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La Belle au bois dormant : la dernière d’une première série.

Opéra-Bastille, Représentation du 23 avril
Comme le veut la tradition à l’Opéra de Paris, la dernière représentation d’un ballet classique donne lieu à l’insertion de petites facéties. Au soir du 23 avril, les fées du prologue ont chacune enlevé leur variation avec une baguette étoilée de la couleur de leur costume. Sans se révéler indispensable, cet ajout clin d’œil ne déparait pas la prestation, toutes les interprètes sachant négocier un usage fluide de l’accessoire. Mais la vraie blague de dernière était au troisième acte, quand, aux saluts du pas de deux de l’Oiseau bleu, Éléonore Guérineau, se faisant les ongles sur le décor, lorgnait d’un regard carnassier Antoine Kirscher (L’Oiseau bleu) et Marine Ganio (Florine) avant de les poursuivre dans la coulisse. Et de réapparaître, pour sa véritable entrée en Chatte blanche, mâchonnant puis crachant une plume bleutée restée entre ses dents.

Chafouine-taquine, Mlle Guérineau livre avec Isaac Lopez Gomes une prestation irrésistible qui est un des nombreux plaisirs de la soirée. Le principal s’appelle Dorothée Gilbert qui, en trois représentations successives, a fait sa prise de rôle tardive en Aurore, pour lui faire aussitôt – selon toute probabilité – ses adieux ; on se pince pour croire à ces instants et on écarquille les yeux pour les garder en mémoire. La ballerine a un profil Gavroche qui la rend aussi crédible qu’attachante en quinceañera faisant son entrée au monde. Elle a aussi – ce qui sied bien au rôle – un goût du risque qui se manifeste par des équilibres délibérément allongés, bougés, et exaltants car le spectateur aura à la fois admiré et redouté l’absence de prudence de l’artiste. Laquelle régale aussi le public de discrètes œillades qui, placées au bon moment, ne nuisent pas à la caractérisation du personnage tout en redoublant le frisson. L’Aurore du premier acte est toute de fraîcheur, celle du deuxième est évanescente mais cajoleuse, celle du troisième a, sous l’apparence de la sérénité, une revanche de jeunesse à prendre (pensez-donc, toutes ces années perdues par le sortilège de Carabosse).

Poursuivant vaillamment son marathon de représentations en Désiré, Guillaume Diop séduit par la beauté des lignes, l’aisance technique alliée à la musicalité – lors du long adage au violon, il étire les équilibres en retiré pour mieux accélérer par la suite, alternant suspension et surprise. Curieusement, et alors qu’il soulève la salle dans les moments pyrotechniques, c’est dans les moments les plus simples que damoiseau Diop convainc le moins : lorsqu’il ne s’agit que de marcher, il n’habite plus assez son personnage (un défaut déjà constaté dans son Lenski, et qui pourrait être aisément corrigé). Le partenariat avec Dorothée Gilbert est tendre et complice. À l’égard d’Aurore-Dorothée, Guillaume-Désiré a une attitude discrètement protectrice, laissant voir qu’en la circonstance, et malgré la différence d’âge, dans le duo, c’est lui le vétéran.

Dorothée Gilbert. La Belle au Bois dormant. Copie d’écran d’une vidéo (Sebastian Deka).

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La Belle au bois dormant à l’Opéra : Désiré(t) réalité

La Belle au bois dorrmant (Tchaïkovski. Chorégraphie Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations du 11 et 13 mars 2025.

A l’Opéra, La Belle au bois dormant dans la version Rudolf Noureev a enfin retrouvé la scène après près de onze ans d’absence. A ce stade, la presque intégralité des étoiles de la compagnie qui étaient distribuées lors de la saison 2014 ont pris leur retraite et bien peu des membres de la compagnie actuelle y ont usé leurs chaussons. On était en droit de se demander si le ballet de l’Opéra allait se montrer à son meilleur lors de cette reprise bien tardive. Mais somme toute, après une générale qui ne fut pas ouverte au public, le corps de ballet, qui intègre pour la première fois les membres de sa toute nouvelle compagnie Junior, s’est montré à la hauteur des attentes. Les nymphes et les pages escortant le sextet des fées au prologue et les valseurs à cerceaux fleuris de l’acte 1 forment de beaux ensembles. A l’acte deux, les dryades du corps de ballet dessinent un parc à la française dont les allées, toujours mouvantes, cachent ou révèlent la vision d’Aurore aux yeux de princes énamourés.

La Belle au Bois dormant. Soirée du 13 mars.

Pour ce qui est de la boite à friandises que représentent les nombreuses variations solistes et demi-solistes, surtout féminines, les fortunes sont bien sûr plus diverses (pensez ! 6 fées, 4 pierres précieuses, un oiseau bleu et sa princesse, un chat botté et sa chatte blanche). Lors des deux soirées qu’il nous a été donné de voir, le pas de six des fées du 13 mars nous a semblé plus homogène que lors de la soirée du 11. Alice Catonnet était fort délicate en fée Candide. Ses jolis ports de bras évoquaient la peau douce qu’elle octroyait généreusement en vœux à la jeune Aurore au berceau. Camille Bon, moins déliée le 11 en Lilas, était élégante en fée Miette de pain qui tombe. Le duo dynamique Fleur de farine, très inspiré de Barocco de Balanchine, avec Hortense Millet-Maurin et Elisabeth Partington, était dynamique et bien assorti. Clara Mousseigne faisait preuve d’autorité mais aussi de moelleux en fée Violente. Eléonore Guérineau dansait sa fée Canari à la vitesse du Cupidon de Don Quichotte. Enfin, Héloïse Bourdon dépeignait une sixième fée sereine, aux lignes étirées et aux équilibres suspendus. Lors de la soirée du 11, on avait néanmoins apprécié l’élégance de ligne de Fanny Gorse en Miette de pain, l’élégance dans la prestesse d’Ambre Chiarcosso dans le duo Fleur de Farine ou encore l’articulation de la variation aux doigts par Célia Drouy, plus fée résolue que fée violente.

Pour les fées pantomimes, car Noureev a décidé d’adjoindre à Carabosse une fée Lilas exclusivement mimée, on a tout aussi bien goûté l’interprétation plus sardonique que maléfique de Sarah Kora Dayanova (le 11) que celle, très vindicative, de Katherine Higgins (le 13). Le duo antagoniste Higgins-Carabosse et Gorse-Lilas livre une très accentuée et très vivante scène de contre-malédiction à la fin du prologue.

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L’une des difficultés pour entrer dans ce monument qu’est La Belle au bois dormant est bien sûr l’arrivée tardive de la protagoniste principale. Après la longue scène d’exposition des fées, il faut passer à l’acte 1 par l’épisode des tricoteuses et la grande valse aux arceaux avant de découvrir enfin Aurore. On est toujours impressionné par la gageure que représente cet acte 1 pour la ballerine principale : une entrée vive à base de grands jetés pour exprimer l’extrême jeunesse de la princesse, bouillonnante d’énergie, puis le redoutable pas d’action, sorte de rituel de cour, où Aurore doit tout à coup se modérer en vue des fameux équilibres à assurer aux mains de quatre partenaires différents ; mais il y a encore la variation à équilibres arabesques et pirouettes où la princesse démontre son charme et sa bonne éducation, et, pour finir, la coda explosive de la tarentule qui fait avancer l’action vers le dénouement dramatique et la réalisation de la prophétie. En l’espace de quelques minutes, il faut que le personnage soit planté et que la salle soit tombée amoureuse de l’héroïne pour tout le reste de la soirée.

Les deux jeunes ballerines qu’il nous a été donné de voir relèvent le gant de l’acte 1 avec brio et élégance.

Le 11 mars, Inès McIntosh est  très légère et comme montée sur ressorts lors de sa première entrée. Les grands jetés sont légers et le bas de jambe bien ciselé. Dans sa variation finale, elle accomplit des renversés très cambrés sans sacrifier le naturel. Elle est une Aurore de seize ans évidente. L’Adage à la rose est déjà bien en place ; les équilibres ébouriffants viendront sans doute plus tard mais on échappe à la sensation d’exercice difficile qu’on peut parfois observer chez certaines ballerines. La scène de la piqure d’aiguille est presque abordée comme la scène de la folie de Giselle ; la jeune princesse semble perdre le sens de la réalité avant de s’effondrer.

Le 13 mars, Bleuenn Battistoni, dont c’est la deuxième représentation, est une belle fleur déjà éclose, une presque adulte. Elle a une aura de princesse lointaine : l’image de Catherine Deneuve dans Peau d’âne de Jacques Demy nous vient à l’esprit. Elle semble très à son aise dans le cérémonial de l’Adage à la rose. La première série des équilibres est sans doute encore un peu nerveuse, mais Battistoni semble gagner en contrôle et en puissance sur le passage, comme répondant au crescendo orchestral, et le final aux promenades attitude est serein et déjà presque régalien. La petite tension du début, opposée à cette conclusion pleine d’assurance, s’offre comme une évolution psychologique du personnage. La belle variation qui suit poursuit le récit psychologique. Après l’attitude, Aurore montre la position plus décidée de l’arabesque et la jeune ballerine sait suspendre ses piqués avant d’accomplir une série de pirouettes impeccables : élégance et maîtrise… On se laisse porter par le final. Piquée par l’aiguille de Carabosse, Bleuenn-Aurore dépeint à merveille la lente absence au monde qui prend possession de son personnage.

A la fin de ce premier acte, on peut dire qu’on a été conquis par les deux Aurore.

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L’acte 2 est celui où l’on fait la connaissance du prince Désiré. C’est également l’acte où Rudolf Noureev a mis le plus de lui-même. A l’origine, il n’y avait dans La Belle au Bois dormant que deux variations classiques masculines et elles se situaient à l’acte 3 : celles de l’Oiseau bleu (créée par Enrico Ceccheti qui jouait Carabosse dans les actes précédents) et celle de Désiré. Même la variation d’entrée traditionnelle du prince est un ajout de Konstantin Sergeev datant de l’époque soviétique. Noureev, qui remonta la plupart des grands Petipa en Occident en réévaluant la place de la danse masculine, a particulièrement étoffé la place du prince à l’acte 2 au point qu’on serait tenté d’appeler la scène de la vision, l’acte de Désiré qui ferait suite à celui d’Aurore. A la contribution Segueev, Rudolf Noureev ajoute la longue variation méditative sur le passage musical de l’Entracte qui suivait le panorama dans la production originale. Il ajoute aussi une variation masculine durant le pas d’action sur la variation originale de Carlotta Brianza pour l’acte 2 que Petipa avait chorégraphié sur un passage musical du 3e acte [le chorégraphe donne d’ailleurs la même combinaison de pas à Désiré : une série de battements raccourcis-passés]. Enfin, il conclue la vision par une diagonale de brisés et de sauts chats pour le prince qui donne l’impression que c’est Aurore qui poursuit le prince de ses avances et non l’inverse.

Autant dire que les danseurs qui interprètent le prince ont une tâche au moins aussi écrasante que celle des Aurores de l’acte 1. La variation test reste incontestablement la méditation, non pas tant en raison de son extrême longueur mais bien parce qu’il faut qu’elle soit habitée pour ne pas se transformer en un répertoire fastidieux de toutes les tics chorégraphiques noureeviens : décentrements, fouettés, changements de direction et j’en passe. Habitée, cette variation est un grand moment. Le prince semble ouvrir son cœur au public : les changements de direction, les fouettés sont comme autant de questions que se pose le héros. L’incertitude doit régner. A la fin, une combinaison de batterie ressemble à un jeu de marelle durant lequel le prince dit adieu à l’enfance pour entrer dans la maturité.

Las, aucun des deux princes n’est encore au niveau artistique requis pour faire vivre ce passage clé de la Belle de Noureev. Messieurs Docquir (11) et Diop (13 mars) partagent le triste privilège de faire une entrée absolument anodine en redingote jaune et tricorne assorti. Mais, point commun plus assurément enviable, ils maîtrisent tous deux la chorégraphie complexe du prince. Cependant, Thomas Docquir fait tout bien mais, à ce stade de sa carrière, son personnage ne naît pas de l’addition de ses qualités techniques. Du coup, on est cueilli un peu à froid par la vision d’Aurore. Comble de l’infortune, Inès McIntosh, qui danse moelleux, n’est pas encore une Aurore du deuxième acte. Ses fouettés de l’arabesque à la quatrième devant pendant le jeu de cache-cache avec le prince n’ont pas ce caractère suspendu qu’on attend d’une chimère.

Inès McIntosh et Thomas Docquir

Guillaume Diop quant à lui égrène consciencieusement ses variations. On apprécie toujours ses belles lignes mais on regrette quelques imprécisions dans les pas de liaison. Surtout, la seule chose qu’on observe durant la variation introspective, c’est le soliloque du danseur qui se répète les indications du répétiteur afin d’atteindre gracieusement la position suivante. C’est dommageable pour la chorégraphie de Noureev, si souvent accusée à tort d’additionner les difficultés techniques pour la difficulté technique. C’est en effet l’impression que cela donne quand elles ne sont pas habitées. C’est dommage, car Bleuenn Battistoni est une vision idéale de suspension et de poésie. Mais en face de ce prince autocentré, elle a plus l’air de tenter de le vamper que de le séduire.

Bleuenn Battistoni et Guillaume Diop

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L’acte 3 est du genre des grand pas détachés de l’action dans lesquels Petipa excellait. Il ne souffre donc pas du défaut de cohérence dramatique qui caractérisait l’acte 2. Dans les pierres précieuses, on apprécie les deux messieurs de l’or ; Nicola di Vico, le 11, qui met en valeur les directions et Andrea Sarri, le 13, qui incarne absolument le métal enserrant les gemmes. Les dames sont mieux assorties le 13 mars. Célia Drouy est un diamant facetté aux côtés de Camille Bon, Clara Mousseigne et Sehoo Yun. Dans le pas de deux de l’oiseau bleu, la préférence va résolument à la distribution du 13 mars. Chun-Wing Lam et sa batterie impeccable dépeignent un véritable oiseau face à la Florine délicate mais plus terre à terre d’Elisabeth Partington. Le 11, c’est Hortense Millet-Maurin qui est l’oiseau tandis qu’Aurélien Gay (pieds vilains, tête vissée dans le cou mais technique saltatoire dominée) délivre sa variation en mode Hercule de foire. On a eu, nonobstant la très jolie interprétation d’Eléonore Guérineau le 13 aux côtés d’Isaac Lopez Gomez, un vrai coup de cœur pour la chatte de blanche primesautière et moqueuse de Claire Gandolfi qui menait la vie dure au chat botté facétieux de Manuel Garrido.

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Le pas de deux entre Aurore et Désiré suscite à juste titre l’admiration du public. Messieurs Docquir et Diop sont des partenaires sur lesquels une ballerine peut compter notamment dans les spectaculaires pirouettes-poisson de la grande entrée. Inès McIntosh (aux jolis et spirituels pas de cheval) est charmante et délicate dans sa variation tandis que Bleuenn Battistoni impressionne par ses retirés souverains et la précision sans raideur de ses ports de bras. Guillaume Diop accomplit une série de coupés jetés roborative qui met légitimement les spectateurs en émoi.

Le compte n’y est donc pas encore tout à fait mais on ne ressort pas abattu de ces longues soirées. La série conséquente (une trentaine de représentations sur deux périodes) devrait permettre à chacun de peaufiner sa partition. Bleuenn Battistoni a d’autres dates. Inès McIntosh n’en disposait pour le moment que d’une mais qui sait… Thomas Docquir est également le partenaire d’Héloïse Bourdon. Guillaume Diop, quant à lui a été chargé de 14 dates. S’il survit à cela, il ne pourra qu’en sortir grandi techniquement et, on l’espère aussi, en tant qu’interprète.

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Onéguine : O’Neill-Mélac, « à l’anglaise »

Portrait de Laure Bro, Théodore Géricault. 1818-1820.

Onéguine (Tchaïkovski-Cranko), Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du 17 février 2025.

La Tatiana de Hannah O’Neill est dotée d’un physique « préromantique » qui évoque parfaitement les jeunes femmes peintes ou sculptées avant 1830 par les artistes néoclassiques. Sagement assise sur sa banquette d’osier, calme lectrice, elle nous fait penser au portrait de Laure Bro par Géricault. Comme le modèle du peintre, la danseuse semble à la fois rester en retrait mais porter un regard curieux sur le monde qui l’entoure. Elle offre un contraste saisissant avec l’Olga de Roxane Stojanov, sa petite soeur de ballet, qui déploie une très juvénile énergie. Ces qualités ont beau être inscrites dans la chorégraphie de Cranko, on apprécie combien la légèreté primesautière de la nouvelle danseuse étoile de l’Opéra sied à ce rôle. Son partenaire, Milo Avêque, qui trouve en Lenski l’une de ses premières opportunités de conséquence dans la compagnie, a de la fraîcheur. Le pas de deux de l’idylle entre les deux tourtereaux, une sorte de pastiche des adagios des pas de deux romantiques, s’essouffle bien un peu sur la durée mais ce couple Olga-Lenski fonctionne bien. A la fin du premier tableau, le baiser qu’obtient le jeune poète de sa fiancé derrière le rideau translucide d’avant-scène est d’une grande justesse et, par conséquent, absolument émouvant.

Roxane Stojanov (Olga) et Milo Avêque (Lenski).

En Onéguine, Florent Melac se montre plus réservé que ténébreux. Dans ses interactions avec Tatiana, on le sent davantage amusé qu’agacé par l’attention appuyée que lui porte son interlocutrice. Son visage s’illumine même parfois d’un sourire radieux. Sa variation pensive nous parait donc plus sincère qu’affectée. En cela, monsieur Melac joue intelligemment avec ses grandes qualités (c’est un danseur harmonieux, musical et lyrique) tout en masquant ses petits défauts : il n’a pas ce genre de charisme qu’avaient Audric Bezard ou encore Evan McKie qui leur permettait, rien qu’en posant le pied sur scène, de camper leur personnage.

On sait donc déjà qu’on va s’éloigner de l’anti-héros dépeint par Pouchkine : un dandy diablement séduisant, poli par une éducation irréprochable mais complètement vide intérieurement et narcissique mais qu’importe car, au premier acte, cette approche est fructueuse.

Lors du pas de deux au miroir on n’est pas encore dans les débordements de la passion mais plutôt dans l’idéal de la rencontre, les portés ont du lié et une forme de légèreté. L’Onéguine qui sort du miroir ne semble point tant un fantasme d’homme qu’une version à peine idéalisée du bel inconnu rencontré dans l’après-midi.

A l’acte 2, Florent Melac fait une entrée au bal très élégante et distante, teintée d’agacement mesuré. On y verrait plus un Mister Darcy de Pride & Prejudice qu’un Onéguine de Pouchkine. La scène de la lettre déchirée est empreinte d’une certaine humanité. Hannah O’Neill montre de son côté une farouche véhémence dans sa variation du désespoir. Ses mouvements de mains et de poignets résonnent à souhait comme une supplique.

C’est peut-être à ce moment que l’approche très Jane Austen, de Florent Melac trouve ses limites. Après avoir frappé la table de jeu où il affectait de jouer une réussite, il passe un peu sans transition du bel indifférent à l’enragé qui lutine Olga (Stojanov joue parfaitement l’écervelée qui volette sans voir la montée du drame) et qui piétine les sentiments de son meilleur ami Lenski.

Pour la scène du duel, Milo Avêque est touchant dans sa jeunesse et sa verdeur d’interprète. Ses très jolies lignes et le suspendu de ses pirouettes évoquent à ravir le poète qui écrirait une lettre d’adieux à sa fiancée. Certains gestes de la pantomime de désespoir sont encore un tantinet sémaphoriques mais l’ensemble est des plus prometteurs. En revanche Florent Melac nous semble manquer un peu de nuances dans ses fluctuations d’humeur : le conciliateur, le coléreux, l’implacable adversaire et enfin le repenti honteux nous semblent se succéder comme autant de personnages différents.

A l’acte 3, l’interprète s’amende cependant. En Onéguine triste vieilli et nostalgique, Melac sait se montrer touchant. Avec certains interprètes, la scène où le corps de ballet féminin glisse sur le plateau sous des lumières tamisées, rappelle les Mémoires d’Outre-Tombe où Chateaubriand évoque –quelque peu complaisamment- les femmes disparues qui ont eu le bonheur de croiser sa route. Avec Florent-Onéguine, on a plutôt l’impression d’assister à un résumé de sa vie solitaire après le duel avec Lenski. Peut-être cet Onéguine s’est-il rendu précisément compte après avoir commis l’irréparable qu’il était réellement amoureux de Tatiana.

Jeremy-Loup Quer (Prince Gremine)

Pendant le duo très fluide entre Tatiana et le Prince Gremine (Jeremy-Loup Quer, qui donne du corps et une aura à la fois rassurante et séduisante à son personnage), jolie évocation du bonheur conjugal serein, Onéguine semble essayer de ne pas se faire remarquer ; une forme de délicatesse qu’on n’a pas l’habitude d’observer chez le personnage principal du ballet de Cranko.

Pendant la dernière scène, les premiers moments d’excuses et de supplication du danseur sont absolument émouvants (la couronne entourant Tatiana sans la toucher à la manière de James dans La Sylphide de Taglioni ou les agenouillements sont particulièrement réussis). Il n’y a aucun sentiment de calcul ni de prédation qui se dégage de cet homme qui a réalisé son erreur passée et tente de rattraper désespérément le temps perdu.

Le dernier pas de deux est comme une version plus aboutie du pas de deux du miroir. Ce que l’on perd en violence acrobatique dans les portés est contrebalancé par la plénitude des abandons et des embrassements. TatiHannah, qui quelques instants avant l’arrivée du héros s’accrochait à son mari comme un naufragé à une planche du navire, chasse finalement Melonéguine. Mais son expression n’exprime pas le triomphe de la détermination ; c’est plutôt une nouvelle et ultime blessure avec laquelle elle devra vivre le restant de ses jours.

On doit reconnaître qu’on a été touché par cette interprétation plus sentimentale et plus fruitée, plus anglaise en somme du poème de Pouchkine.

Hannah O’Neill (Tatiana) et Florent Melac (Onéguine).

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Onéguine : Marchand-Gilbert, l’évidence à contretemps

Onéguine (Tchaïkovski/Cranko), Ballet de l’Opéra de Paris. Matinée du 9 févier 2025.

Dorothée Gilbert et Hugo Marchand. Saluts.

Lors de sa prise de rôle en Onéguine en 2018, Hugo Marchand s’était composé pour sa scène d’entrée une posture voutée, antipathique et presque laide. Il partageait l’affiche avec Sae Eun Park, une partenaire qui – selon son témoignage dans Danser, paru aux éditions Arthaud en 2021 – lui avait été imposée et ne lui convenait pas vraiment. Ceci explique peut-être cela. En 2025, son Eugène semble plus intérieur qu’autocentré, plus oublieux du monde extérieur que fat.
De son côté, la Tatiana de Dorothée Gilbert traverse en accéléré plusieurs âges de la vie – aussi crédible en ado qui s’illusionne que dans les doutes de la femme adulte. Les deux interprètes, à parité dans l’engagement dramatique, racontent évidemment l’histoire d’un ratage (les deux personnages s’aimant, comme on sait, à contretemps) ; mais leur partenariat, d’une grande fluidité, et comme doté d’une criante évidence organique, dit à chaque instant que ça aurait pu marcher : le cœur se serre devant un si cruel manqué.
Ç’aurait pu être si joli : dans le pas de deux du rêve (Acte I), tout coule de source, et la ballerine ose des décentrements de tête et des frôlements d’épaules qui sont autant abandon que caresse. Dans la scène finale (Acte III), nous sommes le fil : on se dit que Tatiana va définitivement succomber, mais l’instant d’après elle se reprend. Le personnage campé par Mlle Gilbert donne toujours plusieurs reflets : même dans le duo marital et apaisé avec Gremine (Antonio Conforti), certains accents ont une légèreté presque gamine.

Aubane Philbert (Olga) et Guillaume Diop (Lenski). Saluts.

Le duo Marchand/Gilbert fait contraste d’amour sérieux face à celui, plus printanier, formé par Guillaume Diop et Aubane Philbert. De Lenski, le danseur-étoile a la fougue débordante – cela donne du piquant à certains tours pris avec presque trop d’énergie – et le sourire ravageur. Il est moins convaincant lors de son solo de la fin de l’acte II, où on le voit trop réciter une partition quand on l’attendrait au bord de l’effondrement. Mais c’était la matinée du 9 février, et l’interprète a pu mûrir son rôle depuis.

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Paquita: une Étoile pour les fêtes

Opéra Bastille – Représentation du 28 décembre 2024.

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J’ai beau être blasé, quand j’ai pris une place pour la soirée du 28 décembre, j’avais dans un coin de ma tête l’idée d’une nomination possible : initialement prévue 8 jours avant, mais reportée pour cause de grève, la prise de rôle de Roxane Stojanov dans Paquita pouvait être l’occasion du type d’annonce dont la direction de la danse est friande en fin d’année (ça fait toujours des petits reportages à la télé). Aux jumelles, le soir même, j’ai cru voir Alexander Neef dans la salle (un signe généralement favorable : le directeur de l’Opéra de Paris n’assiste pas à toutes les représentations). Certes, la tradition voudrait qu’on ne nomme à l’étoilat qu’en présence d’une déjà-Étoile sur scène, mais en ces temps où le concours de promotion s’étiole, cette règle pouvait aussi bien voler en éclats.

Bref, tout était ouvert, et j’étais là pour apprécier le spectacle. Un peu comme Marie-Agnès Gillot dans le même rôle en 2010, Mlle Stojanov dépare d’emblée : au milieu de tous ces gitans mal-nourris, son grand corps détonne. Son énergie la singularise, son exubérance déborde. Elle est en retard, elle fait tourner en bourrique Iñigo, elle ne reste pas en place (ni à sa place). Et c’est charmant : le haut du corps est très mobile, les ports de tête sont spirituels et variés, le bas de jambe est vif, et les gambades tricotées par Lacotte assumées avec joliesse et élégance.

La donzelle ne fait qu’une bouchée d’Antonio Conforti, remplaçant Pablo Legasa annoncé souffrant, et qui campe un Iñigo un rien pâlot (le danseur est plus préoccupé d’assurer correctement sa variation que d’y mettre du piment). La relation avec Lucien, incarné par Thomas Docquir, est plus équilibrée : le danseur, qui a le profil gourmé de l’emploi, est un solide partenaire, et assure sa partition sans brio technique délirant mais avec de belles lignes et un joli sens du phrasé : cela donne, au premier acte, un charmant unisson d’esprit et de musicalité entre les deux interprètes – notamment quand Paquita et Lucien dansent en canon tandis que le corps de ballet masculin et féminin fait le décor mouvant en arrière-plan. Lors de la deuxième scène, qui voit la donzelle déjouer le projet d’assassinat contre son futur, Roxane-actrice alterne avec une vitesse confondante danse vive et mimiques drolatiques.

Au second acte, Mlle Stojanov et damoiseau Docquir ménagent un joli crescendo dramatique entre leur pas de deux amoureux et le grand pas. Parmi les morceaux de bravoure, l’interminable série de tour-arabesque/tour-attitude finit par manquer un peu d’élan, mais les fouettés sont menés avec une facilité réjouissante. Dans le pas de trois, aux côté de Camille Bon plutôt raide et de Célia Drouy plus déliée, on découvre le beau ballon de Lorenzo Lelli, propre et élégant. Au deuxième acte, les deux officiers incarnés par Chun-Wing Lam et Aurélien Gay sont à égalité de style. Il y a dans le corps de ballet quelques petits nouveaux qui en font des tonnes en termes de caractérisation espagnole, et c’est assez amusant.

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In Paris Two Paquitas, at long last…

At the Opera Bastille, December 17 and 18, 2024

What would it have looked like in the end if Giselle’s heart had not been broken, Albrecht had forgotten about Bathilde in two seconds flat, and they lived happily ever after? Their names would be Valentine Colasante and Guillaume Diop. Their courtship would be bathed in sunshine from beginning to end.

What would it look have looked like if Swanhilda had been kidnapped by campy gypsies? She would have gotten her desired Franz in the end by hook or by crook, and the two of them would be called Léonore Baulac and Marc Moreau. A rainbow would smile upon them.

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Paquita. December 17th (Valentine Colasante, Guillaume Diop, Pablo Legasa). Curtain call.

On December 17th, the light and unpretentious manner of Colasante’s Paquita made the audience root for her from start to finish. But to me, she seemed a bit…tame (for lack of a better word). This girl would either be saved by a prince charming, or not.  Diop’s youthfully eager hero made his “blink and I’m done” attraction to her quite clear. And Colasante’s Paquita seemed to fluff up every time she was around him. He’s a very nice guy and a caring partner, an Albrecht with no secret story. 

Diop kind of overdid it in his first solo, trying to impress his partner, as if he had been coached by Nicolas Le Riche for better or for worse. What I mean is that Le Riche had glorious talent and a penchant for rousing the audience with his split leaps even if that meant sacrificing precision. You might have seen a few off-finishes, a right leg that turned in too early before marvelous leaps and, much less visibly, “my toes aren’t completely stretched right now.”  But the audience clearly did not care for such picky details. He got it all back into control as the evening went on. This very young étoile will hopefully use Manuel Legris as his model instead from now on: he’s got the talent to be the kind of star who never sacrifices precision for expression nor the other way around and still delights an audience.

For me, I wonder whether Valentine Colasante could make more of a contrast between 1) the 1840’s-ish first act of mime and terre à terre caressing of the floor by the foot (the realm of Carlotta Grisi, the first Paquita as well as the first Giselle) and 2) the full-out Petipa of the second act. She could have used really broken-in and more tapered toe shoes at first before later switching to those shiny modern ones when really needed. I wonder if her coach didn’t somehow convince this lovely ballerina, who makes dancing seem as natural as breathing, to dance “small and controlled.”

At some point I could not stop thinking about how everything had been so correct and well-rehearsed and pretty for hours now that maybe a bit of acceleration and deceleration of the phrasings would be welcome.  All the partnering had been perfectly worked out and Diop did a great job on making the lifts work. But why was I actually thinking about the technique of partnering as I was watching, rather than swept away? 

By the last act I was “OK, whatever, I’m not having a bad time. Maybe clean and pearly is just fine. Maybe rehearse it hard and just do it is all you need?” Their lines really matched, elegantly classical and not flashy. The audience around me was barely breathing, completely entranced by some kind of fairy magic. For me the last travelled lines in the last big pas could have travelled more, but did anyone around care other than me? No.

A night later the “feel” was very different, but why feel you need to choose between apples and oranges or sunshine and a rainbow? 

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Whereas Valentine Colasante had shaped a Paquita gently doubtful but confused and insecure about her origins,  Baulac’s Paquita was “nope, I know this is not right. I’m better than all of this. Hm. Maybe I can start getting attention by just swishing my skirt.” Her Swanhilda, cheerily resourceful from the get-go, helped give the limp narrative a bit more of a dramatic arc than it normally has. In Scene Two at the tavern, Baulac was definitely trying to save her Franz from losing his life to bad wine, and was way more focused on making the most out of the opportunities for slapstick. No damsel in distress, this one.

Instead of a ready, willing, and able youth, Marc Moreau, as soon as he appeared onstage, defined space around himself as a perfectly poised Lucien d’Hervilly , a gentleman in no way boyish but definitely open to adventure. His technique was precise, but he didn’t forget about the big picture either. 

In Léonore Baulac’s radiant Paquita, there was no way that Marc Moreau was going to find a Giselle. Perhaps a little adventure might happen in the woods with a naughty sylph, very flirty and strong-willed from the start? Nope, not that either. This man had no chance of getting away, and he didn’t mind at all.  Moreau and Baulac’s lifts felt more naturally floated and less “rehearsed” than the night past. Everything felt more reactive than activated. At one point, he slid his hand gently down her arm from her shoulder to her wrist before a turn. Yesterday that same moment had been “I’ve got the wrist, let’s go.” During the last act, I began to fantasize about seeing Baulac and Moreau dance an iridescent and inflected Theme and Variations.

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Paquita, December 18th (Léonore Baulac, Marc Moreau, Pablo Legasa). Curtain call.

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What’s so weird about Pierre Lacotte’s reinvention of Paquita is that despite its numerous dramaturgical faults, it works for the audience. And this big ball of fluff actually works much better now that it is housed at the Opera Bastille. As opposed to the tight box that is the Palais Garnier’s stage, here all the endless group dances (from the waltzes to the children’s polonaise) do in fact get space to breathe and be danced big…albeit not always with the music and often messily aligned. 

However, a breath of air does not excuse the other weaknesses that this yet another Pierre Lacotte staging of yet another 19th century ballet always had in the first place. The plot summary provided in the fat program (save your money and just invent your own plot) will never rhyme or reason with what you see on stage. And, frankly, certain aspects of the plot have gotten even fuzzier due to a bigger venue with more distant sightlines.

Who on earth can tell that the evil governor’s much more youthful daughter (as we see it) in fact happens to be his sister (not to mention that we are often unsure whether he wants Lucien killed or Paquita). I’d always thought Bathilde in Giselle was kind of a loser role, but Dona Serafina? She appears, dances a little, sits down stage left and then just fades from view until curtain.  Both Nais Dubosq (a bit of a wallflower on the 17th ) and Fanny Gorse (more assertive on the 18th  if that is humanly possible) tried to give this impoverished role a bit of visibility. 

And then this: from nowhere in the house now – OK, maybe from the front row — can you now even begin to decipher what is written on that “marble slab” in Act One ? But the worst part is that, due to sitting even further away than normal at the Opera Bastille, “the locket,” [our heroine’s “get out of jail free” card] becomes even more spectacularly illegible, too. Why couldn’t repeated locket pantomime have been a priority in Lacotte’s eye? Maybe give the little thing a Giselle/Bathilde kind of big awkward necklace visibility? Instead, the “key to the mystery” is pinned to the dancer’s skirt in a way that cannot be seen. Perhaps the hip level location is historically correct. But I bet the pendant was bigger, maybe against a darker skirt, and its original theft accompanied by mime of a more semaphoric variety.  It’s now been just about two decades that I’ve watched Lacotte’s reconstruction of this “lost ballet.” Only once did I actually notice Inigo steal the locket in the first place. This needs to be seen, maybe à la Basilio stealing the innkeeper’s money bag.  The dancer’s fault? No. Lacotte should have made a lot of the panto way bigger.

On both nights, Pablo Legasa was wasted as the manipulative Inigo. Like Audric Bezard once was, he’s getting stuck in character roles when he’s really a danseur noble. Legasa’s acting responds to his ballerina, he’s just not a ham. So it was logical that he was no macho gypsy king on either night. With the gentle Colasante, he was Berthe, worried about a daughter who dances too much. When facing off with a tricksy Baulac, Legasa morphed into a hapless Doctor Coppelius, naturally. 

Speaking of Coppelia. Why doesn’t the company perform one of the greatest ballets ever created for it? Why are reconstructed first acts buried in a vault at the school, only to be exhumed for the Paris public maybe once about every fifteen years? And why, instead of letting Lacotte dig himself a deep hole with his swan song – the dreadful Le Rouge et le Noir – hadn’t management simply asked him to come in and toss off an act three?

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Forsythe-Inger à l’Opéra : presque…

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Impasse. Scénographie. La maison à géométrie décroissante de Johan Inger. Lumières de Tom Visser

La première partie du programme de gala avait été, si vous vous en souvenez, assez peu roborative. On se réjouissait donc, après un entracte, de retourner dans le vif des choses avec deux ballets du grand Billy (entendez William Forsythe).

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Las, il faudra attendre encore de longues minutes avant d’être emporté. En effet, je n’ai pas reconnu Rearray, cette pièce créée pour Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche en 2011 et vue au TCE en 2012. Certes, le pas de deux a été transformé en pas de trois, mais l’absence totale de réminiscences a sans doute d’autres raisons plus préoccupantes.

Lors de la répétition publique à l’amphithéâtre Bastille vue par Fenella, le répétiteur a en effet livré l’attitude de Forsythe lui-même face au remontage de ses œuvres. « Il n’y a pas de version définitive de ses ballets », « Les interprètes ne doivent pas reproduire ce qui a été fait par d’autres », « un ballet repris peut être transformé ». Tous ces principes, en eux-mêmes semblent fructueux. Forsythe est de cette génération qui a vu les ballets de Balanchine lentement se fossiliser après la mort du maître en 1983 (époque où Forsythe créait sa toute première pièce pour l’Opéra : France Dance).

La création du Balanchine Trust était une grande première. Elle consistait dans le legs des ballets du maître à certains de leurs interprètes, désormais seuls à être autorisés à les remonter dans d’autres compagnies. Le système a vite montré ses limites. Il y eut vite des luttes d’influences et certains imposèrent des règles qui n’étaient pas fixes du vivant du maître. Par exemple, le diktat du non-posé du talon au sol dans les enchaînements rapides s’est généralisé quand il n’avait été conçu par Balanchine que pour contourner le manque de longueur de tendon d’Achille de certains danseurs. Violette Verdy, créatrice de Tchaikovsky-Pas-de-deux, n’a jamais eu à utiliser cet expédient. Figer les règles n’a pas non plus empêché la dérive staccatiste qui à mon sens défigure les ballets du chorégraphe dans sa propre compagnie, le New York City Ballet.

Néanmoins, l’attitude de Forsythe face au remontage de ses ballets qui pourrait se résumer à « le style correct, c’est celui des danseurs qui sont en train de danser » rencontre aussi ses limites. Déjà à l’époque de Rearray avec Guillem-Leriche, je me montrais soulagé de retrouver le Forsythe qui m’avait fasciné depuis le début des années 90 et non une mouture chichiteuse du maître de Francfort. Car il y a le style (qui trop révéré peut scléroser) mais il y a aussi le Style (les spécificités chorégraphiques qui sont le cœur de l’œuvre du créateur).

En 2012, j’avais donc retrouvé les départs de mouvements à la Forsythe, c’est-à-dire de parties complètement inattendues du corps (un genou, une épaule). C’est ce qui justifiait l’accent mis par exemple sur les préparations, habituellement cachées dans le ballet académique et néoclassique mais hypertrophiées ici. Forsythe a ajouté au ballet une approche déconstructiviste, mettant l’accent sur le détail, ce qui rend également l’irruption de la danse et de la virtuosité inattendue et galvanisante pour le public. Les danseurs passent et repassent de l’attitude de ville au balletique sans crier gare. Mais devrait-on écrire « rend » ou bien « rendait » ? Aujourd’hui, de plus en plus, lorsqu’on voit les danseurs marcher sur scène, on a l’impression qu’ils sont sur le catwalk d’une énième Fashion Week. Les positions à poignets cassés ne sont plus déconstructivistes, elles sont tout bonnement maniéristes. La pièce d’occasion deMy’Kal Stromile en était la consternante preuve par l’exemple.

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Rearray. Roxane Stojanov.

Sans atteindre ce tréfonds, il nous faut reconnaître que Rearray mouture 2024 nous laisse complètement sur le bord de la route. Avec Roxane Stojanov, une subtile interprète qu’on ne peut accuser de maniérisme, tout part du centre attendu chez un danseur d’expression classique. La danseuse va piquer très loin ses pointes (Guillem dansait sur demi-pointes), jusqu’au point de déséquilibre, c’est fort beau, mais son mouvement reste continu quand les fulgurances post classiques devraient naître d’une préparation manquée ou d’une marche de rue. Dans ce Rearray, Roxane Stojanov demeure à chaque instant une danseuse.

En 2012, on s’était émerveillé aussi du mystère de la pièce : était-on face à un duo ou à un double solo ? Ici, la question ne se pose plus vraiment. Takeru Coste et Loup Marcault-Derrouard (qui parvient à se désarticuler d’une manière conforme à l’esthétique Forsythe) nous offrent ce jeu de nœuds trop léché avec leur partenaire qu’on a vu et revu partout. C’est la malédiction Forsythe en plein.

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Blake Works I, qui est fabriqué sur la joliesse inhérente à l’école française, ressort mieux. Ces badinages chorégraphiques sur les musiques suaves à paroles sombres de James Blake mettent la compagnie en valeur. Au soir du 9 octobre, beaucoup des créateurs du ballet en 2016 sont encore dans les rangs et ont, pour certains, monté dans la hiérarchie.

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Blake Works. Curtain calls

Léonore Baulac est toujours aussi lumineuse dans son rôle avec ses lignes pures, son mouvement continu et sa sensibilité à fleur de peau. Elle accomplit, une fois n’est pas coutume, un très beau duo avec Germain Louvet qui reprend le rôle de François Alu. Le pas de deux « The Color in Anything », qui à l’époque semblait teinté d’une charge « biographique » (on avait le sentiment d’assister à une scène de rupture amoureuse) ressemble aujourd’hui à ce qu’il était vraisemblablement dès le départ, l’évocation d’un travail de studio en cours qui résiste à devenir pas de deux. Les mains se croisent, les passes se tentent et avortent. On sent la frustration poindre chez l’interprète féminine face à son chorégraphe-partenaire à moins que ce ne soit elle la créatrice et lui le modèle rétif. Le trio « Put that Away » avec Pablo Legassa, Caroline Osmont et Inès McIntosh (nouvelle venue dans ce ballet), avec ses poignets cassés et ses poses de chat, fait penser à une version moderne du mouvement flegmatique des Quatre Tempéraments de Balanchine. On est fasciné. Hohyun Kang danse avec une jolie énergie et de belles lignes le rôle de Ludmila Pagliero même si on regrette les gargouillades ciselées de la créatrice. Le duo final avec Florent Mélac manque de recueillement intérieur. Hugo Marchand, qui a le mérite de montrer l’angularité de la chorégraphie, ressort moins que dans mon souvenir. Il me semble qu’il marque joliment. On est cependant satisfait de l’ensemble du ballet porté par sa vingtaine d’interprètes.

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Blake Works. Saluts

Le constat de cette section de la soirée reste néanmoins mitigé.

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Après un nouvel entracte, on va pouvoir enfin assister à la première pièce de Johan Inger entrée au répertoire du ballet de l’Opéra : Impasse.

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Impasse. Répétition publique à l’Amphithéâtre Bastille. Fernando Madagan (répétiteur), Ida Viikinkoski, Marc Moreau et Andrea Sarri.

J’avais pour ma part assisté à la répétition publique à l’Opéra Bastille, le 21 septembre. Le répétiteur Fernando Madagan avait choisi de présenter le trio central du ballet. L’ensemble était on ne peut plus prometteur. La chorégraphie, très fluide, avec ses marches et ses glissés au sol, ses corps qui dessinent des volutes, ses dos qui s’arquent vers le ciel et conduisent à des chutes rattrapées par les partenaires, sont dans la veine post classique. Il y a également une veine ekienne (Inger n’est pas Suédois pour rien) avec ses marches sur genoux pliés, ses poses assises jambes écartés et ses gestes du quotidien hypertrophiés, ses rires et des dandinements comiques. Le chorégraphe ajoute même une note folklorique en réaction à la bande son apposant Ibrahim Maalouf et Amos Ben-Tal.

Dans son solo, Ida Viikinkoski accomplit des sortes de sauts temps de flèche attitude en reculant qui sont une véritable déclaration d’innocence. Dans le duo, Andréa Sarri est lui aussi dans le charme et l’insouciance en dépit du gros patch qu’il porte à l’épaule gauche. Bien que le duo se transforme en trio, avec l’arrivée de Marc Moreau, on ne repère pas de rivalité entre les garçons pour la fille. Le répétiteur revient sur des nuances d’interprétation ou sur des dynamiques de mouvement qui vont changer le sens et le perception du passage. Viikinkoski est très réactive. Moreau se voit souvent reprocher de ne pas être assez dans le relâché au début mais se reprend bien. Il reste néanmoins plus sur le contrôle que les deux autres. On ne se refait pas. Fernando Madagan annonce qu’il y aura sur le plateau une puis deux puis trois maisons rétrécissant l’espace au fur et à mesure que les danseurs entreront en nombre toujours croissant. Trois groupes différents s’additionneront au final : le trio, les gens de la ville puis les royalties et autres excentriques. Le titre de la pièce, « Impasse » ferait référence au sentiment d’enfermement et d’inéluctable créé par le COVID. Comme pour la soirée Cherkaoui, Voelker, Kerkouche à l’Opéra en novembre 2020, Impasse fut finalement créé en ligne par les danseur junior du Nederlands Dans Theater (NDTII)…

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Impasse. Johan Inger. Saluts

Au soir du 9 octobre, le résultat final laisse pourtant un tantinet perplexe. Si on y retrouve les qualités des ballets de Johan Inger. Il y a d’abord son habileté à lier sa chorégraphie à la scénographie, à la différence de ce qu’a pu faire le duo Leon-Lightfoot au NDT. On apprécie la séquence des Oty People (les gens de la ville), presque music-hall, avec son drôle de va-et-vient ramenant toujours plus de danseurs qui s’ajoutent. On comprend enfin la symbolique de l’arrivée des personnages colorés et divers : d’abord tentés par le conformisme (le trio se change pour le costume unisexe noir des citadins), nos trois innocents d’hier sont confrontés aux sirènes de l’ultra individualisme. Ils échappent in extremis à cette apocalypse vociférante en se glissant sous le rideau couperet qui descend lentement sur le devant de la scène. Pourtant, cette dernière séquence avec ces gesticulations et ces cris nous perd un peu. On se remémore certaines pochades déjantées proposées par Kylian à la fin de sa direction à La Haye. On ne s’est pas ennuyé, non. Johan Inger sait composer un ballet. Mais on ne ressort pas aussi inspiré qu’on a pu l’être après certaines de ses productions. Le succès est d’estime et on espère que le directeur de la danse saura donner une autre chance au Suédois qui serait à même d’enrichir le répertoire du ballet de l’Opéra de Paris.

Au final, ce programme d’ouverture, celui de la première saison authentique de José Martinez à la direction de la Danse, aura été truffé d’occasions manquées.

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Programme d’Ouverture du Ballet de l’Opéra : Soir de Fête ?

P1220695Le programme William Forsythe – Johan Inger ouvre la saison du ballet de l’Opéra. Il signe le retour du « Maître de Francfort » à la grande boutique, qu’il avait plutôt boudée depuis le départ fracassant de Benjamin Millepied, éphémère directeur de la Danse, en 2016. Il permet également l’intronisation d’un chorégraphe trop longtemps laissé en dehors du répertoire, Johan Inger, à qui José Martinez, alors directeur de la Compania Nacional de Danza, avait commandé une création réussie, Carmen, présentée au Théâtre Mogador en 2019. En cela, le directeur de la Danse répare donc une injustice.

Mais on doit également à José Martinez la correction d’une autre injustice, celle de la raréfaction de la présentation du Grand défilé du corps de ballet de l’Opéra au public « ordinaire » (entendez celui qui ne prend pas de place pour le très cher gala d’ouverture). Cette saison, le programme du Gala aura été répété deux fois, donnant plus d’occasions à la compagnie et au public de se rendre mutuellement hommage.

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Le défilé, un cérémonial propre au ballet de l’Opéra, a été créé une première fois par Léo Staats sur la marche de Tannhäuser de Wagner en 1926 avant d’être repris et pérennisé avec le concours d’Albert Aveline, cette fois-ci sur la marche des Troyens de Berlioz, en 1946.

Tout produit du XXe siècle qu’il soit, il est pourtant une réminiscence d’une tradition beaucoup plus ancienne. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les danseurs, alors masqués, venaient en effet en préambule d’une représentation se présenter au public en faisant trois fois le tour de la scène (les hommes les bras croisés et les femmes agitant leur éventail). Le défilé, avec sa descente hiérarchisée des danseuses puis des danseurs n’est pas sans évoquer également le ballet équestre, l’une des formes initiales du ballet royal. Cette référence, peut-être inconsciente, établit pourtant entre les us et coutumes du passé d’ancien régime et l’époque contemporaine, un rapport de continuité troublant.

Interrogée ce week-end à l’amphithéâtre Bastille lors d’une répétition publique sur Mayerling au sujet de la différence entre les danseurs anglais et les danseurs français, Dana Fouras, la coach du Royal Ballet, a diplomatiquement répondu : « Disons pour ce qui est de ma génération, nous étions souvent des aspirants acteurs qui se sont découverts danseurs alors qu’ici, nous avons avant tout des danseurs ». Et il est vrai que, comparé à d’autres compagnies, le ballet de l’Opéra du XXIe siècle présente encore en priorité de « la belle danse » avant de chercher à raconter une histoire. C’est cela, l’École française…

En termes de Belle danse, notons que pour le défilé du 9 octobre, plus pourvu en étoiles que le soir du Gala, l’École de danse de l’Opéra défile avec plus de rigueur que le Ballet lui-même où on a à déplorer quelques lignes par trop sinueuses notamment chez les dames… Autre constatation, quand on est placé un peu haut et un peu loin du proscenium et qu’on est équipé d’un appareil de moindre qualité, il y a les danseurs qu’on photographie et ceux qu’on rate. J’ai ma petite théorie que la difficulté d’obtenir la netteté  du cliché est inversement proportionnelle à la qualité du danseur ou de la danseuse… Dans le ballet, on n’est pas là pour poser mais pour présenter un flot ininterrompu de mouvements. Myriam Ould-Braham était ainsi quasiment impossible à photographier… Certains des clichés qui suivent ont demandé beaucoup de corrections; d’autres nettement moins… Je n’avouerai pas lesquels.

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Autre passage obligé de la soirée de gala, la pièce d’occasion, costumée depuis déjà quelques années par la maison Chanel.

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Word for Word. Jack Gasztowtt, Hannah O’Neill, Guillaume Diop, Valentine Colasante et Rubens Simon

Word for Word, du chorégraphe My’Kal Stromite n’est hélas qu’une pochade qui ne marquera pas l’Histoire de la Danse. Valentine Colasante et Guillaume Diop introduisent la pièce dans un langage néo-forsythien, avec force levés de jambes, décalés et poignet coquettement cassés sur fond de musique électronique à la Tom Willems qui évolue, à la mi-temps du ballet, vers de très traditionnels accords plaqués au piano. Les deux danseurs sont rejoints par Hannah O’Neill, Jack Gasztowtt et Rubens Simon qui égrènent la même gestuelle éculée tout en épaulements chics et ports de bras «  je parle à mes mains pour savoir laquelle des deux je préfère ». Une petite section « classe d’adage » après les acrobaties du mouvement d’ouverture et un final de dos en contre-jour du foyer de la Danse tout illuminé comme pendant le défilé viennent parachever l’œuvrette.

Les costumes de la maison Chanel ne feront pas date non plus. Ils montrent en négatif combien créer pour la mode est un métier différent de celui de créer pour le théâtre ; n’est pas Yves Saint Laurent ou Christian Lacroix qui veut. Il faut avoir une connaissance certaine du théâtre et de ses conventions. Gabrielle Chanel avait certes donné des costumes de sa collection de Bains 1924 pour le Train Bleu de Massine mais elle avait aussi affublé les danseurs d’Apollon musagète de Balanchine de bonnets de bains à fleur en 1928 ; pas nécessairement une réussite. Pour Word for Word, les danseuses portent de lourds tutus rose poudré qui, de loin, ont plutôt l’air vieux rose (une couleur qui ne va pas à tout le monde) et les danseurs ont des vestes sans manche qui évoquent celles des tailleur Chanel… C’est du vu et revu…

Les applaudissements sont polis…. On commence la soirée déjà passablement irrité…

[A SUIVRE]

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Les Balletos d’Or de la saison 2023-2024

Frémolle

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

Il sont plus attendus, dans certains cercles nationaux comme internationaux, que les médailles d’or aux Jeux olympiques. Leur sélection est aussi secrète que celle des restaurants étoilés au guide Michelin. Et le sprint final aura été – presque – aussi tendu que les tractations en vue de la désignation d’une future tête de majorité parlementaire. Ce sont, ce sont – rrrrroulement de tambour – les Balletos d’Or de la saison 2023-2024!

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Ministère de la Création franche

Prix Création : le Boléro déstructuré d’Eyal Dadon (Hessisches Staatsballett. Le Temps d’Aimer la Danse).

Prix Recréation : Catarina ou la fille du bandit (Perrot/ Sergei Bobrov. Ballet de Varna)

Prix Navet : Marion Motin (The Last Call)

Prix Invention : Meryl Tankard (For Hedi, Ballet de Zurich)

Prix Jouissif : Les messieurs-majorettes de Queen A Man (Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Nécessaire : le Concours #4 des jeunes chorégraphes de Ballet (Biarritz)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Je suis prête ! : Roxane Stojanov (Don Quichotte)

Prix Éternelle Oubliée : Héloïse Bourdon (au parfait dans Casse-Noisette, le Lac …)

Prix Intensité : Philippe Solano (le Chant de la Terre de Neumeier, Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix J’ai du Style : Tiphaine Prevost (Suite en blanc, Ballet du Capitole de Toulouse)

Ministère de la Place sans visibilité

Prix de l’Inattendu : Marcelino Sambé et Francesca Hayward, Different Drummer (MacMillan, Royal Ballet)

Prix Ciselé : Chun-Wing Lam (La Pastorale de Casse-Noisette)

Prix Guirlande clignotante : Camille Bon (Off en Reine des Dryades / On en Reine des Willis)

Prix Voletant : Kayo Nakazato (La Sylphide, Ballet du Capitole de Toulouse)

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Biscottos : Mick Zeni (Zampano, La Strada, Sadler’s Wells)

Prix Félin élancé : Daniel Norgren-Jensen (Conrad, Ballet de Stockholm)

Prix Groucho bondissant : Arthus Raveau (Le Concert de Robbins)

Prix Souris de laboratoire : Léonore Baulac et ses poignants piétinements aux oreillers (Blaubart, Pina Bausch)

Prix Des Vacances : le petit âne (La Fille mal gardée) et la colombe (Les Forains), retirés des distributions à l’Opéra.

Ministère de la Natalité galopante

Prix Complicité : Inès McIntosh et Francesco Mura (Don Quichotte)

Prix Limpidité : Hohyun Kang et Pablo Legasa (Don Quichotte)

Prix Complémentarité : Bleuenn Battistoni et Marcelino Sambé font dialoguer deux écoles (La Fille mal gardée)

Prix Gémellité : Philippe Solano et Kleber Rebello (Le Chant de la Terre de Neumeier)

Prix Ça vibre et ça crépite : le couple Hannah O’Neill et Germain Louvet (ensemble de la saison)

Prix par Surprise : Sae Eun Park, émouvante aux bras de Germain Louvet (Giselle)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Poivré : Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir (In the Night de Robbins)

Prix Savoureux : Nancy Osbaldeston (La Ballerine dans le Concert de Robbins, Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Bourgeon : Hortense Millet-Maurin (Lise dans La Fille mal gardée)

Prix Fleur : Ines McIntosh (Clara dans Casse-Noisette)

Prix Fruit : Marine Ganio (Clara dans Casse-Noisette)

Prix – vé de dessert : Silvia Saint-Martin (Myrtha dans Giselle)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix bariolé : la garde-robe dégenrée des gars de Car/Men (Chicos Mambo)

Prix poétique : Les Eléments et les Monstres de Yumé (Beaver Dam Company, Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Soulant Soulages : Yarin (Jon Maya et Andrés Marin, Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Ma Déco en Kit : Matali Crasset (Giselle, les décors et costumes. Ballet de l’Opéra national de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix On aurait pu lui donner un Albrecht pour sa sortie : Audric Bezard

Prix « C’est qui ces gens bruyants de l’autre côté de la fosse ?» : Myriam Ould-Braham (les adieux).

Prix Musée d’Ontologie : L’exposition Noureev à la Bibliothèque Musée de l’Opéra

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Le Lac des Cygnes à l’Opéra de Paris : princesses lointaines

P1220629En 1984, Rudolf Noureev a présenté sa version définitive du Lac des cygnes. Son premier essai, réussi, avait été créé à Vienne, en 1964 alors qu’il dansait lui-même le prince Siegfried aux côtés de sa partenaire de prédilection Margot Fonteyn. Sa version d’alors était très proche encore de la structure traditionnelle du ballet tel que représenté en Russie et, à l’époque, dans très peu de pays d’Europe de l’Ouest (le ballet de l’Opéra n’a eu sa première version du Lac qu’en 1960). Noureev y développait cependant le rôle du prince, en faisant un être aux prises avec les doutes. Il reprenait une variation qu’il avait déjà présentée à Londres avec le Royal Ballet et qui avait d’ailleurs été fort critiquée pour ses complications jugées maniérées. Pour l’acte trois, il créait un pas de deux hybride utilisant la musique de l’entrada, de la variation du cygne noir et la coda utilisées par Vladimir Bourmeister pour sa version du Lac mais gardait la musique traditionnelle pour la variation de Siegfried. A l’acte 4, il chorégraphiait un très bel ensemble choral pour les cygnes, un pas de deux d’adieux poignant pour Odette et Siegfried et rompait avec la tradition du dénouement heureux soviétique. La dernière image montrait Siegfried se noyant tandis que le cygne semblait flotter sur les eaux du lac en furie.

En 1984, Noureev poussait les états d’âmes du prince à un point sans doute jamais atteint alors pour une version classique. Selon le danseur et chorégraphe, Siegfried, à un moment charnière de sa vie, sommé de se marier par la reine sa mère, bascule lentement dans la folie. Dominé par Wolfgang, son précepteur, il le réincarne dans son esprit en oiseau maléfique, Rothbart, et s’invente une compagne aussi idéale qu’impossible, Odette, la reine des cygnes. Le ballet est traversé de références freudiennes à l’homosexualité. La palette des costumes des garçons des premier et troisième actes incluent le vieux rose et le parme. La danse des coupes, qui clôt l’acte 1 est uniquement dansée par des garçons. Le prince ne quitte jamais son palais minéral. Le lac est volontairement réduit à une pâle toile de fond. Noureev multiplie aussi les références aux conventions les plus éculées du théâtre comme pour mettre un peu plus en abyme l’histoire. L’envol de Rothbart et du cygne qui ouvre et conclut le ballet est directement inspiré des apothéoses baroques. Noureev, qui avait durant toute sa carrière à l’ouest combattu les conventions de la pantomime notamment dans le Lac des cygnes, décide de restaurer la pantomime originale de la première rencontre entre Odette et Siegfried comme pour créer une distance supplémentaire avec l’histoire. Cependant, on peut, à la différence d’un « Illusion comme le Lac des cygnes » de John Neumeier (1976), ignorer le sous-texte et regarder un Lac presque traditionnel.

Pourtant, lors de cette reprise 2024, jamais il ne m’a tant semblé que les cygnes étaient des visions nées de l’imagination enfiévrée du prince.

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Le Lac des cygnes. Valentine Colasante et Marc Moreau.

Au soir du 22 juin, Marc Moreau incarne véritablement son prince. Lui, si longtemps minéral, a travaillé sur le moelleux de la danse. Les pliés sont désormais profonds. Surtout, on admire ses bras et ses mains qui interrogent ou qui cherchent à atteindre. Cela fait merveille à l’acte deux avec le cygne noble, à la belle et longue ligne, de Valentine Colasante. Le dialogue par les mains de Siegfried dépasse la pantomime inscrite. Moreau reste en scène pendant toute la variation des envols contrariés d’Odette. Dans l’adage les deux danseurs semblent suspendre l’orchestre par leur danse réflexive.

A l’acte 3, la pantomime bien accentuée de Marc Moreau lui fait refuser les prétendantes avec énergie. Le pas de deux du cygne noir est bien enlevé. Valentine Colasante est sereine dans la puissance : dans l’adage, l’équilibre arabesque du cygne noir est véritablement suspendu et dans sa variation, elle exécute les tours attitudes de manière très rapide et les achève d’une manière très nette. Marc Moreau se laisse aller à sa tendance aux fins de variations démonstratives, un peu à la soviétique, mais comme il maîtrise parfaitement sa partition, on attribue cela à l’exaltation de Siegfried. Le tout est soutenu par la présence de Jack Gasztowtt, Wolfgang convaincant et Rothbart plein d’autorité même si on a toujours une petite pointe d’appréhension lorsqu’il exécute sa série de pirouettes en l’air. Le dénouement est très dramatique. Siegfried-Marc se parjure exactement sur le tutti de l’orchestre.

L’acte 4 est poignant. Le prince recherche fiévreusement son cygne au milieu des entrelacs élégiaques des cygnes agenouillés. L’adage des adieux est, avec ses oppositions de directions bien marquées et la suspension des deux partenaires, une vraie conversation dansée. Odette-Valentine y est à la fois noble et distante. Si bien que si l’on ressort très ému, c’est finalement plus par le destin brisé du prince que par la destinée tragique d’Odette.

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Le Lac des cygnes. Sae Eun Park (Odette/Odile) et Paul Marque (Siegfried).

Le 28 juin, on apprécie les beaux développés suspendus et des finis de pirouettes impeccables de Paul Marque à l’acte 1. Il dessine un prince très dubitatif face au Wolfgang marmoréen a force d’impassibilité de Pablo Legasa. Ce dernier parvient vraiment à imposer d’entrée une forme de présence menaçante. Lorsqu’il tourne autour de Siegfried, caressant de sa main le cou du prince à la fin de l’acte 1, on se demande vraiment s’il ne pense pas à l’égorger.

A l’acte 2, Sae Eun Park fait de jolies choses. La ligne est belle. Dans la variation des ailes coupées, le dernier posé piqué semble s’affoler ce qui donne du relief à l’ensemble de cette section. Elle ne regarde jamais vraiment son partenaire comme absorbée par son monologue intérieur.

Pour l’acte 3, Paul Marque est un Siegfried valeureux qui mange l’espace pendant la coda. Sae Eun Park présente un cygne noir plein d’autorité avec cependant un certain relâché bienvenu car inhabituel chez cette danseuse. Les tours fouettés de la coda sont très rapides et hypnotiques. Pablo Legasa est lui aussi dans l’extrême prestesse d’exécution. Cette forme d’urgence sied bien au quatrième acte et contraste heureusement avec l’ambiance brumeuse et tragique de l’acte 4.

Néanmoins, si l’adage final entre les deux étoiles est très harmonieux et poétique visuellement, l’Odette déjà absente de mademoiselle Park, pour conforme qu’elle soit à la vision de Noureev, nous émeut moins. En revanche, le combat final de Siegfried-Paul avec l’implacable Rothbart-Pablo, très « cravache », termine le ballet sur une note ascendante.

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Le Lac des cygnes. Thomas Docquir (Rothbart), Hannah O’Neill (Odette/Odile) et Germain Louvet (Siegfried).

Le 3 juillet, Germain Louvet est un prince à la ligne éminemment romantique. C’est un plaisir de voir tous ses atterrissages impeccables et les jambes qui continuent de s’étirer après l’arrivée en position. En Wolfgang, Thomas Docquir reste très impassible à l’acte 1. Il est difficile de déterminer si c’est un parti-pris dramatique ou le fait d’un manque d’expressivité.

A l’acte 2, Hannah O’Neill a de très belles lignes mais reste très lointaine, très « dans sa danse ». Les deux étoiles, dont l’accord des lignes nous avait déjà conquis lors de Don Quichotte en mars dernier, rendent la rencontre tangible lors d’un fort bel adage.

A l’acte trois, le pas de deux du cygne noir est bien mené même si l’entrada manque un tantinet d’abattage. Germain Louvet ne pique pas sur demi-pointe pour permettre une arabesque plus penchée à sa ballerine. C’est certes efficace, mais pourquoi danser la version Noureev si c’est pour servir la même cuisine vue ailleurs ? La salle nous semble un peu molle. C’est peu justifié au vu des variations : celle de Louvet est irréprochable et dans la sienne, O’Neill se montre très sûre dans ses tours attitude. Thomas Docquir, sans déployer le même charisme que Legasa, s’acquitte très bien de son très pyrotechnique solo. La coda, avec les fouettés du cygne noir et les tours à la seconde du prince, réveille néanmoins le public jusqu’ici atone.

A l’acte 4, Germain Louvet et Hannah O’Neill nous gratifient d’un bel adage réflexif. La ballerine, qu’on a trouvé jusqu’ici trop intériorisée, parvient même à être touchante lorsqu’elle mime « ici, je vais mourir ». On est néanmoins un peu triste de n’avoir pas plus adhéré au couple. On a l’étrange impression que Germain Louvet, faute d’avoir une Odette en face de lui, était le cygne ; une interprétation intellectuellement intéressante mais qui nous laisse émotionnellement sur le bord de la route.

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Le Lac des cygnes. Bleuenn Battistoni (Odette/Odile).

On attendait donc beaucoup de la soirée du 10 juillet. En effet, Hugo Marchand, qui devait initialement danser aux côtés de Dorothée Gilbert, était désormais distribué avec la toute nouvelle étoile Bleuenn Battistoni.

A l’acte 1, Marchand est un prince aux lignes parfaites, aux bras crémeux dans sa variation réflexive et aux entrelacés silencieux. Ce Siegfried n’est pas absent à la fête et interagit avec les courtisans. Ce pourrait être un parti pris intéressant si Florent Melac était plus ambivalent en Wolfgang. Dans le pas de deux qui clôt l’acte 1 et préfigure l’acte 4, Melac n’est rien de plus qu’un conseiller sérieux et écouté. A l’acte 2, Bleuenn Battistoni exprime tout par le corps et garde un visage assez impassible. Les arabesques sont étirées à l’infini, le buste semble flotter au-dessus de la corolle du tutu, le cou est mobile, les bras sont sobres mais d’une grande délicatesse. Tous les ingrédients sont là pour créer une grande Odette. L’adage avec Siegfried est un plaisir des yeux tant les longues lignes des deux danseurs s’accordent. De plus, Hugo Marchand est un prince qui réagit au récit d’Odette pendant toute sa variation plaintive. Pour le final, Marchand enserre délicatement le cou de sa partenaire comme si elle avait déjà repris sa condition animale.

A l’acte 3, pour le pas de deux du cygne noir, les critères techniques sont largement atteints. Battistoni, toujours dans la stratégie du less is more en termes d’interprétation, fait preuve d’une grande autorité technique. Sa variation avec double attitude est immaculée. Hugo Marchand a des grands jetés suspendus et des réceptions moelleuses. Florent Melac exécute une bonne variation de Rothbart même si son personnage manque toujours un peu de relief. On s’étonne cependant un peu de rester sur des considérations purement techniques. Adhère-t-on vraiment à l’histoire ?

A l’acte 4, on apprécie le bel adage des adieux entre Odette et Siegfried : les lignes sont parfaites et les décentrés suspendus. On reste néanmoins un peu à l’extérieur du drame. Mais juste avant la dernière confrontation entre Siegfried et Rothbart, Odette-Bleuenn a un éclair dans le regard quand elle tend désespérément son aile vers Siegfried. C’est sur ce genre de fulgurance que la jeune et talentueuse ballerine devra travailler lors de la prochaine reprise afin de se mettre au niveau d’interprétation d’un partenaire tel qu’Hugo Marchand.

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On était un peu triste, au bout de quatre représentations, de ne pas avoir été emporté par un cygne. D’autant qu’il y a des motifs de réjouissance du côté des solistes et du corps de ballet. Ce dernier, malgré un temps relativement court de répétition, se montre presque au parfait. La grande valse du premier acte, avec ses redoutables départs de mouvement en canon, est tous les soirs tirée au cordeau. La polonaise des garçons est digne de la discipline d’un ballet féminin. Les danses de caractères de l’acte 3 sont fort bien réglées. Dans la napolitaine, on a un petit faible pour le couple que forment Nikolaus Tudorin et Pauline Verdusen (qui fait ses adieux sur cette série), très primesautier, mais Hortense Millet-Maurin (également tous les soirs dans un quatuor de petits cygnes extrêmement bien réglé) et Manuel Garrido ont le charme et la fraicheur de la jeunesse. On est également rassuré de voir balayer le souvenir mitigé des pas de trois de la dernière reprise qui s’étaient avérés souvent mal assortis et avaient mis en lumière une certaine faiblesse chez les garçons. Pour cette mouture 2024, on trouve le plus souvent sujet à réjouissance. Les 22 juin, Ines McIntosh est très légère et délicate dans la première variation. Silvia Saint Martin est tolérable et Nicola di Vico a de beaux doubles tours en l’air bien réceptionnés et un vrai parcours. Les 28 juin et 3 juillet, on assiste aussi à un pas de grande qualité avec un trio réunissant Andrea Sarri, condensé d’énergie et de ballon, Roxane Stojanov enjouée et légère et Héloïse Bourdon alliant moelleux et élégance. Le 10 juillet, Camille Bon se montre élégante et déliée et Hoyhun Kang très légère. Antonio Conforti, partenaire sûr comme à son habitude, délivre une variation irréprochable et d’un bel abattage. Il prend même le temps de saluer le prince tandis qu’il accomplit ses exercices pyrotechniques. Enfin, le 12 juillet, le trio réunissant Mathieu Contat, Bianca Scudamore et Clara Mousseigne ne manque pas de talent. Contat fait un beau manège de coupé jeté, Scudamore est d’une grande légèreté dans la seconde variation mais Mousseigne, toujours trop démonstrative, se met parfois hors de la musique pour montrer ses atouts techniques…

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Le Lac des cygnes. Héloïse Bourdon (Odette/Odile) et Jeremy-Loup Quer (Siegfried).

Le 12 juillet… Il aura fallu attendre le 12 juillet pour que je sois ému par une Odette. Enfin un cygne de cœur, de chair et de sang ! Héloïse Bourdon, désormais une habituée du rôle, vient magnifier de tout son métier la maîtrise souveraine de la technique noureevienne. Les ports de bras sont crémeux ; l’arabesque haute de même que les développés (la variation) ; les ralentis contrôlés. Mais surtout, mais enfin, il se dégage de cette Odette une humanité, une sensibilité qui passe par-delà la rampe. Cette Odette regarde son Siegfried de ses yeux mais aussi… de son dos (adage). Pour que le parti-pris du « rêve du Prince » développé par Noureev fonctionne, il faut que le mirage de la femme sensible et idéale soit plus vrai que nature et non désincarné. La quasi perfection des cygnes du corps de ballet, à la fois disciplinés et vibrants (on regrette un vilain décalage de lignes côté jardin sur le triangle saillant à l’acte 4) reçoit enfin le couple qu’il mérite. En Siegfried, Jeremy-Loup Quer présente une belle danse noble et musicale sans aucun accroc. Ses intentions sont bonnes (la façon dont il réalise que son arbalète effraie le cygne) même si sa projection est encore intermittente. On salue le progrès accompli par cet artiste. En Rothbart, Enzo Saugar doit en revanche trouver l’équilibre entre sa technique, qui est très impressionnante, et son interprétation, qui est assez pâle.

On se laisse porter, comme le reste de la salle, très enthousiaste de bout en bout, par le couple Bourdon-Quer. Le cygne noir de Bourdon est serein dans la puissance, et le prince de Quer exalté et bondissant. Les adieux à l’acte 4 sont déchirants.

Disparaissant dans l’océan de fumigènes tandis que Rothbart emporte la princesse définitivement métamorphosée, on est profondément ému par la façon dont la main du prince semble surnager avant de disparaître à nouveau comme engloutie par le Lac.

L’émotion, enfin !

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