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Giselle à l’Opéra : Baulac-Moreau. Clarté de coeur et d’intentions

Giselle. Saluts.

Giselle (Adam, Coralli-Perrot / Polyakof-Bart). Ballet de l’Opéra de Paris. représentation du 22 octobre 2025.

Les représentations de Giselle continuent à l’Opéra et on découvre un peu sur le tard, puisqu’ils ont même dansé lors d’une des soirées à défilé en début de série, Léonore Baulac et Marc Moreau dans le couple Giselle-Albrecht. Qu’en est-il?

Moreau, qui apparaît le premier sur scène, est un prince à la pantomime claire comme le cristal à l’image d’ailleurs des intentions de son personnage. Il n’y a pas une once de calculateur dans cet Albert-Loys qui vient retrouver celle qu’il aime en dépit des conventions sociales. Avec Giselle, il est à la fois empressé et prévenant. Léonore Baulac joue quant-à-elle la carte de la fraîcheur absolue. Elle évoque par là-même Carlotta Grisi, la créatrice du rôle en 1841. Dans la scène de rencontre, elle dépeint une Giselle qui cherche à donner le change en se mettant sur le registre du badinage plaisant mais qui s’effraye finalement d’un rien dès que l’ardeur de son partenaire devient trop pressante. Dans l’épisode de la marguerite, Baulac ne joue pas la prescience du drame comme certaines mais fait juste passer une ombre sur son front. La marguerite glisse au sol, subrepticement récupérée par Moreau qui en arrache un pétale non pour berner Giselle mais bien pour la rassurer. Touché par ce couple, on se prend à leur souhaiter un avenir radieux bien qu’on connaisse assurément le dénouement de l’acte 1.

Il y a bien peu de danse pour les principaux protagonistes durant cet acte. On apprécie cependant la précision de la petite batterie de Moreau. Si la diagonale sur pointe de Baulac n’est pas le point fort de la variation de Giselle -elle parcoure peu- l’ensemble de son écot reste totalement dans le personnage. La danse de Giselle est entièrement dirigée vers Albrecht-Loys, les ports de bras vers sa mère n’étant qu’emprunts de déférence affectueuse.

On est donc toujours plongé au cœur de l’histoire au moment du ballabile final interrompu par Hilarion. Durant la scène de la folie, Giselle-Léonore n’est pas dramatique d’emblée. Sa démence est tout d’abord douce. Tout sourire, elle semble se remémorer les moments heureux de la funeste après-midi. Même l’épisode de l’épée commence comme un jeu. C’est après l’effondrement par épuisement que le drame se révèle devant un Albrecht médusé puis terrassé par le désespoir. Artus Raveau fait décidément aussi un superbe travail de pantomime, passant de la véhémence à la prostration. On ne peut s’empêcher de se demander ce que Raveau aurait apporté au personnage d’Albrecht s’il lui avait été donné de le danser cette saison …

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L’acte 2 commence par une déception mineure. En Reine de Willis, Hoyhun Kang se montre certes précise mais exécute de curieux doubles sautillés arabesque en désaccord avec la musique. Sa Myrtha manquera de projection ainsi que de parcours sur l’ensemble de cette représentation. Le corps de ballet est de son côté vraiment immaculé. Eléonore Guérineau, Moyna, se distingue par le suspendu de ses équilibres et s’offre en contraste avec la Zulma de Millet-Maurin délicatement minérale.

Dès son arrivée, Léonore Baulac est un très doux spectre qui déroule une forme de mouvement perpétuel. Face à Marc Moreau, prince éploré – il entre comme épuisé par des nuits sans sommeil, interprétant parfaitement la fièvre et l’angoisse jusque dans les retrouvailles – elle enchaîne le mouvement pantomime « il pleure et -la main sur le cœur- il m’aime donc » avec le grand développé qui débute l’adage. C’est infiniment poétique. Giselle-Léonore est une âme souriante et salvatrice dès cette première rencontre.

Les deux artistes nous gratifient d’un très beau duo.  En dépit d’un petit accroc sur les sautillés arabesque qui suivent la série des entrechats-six d’Albrecht (ciselés par Moreau) on est conquis par l’effet de volettement de la traversée finale. Giselle semble véritablement soutenir son prince repentant quand en fait, d’un point de vue strictement technique, elle est portée par lui.

Léonore Baulac (Giselle) et Hervé Moreau (Albrecht).

Le retour à la tombe est absolument émouvant : Albrecht porte Giselle comme Jésus sa croix. Moreau n’est pas un prince à lys mais un amant à marguerites. Dès que Giselle a disparu dans son sépulcre, il les sert convulsivement contre sa poitrine et s’agenouille en direction de la croix tandis que le rideau se ferme.

Grâce à ces interprètes clairs d’intentions, on sort -enfin ! – le cœur battant et les yeux humides d’une Giselle à l’Opéra.

Giselle. Salut le 22/10:25. Artus Raveau (Hilarion), Léonore Baulac (Giselle), Marc Moreau (Albrecht) et Hoyun Kang (Myrtha).

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Soirées d’ouverture à l’Opéra : la saison des fleurs

Soirée d’ouverture. Ballet de l’Opéra de Paris. Grand défilé du corps de ballet / Requiem For a Rose – Junior Ballet / Giselle. Soirée du 30 septembre 2025.

Et voilà un nouveau début de saison au Ballet de l’Opéra ! Pour cette ouverture, une désormais traditionnelle soirée de Gala a été programmée, soirée à laquelle nous nous sommes bien gardés d’assister. Pourquoi payer un prix outrageusement gonflé pour 1 coupe de champagne et trois petits fours quand le même programme allait être réitéré deux fois dans le courant de la même semaine ?

Pour tout dire, il y a tout de même un prix à payer à assister à ce genre de pince-fesse chorégraphique. Lorsque la pièce de résistance n’est autre que Giselle, chef d’œuvre du ballet romantique, deux heures de beauté et une éternité d’émotion, tout préambule peut paraître superflu. Or, en ce 30 septembre 2025, il n’y en a pas un mais deux.

Le premier était le très couru Grand défilé du corps de Ballet, 25 à 30 minutes de célébration de la plus ancienne compagnie de Ballet du monde. Une page d’Histoire ? On pourrait ironiser. Le défilé, c’est un peu comme notre baguette nationale : comme elle, il ne s’est imposé qu’après la Deuxième Guerre mondiale. En 1946, le Ballet de l’Opéra était encore tout abasourdi d’avoir perdu ses deux têtes, Jacques Rouché, son directeur depuis septembre 1914, et Serge Lifar, maître des destinées chorégraphiques de la Grande boutique depuis 1930, accusés de fricotage imprudent avec l’occupant allemand. L’idée de ce défilé, célébrant l’excellence d’une troupe en très grande forme et redevenue centre de création, était celle de Lifar. Mais le maître étant encore persona non grata sur le plateau. Il revint à Albert Aveline, représentant de la tradition à l’Opéra, de régler le cérémonial. Avant lui, en 1926, Leo Staats, un autre grand représentant de l’école française dont l’Ecole de danse justement reprendra cette saison le très joli Soir de Fête, avait inventé un défilé posé sur un extrait du Tannhäuser du très germanique Richard Wagner. En 1946, Berlioz et ses Troyens ont donc remplacé très avantageusement Wagner, en délicatesse après 4 ans d’occupation allemande, comme l’a prouvé une curieuse tentative de reprise de cette bande-son originale, en 2015, sous l’ère Lissner-Millepied.

Un traditionnel relativement récent ce défilé ? La réponse est peut-être plus subtile. Au XVIIIe siècle, les danseurs et danseuses de la compagnie défilaient déjà pour saluer la loge royale, qu’elle soit occupée ou non.

Aujourd’hui, le Roi, c’est le public. Et ce dernier, qui est bien là, ne se ménage pas pour signifier son appréciation à la différence des salles d’Ancien régime. Ne dit-on pas  –mais est-ce vrai ?- qu’en son temps, la reine Marie-Antoinette créa le scandale en manifestant ouvertement son approbation par des applaudissements ?

Pour cette édition 2025, les motifs de satisfaction étaient réels. En effet, contrairement à la session 2024, qui ressemblait à un texte à trous, les rangs des étoiles étaient serrés lors du salut final. A l’émotion de voir défiler les petits, particulièrement bien rangés, au plaisir de saluer les jeunes du Junior Ballet, venus renforcer les rangs, s’ajoutait en effet le profond bouleversement de revoir enfin Mathias Heymann fouler de ses pas le plateau de Garnier.

Ajoutez à cela l’annonce de la complète restauration du Concours de promotion, d’abord amputé de la classe des sujets puis mis sur la sellette l’an dernier. L’attitude diplomatique d’Alexander Neff et de José Martinez serait-elle en train de porter ses fruits ? Devant le bouquet radieux du défilé, on n’est pas loin de voir poindre des lendemains qui chantent.  

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Dans les projets d’amélioration du Directeur de la Danse se trouve la volonté de revivifier l’usage des pointes pour les nouvelles entrées au répertoire.

Requiem for a Rose. Junior Ballet.

Manifestation de cette volonté, Le Junior Ballet présentait justement une pièce néo-classique qui à défaut d’être très récente (elle date de 2009) avait l’avantage de mettre les danseuses sur pointe dans une mise en scène contemporaine. Requiem For a Rose répond au programme de José Martinez qui préfère inviter une première fois les chorégraphes avec une pièce préexistante pour que celle ou celui-ci apprenne à connaître la compagnie. Outre l’usage des pointes, Annabelle López Ochoa cite sans détour l’Histoire de la Danse. On est apparemment invité à une version 2.0 du Spectre de la Rose de Fokine.

Une nymphette en académique chair, pieds nus, les cheveux lâchés, tient une Rose entre ses dents à la manière de l’antique publicité pour une célèbre marque de dentifrice. La gestuelle est anguleuse. Les basculements brusques du bassin permettent à Shani Obadia de projeter son abondante chevelure dans tous les sens. Sur une bande son de battements de cœur accompagnés de pizzicati humides, arrivent des types en grande jupe pourpre cardinalice. Ils enserrent lentement la danseuse. Va-t-on assister à la vengeance impitoyable de la reine des fleurs, sacrifiée sur l’autel d’un bal ? Voilà qui serait intéressant.

Mais voilà que débute le célèbre adagio du Quintette en ut de Schubert et l’ambiance change du tout au tout. Une chorégraphie fluide, kylianesque en diable, à base de portés volants et tourbillonnants, de bras fluides qui se caressent et semblent toujours s’éviter. Les embrassements sont aussi doux que le parfum d’une rose ancienne. Les filles sur pointes sont habillées à l’unisson des garçons. Les multiples pirouettes demandées aux danseurs et danseuses sont magnifiées par les juponnages généreux des costumes.

Puis le ballet se termine comme il a commencé, sur « l’environnement sonore » d’Almar Kok, avec le retour de la porteuse de rose. Aucune connexion ne s’est établie entre les deux ambiances de la pièce, manquant l’effet éminemment romantique du retour à la réalité.

Inoffensif, Requiem for a Rose se laisse regarder mais s’oublie aussi vite qu’on l’a vu. La route qui conduit au renouvellement de l’usage des pointes paraissait bien longue et incertaine en 2009… Mais les choses ont elles changé ? Le programme Racines qui débute incessamment apportera peut-être des éléments de réponse.

Requiem for a Rose. Shani Obadia et le Junior Ballet.

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La soirée semble déjà bien avancée. La fatigue commence à poindre et, pourtant, Giselle n’a pas encore commencé. Il faut se ressaisir.

Giselle. Décor de l’acte 2 (détail). Alexandre Benois.

Nous avions déjà vu le couple de cette soirée en mai 2024.

A l’acte 1, Sae Eun Park confirme la bonne impression qu’elle nous avait faite alors. Elle délivre une très jolie première scène voletante dans l’épisode de la marguerite. La scène du banc est personnelle. Au lieu d’étaler sa jupe sur l’ensemble de l’assise, elle s’assoit à son extrémité, soulignant ses velléités de fuite face à l’empressement de son partenaire. Dans la Grande valse avec les vendangeuses, ses piqués attitude sont suspendus. Ceux en arabesque, tenus sans raideur, expriment parfaitement l’exaltation amoureuse.

La scène avec Bathilde est charmante. Park s’agenouille avec grâce aux pieds de la traîne doublée d’opulente fourrure et la porte à sa joue avec une vraie simplicité. La diagonale sur pointes, qui suit ce moment pantomime, est aisée et sans technicité vide. Elle n’arrête pas l’action.

La Folie de Giselle-Sae Eun est douce et triste. On se prend à regarder Germain Louvet, prince charmant inconscient jusqu’à l’épisode de l’épée. Peut-être la violence de ce moment  particulier aurait dû davantage guider la Folie de la danseuse pour vraiment bouleverser.

A l’Acte 2, si Roxane Stojanov déçoit un peu avec sa Myrta un tantinet pesante, aux arabesques pas toujours assurées, Park et Louvet forment en revanche un couple bien assorti.

Les adages jouent sur le moelleux et le ralenti tandis que les variations réveillent l’ensemble par des détails très ciselés et mis en avant (les petits ronds de jambes sous le tutu ou les sauts italiens finis petite arabesque pour elle, les pirouettes attitude en dehors prises très rapidement et néanmoins parfaitement contrôlées pour lui).

On s’étonne, à la vue de tant de perfections déployées en compagnie d’un corps de ballet si bien réglé de n’être pas plus ému. Sans doute la longueur et l’éclectisme de cette soirée sous le signe des fleurs (un bouquet, des roses, des marguerites et des lys) y étaient pour quelque chose. On reste enthousiasmé par ce début de saison et curieux aussi de la nouvelle maturité d’interprétation de Sae Eun Park.

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Giselle : romances avec ou sans paroles

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Giselle. Saluts

Giselle. Ballet de l’Opéra de Paris. représentations du 27 et du 28 mai 2024.

Je ne pensais pas que cela puisse arriver, mais c’est arrivé. J’ai fait une overdose de Giselle ! Au bout de quatre représentations espacées de quelques jours, j’ai craint un moment de ne plus trouver les ressources émotionnelles nécessaires pour rester sensible à la pléthorique pantomime du premier acte et aux fumigènes du second. Il faut dire que la production de l’Opéra de Paris, au répertoire depuis 1998, n’aide pas. L’esthétique calendrier des postes, les maisons de toiles peintes, les costumes trop juponnés et les perruques de matrones des Willis au deuxième acte lassent.

Et depuis le début de la série, je grince des dents à la vue du stupide praticable en fond de scène par lequel rentrent de non moins stupides hallebardiers lorsqu’arrive la Chasse. Quelle cour chasserait en compagnie de lourdeaux en cuirasse, casque et cotte de maille ? De plus, pour cette reprise, les bords extérieurs de la pente sont inélégamment couverts d’un scotch très voyant visible dès le niveau des premières loges. La vraisemblance ne semble être requise que pour les spectateurs de l’orchestre et du balcon. Même assemblée de manière plus discrète, cette pente artificielle n’apporte pas grand-chose à l’action (elle demande à Wilfried, l’écuyer hyperactif, de courir dans tous les sens encore plus vite qu’à l’accoutumée, tel une gerbille en mal d’exercice dans sa cage à roue) et même la gêne : cet élément de décor rend trop prégnant le départ des figurants « nobles », bariolés de couleurs vives, pendant la scène de la folie.

Pour cette reprise enfin, les costumes masculins du premier acte commencent à accuser le poids des ans. Les pourpoints des Albrecht surtout, d’un beige aux coquets reflets irisés à l’origine (un contre-sens) commencent à prendre des reflets grisâtres dans leurs plis qui font sale.

Autant dire qu’avec la perspective d’encore deux représentations, je n’étais pas bien disposé. Dommage pensais-je, la représentation du 27 mai étaient l’une des plus attendues de la saison avec celle des adieux de Myriam Ould-Braham : Marianela Nuñez, la très célèbre ballerine du Royal Ballet venait y faire l’une de ses deux apparitions cette saison…

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Hugo Marchand et Marianela Nuñez et Valentine Colasante (saluts)

Mais en ce soir du 27, on oublie vite toutes ses réserves. Le couple que forment Marianela Nuñez et Hugo Marchand, sans recherche d’esbroufe, loge de petits trésors dans les détails. Dans un premier acte où il n’y a pas grand-chose techniquement pour l’étoile féminine, Nuñez offre une pantomime naturelle, à la fois ciselée et ouverte à l’improvisation du moment. Elle marque par exemple ses attentes et sa déception à sa sortie de la maison par de petits haussements d’épaule ou des hochements de tête qu’on ne s’étonnerait pas d’observer dans les rues aujourd’hui. C’est ce même naturel qu’avait déployé Hugo Marchand dès sa première entrée lorsqu’il se traitait lui-même de baderne pour avoir oublié de retirer son épée… La pantomime est suffisamment accentuée pour être vue de loin et sans jumelles depuis les inconfortables sièges de l’amphithéâtre. Le taquinage amoureux entre Giselle et Albrecht est donc captivant. Durant le final de la première danse avec le corps de ballet, Marianela Nuñez fait une petite torsion de côté inattendue lors du premier porté comme si elle allait déjà s’asseoir sur l’épaule de son partenaire. Cela donne du naturel à l’ensemble. La diagonale sur pointe est menée dans le même esprit de sérénité, sans rupture avec la psychologie ouverte et solaire du personnage principal. On apprécie les amples tours attitude qui précèdent les piqués arabesques.

Cette unique démonstration de technique pour la ballerine était préparée par le pas de deux des vendangeurs défendu avec beaucoup de chien par Andrea Sarri et Nine Seropian, deux partenaires qui, de prime abord, ne sont pas très assortis physiquement. Sarri, au beau ballon, parvient à transformer, en artiste consommé, ses rares petits accrocs en moments de théâtre. Nine Seropian, un peu trop grande pour Sarri, montre de jolies qualités de moelleux dans ses variations.

L’ambiance générale de ce premier acte, très insouciante, n’est assombrie que lorsque Albrecht-Hugo pose des yeux inquiets sur le médaillon armorié que lui présente Giselle-Marianela.

Après cette acmé de joie, la scène de la folie parvient à nous prendre par surprise. Marianela Nuñez trouve là encore de petits détails captivants. Lorsqu’elle se détache d’Albrecht figé dans une pose comme le reste du plateau, elle caresse la main gauche de son partenaire jusqu’au bout des doigts avant de s’arracher à lui et débuter sa Folie. Toute cette scène est marquée par une violence presque vériste qui contraste avec la douceur distillée pendant tout le reste de l’acte. Il y a beaucoup d’effets de cheveux que la ballerine porte très longs. Ses rires ont presque des accents cruels au moment de l’épisode de l’épée. On court à tombeau ouvert vers le funeste dénouement.

Comme pour toutes ces Giselle où l’acte 1 est réussi, il ne reste plus qu’à se laisser porter par l’acte 2. On retrouve la Myrtha pleine d’autorité de Valentine Colasante et on approuve l’exécution d’Hilarion par les Willis, tant son incarnation par Jeremy-Loup Quer en faisait au premier acte un personnage plus vindicatif qu’amoureux. Hugo Marchand fait une belle entrée noble et Marianela Nuñez est une Giselle aux très beaux piqués arabesque : l’arabesque elle-même n’est pas très haute mais le piqué à une qualité planée-flottée réellement fantomatique. Il y a ce très beau moment où Marchand reçoit la pluie de marguerites sur son visage ; on y voit comme l’ondoiement d’un nouveau-né. Giselle-Marianela est un véritable ange protecteur. Les deux danseurs dansent dans un parfait unisson. C’est pour cette série le seul couple où, durant la première rencontre, le garçon prend la peine d’atterrir en même temps que sa partenaire au moment des croisements en tombé – pas de bourré – assemblé.

Albrecht-Hugo, qui cisèle ses variations (tours attitudes rapides soutenus, entrechats très dessinés et mains semblant chercher l’oxygène), semble totalement à la merci de sa Giselle heureusement bienveillante. La réconciliation est faite. Lorsqu’il disparaît dans sa tombe, le doux fantôme semble même tenter d’enfin donner sa main à l’amant repentant. Elle lui échappe pourtant une dernière fois. Albrecht-Hugo n’a plus que ses marguerites comme preuve tangible de son ultime rencontre avec l’être aimé.

En sortant du théâtre, on se dit qu’au fond, cette distribution de grande classe arrivait à point pour relancer notre dernière ligne droite de représentations du ballet romantique par excellence…

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Hannah O’Neill (Giselle) et Germain Louvet (Albrecht)

Mais retourner voir Giselle dès le lendemain était tout de même une gageure et on traînait un peu des pieds pour s’y rendre. Après une soirée où la salle était tellement enthousiaste, comment allait-on revenir à des étoiles-maison sans être déçu ? On va cependant encore une fois faire l’expérience d’une bonne surprise.

Germain Louvet, qu’on avait déjà vu aux côtés de Sae Eun Park, recompose entièrement son Albrecht  pour sa nouvelle partenaire Hannah O’Neill. Pour elle, il est un prince qui ne cherche pas spécialement à dissimuler ses origines. Lorsqu’il rencontre Giselle, il ne lui fait pas le petit coup d’épaule traditionnel à l’Opéra de Paris ; il la lui touche délicatement puis s’agenouille et lui fait un baise-main. Tout le badinage avec O’Neill est empreint de ces bonnes manières. La Giselle d’Hannah O’Neill n’apparaît pas à proprement parler naïve, au moins du point de vue social. Elle flirte sans arrière-pensée avec un jeune homme dont elle sait qu’il n’appartient pas à son monde. Elle sait refuser ses baisers avec une forme de grâce primesautière. Le petit jeu des bises de la main – piqué attitude est plein de vivacité. Les interactions d’O’Neill avec les paysans sont naturelles. On lui pardonne donc une diagonale sur pointe avortée qui ne l’empêche pas de rester dans son personnage.

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Antonio Conforti (Hilarion) et Hannah O’Neill (Giselle)

Du côté des seconds rôles, Antonio Conforti est un émouvant trouble-fête en Hilarion. Il accentue bien la pantomime tout en fixant toujours sa Giselle avec des yeux ardents et un désespoir poignant. Les deux vendangeurs sont des nouveaux venus dans le rôle. Saki Kuwabara et Rubens Simon dansent affilés ; leur prestesse les rend aigus comme une jolie gravure.

Au moment des révélations, la gravure tourne à l’eau forte. Giselle-Hannah ne prend pas la peine de dire à Bathilde « mais c’est lui mon fiancé ». Elle regarde figée d’horreur la pierre scintillante de la bague de la noble dame. Il ne lui avait pas tout dit ! Pourtant Albrecht-Germain ne fait à aucun moment planer le doute. Il se montre froid avec sa fiancée officielle. O’Neill rend très violent l’épisode de l’épée. Sa chute après la reprise des pas qu’elle dansait avec son amant en compagnie des paysans est très brusque. Le désespoir d’Hilarion, figé dans une pose finale contournée, presque expressionniste, est frappant. On a été captivé par ce premier acte.

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Roxane Stojanov (Myrtha)

À l’acte 2, l’attente de la réunion des deux héros est magistralement entretenue par la Myrtha de Roxane Stojanov dont la danse poétique a quelque chose de liquide comme le lac où elle va précipiter ses victimes. Ses bras en revanche, très fluides, semblent saluer un ciel étoilé. Le corps de ballet et les deux Willis orchestrent la montée dans la tension maléfique.

Hannah O’Neill fait une entrée très preste avec son tourbillon de sautillés. Dans sa première variation, ses fouettés arabesque sur plié très profonds, très nuageux, suspendent le temps. Pendant tout l’acte, les deux amants communiquent silencieusement, par la danse et par l’harmonie des lignes. C’est une romance sans paroles là où la veille on avait assisté à une conversation. Les équilibres sont beaux dans l’adage : dans son grand rond de jambe où elle s’enroule en attitude autour de son partenaire, Hannah O’Neill est tellement en apesanteur que Louvet n’a pas besoin de la soutenir. Albrechr-Germain trouve des accents héroïques dans ses variations. Il contrôle les  rapides pirouettes attitude en dehors au point d’avoir le temps de faire des mouvements de tête vers Giselle.

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Hannah O’Neill et Germain Louvet (saluts)

À la fin, Giselle-Hannah glisse lentement vers la tombe. Son amant essaye de saisir le bas du tutu qui lui échappe comme s’il s’agissait d’un nuage immatériel. Il se couche sur le socle de la croix à la manière de ces pleureuses de bronze qu’on voit sur les tombes chic du Père Lachaise avant de tracer à reculons un chemin de lys ; un ultime hommage à la belle disparue.

On ne regrette pas d’être venu.

Une reprise, vite !

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Giselle à Bordeaux : quand la danse a le dernier mot

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Giselle. Vanessa Feuillatte. Saluts.

Giselle (Adam/Coralli-Perrot). Opéra National de Bordeaux. Nouvelle production de Matali Crasset. Représentation du 28 décembre 2023.

Avec les œuvres ressassées du répertoire, si géniales soient-elles, la tentation est grande d’y apporter un regard personnel ou nouveau – idéalement les deux. À l’Opéra, depuis la seconde moitié du XXe siècle, le lyrique est coutumier, et plus souvent qu’à son tour victime, de relectures scénographiques d’œuvres anciennes par des metteurs en scène. Mais l’Opéra n’est plus un art qui voit foisonner les créations. Il faut sortir d’une certaine monotonie du répertoire.

Dans le monde chorégraphique en revanche, les regards nouveaux portés sur le répertoire prennent le plus souvent la forme de réécritures, créations à part entière. Le ballet Giselle a ainsi maintes fois été relu. La plus célèbre mouture qui vient à l’esprit est sans aucun doute la version Mats Ek, sur la musique d’Adolphe Adam. Dernièrement, Akram Khan a même proposé sa Giselle sur une nouvelle partition.

En revanche les rhabillages de la chorégraphie originale par des metteurs en scène décorateurs sont plus rares. À l’Opéra de Paris, pour Giselle, deux interventions notables d’artistes sont restées dans les mémoires. En 1954, la mise en scène de Jean Carzou avait fait beaucoup parler d’elle. Le décorateur et costumier avait apposé son esthétique de vitrail, tellement effective dans Le Loup de Roland Petit, sur l’original d’Adam-Perrot/Coralli. Le résultat avait paru fort déplacé pour conter le triste destin de la petite paysanne trahie et la double rédemption des amants à l’acte 2. Le côté graphique semblait ne pas convenir aux brumes romantiques de Heine et de Gautier. En 1991, Patrick Dupond avait également commandé une nouvelle “vision” au peintre Loïc Le Groumelec. Giselle se trouvait transposée dans la lande bretonne. Les costumes, épurés, avaient des couleurs tranchées surtout pour la cour au premier acte. Les décors étaient réduits à leur plus simple expression (notamment la maison de Giselle, sans porte ni fenêtre et celle d’Albrecht, remplacée par une structure tubulaire en forme de demi-igloo). Le monde balletomane avait frémi lorsque la nouvelle avait fuité que l’artiste voulait affubler les danseuses de l’acte 2 de chasubles en bure. Apparemment, la direction avait négocié avec le créateur et les Willis avaient été finalement vêtues de très jolis tutus que personnellement je regrette amèrement chaque fois que je vois les Willis se croiser à l’acte 2 avec leurs tutus-sylphide trop juponnés dans la production “calendrier des postes” qui a remplacé depuis la version Le Groumellec. Avec tous ses défauts, notamment l’absence de pendrillons à l’acte 1 et 2 qui rendait la scène bien vide lorsque les danseurs n’étaient pas entourés par le corps de ballet, un certain romantisme se dégageait de la production. Giselle apparaissait au milieu d’une forêt de menhirs surmontés de croix sortis de la brume. Pourquoi pas…

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Giselle, Acte 1. Photographie Julien Benhamou

Dans la nouvelle production bordelaise de la designeuse Matali Crasset, on retrouve en un sens certaines de ces actualisations des deux versions “contemporaines” du passé que je viens d’évoquer. Les costumes par exemple sont presque schématiques dans leur structure et juxtaposent des couleurs tranchées :  des verts acides pour les garçons de la campagne et des orangés pour les filles. Les personnages qui ont une importance sociale ou dramatique voient leurs oripeaux agrémentés d’appliqués de bandes de tissus verticales qui ne sont pas sans rappeler la technique chère à Carzou. Le décor est une silhouette de paysage. À l’acte 1, la maison de Giselle est une structure en bois qui ne montre que les arêtes de bâtiment (une option infiniment préférable aux maisonnettes peintes en trompe-l’œil qui tremblotent quand le prince frappe à la porte). Les arbres sont en vraies planches de pin des Landes. Ils sont réutilisés la tête en bas à l’acte 2.

Pourtant, cela ne marche pas. Que certains accolages de couleurs fassent mal aux yeux, particulièrement pour les costumes de la chasse (le pauvre Marc-Emmanuel Zanoli en duc de Courlande ressemble au roi Charles IV et 4 font 8 et 8 font 16 du Roi et l’Oiseau), est certainement question de goût. La disparition de certains accessoires ressentis comme essentiels peut encore passer (plus que l’épée, je regrette les marguerites de l’acte 2, preuves tangibles de la présence du fantôme de Giselle). Mais quelque chose d’autre vient empêcher la production de faire corps avec le ballet présenté dans une chorégraphie tout ce qu’il y a de plus traditionnelle. Matali Crasset écrit dans sa déclaration d’intention : « Mon point de départ créatif a été d’imaginer que le véritable personnage principal du ballet est le tutu. Et donc, toutes les structures créées pour faire le décor sont en forme de cône ». C’est un contresens. Le tutu n’est pas l’objet du ballet mais un des moyens d’exprimer  et de magnifier l’évanescence qui est au centre du fantastique romantique. Pourquoi alors avoir surchargé la scène de motifs géométriques qui viennent rendre ce costume emblématique déplacé ? Pourquoi avoir réduit l’horizon à un cyclorama brutalement carré à l’acte 1 et en forme de manteau de cheminée à l’acte 2 ? Au milieu de ce décor pour showroom de décorateur d’intérieur, l’histoire de Giselle paraît au contraire étrangement hors-sol. Un comble pour une metteuse en scène qui prétendait réaffirmer « un paysage communautaire ».

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Giselle, Acte 2. Photographie Julien Benhamou.

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Le point positif, c’est que les artistes parviennent quand même à convaincre dans le ballet.

Ashley Whittle est un Albrecht juvénile, souriant, assez lumineux, qui s’oppose bien au ténébreux Hilarion de Riccardo Zuddas. La technique de monsieur Whittle est claire et il a une jolie projection. On se demande à un moment s’il ne reste pas un tantinet sur le même registre. Mais lors de la scène de la folie, il parvient à exister et à montrer clairement ses sentiments conflictuels et ses tergiversations. Son désespoir est presque enfantin.

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Giselle. Riccardo Zuddas (Hilarion)

Vanessa Feuillate quant à elle dessine une Giselle très classique aussi bien dans son expression et sa danse. C’est impeccable et romantique. Il y a du moelleux et de l’abandon aux bras de son partenaire. Sa diagonale sur pointe, sans être ébouriffante, est bien négociée.

En intermède, avant ce morceau de bravoure, le pas de deux des vendangeurs, dansé intégralement par un couple et non par plusieurs danseurs comme dans certaines autres compagnies à effectif moyen, est plutôt bien exécuté. Ryota Hasegawa a une jolie technique de jambe même si son buste et son cou pourraient être plus déliés. Marina Guizien a de belles lignes et une vraie assurance. Elle triomphe d’un costume à grosses franges, également partagé par le reste du corps de ballet féminin, qui découvre les jambes jusqu’au niveau du justaucorps et rentre en contradiction avec la technique romantique, plutôt axée sur le bas de jambe.

Dans la scène de la folie, autre morceau de bravoure, dramatique celui-là, Vanessa Feuillate dessine tout en nuance le naufrage psychique de son personnage. On passe de la simple absence au désespoir, puis du désespoir à l’accès de folie terrorisée. Tout cela est rendu visible sans être appuyé.

À l’acte 2, Feuillate et Whittle, dans un décor qui conviendrait mieux à la scène des flocons de Casse-Noisette, parviennent à nous recentrer sur la danse. Elle a de très jolis tourbillons d’entrée puis de très beaux piqués arabesques. Lui sait mettre son Albrecht dans la continuité de l’acte 1. Sa rencontre avec le spectre de Giselle est exaltée, comme s’il la croyait ressuscitée. Il sera bientôt détrompé.

Entre-temps, Anna Guého, reine des Willis dotée de ballon et de parcours, a ajouté à son autorité la corde de l’implacabilité. Hilarion-Zuccas meurt donc avec énergie et panache aux bras d’un corps de ballet féminin ganté, très bien réglé et intelligemment agencé (l’entrée pour leur traversée en sautillé arabesque masque le fait qu’elles ne sont pas 24 en employant un agencement en chevron).

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Giselle. Anna Guého (Myrtha).

Dans le grand adage, Giselle et Albrecht nous gratifient d’un bel accord de lignes, de ports de bras romantiques sans aucune angularité et surtout de très beaux portés aériens. Celui du volettement est joliment suspendu. Lors de la curée finale des Willis, la traversée diagonale de Giselle soutenant Albrecht épuisé n’est pas en sautillés mais en portés-voyagés. L’effet n’en est que plus signifiant. On ne peut pas en dire autant de la sortie des Willis au petit matin, en piqué arabesque plutôt qu’en piétiné. En revanche, la scène finale où Albrecht étend Giselle sur sa tombe et la recouvre d’un linceul est très touchante.

L’amour a triomphé des ténèbres tandis que, semble-t-il, la danse a triomphé de la production. Tout est bien qui finit bien, en somme.

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Giselle. Ashley Whittle (Albrecht), Vanessa Feuillatte (Giselle),

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Giselle à l’Opéra : l’épreuve du temps

Giselle (musique Adolphe Adam, chorégraphie : Jean Coralli et Jules Perrot révisée par Marius Petipa. Version 1991 de Patrice Bart et Eugène Poliakov). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 7, 11 et 15 février (matinée). Orchestre Pasdeloup; direction Koen Kessels.

À chaque reprise d’un grand classique (chorégraphique ou non), une question revient : celle de la pertinence ou de l’actualité de l’œuvre « re-présentée ». Comment telle histoire d’amour, pensée à une époque où les conventions sociales et les tabous étaient autres, peut-elle encore parler à notre époque? Certains grands succès d’autrefois sont éclipsés voire poussés dans l’oubli par des œuvres contemporaines auparavant considérées comme mineures. Aujourd’hui, on oublie souvent que Giselle, n’a pas toujours eu ce statut d’intemporalité qu’on lui reconnaît à présent. Disparu du répertoire de l’Opéra de Paris en 1867, bien qu’il ait été à l’époque l’objet d’une luxueuse reprise à l’occasion de la venue dans la capitale d’une ballerine russe, Martha Murawieva, le ballet ne revint sur une scène parisienne qu’en 1909 avec la production Alexandre Benois des Ballets russes de Serge de Diaghilev. Encore à l’époque, la réaction du public parisien, constitutivement peu intéressé par la conservation du patrimoine chorégrahique, fut-elle mitigée. Le ballet fut souvent considéré suranné. Ce qui sauva la chorégraphie et le ballet lui-même, ce furent ses interprètes : la suprêmement belle Tamara Karsavina et le désormais légendaire Vaslaw Nijinski.

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Et au soir du 7 février, rien ne paraissait plus criant que la nécessité d’interprètes forts pour faire revivre une œuvre du passé. Sur la distribution réunissant Léonore Baulac et Germain Louvet, je ne vois pas grand-chose à rajouter après la relation qu’en a faite l’ami James. Voilà néanmoins les pensées qui m’ont traversé l’esprit pendant le premier acte. La rencontre Giselle-Albrecht : « Décidément, je déteste cette production prétendument Benois. Ça y est, Albrecht frappe à la porte et la petite maison tremble sur ses fondements… » La Marguerite : « Qui est l’architecte de ce château ? Il s’embête à construire un donjon sur un deuxième pic rocheux et il le relie au château par un pont en pierre… ». La scène avec les paysans : « Il n’y a pas à dire… Ces villageois pètent dans le satin et la soie ! Et puis ça danse presque trop chic. Qui est le coiffeur du grand blond à la mèche impeccable ? » Le pas de deux des vendangeurs : « Elle est où, Eléonore Guérineau ? Vite, mes jumelles ! » Hilarion découvre le pot aux roses : « C’est bizarre quand même… Comment le blason sur l’épée d’Albrecht-Loys peut-il être le même que celui du cornet à bouquetin du duc de Courlande ? Ça manque de logique… Ah, mais il faut vraiment que je ne sois pas dedans ! François Alu-rion est pourtant formidable… Il joue, lui… À vrai dire, au milieu de cette gravure mièvre et palie, on dirait un personnage vigoureusement peint à l’huile ! ». La scène de la folie « Oh dis donc, elle a le bras trop raide, Hasboun en Bathilde, quand elle remonte le praticable »…

N’en jetez plus… L’acte blanc qui repose moins sur une narration a beau être de meilleure tenue dramatique, surtout pour mademoiselle Baulac, on ressort curieusement vide de cette représentation. Tout cela nous a paru bien désuet.

 

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Pour autant, on ne demande pas nécessairement aux danseurs de rendre actuel un ballet créé en 1841. Durant la soirée du 11, Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio interprétaient les rôles principaux avec une sensibilité très « romantique XIXème » sans pour cela sentir la naphtaline.

Ce qui marque dès l’entrée de Gilbert, c’est la finesse des détails, aussi bien dans la danse (légèreté des ballonnés coupés) que dans la pantomime, ciselée, précise et intelligente : l’air de gêne que prend Giselle lorsque sa mère fait le récit de sa maladie à Bathilde (Sarah Kora Dayanova, très noble et pleine d’autorité) est très réaliste et touchant. Mathieu Ganio est un Loys-Albert très prévenant. Il se montre tactile mais sans agressivité. C’est un amoureux sincère dont le seul crime est d’être trop léger. Le couple fonctionne à merveille comme lors des agaceries aux baisers avec le corps de ballet : chacune des feintes des deux danseurs est différente. La scène de la folie de Dorothée Gilbert est dans la même veine. La jeune danseuse brisée, qui s’effondre comme une masse, convoque les grandes scènes de folies de l’Opéra romantique.

Autant dire qu’on oublie alors, la petite maison qui tremble, le château impossible et même la stupide remontée du praticable par les aristocrates chasseurs pendant la scène de la folie.

Lors de la soirée du 7, on s’était graduellement réchauffé à l’interprétation de Léonore Baulac (aux jolis équilibres et aux retombées mousseuses) sans vraiment pouvoir y adhérer. Ici, parfaitement mis en condition, on entre directement dans le vif du sujet. Il faut dire que Valentine Colasante est une Myrtha de haute volée, à la fois très sculpturale et fantomatique (par la suspension des piqués-arabesque). Et puis, dans la première des deux Willis, il y a Éléonore Guérineau,  toute en torsions harmonieuses des lignes (sa présentation des épaules et du dos est admirable et ses bras quasi-calligraphiques).

Dorothée Gilbert, quant à elle, est, dès sa première apparition, une Giselle absolument sans poids. Elle semble, là encore, être l’incarnation d’une lithographie romantique. À cela, elle ajoute néanmoins une touche personnelle avec ses très beaux équilibres qui, au lieu d’être portés vers l’avant, semblent tirés vers l’arrière lorsqu’Albrecht précède Giselle. Cette communication silencieuse est extrêmement émouvante. Mathieu Ganio dépeint un amant presque résigné à la mort. Le troc des fameux entrechats six contre des sauts de basque a du sens dramatiquement. En s’agenouillant devant Myrtha, le prince semble accepter son sort. Lorsque Giselle-Gilbert disparaît dans sa tombe, Albrecht-Ganio s’éloigne en laissant tomber une à une les fleurs de son bouquet comme on se dépouille de ses dernières illusions.

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Le 15 en matinée, on fait une toute autre expérience. Le duo Albisson-Marchand resitue l’histoire de Giselle dans le monde contemporain et l’ensemble du ballet en bénéficie. On n’a plus fait attention aux incohérences et aux conventions vieillottes de la production. Le corps de ballet ne semble plus aussi sagement tiré au cordeau que le premier soir. Pendant le pas de deux des vendangeurs, quand Éléonore Guérineau attire l’attention du groupe et de Bathilde avec un naturel désarmant, toute l’attention de ce petit monde semble rivée sur elle.

Amandine Albisson dépeint une Giselle saine et apparemment forte  face à l’Albrecht empressé d’Hugo Marchand. Leur histoire d’amour est sans ambages. Dans la scène d’opposition entre Hilarion et Albrecht, ce sont deux gars qui s’opposent et non deux conditions sociales. L’Hilarion d’Audric Bezard, déjà au parfait le 7, gagne pourtant ici en profondeur psychologique. Sa déception face à la rebuffade de son amie d’enfance est absolument touchante. Quand Giselle-Amandine, met ses mains sur ses oreilles au plus fort de la dispute, on croirait l’entendre dire « Stop. Assez! ». Hugo Marchand, n’est pas en reste de détails d’interprétation réalistes. Lorsque Giselle lui présente le médaillon donné par Bathilde, sa contrariété est palpable et dure même pendant la diagonale sur pointe (exécutée il est vrai un peu chichement par sa partenaire).

Le couple traite la scène de la folie avec cette même acuité contemporaine. Au moment où Bathilde déclare à Giselle qu’elle est la fiancée officielle d’Albrecht, on peut voir Hugo marchand, un doigt sur la bouche, dire « Non ne dis rien! » à sa fiancée officielle. Ce geste peut être interprété de différente manière, plus ou moins flatteuse pour le héros. Pour ma part, j’y ai vu la tentative de protéger Giselle. Là encore, la différence de statut, les fiançailles officielles ne semblent pas l’obstacle majeur. Comme cela serait sans doute le cas aujourd’hui dans la vraie vie, Giselle a le cœur brisé quand elle se rend compte qu’elle n’est ni la première ni la seule dans la vie de son premier amour. Sa folie ressemble un peu à une crise maniaco-dépressive. Au début, elle sourit trop, marquant le sentiment de sur-pouvoir. Les sourires et les agaceries du début se répètent mais paraissent désormais s’être « dévoyés ». Puis elle passe par des phases de colère avant de tomber dans l’abattement. Sa panique à la fin est saisissante. Ses effondrements au sol sont presque véristes… L’acte se termine dans une réelle confusion. On est totalement conquis.

À l’acte 2, on n’a plus qu’à se laisser porter. La rencontre des deux amants garde ce parfum actuel. Là où le couple Gilbert-Ganio était dans la communication silencieuse, le duo Albisson-Marchand converse. C’est une rencontre paranormale. Après la série des portés au milieu du cercle des Willis (impitoyable et dont les placements étaient à la limite du militaire cette saison) sous le regard impavide de Myrtha-O’Neill (dont on a aimé aussi bien le 7 que le 15 la belle élévation et les bras soyeux), Giselle, en faisant ses temps levés arabesque, par une subtile inflexion des directions et par l’angle du bras, semble crier « courage ! » à son amant.

Albrecht-Marchand, finalement sauvé, repart avec une des marguerites du bouquet d’Hilarion et non avec des lys. Aucun doute que cette modeste fleur arbore, cette fois-ci, le bon nombre de pétales.

Et à l’instar de cette modeste fleur,  le ballet tout entier a regagné sa fraîcheur des premiers jours.

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Giselle : Il ne suffit pas de danser

Giselle, chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot, musique d’Adolphe Adam, Opéra national de Paris, soirées des 2 et 8 février 2020

Après presque deux mois de disette, on est tellement content de voir le rideau se lever à nouveau à l’Opéra de Paris qu’on se retient de signaler sa liaison fautive au lecteur du message syndical (« profon’nattachement » ? ça mérite de refaire la prise, camarades !). On s’abstient aussi de crier à l’orchestre Pasdeloup qu’il manque résolument de subtilité et canarde plus qu’il n’est permis. Diantre, on retrouve un Palais Garnier débarrassé de ses deux pneus dorés commémoratifs, il faut se montrer raisonnable et ne pas réclamer toutes les joies à la fois.

Mais mon indulgence a des limites. Un jour peut-être, un historien trouvera, dans les archives de l’École de danse, la preuve que la petite Léonore et le petit Germain ont séché les cours d’interprétation dispensés aux petits rats nanterrois. Ou bien, des témoignages fiables et concordants nous apprendront-ils qu’au premier jour des répétitions dans la rotonde Zambelli, les étoiles Baulac et Louvet n’avaient pas encore enlevé leurs écouteurs quand le coach leur a présenté les personnages principaux. En tout cas, il faudra enquêter sur le mystère d’une double prise de rôle aussi insipide dans l’œuvre la plus émouvante du répertoire classique. Dès le début de la première scène, la pantomime n’est pas suffisamment projetée : mademoiselle Baulac ne montre pas assez que, se croyant seule, elle effectue des révérences à une cour imaginaire, ne rend pas visible sa gêne d’être vue par Loys ; damoiseau Louvet manque d’empressement prédateur, et entre les deux il n’y a pas de tension charmante dans le badinage. Ils sont mignons mais fades. Quand surgit Hilarion – un François Alu rasé, comme surgi de la grande époque soviétique des danseurs héroïques – il est tellement « bigger than life » que les deux amoureux en semblent transparents.

On ronge donc son frein jusqu’au pas de deux des paysans, que cisèlent Eléonore Guérineau et Pablo Legasa. En particulier, l’adage, que bien peu d’interprètes savent habiter, est un enchantement : Mlle Guérineau fait preuve d’une maîtrise sans ostentation, sait ralentir le mouvement à plaisir, comme si elle dictait le tempo, et joue d’une discrète virtuosité (les pirouettes prises du sol font l’effet d’un départ de fusée, tout en restant délicieusement moelleuses). Sa performance a la netteté et la délicatesse d’une porcelaine de Meissen. Au retour de l’héroïne, la comparaison est cruelle :  la Giselle de Baulac, scolaire plus qu’incarnée, est bien prudente en sautillés sur pointes.

Au second acte, l’impression s’améliore, avec des jolies choses – les bras en corolle, la petite batterie –, à défaut de musicalité parfaite (les développés de l’adage tombent à plat). Mais c’est l’interaction entre les personnages qui pèche encore : la scène de retrouvailles avec Albrecht semble plus une rencontre urbaine (je t’évite sans te regarder, comme dans le métro) qu’une séquence onirique. C’est là qu’on saisit, dans le ratage, la responsabilité de Germain Louvet, qui devrait être tissu de remords lors d’une scène d’entrée où il promène surtout sa cape, et qui à la toute fin du ballet, réussit l’exploit de quitter la tombe de son aimée sans exprimer un seul sentiment palpable, une seule intention visible (pas une fleur emportée, pas un regard en arrière, il rentre chez lui. Si j’avais su qu’un jour je verrais ça, jamais je n’aurais tant daubé sur l’absence d’expression du sieur Bullion). Il est urgent que Germain Louvet comprenne qu’il ne suffit pas d’enchaîner les entrechats six à la perfection (le seul moment ébouriffant de la soirée), et qu’il lui faut incarner un personnage (soirée du 2 février).

Ludmilla Pagliero et Mathias Heymann n’ont aucun souci dans ce domaine, et s’en donnent au contraire à cœur joie dans le jeu du chat et de la souris du premier acte. Ce qui manquait dans l’interprétation de la première distribution est ici au rendez-vous : aisance stylistique, intentions, et même prise de risque – Mlle Pagliero ose des bras désarticulés quand elle essaie d’attraper son partenaire au jeu des baisers, manifestant une griserie amoureuse mais donnant aussi comme un avant-goût de folie. Au moment où Giselle se rend compte de la trahison d’Albrecht, la ballerine détache elle-même ses barrettes dans un furieux mouvement (la caresse de la mère devient alors pure émotion, au lieu d’être un plus ou moins discret truc pour détacher la chevelure de sa fille). Mathias Heymann n’est pas en reste dans les gestes qui font mouche. Cela peut sembler un détail au regard de ses prouesses techniques, mais toutes les petites courses qu’il fait à la poursuite de sa Giselle – vivante mais surtout défunte – sont empreintes d’une touchante frénésie. Au second acte, son entrée au cimetière est très bien pensée (la cape n’est pas jetée théâtralement « à la Louvet », elle tombe progressivement toute seule parce que le dos s’affaisse), et une fois l’atmosphère de deuil et de remords posée, Mlle Pagliero n’a plus qu’à y ajouter sa dose de larmes et de pardon pour qu’on ait le cœur serré (qu’un des portés soit laborieux n’enlève alors vraiment rien à l’émotion). Quand la vérité dramatique est au service de la danse, tout prend sens. (soirée du 8 février).

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Ballet du Capitole à Massy : ma part de Giselle pour l’hiver

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Davit Galstyan (Albrecht). Photographie David Herrero.

Giselle (mus. Adolphe Adam, chor. Kader Belarbi inspirée de Jules Perrot et Marius Petipa). Ballet du Capitole de Toulouse. Opéra de Massy. Représentations du samedi 25 et dimanche 26 janvier.

Il fallait certes traverser le périphérique pour y parvenir mais le Ballet du Capitole de Toulouse vient bien de faire une de ses – trop rares – visites parisiennes et qui plus est, avec la très belle Giselle refondue par Kader Belarbi. On avait découvert et apprécié ce bijou en 2015, à la création de la production, mais fort nous est de reconnaître que presque cinq après, la richesse de la relecture nous a de nouveau pris par surprise. A l’acte 1, le visuel est d’ores et déjà captivant, avec une esthétique inspirée de Brueghel l’Ancien. Les couleurs vives et chaudes des costumes villageois (Olivier Bériot) vous sautent aux yeux tandis que les tons terreux du décor translucide (Thierry Bosquet) vous attachent à la terre.

On avait, non pas oublié, mais sans doute estompé le souvenir de l’intelligence du découpage narratif. Les scènes de danses paysannes sont déployées tout au long de l’acte 1 et l’action avance inexorablement vers le drame final au gré du déroulé de la fête villageoise. On a vraiment le sentiment que l’histoire s’étire sur toute une journée. La chorégraphie captive et étonne aussi. La réécriture énergique des danses paysannes, avec force roulés au sol, sur les tonneaux et autres agaceries gaillardes des filles et garçons, ne perturbe jamais l’aficionado de la version traditionnelle du ballet que je suis.

Qui plus est, cette version est vraiment devenue la version du Ballet du Capitole. Les danseurs se la sont appropriée au point qu’on serait tenté de donner un prénom à chacun des paysans. Jérémy Leydier file par exemple son personnage de paysan bituré au-delà du délicieux duo de soulographes inventé par Kader Belarbi (les danseurs trinquent de la gourde après les avoir fait tourner autour de leur cou entre deux pirouettes dangereusement et drolatiquement décentrées). Le pas de quatre des paysans, qui commence avec le corps de ballet accompagnant chacun des solistes, reprend la quasi-totalité du pas de deux traditionnel (chaque couple interprète le pas de deux en le dansant soit à droite soit à gauche). C’est peut-être le seul moment du ballet qui n’échappe pas tout à fait à la structure en numéro et stoppe un peu l’action. Sans doute les deux couples ne dansent-ils pas assez sur le même registre. On ne boude cependant pas son plaisir car chacun offre, dans son genre particulier, une approche valide de la chorégraphie. Le couple Philippe Solano-Tiphaine Prévost est dans l’énergie, la vivacité et la prestesse, on se croirait devant une riche eau-forte. Minoru Kaneko et Kayo Nakazato mettent eux l’accent sur le moelleux et le ballon ; l’effet est celui d’une tempera très colorée.

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. L’entrée de la chasse. Photographie David Herrero.

Dans les rôles dramatiques principaux, mis à part Hilarion, joué les deux fois par Rouslan Savdenov avec force et conviction (de près on croirait qu’il en fait trop, mais de loin, son personnage de rustaud amoureux est d’une grande lisibilité), les alchimies varient selon les personnalités. Le 25, Julie Charlet est une Giselle simple et vraie comme sa ligne et sa technique sont claires. L’héroïne est plus une jeune femme qu’une jeune fille. On admire le travail de la ballerine qui, dans la variation Petipa-Pugni, n’oublie pas de saluer différemment sa mère et son amoureux après une double pirouette sur pointe. Comme on avait déjà pu l’observer dans L’Arlésienne de Roland Petit, l’autorité scénique de la danseuse donne une direction au jeune et talentueux Ramiro Goméz Samón. Sa juvénilité émeut lorsqu’il danse avec sa Giselle et on le sent évoluer pendant les deux actes. Il y a ce moment touchant où les vignerons l’invitent dans leurs danse et où il tente, maladroitement, de les imiter dans l’espoir de s’intégrer à la bande. En Bathilde, Alexandra Surodeeva met bien valeur cet Albrecht-Loïs : elle est un mélange de raideur aristocratique et de bonnes intentions qui a peu de chance de séduire un si jeune homme.

La scène de la folie de Julie-Giselle est vraiment incarnée. Lorsqu’elle fond en larmes, elle nous brise le cœur. Sa terreur lorsqu’elle touche ses avant-bras qui lui échappent est palpable. On se sent gagné par la tension qui se dégage du plateau.

Le couple réunissant Natalia de Froberville à Davit Galstyan donne une toute autre atmosphère à l’acte 1. Froberville est une Giselle presque enfantine, d’une absolue fraîcheur et d’une grande aisance technique comme en témoigne sa très facile exécution de la redoutable diagonale sur pointe. Sa Giselle contraste avec la maturité physique et émotionnelle de Galstyan. L’Albrecht du danseur est très entreprenant et tactile. Natalia-Giselle passe son temps à réfréner ses ardeurs. Ce jeu du chat et la souris amuse comme celui d’un premier acte de la Fille mal gardée. On a beau connaître l’issue du premier acte, on ne peut que se mettre au diapason de cette Giselle insouciante. On apprécie d’autant plus le charmant passage où Bathilde (la très belle Marlen Fuerte, nouvelle soliste de la troupe) converse chorégraphiquement avec Giselle sur des pages peu jouées de la partition originale d’Adam. L’éclatement du drame n’en paraît que plus inattendu. Dans sa scène de la folie, Natalia de Froberville est comme une enfant prostrée. Sans être aussi dramatique que Julie Charlet, elle est aussi touchante. Et c’est comme si en deux soirs, on était passé de l’approche de la scène par Fanny Elssler à celle de Carlotta Grisi.

Giselle, Acte II. Les Willis. Photographie David Herrero.

L’acte 2 est plus conforme aux versions traditionnelles de Giselle mais une fois encore avec de subtils changements pour redonner du sens, telle cette scène des Willis virevoltant comme des feux follets entre les joueurs de dés ou encore la réintroduction de la scène du retour à la réalité à la fin du ballet. Il est servi par un corps de ballet féminin mousseux et homogène qui garde ses longs voiles fantomatiques pendant toute la première scène et par des deux Willis semi-solistes  chaque soir d’une grande qualité (Francesca Chinellato, preste, Alexandra Surodeeva, lyrique le 25, Juliette Thélin très élégante et Marlen Fuerte dont on admire la sureté des équilibres et la danse silencieuse le 26).

Les deux distributions offrent, on s’y attendait, des interprétations de l’acte blanc très contrastées. Le 25, Marlen Fuerte, après une très jolie entrée en piétinés, dépeint une Myrtha aussi implacable que marmoréenne (les contours mériteraient d’ailleurs d’être un tantinet adoucis). En face d’elle, Julie Charlet, avec ses beaux bras et ses équilibres suspendus (en dépit de très occasionnelles faiblesses de la jambe de terre) défend pied à pied son juvénile Albrecht (à la ligne impeccable et aux entrechats six ébouriffants). Ombre tutélaire, elle conduit son amant parjure sur le chemin de la maturité. Au petit matin, elle laisse dans la clairière désertée un homme certes marqué mais adulte enfin.

Le 26, face à la reine des Willis très moelleuse d’Alexandra Surodeeva, Natalia de Froberville est une sorte de créature de l’entre-deux. Plus du tout humaine mais pas encore spectre, elle est d’une autre consistance. C’est une âme. Ses équilibres sont planés. Elle semble sans poids. Davit Galstyan, avec son lyrisme exacerbé, son saut généreux, reste l’Albrecht du premier acte en recherche désespérée de contact tactile. Il court éperdument après la femme qui aurait dû être et qui ne sera jamais. Son désespoir final n’est pas un effondrement physique mais un cri de douleur.

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Dois-je l’avouer ? À la sortie de l’Opéra de Massy, sous un ciel pluvieux, après ces incarnations si personnelles des rôle principaux, je me suis pris à penser que, si jamais la longue grève à l’Opéra devait continuer à perturber les représentations du ballet d’Adam, j’aurais au moins eu ma part de Giselle pour l’hiver…

Giselle par le ballet du Capitole c’est encore à Santander (Espagne) le 31 janvier et les 9 et 10 février à l’Opéra de Vichy.

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Cérémonie des Balletos d’Or 2015-2016 : le rendez-vous des oubliés

Le trophée Balleto d'Or 2015-2016 est une tête de Poinsinet en plastique doré à l'or fin.

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

Les cérémonies se suivent et ne se ressemblent pas : en sérieux danger d’institutionnalisation l’année dernière, les Balletos d’Or ont pris cette année une option alternative, anarcho-libertaire, redresseuse de torts, correctrice d’injustices et raboteuse d’éminences indues.

Les jurés avaient donc décidé – sagaces lecteurs, vous l’avez sans doute remarqué – d’attribuer leurs prix si convoités à quelques figures discrètes mais remarquables du corps de ballet, et de délaisser autant que faire se peut les têtes d’affiche habituelles.

Pour que le traditionnel pince-fesses du 15 août soit dans la même humeur, on opta pour un pique-nique au grand air – sur la loggia un rien ventée de l’Opéra-Garnier –, sur le principe de l’auberge espagnole, et on prit soin de mettre à l’honneur les oubliés, les maltraités, les laissés-pour-compte et les opprimés de la saison passée.

Il y en a légion. Savez-vous que la direction des ressources humaines de l’Opéra a refusé de financer le pot de départ de Benjamin Millepied ? Pour rattraper cette mesquinerie, on lui a dit : « amène des chips, on fera un speech » (une phrase que James arrive à prononcer sans cracher). Grâce à nous, a-t-il confié l’œil mouillé d’émotion, il gardera un bon souvenir de son séjour-éclair dans la Maison.

La direction de la communication a fait le strict minimum pour saluer la médaille d’or de Paul Marque à Varna ? Les organisateurs brodent à toute vitesse une banderole clamant « браво Пол Марк !» et font au jeune homme une haie d’honneur. Lui aussi submergé de reconnaissance, il explique que faute d’avoir gagné un Balleto d’Or à la mi-juillet, il s’est jeté à corps perdu dans la compétition bulgare quelques jours après. Malgré notre modestie foncière, il faut donc se rendre à l’évidence : cet exploit, nous en sommes la cause. Son premier mouvement est de nous dédier sa médaille. Son second, de nous la donner.

Les règles habituelles n’ont plus cours : on se promène la coupe à la main à l’extérieur, on fume à l’intérieur. Les hiérarchies sont inversées : le directeur-adjoint Jean-Philippe Thiellay, toujours soucieux de laisser ses collaborateurs en repos, est préposé au contrôle des sacs. Brigitte Lefèvre vérifie les cartons d’invitation, non sans provoquer un embouteillage, car elle explique à chacun le secret de sa jeunesse éternelle, avant d’embrayer sur tout ce qu’elle pourrait encore apporter à la Grande Boutique. Svetlana Zakharova essaie de s’incruster, elle est refoulée.

Aurélie Dupont n’est pas venue. Comme l’atteste sa photo officielle, qui fait vraiment rombière, elle n’aurait pas été dans le ton. Et puis, quelqu’un l’a peut-être discrètement mise en garde : Cléopold, que le grand âge rend pavlovien, mord dès qu’on prononce son nom. James joue à le provoquer, tant et si bien qu’il suffit bientôt de siffler des syllabes de plus en plus élidées – orrélidup, rréli rréli rréli rréli – pour qu’un filet de bave s’écoule en continu de la commissure des lèvres de notre pauvre rédacteur. Fenella fait cesser cette comédie, qui menace d’attaquer le marbre de la terrasse. Stéphane Lissner n’est pas non plus de la partie. Craindrait-il lui aussi les crocs de Patarrière ?

« De toutes façons, on se passe très bien de la nouvelle patronne », proclame Poinsinet, le fantôme de l’Opéra et sempiternel candidat malheureux à la direction de la danse, qui en profite pour promouvoir son propre agenda de réconciliation globale : « que les papiers-peints et les modernistes s’embrassent, que les mal distribués pardonnent aux erreurs de casting, que ceux qui croient aux pointes et ceux qui n’y croient pas partagent la colophane, que les paysans et les seigneurs trinquent ensemble, que les Gamzatti et les Nikiya fassent cruche commune à la rivière ! ». Son enthousiasme conquiert quadrilles et coryphées, gagne les sujets, émeut les autorités, les ouvreuses, les placiers, et jusqu’au musicien des rues qui fait son tour de chant, en contrebas, sur la place.

Il monte le son, fournissant illico à notre cérémonie un bienvenu supplément festif. Chacun lui réclame son morceau préféré. Tout y passe : Bach, Schönberg (ATK est là, on ne peut rien lui refuser), quelques pulsations à la Thom Willems, un peu de Casse-Noisette version rap, Minkus, Adam (l’orgue de barbarie du bonhomme s’avère plus juste que l’orchestre des lauréats du Conservatoire), puis à nouveau Bach (Millepied a mangé toutes les chips, et c’est sa dernière volonté sur notre sol).

Craignant que l’ambiance retombe, on décide de changer de registre. Quand débute I am Barbie girl, James, chantant à tue-tête, improvise un voguing avec Wayne McGregor. Marion Gautier de Charnacé les rejoint, et donne quelques idées au chorégraphe. Lucinda Childs invente un mouvement complètement derviche-tourneur que tout le monde adopte illico, et dont Maguy Marin propose une lecture politico-historique.

L’ambiance devient rapidement survoltée, mais – toute l’élégance de l’école française de danse est là – personne ne fait tomber les bouteilles de champagne qui s’amoncellent sur la balustrade.

Quelle soirée! La nuit s’achève enfin. La nouvelle saison s’annonce Dark, Soft, Dull, Rewind, conclut Fenella, philosophe et prophétique comme à sa douce habitude.

 

Un Hiver à Paris. Jules Janin, 1843. Vignette

Un Hiver à Paris. Jules Janin, 1843. Vignette

Commentaires fermés sur Cérémonie des Balletos d’Or 2015-2016 : le rendez-vous des oubliés

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Giselle : un temps du bilan

Pavlova. London, 1925

Anna Pavlova. Londres, 1925

Pour la première fois depuis qu’ils ont lancé leur page, les Balletonautes ont pu assister à une série de Giselle à l’Opéra de Paris. Cette reprise, même dans la production néo-Benois, avec ses toiles peintes vieillottes (la maison de Giselle qui tremblote dès qu’on en ouvre la porte), ses costumes un peu trop soyeux (les paysans du premier acte) ou vaporeux (les tutus trop juponnés des Willis qui ruinent leur traversée croisée en arabesque), ses perruques à bandeaux de cheveux bruns uniformes qui font prendre dix ans à la plus jolie des danseuses, a néanmoins été attendue puis suivie avidement par nos rédacteurs.

Cléopold, qui perdait déjà la raison à la perspective de voir Myriam Ould-Braham dans le rôle titre s’est fendu d’un article historique sur la filiation dramatique qui a conduit à la scène de la folie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Fenella, rédigeant son désormais traditionnel « plot summary » (que les balletotos, ne reculant devant aucun sacrifice, traduisent désormais en français), s’est soudain trouvée happée par le thème de la marguerite, l’un des leitmotive de la partition d’Adam et l’un des plus touchants moments pantomime du ballet. Cette obsession a coloré son argument de Giselle et a par la suite donné naissance à une fantaisie où les fleurs prennent le pouvoir et racontent leur version de l’histoire (aussi traduite en français).

« L’herbe est toujours plus verte ailleurs », mais il faut avouer qu’une fois encore, de vilains nuages se sont amoncelés au dessus de la notre avant même le premier lever de rideau.

La valse trop connue des remplacements a encore fait entendre ses accords funestes. Annoncée sur la première, Laëtitia Pujol a, une fois de plus, disparu des distributions ; Myriam Ould-Braham, annoncée en remplacement aux côtés de Mathieu Ganio ne sera finalement apparue que sur ses dates initiales, en fin de série. L’un de plus beaux Albrecht de l’Opéra y a perdu une date puisque la distribution de la première a finalement réuni Amandine Albisson et Stéphane Bullion. On avait déjà perdu une Myrtha au passage en la personne d’Alice Renavand (Emilie Cozette et Laura Hecquet n’ayant jamais dépassé le stade des pré-distributions). Du côté des Albrecht, les distributions auront été annoncées avec des trous : Dorothée Gilbert a été annoncée sans partenaire jusqu’à ce que la direction de la danse ne trouve un « pompier » en la personne de Vadim Muntagirov. Les invitations à l’Opéra manquent décidément de glamour : « On n’a personne d’autre, tu viens dépanner ? ». Les grilles sont restées plus stables chez les demi-solistes.

Critiqué par le directeur de la danse sortant comme trop uniforme, qualifié de « papier peint » (à fleur, le papier peint ?), le corps de ballet de l’Opéra s’est attiré quelques foudres sur la toile. Sans être aussi alarmistes que certains, on reconnaîtra que quelques lignes erratiques chez les filles ont pointé leur vilain bout de nez au deuxième acte en début de série. Cela reste infiniment mieux qu’ailleurs. On est plus préoccupé par le fait que la compagnie en arrive maintenant presque systématiquement à utiliser des élèves de l’école de danse dans ses grandes productions en remplacement des titulaires. Le flux tendu pouvait se comprendre l’an dernier, pendant la « saison d’adieux impossible » de Brigitte Lefèvre, mais là, Giselle se jouait sans qu’une autre grande production ne vienne clairsemer les rangs : Giselle demande une trentaine de filles au premier acte, 28 au second (24 willis, 2 willis principales, Myrtha et Giselle), la compagnie compte actuellement 65 membres féminines du corps de ballet sans compter les éventuelles surnuméraires qui rongent souvent leur frein dans les coulisses. Où était tout ce petit monde pour qu’on en arrive à demander à de jeunes gens qui auraient bien d’autres choses à faire (le concours d’entrée approchant et, pour certaines, le baccalauréat)  de combler les vides au premier acte et, éventuellement, au deuxième ? La réponse appartiendrait à l’Opéra… Mais il y a longtemps qu’on a fait notre deuil de la communication avec cette maison.

Dans l'écrin vaporeux du corps de ballet...

Dans l’écrin vaporeux du corps de ballet…

La scène n’était enfin pas la seule à être remplies d’apprentis. Le chef d’orchestre Koen Kessels a eu toute les peines du monde à discipliner l’Orchestre des lauréats du conservatoire. Indigné, James l’a crié haut et fort sur le site et sur les réseaux sociaux.

Néanmoins, la série des Giselle a réservé quelques sujets de satisfaction et même quelques miracles.

Si James n’a pas été bouleversé par la Giselle d’Amandine Albisson (28 mai), c’est, de son propre aveu, conséquemment à la déception provoquée par la disparition éclair du couple Ould-Braham-Ganio le soir de la première. C’est aussi en raison de la méforme de son partenaire Stéphane Bullion. Il reconnait néanmoins des qualités à la jeune ballerine. Le temps lui donnera sans doute ce « soupçon d’indicible » et « le parti-pris dramatique » qu’il appelle de ses vœux.

Mais le ciel s’éclaircit sur notre clairière champêtre… Il y a de grandes Giselles qui se dessinent ou se confirment à l’Opéra. Dorothée Gilbert, en tout premier lieu. Qu’elle danse finalement aux côtés de Mathieu Ganio (le 31 mai) ou avec l’invité russo-britannique Vadim Muntagirov (2 juin), elle conquiert sans coup férir le cœur de nos rédacteurs, qui luttent, le plus vaillamment qu’ils le peuvent, face aux périls du dithyrambe. Les deux princes de mademoiselle Gilbert ont l’élégance innée et la sincérité touchante. Le second gagne à un cheveu la bataille de l’entrechat 6 mais le premier le surpasse finalement en transcendant cette prouesse d’un supplément d’âme. Des vertus de l’expérience…

Ludmila Pagliero offre également une vision originale et palpitante de l’héroïne de Gautier : dramatique, madone rédemptrice, ombre charnelle… C’est ainsi que l’a perçue Cléopold le 8 juin. Son partenaire, Karl Paquette restait plus brouillé quant aux intentions. Un prince qui repart avec ses lys n’est jamais un grand prince, pérore notre rédacteur à la barbe fleurie.

Et puis il y eut – enfin ! – l’apparition tant attendue, celle de Myriam Ould-Braham aux côtés de Mathias Heymann. James, s’est laissé porter par la distribution la plus homogène de sa série (le 11 juin), de même que Cléopold lors d’une représentation d’autant plus chère à son cœur qu’elle a été, jusqu’au dernier moment, menacée par un préavis de grève (le 14).

Un couple dans l’évidence. Une même façon d’articuler clairement la danse. Une diction. Myriam-Giselle paraîtrait presque trop naïve si elle n’était en face de Mathias, un Albrecht aussi inconséquemment amoureux d’elle qu’elle l’est de lui… […]

[…] À l’acte 2, Myriam-Giselle créé une impression de suspension fantomatique mais quelque chose dans son port et dans ses équilibres presque trop subreptices montre que la Giselle du premier acte se débat pour sortir de cet ectoplasme qui n’est pas elle. Elle se réalise en revanche aux mains d’Albrecht, ardent partenaire. Les sensations d’envol dans l’adage sont enthousiasmantes. Les arabesques décalées sont tellement poussées par le couple qu’elles défient l’apesanteur. Myriam-Giselle continue de bouger un bras, infléchit la ligne du cou et c’est comme si elle était un feuillage des roseaux qui bordent le lac, frémissant lentement sous le vent.

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Les Myrthas ont également donné des sujets de satisfaction à nos balletotos. Ceci mérite d’être noté. Le rôle de la reine des Willis avec ses redoutables variations « à froid » peut donner lieu à des contre-performances embarrassantes pour les danseuses qui l’interprètent. Pour cette reprise, toutes celles que nous avons vu (nous avons manqué l’unique date d’Héloïse Bourdon) y ont trouvé leur voie (et leur voix). Valentine Colasante séduit plus Cléopold que James mais sa pesanteur de fumigène n’est pas dénuée d’autorité. Fanny Gorse fait une entrée remarquée et Hannah O’Neill, avec sa danse altière et silencieuse, met tout le monde d’accord. Ouf !

Dans le pas de deux des vendangeurs, nos balletotos s’accordent pour tresser des couronnes de laurier louangeur au couple formé par François Alu et Charline Giezendanner. Mais les petits nouveaux ne déméritent pas. Germain Louvet, petit prince déguisé en paysan séduit James aux côtés de Sylvia Saint Martin tandis que Paul Marque et Eléonore Guérineau (dont on ne se console pas d’avoir manqué sa Giselle au vu de ses prestations en Willi) dominent leur partition. Cléopold écrit :

« Guerineau impressionne par son ballon et l’aisance de ses fins de variation sur le contrôle. Paul Marque développe un style très français, moins dans le saut que dans la liaison des pas et la coordination. Sa série de cabrioles battues est sans doute impressionnante d’un point de vue athlétique mais cet aspect passe totalement au second plan. On admire la tranquille maîtrise du corps qui conduit à la sensation d’envol. »

François Alu et Charline Giezendanner

François Alu et Charline Giezendanner

Chez les Hilarion, enfin, si on a regretté de voir trop souvent plutôt des Albrecht en puissance (Vincent Chaillet et Audric Bezard  sont presque desservis par leur belle élégance), on a apprécié leur investissement dramatique. Seul François Alu rendait complètement plausible le choix de la petite paysanne prête à donner sa confiance à un bel étranger.

Voilà donc le bilan de cette Giselle 2016, globalement –très- positif…

Une remarque finale s’impose cependant. Malgré ces beaux Albrechts et ces grandes Giselles en magasin, faudra-t-il encore attendre sept longues années pour que Paris fasse ses délices du plus beau ballet du répertoire classique ?

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« Giselle » Gilbert-Ganio. Ces deux-là…

Rideau GarnierGiselle, Ballet de l’Opéra de Paris. Mardi 31 mai 2016.

Il est longiligne ; elle est brindille. Il est un peu léger ; elle ouvre – un peu trop – des yeux de jeune faon qui crient son inexpérience.

Pour la danse, ces deux-là ne manquent pas d’expérience. Lui développe ses lignes avec des extensions presque abstraites ; elle déploie une tranquille maîtrise qui culmine lors de la variation de la diagonale sur pointe.

Et ce sont ces deux-là qui ne devaient pas danser ensemble ? Ils sont pourtant fort bien assortis et contrastent comme il faut avec le reste de la distribution. Ainsi, si Vincent Chaillet peut paraître un peu aristocratique en Hilarion, son angularité de visage s’oppose à la pureté des traits de Ganio-Albrecht. Alu et Giezendanner, avec leur silhouette plus compacte que celle du couple principal, se définissent clairement comme « vendangeurs » ; ce qui n’empêche pas l’une d’avoir une élégance toute romantique, caractérisée par des fins de variations sur le contrôle, et son partenaire d’impressionner par son plié souverain qui lui permet d’atterrir élégamment de n’importe quel tour en l’air même ceux qu’il prend hors de leur axe. C’est dans ce monde où chacun semble être à sa place (jeunes premiers, paysans et noblesse altière mais bienveillante) que le drame éclate comme un coup de tonnerre meurtrier au milieu du ciel d’été.

Acte1La scène de la folie de Dorothée Gilbert est en rupture totale avec l’humeur joviale jusqu’ici bâtie par elle… Giselle s’effondre au sol, agitée d’un spasme violent. Lorsqu’elle se relève, ses yeux ont perdu toute candeur, plus que dans l’interrogation, ils semblent figés dans une attention d’une effrayante acuité. Jamais Dorothée-Giselle ne sera moins elle-même que dans cette scène où elle s’est muée en femme; pas même sous la forme d’un spectre au deuxième acte. Mathieu-Loys-Albrecht, lui, opère déjà sa transition vers l’acte blanc. Il ne fait aucun doute que c’est Giselle qu’il aime et pas cette Bathilde, belle mais au maxillaire autoritaire (Stéphanie Romberg) avec laquelle les conventions sociales l’ont conduit à se fiancer. Lorsque Giselle esquisse le petit pas de basque de leur première rencontre, le parjure malgré lui, de manière très touchante, essaye de lui donner le bras, sans succès. L’effondrement final de la jeune fille le laisse affreusement seul et dévasté. Son départ du village est, curieusement, à la fois piteux, noble et émouvant.

A l’acte 2, Myrtha (Valentine Colasante, qui donne à sa reine des Willis la pesanteur crémeuse des fumigènes qui couvrent son royaume de toiles peintes) découvre une Giselle-Gilbert incontestablement immatérielle – en attestent ses équilibres suspendus modulés à l’infini et suivis de prestes courses pour exprimer le caractère insaisissable de l’héroïne – mais en aucun cas un spectre. On voit, grâce aux relâchés du bas de jambe qui font frémir la corolle vaporeuse de sa jupe, qu’affleure sous le fantôme la jeune fille pleine d’énergie et d’entrain de l’acte 1. D’ailleurs, la connexion avec Albrecht éploré s’établit immédiatement. Une intimité, palpable de loin, se dégage de leur adage. C’est comme si, entre ces deux-là, une conversation brièvement interrompue avait « naturellement » repris…

Sans être appuyés, les parallèles avec le premier acte sont en effets soulignés: Giselle effeuille la marguerite en comptant les pétales sur le corps d’Albrecht en souffrance. Ce dernier répète la combinaison de pas qu’il faisait au premier acte pour épater la galerie cette fois-ci sur le ton de l’élégie. Il s’effondre à deux genoux après sa série d’entrechats pendant laquelle il avait réussi à attirer mon attention plutôt sur ses bras, étirés dans une supplique désespérée à Myrtha.

À la fin du ballet, Albrecht-Ganio prend ses lys sur la tombe de Giselle. Mais contrairement à certains princes qui ont l’air de reprendre leur offrande afin de l’offrir à une autre, il s’en déleste sans regrets. Une seule fleur lui reste en main; et c’est une marguerite.

Giselle a disparu… Le prince est seul… Mais même séparés à jamais, ces deux-là seront longtemps réunis dans ma mémoire de balletomane.

Saluts 31 05

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