La petite musique cassée des Enfants du Paradis

P1010032José Martinez sait incontestablement faire bouger ses danseurs. Il a une idée précise de la gestuelle à adopter en fonction de la psychologie des personnages et il maîtrise élégamment les influences auxquelles il a été soumis durant sa carrière à l’Opéra. Ainsi, le tango que danse Garance à la taverne du Rouge gorge (Acte I sc. 3) a des réminiscences de la variation de Manon à l’acte II. Le pas-de-deux final avec Baptiste est plus dans la veine de Kylian. On pense à « Nuages » avec ses portés aériens et ses changements de direction inopinés. La gestuelle de Lacenaire, ainsi que les scènes dramatiques de Nathalie, nous tirent plutôt vers Mats Ek – dos courbés, brusques fouettés, expressionnisme des mains. L’utilisation des espaces publics à l’entracte n’est pas sans rappeler « l’Arcimboldo » présenté par le Nederlands Dans Theater au début des années 2000. Pasticheur de talent, Martinez remplace par un ballet néo-classique la scène de « Robert Macaire » dans le film. Ce passage a un petit côté Balanchine épinglé par Forsythe dans « Vertiginous Thrill Of Exactitude ».

Et pourtant, malgré ses indéniables qualités, « Les enfants du Paradis » ne fonctionne pas. Ce ballet est un demi-succès. À moins qu’il ne s’agisse d’un demi-échec. C’est selon. La faute à quoi? La faute à qui?

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Episode d’Othello… Charlotte Ranson (Desdemone)

La composition de la première rencontre entre Frédérick Lemaître et Garance est ce qu’il faut primesautière et enlevée. Martinez est très doué pour les combinaisons de petits groupes de solistes. Mais il peine avec le corps de ballet qu’il travaille par masse. Dans la première scène, la quantité de gens qui gesticulent sur scène gêne l’exposition des personnages. La chorégraphie est simplement noyée dans la masse. Ce problème se retrouve dans la scène au Rouge gorge. Laisser les danseurs improviser des danses de guinguettes, cela avait du charme avec les enfants de l’école de danse dans « Scaramouche », mais c’est un peu plat dans un grand ballet d’une soirée. Sans doute aurait-il fallu lisser la foule des figurants d’une manière plus chorégraphiée pour évoquer le grouillement roboratif de la figuration magnifiée par Marcel Carné dans le film.

Autre problème, le rôle de Baptiste n’est pas assez développé d’un point de vue chorégraphique. Les pantomimes de Jean-Louis Barrault, créées pour des plans rapprochés auraient dû être amplifiées pour passer la rampe au lieu d’être platement paraphrasées. Car du coup, le personnage, central dans le film, s’efface dangereusement au profit de Frédérick Lemaître. Le 1er juin, Mathieu Ganio, créateur du rôle en 2008, à fleur de peau, trésor de sensibilisé, était une fois encore éclipsé par la pyrotechnie technique dévolue à Frederick ; d’autant qu’il était interprété par un Karl Paquette survolté ayant – enfin ! – trouvé cet équilibre entre son haut du corps, très noble, et son jeu de jambe, peu enclin à l’arabesque. Sa vélocité et sa précision soulevaient la salle à juste titre.

La faute n’en revient pas qu’au chorégraphe. François Roussillon, initiateur du projet et librettiste, oscille entre une trop grande fidélité au film éponyme (le 1er acte), au risque d’attirer des comparaisons défavorables avec l’original, et des ellipses qui confinent au sabrage incontrôlé. Ainsi, le personnage de Lacenaire, très développé musicalement et chorégraphiquement (notamment lors d’une longuette scène de vol de montre qui fait paraître ensuite la pantomime de Baptiste bien fadasse), ne fait pas sens dramatiquement. Le ressort dramatique de la tentative d’assassinat d’un caissier par Lacenaire, locataire chez madame Hermine, est omis, rendant la tentative d’arrestation de Garance à la fin de l’acte 1 des plus mystérieuses. L’affront du comte à Lacenaire qui conduira ce dernier à l’assassiner est mal négocié. Le meurtre lui même, commis derrière un rideau, passera d’ailleurs complètement inaperçu à qui ne connaît pas le film. Lacenaire apparaît donc le plus souvent comme un jack in the box un peu accessoire. C’est dommage. Dans ce rôle, Vincent Chaillet réitère pourtant l’épatante composition qu’il avait initiée en 2008 : affecté avec art, caressant consciencieusement sa moustache gominée avant chaque mauvaise action, remplissant surtout le plateau de son grand corps avide d’espace.

À l’image de la chorégraphie et de l’argument, la production et la musique alternent entre le trop plein et le trop peu. Trop pleins, les décors d’Ezio Toffolutti qui parviennent à saturer l’espace d’accessoires tout en donnant l’impression de vide. Trop peu, la présence d’Agnès Letestu costumière. Ses robes pour Garance ou celles de son ballet « cinéma » donneraient envie de voir moins de costumes réemployés d’autres production. Trop ampoulée enfin, l’orchestration de Marc Olivier Dupin, qui noie ses motifs et sa diversité d’influence sous une sauce indigeste.

Tous ces défauts, déjà perçus en 2008 à la création, non solutionnés lors de la reprise de 2010, apparaissaient d’autant plus que Garance n’y était pas.

Dans la deuxième époque du film, Arletty-Garance se confie à Pierre Brasseur-Frederick. Elle dit en substance que son rire est « cassé ». Il est toujours là, mais un petit ressort est rompu dans la boîte à musique. Et c’est peu ou prou ce que nous a inspiré la Garance de Laëtitia Pujol. On y retrouve en effet quantité d’ingrédients qui nous avaient séduits dans sa « Manon ». Pourtant la musique que joue cette Garance semble ne pas correspondre à la boîte dans laquelle elle a été mise. Il lui manque peut-être un peu du mystère qui entoure le personnage créé par Arletty, à la fois terrain conquis pour tout homme prêt à offrir du plaisir et inconditionnellement lointaine. Laëtitia Pujol est ce qu’il faut gouailleuse (sa déconvenue au départ de Baptiste fait rire une salle sans cela un peu atone), et tourmentée (même si un peu trop sur le même registre avec le comte puis avec Baptiste dans la dernière scène) mais elle n’est jamais une sphinge.

Dans un ballet mieux dessiné, cette artiste intelligente aurait immanquablement trouvé sa voie.

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1 commentaire

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Une réponse à “La petite musique cassée des Enfants du Paradis

  1. Agnès

    J’ai assisté moi aussi à la représentation du 1er juin. Par choix car je l’avais vu en 2010, je crois, avec Eve G, dans le rôle de Garance qui certes, est fait pour elle, et j’ai vu le film au moins quatre fois. Je vous trouve un peu dur. C’est un ballet délicieux, sans prétention, fidèle à la simplicité de Carné et de Préve. Et idéal pour cette distribution de danseurs aussi talentueux que modestes. Je retrouve du Béjart dans ce ballet. Ils ont été très applaudis. Beaucoup plus que ce fiasco de Paquita du 15 avril où Lénonore Baulac s’est cassée la figure en plein ballet! Alors ce n’est peut-être pas un critère, mais les spectateurs ont dû passer un beau moment.