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Giselle à Bordeaux : quand la danse a le dernier mot

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Giselle. Vanessa Feuillatte. Saluts.

Giselle (Adam/Coralli-Perrot). Opéra National de Bordeaux. Nouvelle production de Matali Crasset. Représentation du 28 décembre 2023.

Avec les œuvres ressassées du répertoire, si géniales soient-elles, la tentation est grande d’y apporter un regard personnel ou nouveau – idéalement les deux. À l’Opéra, depuis la seconde moitié du XXe siècle, le lyrique est coutumier, et plus souvent qu’à son tour victime, de relectures scénographiques d’œuvres anciennes par des metteurs en scène. Mais l’Opéra n’est plus un art qui voit foisonner les créations. Il faut sortir d’une certaine monotonie du répertoire.

Dans le monde chorégraphique en revanche, les regards nouveaux portés sur le répertoire prennent le plus souvent la forme de réécritures, créations à part entière. Le ballet Giselle a ainsi maintes fois été relu. La plus célèbre mouture qui vient à l’esprit est sans aucun doute la version Mats Ek, sur la musique d’Adolphe Adam. Dernièrement, Akram Khan a même proposé sa Giselle sur une nouvelle partition.

En revanche les rhabillages de la chorégraphie originale par des metteurs en scène décorateurs sont plus rares. À l’Opéra de Paris, pour Giselle, deux interventions notables d’artistes sont restées dans les mémoires. En 1954, la mise en scène de Jean Carzou avait fait beaucoup parler d’elle. Le décorateur et costumier avait apposé son esthétique de vitrail, tellement effective dans Le Loup de Roland Petit, sur l’original d’Adam-Perrot/Coralli. Le résultat avait paru fort déplacé pour conter le triste destin de la petite paysanne trahie et la double rédemption des amants à l’acte 2. Le côté graphique semblait ne pas convenir aux brumes romantiques de Heine et de Gautier. En 1991, Patrick Dupond avait également commandé une nouvelle “vision” au peintre Loïc Le Groumelec. Giselle se trouvait transposée dans la lande bretonne. Les costumes, épurés, avaient des couleurs tranchées surtout pour la cour au premier acte. Les décors étaient réduits à leur plus simple expression (notamment la maison de Giselle, sans porte ni fenêtre et celle d’Albrecht, remplacée par une structure tubulaire en forme de demi-igloo). Le monde balletomane avait frémi lorsque la nouvelle avait fuité que l’artiste voulait affubler les danseuses de l’acte 2 de chasubles en bure. Apparemment, la direction avait négocié avec le créateur et les Willis avaient été finalement vêtues de très jolis tutus que personnellement je regrette amèrement chaque fois que je vois les Willis se croiser à l’acte 2 avec leurs tutus-sylphide trop juponnés dans la production “calendrier des postes” qui a remplacé depuis la version Le Groumellec. Avec tous ses défauts, notamment l’absence de pendrillons à l’acte 1 et 2 qui rendait la scène bien vide lorsque les danseurs n’étaient pas entourés par le corps de ballet, un certain romantisme se dégageait de la production. Giselle apparaissait au milieu d’une forêt de menhirs surmontés de croix sortis de la brume. Pourquoi pas…

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Giselle, Acte 1. Photographie Julien Benhamou

Dans la nouvelle production bordelaise de la designeuse Matali Crasset, on retrouve en un sens certaines de ces actualisations des deux versions “contemporaines” du passé que je viens d’évoquer. Les costumes par exemple sont presque schématiques dans leur structure et juxtaposent des couleurs tranchées :  des verts acides pour les garçons de la campagne et des orangés pour les filles. Les personnages qui ont une importance sociale ou dramatique voient leurs oripeaux agrémentés d’appliqués de bandes de tissus verticales qui ne sont pas sans rappeler la technique chère à Carzou. Le décor est une silhouette de paysage. À l’acte 1, la maison de Giselle est une structure en bois qui ne montre que les arêtes de bâtiment (une option infiniment préférable aux maisonnettes peintes en trompe-l’œil qui tremblotent quand le prince frappe à la porte). Les arbres sont en vraies planches de pin des Landes. Ils sont réutilisés la tête en bas à l’acte 2.

Pourtant, cela ne marche pas. Que certains accolages de couleurs fassent mal aux yeux, particulièrement pour les costumes de la chasse (le pauvre Marc-Emmanuel Zanoli en duc de Courlande ressemble au roi Charles IV et 4 font 8 et 8 font 16 du Roi et l’Oiseau), est certainement question de goût. La disparition de certains accessoires ressentis comme essentiels peut encore passer (plus que l’épée, je regrette les marguerites de l’acte 2, preuves tangibles de la présence du fantôme de Giselle). Mais quelque chose d’autre vient empêcher la production de faire corps avec le ballet présenté dans une chorégraphie tout ce qu’il y a de plus traditionnelle. Matali Crasset écrit dans sa déclaration d’intention : « Mon point de départ créatif a été d’imaginer que le véritable personnage principal du ballet est le tutu. Et donc, toutes les structures créées pour faire le décor sont en forme de cône ». C’est un contresens. Le tutu n’est pas l’objet du ballet mais un des moyens d’exprimer  et de magnifier l’évanescence qui est au centre du fantastique romantique. Pourquoi alors avoir surchargé la scène de motifs géométriques qui viennent rendre ce costume emblématique déplacé ? Pourquoi avoir réduit l’horizon à un cyclorama brutalement carré à l’acte 1 et en forme de manteau de cheminée à l’acte 2 ? Au milieu de ce décor pour showroom de décorateur d’intérieur, l’histoire de Giselle paraît au contraire étrangement hors-sol. Un comble pour une metteuse en scène qui prétendait réaffirmer « un paysage communautaire ».

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Giselle, Acte 2. Photographie Julien Benhamou.

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Le point positif, c’est que les artistes parviennent quand même à convaincre dans le ballet.

Ashley Whittle est un Albrecht juvénile, souriant, assez lumineux, qui s’oppose bien au ténébreux Hilarion de Riccardo Zuddas. La technique de monsieur Whittle est claire et il a une jolie projection. On se demande à un moment s’il ne reste pas un tantinet sur le même registre. Mais lors de la scène de la folie, il parvient à exister et à montrer clairement ses sentiments conflictuels et ses tergiversations. Son désespoir est presque enfantin.

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Giselle. Riccardo Zuddas (Hilarion)

Vanessa Feuillate quant à elle dessine une Giselle très classique aussi bien dans son expression et sa danse. C’est impeccable et romantique. Il y a du moelleux et de l’abandon aux bras de son partenaire. Sa diagonale sur pointe, sans être ébouriffante, est bien négociée.

En intermède, avant ce morceau de bravoure, le pas de deux des vendangeurs, dansé intégralement par un couple et non par plusieurs danseurs comme dans certaines autres compagnies à effectif moyen, est plutôt bien exécuté. Ryota Hasegawa a une jolie technique de jambe même si son buste et son cou pourraient être plus déliés. Marina Guizien a de belles lignes et une vraie assurance. Elle triomphe d’un costume à grosses franges, également partagé par le reste du corps de ballet féminin, qui découvre les jambes jusqu’au niveau du justaucorps et rentre en contradiction avec la technique romantique, plutôt axée sur le bas de jambe.

Dans la scène de la folie, autre morceau de bravoure, dramatique celui-là, Vanessa Feuillate dessine tout en nuance le naufrage psychique de son personnage. On passe de la simple absence au désespoir, puis du désespoir à l’accès de folie terrorisée. Tout cela est rendu visible sans être appuyé.

À l’acte 2, Feuillate et Whittle, dans un décor qui conviendrait mieux à la scène des flocons de Casse-Noisette, parviennent à nous recentrer sur la danse. Elle a de très jolis tourbillons d’entrée puis de très beaux piqués arabesques. Lui sait mettre son Albrecht dans la continuité de l’acte 1. Sa rencontre avec le spectre de Giselle est exaltée, comme s’il la croyait ressuscitée. Il sera bientôt détrompé.

Entre-temps, Anna Guého, reine des Willis dotée de ballon et de parcours, a ajouté à son autorité la corde de l’implacabilité. Hilarion-Zuccas meurt donc avec énergie et panache aux bras d’un corps de ballet féminin ganté, très bien réglé et intelligemment agencé (l’entrée pour leur traversée en sautillé arabesque masque le fait qu’elles ne sont pas 24 en employant un agencement en chevron).

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Giselle. Anna Guého (Myrtha).

Dans le grand adage, Giselle et Albrecht nous gratifient d’un bel accord de lignes, de ports de bras romantiques sans aucune angularité et surtout de très beaux portés aériens. Celui du volettement est joliment suspendu. Lors de la curée finale des Willis, la traversée diagonale de Giselle soutenant Albrecht épuisé n’est pas en sautillés mais en portés-voyagés. L’effet n’en est que plus signifiant. On ne peut pas en dire autant de la sortie des Willis au petit matin, en piqué arabesque plutôt qu’en piétiné. En revanche, la scène finale où Albrecht étend Giselle sur sa tombe et la recouvre d’un linceul est très touchante.

L’amour a triomphé des ténèbres tandis que, semble-t-il, la danse a triomphé de la production. Tout est bien qui finit bien, en somme.

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Giselle. Ashley Whittle (Albrecht), Vanessa Feuillatte (Giselle),

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Don Quichotte de Martinez à Bordeaux : lointaine Espagne…

Don Quichotte. Ballet de l’Opéra national de Bordeaux. Acte 1. Photographie Julien Benhamou.

Ballet de l’Opéra national de Bordeaux. Don Quichotte (Minkus, Martinez d’après Petipa). Représentation du dimanche 9 juillet 2023.

Le Ballet de Bordeaux sous la direction d’Eric Quilleré poursuit sa reconquête du répertoire classique, qui était auparavant presque exclusivement de la main de Charles Jude, au travers de productions crées par d’autres compagnies européennes. Depuis 2019, Bordeaux possède par exemple la très jolie production de Cendrillon du chorégraphe David Bintley, reprise d’ailleurs en décembre dernier.

La nouvelle production de Don Quichotte remplace celle très colorée qui avait été présentée une dernière fois en 2017. Le choix d’Eric Quilleré s’est porté sur la version de José Martinez, créée en 2015 alors qu’il était directeur artistique de la Compania Nacional de Danza. Nous n’avions pu découvrir cette version qui marquait pourtant une sorte de concrétisation de l’objectif de Martinez avec la première compagnie espagnole qui, sous la longue et fructueuse direction de Nacho Duato, avait quelque peu jeté le répertoire à tutu-pointes aux orties.

Dans sa déclaration d’intention, José-Carlos Martinez annonçait les axes de sa nouvelle production « donner une nuance plus poétique au personnage de Don Quichotte » – il est vrai souvent présenté en version bouffe dans les productions traditionnelles – en le recentrant sur « l’amour parfait incarné par Dulcinée » et enfin « rapprocher le plus possible [le ballet] de l’essence et de la culture espagnole ».

On s’attendait à une relecture en profondeur et peut-être même à une refonte du livret. Ce n’est pas le cas. Le synopsis fourni par le programme suit le scénario habituel et on retrouve les personnages principaux et les seconds couteaux attendus.

La chorégraphie – parfois adaptée – et les différents numéros se succèdent dans l’ordre traditionnel. Pour le rapprochement avec l’original de Cervantes, on doit se contenter de voir Kitri renommée Quiteria, un changement peu évident pour quiconque n’a pas le programme sous les yeux, et d’un Don Quichotte moins titubant et plus rêveur privé de sa Rossinante, un « personnage » qui, en général, inspire les costumiers-décorateurs. Durant la scène deux de l’acte 2, l’épisode des Dryades, on s’étonne de voir le Don danser avec la Reine un long adage posé sur la musique d’apparition de Kitri-Dulcinée répétée deux fois. La réponse nous est donnée après le spectacle lorsqu’on réalise que la Reine des dryades a été rebaptisée Dulcinée. On comprend après coup pourquoi Kitri a interprété sa variation « Je m’offre (piqué attitude ouverte sur pointe) et je me dérobe (piqué attitude croisée) » hors de la présence de l’hidalgo. Comment se débarrasser d’un élément poétique tout en semant la confusion chez le public…

Don Quichotte. Ballet de l’Opéra national de Bordeaux. Acte 2, scène 2. DQ et « Reine des Dryade-Dulcinée » Photographie Julien Benhamou.

Quant à l’hispanité du ballet, on peine un peu à la déceler à la différence du travail admirable qu’Antonio Najarro avait accompli sur les danses de caractère de Don Quichotte à la demande de Kader Belarbi à Toulouse. Gardant les pas mais les ancrant davantage dans le sol et portant une attention particulière aux bras et aux mains, il était parvenu à leur donner un cachet d’authenticité. Martinez de son côté nous sert une soupe qui ne serait pas déplacée dans un DQ dansé par des Russes. Le pas supplémentaire créé pour Espada et Mercedès à l’acte 3 n’y change pas grand chose.

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Il ne faudrait jamais lire les déclarations d’intention avant un spectacle ; cela peut obscurcir la perception d’une représentation. Car si l’on fait le deuil de la nouveauté du regard porté et sur le fait de voir un « ballet de José Martinez » (excepté le charmant intermède du deuxième entracte où Gamache mène les danseurs dans les espaces publics pour distribuer des invitations à son mariage, un procédé déjà employé par monsieur Martinez dans Les Enfants du Paradis), on assiste somme toute à un joli Don Quichotte traditionnel.

Don Quichotte. Ballet de l’Opéra national de Bordeaux. Acte 3, scène 2. Photographie Julien Benhamou.

Les décors (Raúl Garcia Guerrero), inspirés des toiles peintes de l’époque de la création par Petipa (très beau rideau de scène) donnent le ton sans tomber dans la couleur locale appuyée. Des pendrillons en formes de galeries de théâtre ajoutent une pointe de mise en abîme tout à fait bienvenue. Les costumes (Carmen Granell) sont de très bon goût. Ils alternent les superpositions harmonieuses de ton (les gars et les filles de Séville) à des contrastes saisissants utilisés avec parcimonie (les capes des matadors, carmines doublées de jaune soleil, sont du meilleur effet). À l’acte trois, les danseurs du fandango sont habillés de noir incendié de bandes rouges comme dans l’ancienne production de Georgiadis pour le Don Quichotte de Noureev. Les lumières (Nicolás Fischtel) pourraient être revues pour l’acte 2 : moins crues pendant la scène des gitans et plus translucides pour les Dryades.

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Et la danse dans tout ça ?

L’ensemble du corps de ballet est bien réglé. À l’acte 1, on remarque notamment un trio de garçons qui pirouette et saute à cœur joie et des toréros qui cambrent avec style. Les gitans de l’acte 2 ont du feu et les dryades ballonnent en lignes presque parfaites. Mais Don Quichotte, c’est aussi une foison de personnages à camper.

Pour la matinée du 9 juillet, on aura particulièrement apprécié les seconds couteaux. Si l’option « poétique et amoureuse » choisie par José Martinez ne sert pas particulièrement à mon sens le Don lui-même (le très élégant et élancé Kylian Tilagone), on a apprécié le Sancho de Riccardo Zuddas, plus charmeur et roublard que ridicule auprès des demoiselles. Il se rapproche ainsi de l’original de Cervantes, opposant son prosaïsme sympathique à l’idéalisme de son maître. En Gamache, Alexandre Gontcharouk est plus hidalgo imbu de sa personne que coquet ridicule. Il rend plausible l’enlèvement de Kitri du camp des gitans qui entraîne « les noces manquées de Gamache » de l’acte 3 (Martinez a intelligemment condensé la scène de la taverne – le faux suicide de Basilio – et le mariage des héros).

En Espada, Marc-Emanuel Zanoli impressionne par son élévation et ses grands jetés à 180° dans le grand divertissement de l’acte 1. Il séduit par le gusto avec lequel il met en valeur les épaulements ibériques de l’acte 3. Sa partenaire Ahyun Shin, danseuse de rue, est plus efficace que capiteuse.

À l’acte 2, on est gratifié d’un chef des gitans énergique et très véloce, Evando Bossle, qui dans la version initiale des distributions aurait dû danser le rôle de Basilio. On peut tout à fait l’y imaginer. Pour la scène du rêve, Hélène Bernadou, reine des Dryades-Dulcinée, a une ligne longue et poétique, de beaux épaulements et une réelle musicalité. Mais elle se montre un peu à la peine sur l’unique fouetté à l’italienne de sa variation. En revanche, Clara Spitz est au parfait en Cupidon moelleux et preste à la fois.

Le couple principal quant à lui… manquait d’alchimie. Durant tout le ballet, les interactions entre Lucia Rios et Oleg Rogachev font penser au mieux à deux adolescents qui se côtoient depuis toujours et font les quatre cent coups, jamais à des amants animés par la passion. Au premier acte, l’approche presque trop directe de la danseuse, accents porté sur les sauts et les levers de jambes au détriment de la position des bras et des mains, me laisse sur le bord de la route. En revanche, son interprétation de la variation du rêve de l’acte 2 est d’une grande pureté. Les piqués attitude sont suspendus et la diagonale sur pointe sereine. Oleg Rogachev de son côté semble en méforme. Ses sauts sont précautionneux et les pieds ne sont pas toujours tendus. Plus inhabituel chez ce danseur, son partenariat n’est pas précis. Dans le grand pas de l’acte 3, il décentre plusieurs fois sa ballerine de son axe dans les pirouettes. Cela ne déconcerte pas la vaillante Quiteria-Lucia qui déploie un abattage contrôlé teinté d’une pointe d’humour à même de provoquer l’enthousiasme de la salle.

La représentation s’achève ainsi sur une note ascendante.

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Lucia Rios et Oleg Rogachev (Kitri et Basilio)

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