El Cascanueces – Teatro Real – Madrid – Représentation du 10 novembre
El Cascanueces, nouvelle production de la Compañía nacional de danza, est délibérément classique. Depuis qu’il a quitté Paris pour Madrid, José Carlos Martínez n’a pas fait que reprendre tous ses accents toniques. Il a doté sa troupe d’un Don Quijote (2015), et sa visée semble d’y implanter plus largement les piliers du répertoire classique, le plus souvent présentés jusqu’ici à travers quelques pas de deux.
S’inscrire dans une tradition n’empêche pas l’invention. Elle se fait par petites touches, sans réécriture dramaturgique ni bidouillage de la partition. José Martinez situe l’action dans une demeure bourgeoise des années 1910, où l’on fête Noël en tenue de soirée. La pantomime prédomine dans la scène d’exposition – longue arrivée des invités – avant que des scénettes plus dansées prennent le relais. Fritz se fait piquer son cadeau par deux chipies, la scène de magie de Drosselmeyer (Ion Agirretxe) est joliment enlevée, l’Arlequin (Benjamin Poirier) est totalement désarticulé et la Colombine (Giulia Paris) complètement coppéliesque.
Les danses des adultes passent gentiment, avec quelques ajouts réussis en arrière-plan (les domestiques qui imitent les pas des maîtres de maison) ou en clair-obscur (le grand-père qui se faufile dans la nuit pour une dernière coupe). Les rats, dansé par des adultes, sont rapides, effroyablement tournoyants, et drôlement menaçants pour Clara (Lucie Barthélémy). Voilà des créatures poilues qui, comme les rats qu’on rencontre la nuit aux alentours de Notre-Dame, n’ont pas du tout peur des humains.
Le statut de la scène des rats reste dans un entre-deux : la contre-attaque, dont un Casse-Noisette masqué prend la direction, est rondement menée, mais on attend en vain un climax, et Clara est démesurément passive : elle ne participe pas au combat. Celui-ci, d’ailleurs, ne se termine pas comme d’habitude par la victoire contre les rats. On a plutôt l’impression que le champ de bataille s’est évanoui.
Comme quand on se réveille d’un rêve. La jeune fille s’est endormie sur un divan aux résonances freudiennes, véhicule de son voyage au 2e acte, mais la production ne bascule pas totalement, laissant floue et indécise la frontière entre réalité et fantaisie. En témoigne la présence récurrente de Drosselmeyer (figure acérée dont la partition évoque par moments le Lacenaire effilé des Enfants du paradis), qui ne passe jamais vraiment le relais au Casse-Noisette : plusieurs passages indiquent que le parrain offre le monde à sa filleule, sans pour autant s’éclipser au profit du jeune homme, et sans que la rencontre avec le Cascanueces enfin humanisé ne symbolise vraiment le passage à l’âge adulte pour Clara.
Cela n’empêche pas les évolutions des deux danseurs ensemble d’être charmantes. Lucie Barthélémy (qu’on avait crue espagnole, car curieusement, le Teatro Real ne donne aucune feuille de distribution) incarne une Clara déjà adolescente, à la danse fraîche et déliée. Son partenaire Anthony Pina (toujours faute de feuille de distribution, on l’a confondu avec un autre pendant deux heures) a un beau temps de saut, de la vivacité dans les enchaînements et une arabesque délicieuse.
Tout est en place lors de la scène des flocons, où l’on découvre un corps de ballet féminin très homogène, servant une chorégraphie fluide ; l’orchestre, scintillant sous la baguette de Manuel Coves et le chœur enfantin contribuent à la magie du moment.
Parmi les divertissements du second acte, se détachent une danse arabe très enroulée au niveau des bras et une danse russe très en jambes. Dans la séquence arabe, Alessandro Riga régale l’assistance d’un superbe tour plané en attitude seconde. Après une valse des fleurs qui permet de constater que l’unité de style concerne aussi les garçons de la troupe, vient la séquence de la Fée dragée (Giada Rossi, danseuse au plié moelleux, et dotée d’une mobilité très lyrique des bras et des mains) et de son prince (Yanier Gómez).
La chorégraphie du pas de deux s’inspire de la version traditionnelle russe, emprunte quelques idées à Noureev (les mouvements à l’unisson de deux danseurs), et s’agrémente d’ajouts curieux : pour la ballerine, une pincée d’équilibres au parfum d’adage à la rose, et pour le danseur, au beau milieu de la montée en tension finale, quelques tours à la seconde. Cette impression de patchwork se confirme lors de la variation masculine, où une séquence de Thème et Variations – tour en l’air, tour cinquième – pointe le bout de son nez. Tout se passe comme si le chorégraphe, frustré de ne pas pouvoir faire entrer tous les grands classiques au répertoire de sa compagnie en peu de temps, voulait au moins en caser des pépites. Le résultat est un peu chargé, mais il paraît que le péché de gourmandise est toléré en fin d’année.