bien fait de s’inspirer du film soviétique qui, lui, coupe dans l’Intrada des fées afin d’en préserver leurs variations, quintessence absolue du style Petipa; Balanchine a passé sa vie à écrire des variantes de ce sextet des fées ici mutilé par le chorégraphe français, à moins que ce ne soit un choix de tournée (auquel cas monsieur Bart devrait faire attention à ce sur quoi on appose son nom). Cette même version filmée propose une ébauche de raccourci intelligent pour l’acte 3, là où la « version Bart » ne nous épargne même pas l’insipide épisode du petit chaperon rouge.

On regrette finalement de s’être laissé attirer par son seul nom au lieu d’avoir choisi de voir un ballet et une compagnie.

Car la production du Yacobson Ballet est sans faute de goût majeure. Il y a bien de-ci-de-là quelques costumes croquignolets (ceux, bleu électrique, de la grande valse de l’acte 1) mais quelle production de ce ballet n’en a pas ? La musique enregistrée est jouée très lentement. Mais le Yacobson présente un vaillant corps de ballet qui parvient à défendre la grande valse aux arceaux en dépit de ses costumes et de l’effectif réduit (pas plus de huit couples). Elle présente surtout une scène des néréides à l’acte 2 homogène et sans raideur. Si les solistes ont parfois trop tendance à montrer la longueur de leur ligne au détriment de la chorégraphie (la chatte blanche, Nurya Krtamyssova) à l’instar de l’étoile féminine de la troupe qui a le grand jeté facile mais les équilibres en berne, on distingue néanmoins un oiseau bleu propre et élégant, Kyrill Vychuzhanin.

En tant que version traditionnelle russe, la Belle du Yacobson Ballet est un spectacle estimable et honnête qui n’a certes pas révolutionné l’idée du ballet que se faisait un public en grande partie néophyte mais qui a su lui apporter sans aucun doute du plaisir.

 

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A Toulouse : ce que Noureev me dit 2/2

Théâtre du Capitole – salle. Crédit : Patrice Nin

Programme Dans les pas de Noureev. Ballet du Capitole de Toulouse. Samedi 20 octobre (soirée)  et dimanche 21 octobre (matinée)  [suite]

Dans la partie centrale du programme, comprise entre deux entractes, qu’on appellera la  » partie de l’escalier »  (aviez-vous remarqué qu’il y en a souvent un fixe dans les productions de Noureev ?), l’intérêt était aiguisé par une autre entrée au répertoire, celle du pas de deux « au tabouret » extrait du Cendrillon hollywoodien créé par Noureev en 1986 pour Sylvie Guillem et Charles Jude. Pour ce duo, avec cette fois-ci les costumes originaux d’Hanae Mori, la difficulté est de trouver le bon équilibre entre la retenue et la séduction suggérées de concert par la chorégraphie néoclassique aux accents jazzy de Noureev : le chorégraphe s’inspire aussi bien des duos de Fred Astaire et Ginger Rogers dans les films RKO des années 30 que de ceux de Gene Kelly et Cyd Charisse dans le Singin’ In The Rain de 1953, non sans citer, au passage, les poses décalées lifariennes des années 40. Pour ce pas de deux taillé sur les qualités exceptionnelles de Guillem, le challenge est double : technique, bien sûr, mais aussi dramatique. Dès ses débuts, l’immense artiste avait cette personnalité à la fois solaire et distante, ce feu sous la glace, qui rendait plausible la rencontre entre un acteur vedette et une aspirante jeune première. Alexandra Sudoreeva (le 20) prend un évident plaisir à rentrer dans les pas conçus par Noureev. Elle le fait avec un joli moelleux, de longs et beaux bras. Malheureusement, elle ne dose pas assez le côté sensuel de la chorégraphie et à l’air de vamper le prince (Minoru Kaneko, grande élégance, belle présence, belle batterie et directions du mouvement précis). Dommage. C’est un contresens. Le dimanche 21, une nouvelle venue, Florencia Chinellato, transfuge de Hambourg, ne tombe pas dans le piège. Très belle avec ses longues lignes déliées, elle négocie les petites difficultés (notamment dans le partenariat de Timofiy Bykovets) avec élégance. Elle a la fraîcheur nécessaire pour ce rôle. Il se dégage alors du pas de deux une émouvante sensation d’intimité.

Cendrillon : Timofiy Bykovets et Florencia Chinelatto. Photographie David Herrero

Dans le pas de deux de Roméo et Juliette, une autre chorégraphie originale de Noureev dans un ballet « à escalier », les enjeux sont nombreux. Il faut d’une part « tenir la distance » de ce marathon chorégraphique où les deux protagonistes dansent sans cesse (ce qui n’est pas le cas de la plupart des autres versions de ce pas de deux), le faire avec style et maintenir un rapport d’égalité entre les deux amants (dans le ballet de Noureev, ce pas de deux est le moment charnière où l’on passe de la première partie, celle de Roméo, à la seconde, où Juliette prend la main). Dans ce difficile exercice à haute tension, c’est la seconde distribution (vue en premier) qui convainc le plus.  Passés les premiers moments seuls sur scène, un peu « appris », Philippe Solano et Tiphaine Prévost forment un couple techniquement et dramatiquement convaincant. On admire le lyrisme du haut du corps pendant les passes très difficiles voulues par le chorégraphe. Les pirouettes de Juliette finies en penché pourraient certes être plus vertigineuses mais elles sont très intelligemment négociées. Tiphaine-Juliette, admirable de justesse technique, est peut-être un peu trop dévouée à son bondissant Roméo. Sur l’ensemble du ballet, il faudrait se montrer plus « meneuse » pour être une Juliette de Noureev. Mais, avouons-le, on se laisse emporter. La première distribution, quant à elle, nous a paru être une addition de qualités  fort éloignés du style Noureev.

Roméo et Juliette : Philippe Solano et Tiphaine Prévost. Photographie David Herrero

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Les deux autres extraits de ballet présentaient de nouveau Noureev en tant que relecteur de la tradition classique. Pour celui du mariage de la Belle au bois dormant, on est dans l’exercice de style académique. Le grand Rudy s’y montre presque autant fasciné par le ballet impérial petersbourgeois que par ses réinterprétations par George Balanchine ou encore par le style français. Aurore et Désiré, dans leurs oripeaux nacrés et leurs perruques poudrées doivent moins se montrer éperdus d’amour que déjà souverains. Les deux distributions acceptent courageusement le défi. La deuxième n’est pas sans qualité mais elle est encore bien verte.  Louise Coquillard a un très joli physique et un très beau haut de corps : ses ports de tête et ses épaulements sont d’une grande élégance. Mais la pirouette n’est pas encore son fort. Son partenaire, Timofiy Bykovets, est aussi doué d’une ligne princière mais ses pieds ont tendance à le lâcher dans la difficulté technique. S’il y a une chose sûre, c’est que Philippe Solano, Désiré en première distribution aux côtés de Tiphaine Prevost (au très joli style), lui, ne lâche rien. Lors de son entrée, poudré et perruqué, il nous évoque, par l’énergie qui se dégage de son visage, le portrait du Maréchal de Saxe par Quentin de la Tour. Et la chorégraphie est d’ailleurs interprétée tambour battant. On se prend à penser que la délicate Aurore s’est endormie sous l’Ancien Régime mais qu’elle a été éveillée dans les premiers temps de l’Empire par un impatient Buonaparte. Je ne sais ce que Noureev aurait pensé de cette coloration post-révolutionnaire. J’ai personnellement fini par adhérer.

 

 

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Pour le pas de trois du Cygne noir on est face à un exercice de subtilité d’interprétation. Le rééquilibrage entre rôle masculins et féminin chez Noureev ne consistait pas qu’à rajouter des variations pour les hommes : ici le danseur-chorégraphe en a inventé une pour le magicien Rothbart tout en gardant l’essentiel de la chorégraphie traditionnelle du pas de deux. Le renforcement de Rothbart et son dédoublement en la personne du précepteur Wolfgang, une présence familière, est destiné à rendre le prince moins ballot quand, à l’acte 3, il prend le Noir pour du Blanc.

Pas de 3 du cygne noir : Julie Charlet et Ruslan Savdenov. Photographie David Herrero

Le cygne noir de Noureev se doit d’être subtil dans la séduction. Julie Charlet l’a bien compris. Son Odile, techniquement bien menée, n’est pas une aguicheuse perverse. Elle déploie dans l’entrada et dans l’adage l’exact équilibre entre séduction et froideur : pas de gestes brusques. Les mains sont refusées avec un art consommé de la diplomatie. Les regards à Rothbart (Simon Catonnet, plausible dramatiquement mais trop vert techniquement) peuvent très bien être un questionnement respectueux de la fille à son père. Son Siegfried, Rouslan Savdenov a une certaine prestance et se sort avec élégance des nourreevades (doubles tours finis attitude). Il enthousiasme la salle par une belle série de tours à la seconde dans la coda. Kateryna Shalkina, qui danse Odile le 21, est dans une approche de vamp plus traditionnelle et cela nous touche moins. Il est vrai que c’est toujours mieux que l’excès inverse, vu parfois à l’Opéra de Paris, où l’approche subtile nous occasionne des cygnes noirs tellement innocents que l’histoire semble ne plus faire sens. De plus, le rapport d’Odile avec son Rothbart était inégal durant cette matinée : Simon Catonnet reprenait du service en remplacement de Jeremy Leydier et on ne peut imaginer danseurs masculins plus différents. L’alchimie aurait sans doute été différente avec le partenaire initialement prévu, plein d’autorité naturelle. Minoru Kaneko, le prince Siegfried, exécute bien ses variations et gère le partenariat avec l’aisance qu’il faut. Mais il a l’air bien crédule…

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La Bayadère : Natalia de Froberville et Davit Galstyan. Photographie David Herrero

La troisième partie du spectacle troquait l’escalier fixe pour le plan incliné. On retrouvait avec un plaisir non dissimulé le troisième acte de La Bayadère dans le condensé intelligent qu’en a fait Kader Belarbi. L’ouverture avec les fakirs permet en effet de présenter l’une des rares interventions chorégraphiques du grand Rudy dans une chorégraphie somme toute très conforme aux versions traditionnelles. La variation de Solor permet au danseur d’exister techniquement avant de ne plus jouer qu’un rôle de partenaire jusqu’à la coda pyrotechnique et son manège de double-assemblés. Pour l’entrée des ombres, le corps de ballet féminin fait honneur à la difficile spécificité de la version Noureev : les arabesques moins penchées que dans les versions russes mais avec le dos tenu pour mettre en valeur le grand cambré qui suit. On s’émerveille, comme en 2014, de ne pas se trouver gêné par ces 18 ombres au lieu de 32. La proximité avec les artistes, dans un théâtre qui n’a pas les dimensions de Garnier ou de Bastille, ne cache pourtant rien des petits défauts de chacune. Et pourtant, l’effet spectral et hypnotique du chapelet de ballerines fait son effet. Les trois ombres principales n’ont pas démérité : les développés tenus de la première variation ou le final en équilibre sur pointe en attitude de la troisième sont des complications assez cruelles.

Pour cette Bayadère, les deux couples présentent une approche personnelle et cohérente. Le 21, Davit Galstyan est un Solor qui possède à la fois du poids au sol et une grande qualité de suspendu. Il rend l’histoire du ballet, pourtant tronquée, intelligible. Natalia de Froberville est une Nikiya qui défie la gravité. Elle a de jolies lignes élégiaques et des grands jetés aux retombées silencieuses. On décèle bien un soupçon de tension dans la variation du voile mais tout cela est rattrapé par une souveraine pirouette finie en fixé-attitude. Sa coda d’assemblés est d’une vertigineuse prestesse. Dimanche en matinée, Julie Charlet déploie le grand style. Sa batterie dans les portés est claire comme le cristal, ses ports de tête sont subtils et les directions du mouvement (un des points sur lesquels Noureev insistait beaucoup) sont toujours indiquées avec grâce. Ramiro Gomez Samon a la technique requise pour le rôle. Son ballon et sa batterie sont impressionnants. Il a, lui aussi, fait un gros travail sur le style. Le rapport entre les deux danseurs reste bien un peu désincarné. Mais on ne boude pas son plaisir devant tant de belle danse.

La Bayadère : Julie Charlet et Ramiro Gomez Samon. Photographie David Herrero

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L’acte des ombres de la Bayadère termine cet hommage à Noureev sur une note ascendante. Kader Belarbi peut à juste titre s’enorgueillir de ses solistes ; aussi bien ceux nouvellement promus étoiles que les solistes et demi-solistes. La plupart d’entre eux ont livré quelque chose d’eux même dans les chorégraphies présentées durant cette soirée. Plus qu’une exactitude de style, c’est sans doute ce qu’entendait et attendait le grand Rudy lorsqu’il a dit (l’a-t-il vraiment fait ? Les grandes phrases sont souvent apocryphes) : « Tant qu’on dansera mes ballets, je serai vivant ».

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