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Giselle à l’Opéra : Baulac-Moreau. Clarté de coeur et d’intentions

Giselle. Saluts.

Giselle (Adam, Coralli-Perrot / Polyakof-Bart). Ballet de l’Opéra de Paris. représentation du 22 octobre 2025.

Les représentations de Giselle continuent à l’Opéra et on découvre un peu sur le tard, puisqu’ils ont même dansé lors d’une des soirées à défilé en début de série, Léonore Baulac et Marc Moreau dans le couple Giselle-Albrecht. Qu’en est-il?

Moreau, qui apparaît le premier sur scène, est un prince à la pantomime claire comme le cristal à l’image d’ailleurs des intentions de son personnage. Il n’y a pas une once de calculateur dans cet Albert-Loys qui vient retrouver celle qu’il aime en dépit des conventions sociales. Avec Giselle, il est à la fois empressé et prévenant. Léonore Baulac joue quant-à-elle la carte de la fraîcheur absolue. Elle évoque par là-même Carlotta Grisi, la créatrice du rôle en 1841. Dans la scène de rencontre, elle dépeint une Giselle qui cherche à donner le change en se mettant sur le registre du badinage plaisant mais qui s’effraye finalement d’un rien dès que l’ardeur de son partenaire devient trop pressante. Dans l’épisode de la marguerite, Baulac ne joue pas la prescience du drame comme certaines mais fait juste passer une ombre sur son front. La marguerite glisse au sol, subrepticement récupérée par Moreau qui en arrache un pétale non pour berner Giselle mais bien pour la rassurer. Touché par ce couple, on se prend à leur souhaiter un avenir radieux bien qu’on connaisse assurément le dénouement de l’acte 1.

Il y a bien peu de danse pour les principaux protagonistes durant cet acte. On apprécie cependant la précision de la petite batterie de Moreau. Si la diagonale sur pointe de Baulac n’est pas le point fort de la variation de Giselle -elle parcoure peu- l’ensemble de son écot reste totalement dans le personnage. La danse de Giselle est entièrement dirigée vers Albrecht-Loys, les ports de bras vers sa mère n’étant qu’emprunts de déférence affectueuse.

On est donc toujours plongé au cœur de l’histoire au moment du ballabile final interrompu par Hilarion. Durant la scène de la folie, Giselle-Léonore n’est pas dramatique d’emblée. Sa démence est tout d’abord douce. Tout sourire, elle semble se remémorer les moments heureux de la funeste après-midi. Même l’épisode de l’épée commence comme un jeu. C’est après l’effondrement par épuisement que le drame se révèle devant un Albrecht médusé puis terrassé par le désespoir. Artus Raveau fait décidément aussi un superbe travail de pantomime, passant de la véhémence à la prostration. On ne peut s’empêcher de se demander ce que Raveau aurait apporté au personnage d’Albrecht s’il lui avait été donné de le danser cette saison …

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L’acte 2 commence par une déception mineure. En Reine de Willis, Hoyhun Kang se montre certes précise mais exécute de curieux doubles sautillés arabesque en désaccord avec la musique. Sa Myrtha manquera de projection ainsi que de parcours sur l’ensemble de cette représentation. Le corps de ballet est de son côté vraiment immaculé. Eléonore Guérineau, Moyna, se distingue par le suspendu de ses équilibres et s’offre en contraste avec la Zulma de Millet-Maurin délicatement minérale.

Dès son arrivée, Léonore Baulac est un très doux spectre qui déroule une forme de mouvement perpétuel. Face à Marc Moreau, prince éploré – il entre comme épuisé par des nuits sans sommeil, interprétant parfaitement la fièvre et l’angoisse jusque dans les retrouvailles – elle enchaîne le mouvement pantomime « il pleure et -la main sur le cœur- il m’aime donc » avec le grand développé qui débute l’adage. C’est infiniment poétique. Giselle-Léonore est une âme souriante et salvatrice dès cette première rencontre.

Les deux artistes nous gratifient d’un très beau duo.  En dépit d’un petit accroc sur les sautillés arabesque qui suivent la série des entrechats-six d’Albrecht (ciselés par Moreau) on est conquis par l’effet de volettement de la traversée finale. Giselle semble véritablement soutenir son prince repentant quand en fait, d’un point de vue strictement technique, elle est portée par lui.

Léonore Baulac (Giselle) et Hervé Moreau (Albrecht).

Le retour à la tombe est absolument émouvant : Albrecht porte Giselle comme Jésus sa croix. Moreau n’est pas un prince à lys mais un amant à marguerites. Dès que Giselle a disparu dans son sépulcre, il les sert convulsivement contre sa poitrine et s’agenouille en direction de la croix tandis que le rideau se ferme.

Grâce à ces interprètes clairs d’intentions, on sort -enfin ! – le cœur battant et les yeux humides d’une Giselle à l’Opéra.

Giselle. Salut le 22/10:25. Artus Raveau (Hilarion), Léonore Baulac (Giselle), Marc Moreau (Albrecht) et Hoyun Kang (Myrtha).

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My Spring Season 2025 in Paris 2/2 : A Beauty Binge with Nymphs on the side.

In-Between The Beauties

Sylvia : ensemble.

Manuel Legris’s Sylvia, Palais Garnier, May 8th & 9th

Sandwiched in there, between Belles, we were treated to a short run of a revival/re-do of the ballet Sylvia, which had disappeared from the Paris repertoire.

I had never seen Darsonval’s 1979 version, alas. I will always regret how the Paris Opera then also deprogrammed the one I knew:  John Neumeier’s late 1990’s visually stunning version but esoteric re-interpretation of the story. It did take a while to figure out that Eros and Orion had been conflated into the same dancer by Neumeier,  yet the choreographer’s vivid sense stagecraft worked for me emotionally. All the better that Neumeier’s original naïve shepherd, Aminta/Manuel Legris himself, decided to try to piece together a new version that reached back to the ballet’s classic roots.

It was particularly odd to see most of the Sleeping Beauty casts now let loose/working overtime on this new production. While the dancers gave it their all, quite a few of the mythical beings were sabotaged by a production that included some very distracting costumes and wigs.

The Goddess Diana sports a basketweave ‘80’s Sheila Easton mohawk that would make any dancer look camp. In the role, a rather ferocious Roxane Stojanov held her head up high and ignored it, while the next evening a tepid Silvia Saint-Martin disappeared underneath the headgear to the point I had forgotten about her by the time she reappeared on stage near the conclusion. The interactions between Diana and Endymion make no sense whatsoever, particularly when you are at the top of the house and cannot see what is happening on the little raised platform at the back of the stage. Imagine trying to follow the plot when you can only see a bit of someone’s body wiggling, but without a head. Note to designers:  go sit up at the top of the house and do some simple geometric calculations of vectors, please.

To add to audience discomfort (hilarity?) with the staging at some point Eros, the God of Love, will abruptly rip open the raggedy cloak he’d been disguised in (don’t ask) in order to flash his now simply  gold-lamé-jockstrap-clad physique. On the 9th, Jack Gasztowtt managed to negotiate this awkward situation with dignity. On the 8th, having already gotten mega-entangled in his outerwear just prior to the reveal, Guillaume Diop didn’t. Seriously cringey.

There are many more confusing elements to this version, including the strong presence of characters simply identified as “A Faun” (Francesco Mura both nights) and “A Nymph” (a very liquid Inès MacIntosh on the 8thand a  floaty  Marine Ganio on the 9th).  But what’s with the Phrygian bonnets paired with Austrian dirndls? The Flames of Paris meet the Sound of Music on an Aegean cruise?

In Act 3, some characters seem to wear Covid masks. So please keep the choreography, but definitely junk these costumes!

Despite these oddities, dancers were having serious fun with it, as if they had been released from their solemn vow to Petipa while serving Beauty.

On the 8th of May, Germain Louvet’s fleet of foot and faithful shepherd Aminta charmed us. His solo directed towards Diana’s shrine touched in how grounded and focused it was. His Sylvia, Amandine Albisson, back after a long break, seemed more earthbound and more statuesque than I’d ever seen her, only really finding release from gravity when she had to throw herself into and out from a man’s arms.  But when Albisson does, gravity has no rules. Usually you use the term “partnering” to refer to the man, but I always have the feeling that she is more than their match. When I watch Albisson abandon all fear I often think back to Martha Swope’s famous photograph of Balanchine’s utterly confident cat Mourka as she flies in the air. When it’s Albisson, everything gravity-defying, up to and including a torch lift, feels liberatingly feline rather than showy or scary.

Here the hunter Orion is less from Ovid and more of a debauched pirate straight out of Le Corsaire. On the 8th, Marc Moreau at first moved with soft intention, clearly more of a suitor than a rapist where Sylvia was concerned. You felt kind of sorry for him. His switch to brutality made sense: being unloved is bad enough for a guy, being humiliated by a girl in front of his minions would make any gang leader lash out.

Marc Moreau (Orion), Amandine Albisson (Sylvia) and Germain Louvet (Aminta)

On the 9th, I had to rub my eyes. Bleuenn Battistoni – that too demure Beauty – provided the relaxed and flowing and poignant princess I had hoped to see way back in March. Nothing dutiful here. Already in the first tableau, without doing anything obviously catchy, her serene and more assertive feminine authority insured that the audience could immediately tell she was the real heroine – an eye-catching gazelle. Maybe Beauty is just too much of a monument for a young dancer? Inhibiting?  Ironically, at the end of the season, I would see Albisson let loose as Beauty. The tables will have turned.

I was drawn to Paul Marque’s melancholy and yearning shepherd Aminta. At a certain point, Sylvia will be prodded by Diana to shoot her suitor. Albisson did. Here Battistoni (and who in any case would obey Saint-Martin’s dry Diana?) clearly does by accident, which made the story juicier. Battistoni’s persona was vulnerable, you stopped looking at the “steps” even during the later Pizzicati solo, which she tossed off with teasing and pearly lightness. Everything I had hoped for in Battistoni’s Beauty showed up here.

Sylvia : Paul Marque et Bleuenn Battistoni

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The Belles Are Ringing

La Belle au Bois Dormant’s second series. Opera Bastille, June 27th,July 6th and 7th.

Guillaume Diop et Amandine Albisson (Désiré et Aurore le 7 juillet).

And then, boom, Albisson full out in Sleeping Beauty on July 7th.  As fleet of foot as I knew her to be, neither allegory nor myth but a real and embodied character. Whereas she had seemed a bit too regal as Sylvia, here came the nymph. Delicate and gracious in the way she accepted the compliments of all of her suitors, Albisson created a still space around her whence she then began to enchant her princes. She looked soundless.

Guillaume Diop, who had proven a bit green and unsettled earlier this series, woke up his feet, leaned into his Second Act solo as he hadn’t before – a thinking presence, as someone remarked to me – and then went on to be galvanized by his partner and freed by the music.

Perhaps Diop, like everyone else on the stage, was breathing a sigh of relief. For this second series of Beauties in June/July, the brilliant and reactive conductor Sora Elisabeth Lee replaced the insufferable Vello Pähn. During the entire first series in March and April, this Pähn conducted as slowly and gummily if he were asleep, or hated ballet, or just wanted to drag it out so the stagehands got overtime. With Sora Elisabeth Lee, here the music danced with the dancers and elated all of us. During the entire second series, Bluebirds were loftier, dryads were more fleet-footed. Puss and Boots had more punch and musical humor. Sora Elisabeth Lee gave the dancers what they needed: energy,  punchlines, real rhythm. This was Tchaikovsky.

So this second series was a dream.

On July 6th, Germain Louvet proved that he has grown into believing he can see himself as a prince. I say this because I was long perturbed by what he said as a young man in his autobiography (written before you should really be writing an autobiography).  An assertive prince, a bit tough and perfectly cool with his status as Act Two starts. And then he began unfurling his solo, telling his story to the heavens. His arms had purpose, his hands yearned. And when he saw his Beauty, Hannah O’Neill, it was an OMG moment.

As it had been destined to be. O’Neill’s coltish and gracious and sleek, sweetly composed and well-mannered maiden from Act One was now definitely a damsel in need of a knight in shining armor. She was his dream, no question. She began her Second Act solo as if she were literally pushing clinging ivy aside, her arms moving slowly and filling into spaces at the end of each phrase. No wonder that Louvet’s prince became increasingly nervous seconds later while trying to find his girl in among the sleepers. You could feel his tension. “Are they all dead? Was the Lilac fairy just fooling with me?” And, oh, Act Three. The way he presented his belle, the way they danced for each other.

Hannah O’Neill (Aurore) et Germain Louvet (Désiré)

But of all the Beauties, I will never forget Leonore Baulac’s carefree and technically spot-on interpretation, maybe because I just can’t find a way to describe this June 27th performance in words. Fabulous gargouillades? The way she made micro-second connections with all four of her suitors (and seemed to prefer the one in red)? The way everything was there but nothing was forced? The endless craft you need to create the illusion of non-stop spontaneity? The way Marc Moreau just suited her? Those supported penchées and lean backs in the Dream Scene as one of the most perfect distillations of call and response I have ever seen?

Both Baulac and Moreau sharply etched their movements but always made them light and rounded and gracious. Phrases were extended into the music and you could almost hear whispered words as they floated in the air. They parallelled each other in complicity and attack to the point that the first part of the final pas de deux already felt as invigorating as a coda.

Léonore Baulac et Marc Moreau (Aurore et Désiré).

You can never get enough of real beauty. Let’s hope 2025’s Paris fall season will be as rich in delight.

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La Belle au bois dormant à l’Opéra : la deuxième moisson

La Belle au bois dormant (Tchaïkovski / Noureev d’après Petipa), Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 27 juin, 6 juillet matinée et 7 juillet.

La deuxième série de la Belle au bois dormant s’est achevée à l’Opéra un 14 juillet en matinée.

Par précaution, on n’a pu s’empêcher d’y retourner quelquefois. En effet, quand auront-nous l’occasion de revoir ce monument de la danse classique interprété par les danseurs de la première compagnie nationale ? La dernière reprise datait de 2014 et la perspective de la fermeture de l’Opéra Bastille en 2030 pour au moins deux ans semble reporter aux calendes grecques une éventuelle reprogrammation.

C’est que La Belle, dans sa version Enzo Frigerio, avec son décor de palais en trois dimensions, n’est pas exactement une production aisément déplaçable. Tout est possible en principe. Mais elle est sans doute coûteuse à adapter sur la scène d’un autre théâtre.

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Parlant de production, il faut bien reconnaître que l’inconvénient de la multiple revoyure est de vous faire focaliser sur ses défauts.

On a par exemple fini par s’agacer de l’entrée du majordome Catalabutte avec ses six porteurs de chandeliers. Que font ces serviteurs à rentrer par une porte côté Cour pour grimper sur une estrade avec des marches en fer à cheval, la redescendre à Jardin et finir leur parcours en plein centre de la scène ? Il y avait assurément un chemin plus court… Dans la production actuelle, on se demande parfois si les dessins séduisants de Frigerio, avec notamment ses deux imposantes portes surmontées de divinités en imposte, n’ont pas été approuvés avant même de se demander si elles s’accordaient avec la mise en scène de Noureev.

Costume pour les fées du Prologue. Nicholas Georgiadis, 1989.

La production d’origine de 1989, celle de Nicholas Georgiadis voulue par Noureev, avait certes ses faiblesses. Dans une ambiance noir et or, très sombre, elle dépeignait une cour du roi Florestan XIV encore sous l’influence de l’Espagne des Habsbourgs. Les danseurs ne portaient pas de fraises au cou mais celles-ci semblaient avoir migré sur les basques des tutus des fées. Ils étaient en conséquence fort lourds. Mais il y avait une cohérence –on ne distinguait au début que les flammes des bougies des domestiques et lorsqu’ils avançaient, ils semblaient lentement illuminer la pièce-.  Et surtout il y avait un sens de la magie baroque.

Durant le prologue, l’arrivée de la fée Lilas était annoncée par le vol dans les cintres d’une créature drapée qu’on aurait pu croire échappée du plafond en trompe l’œil d’une église romaine. Dans la production actuelle, la fée entre par la porte comme n’importe quel quidam. Le jeu des trappes pour Carabosse, qui se faisait majoritairement à vue, est aujourd’hui caché par le groupe des figurants. Quel intérêt alors de l’utiliser si ses sbires s’échappent, eux, en courant vers les coulisses ? De même, l’apparition d’Aurore sur une estrade au moment de la pantomime de malédiction est tellement excentrée que je ne l’ai remarquée que lors de cette deuxième série. A l’origine, il avait lieu  au centre de la scène par la trappe dévolue à Carabosse et était beaucoup plus visible.

Et que dire enfin de ces chiches grilles dorées qui descendent paresseusement des hauteurs pour signifier l’endormissement du palais à la place des mouvantes frondaisons de la production d’origine?

Le plus dommageable reste néanmoins le début du troisième acte. Celui de la production actuelle offre un spectaculaire lever de rideau. Invariablement la salle éclate en applaudissements devant les jaunes et orangées des costumes féminins, les bleus Nattier des redingotes fin XVIIIe des hommes (Franca Squarciapino) sous l’éclat des multiples lustres de cristal. Et puis les danseurs commencent à bouger et le soufflé retombe.

Costumes de Georgiadis pour la reine et le roi, 1er acte.

Lorsqu’il commence à se mouvoir, le roi Florestan exécute une pantomime digne du télégraphe de Chappe. Puis les hommes se retrouvent à faire des marches bizarres en parallèle ou sur les genoux. A la fin de cette sarabande, les applaudissements sont invariablement polis et peu en accords avec ceux du début. Dans la production Georgiadis, le rideau se levait sur le couple royal et sa cour dans de lourds costumes évoquant le Grand Carrousel de 1661. Le roi, affublé d’une imposante coiffe de plumes rouges, portait, comme le reste de ses courtisans masculins, de longs et lourds tonnelets de brocard qui cachaient le haut des jambes et gommaient ainsi, tout en la justifiant, l’angularité de la chorégraphie. La pantomime d’ouverture s’expliquait par les longues manches de dentelle que portaient le roi et sa cour. Ainsi, sur ce passage musical déplacé de la fin du troisième acte au début, Noureev, grand amateur de danse baroque qui avait fait rentrer Francine Lancelot à l’Opéra, présentait la Vieille Cour du roi Florestan, avant l’arrivée de la Jeune Cour sur la Polonaise. Ceci est totalement perdu dans la production actuelle.

Nicholas Georgiadis. Maquette de décor pour la production de l’acte 2.

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Mais ces réserves n’ont pas pris le pas sur le plaisir général qu’il y a eut à retourner voir le spectacle pour ce second round de représentations. Tout d’abord, et une fois n’est pas coutume, il faut mentionner la direction d’orchestre. Sora Elisabeth Lee fait –enfin- sonner La Belle au bois dormant comme il faut. Dès l’ouverture, il y a du drame et du nerf. Puis on n’est plus tant gêné par le nécessaire ralentissement des tempi originaux dû aux exigences actuelles de la technique des danseurs. Madame Lee regarde les interprètes et sait conduire et suivre tout à la fois. Pour une fois, les ovations accordées par le public à l’orchestre ne m’ont pas paru imméritées et j’ai pu m’y joindre sans arrières pensées.

La Cheffe Sora Elisabeth Lee et 3 Pierres précieuses (Alice Catonnet, Clara Mousseigne et Bianca Scudamore).

L’annonce des distributions sur les grands rôles secondaires n’avait rien de particulièrement excitant. Beaucoup d’artistes de la première série reprenaient leurs places dans la seconde. On a néanmoins pu découvrir quelques fées, oiseaux et greffiers nouveaux.

La Brésilienne Luciana Sagioro montre une autorité sans raideur dans la variation aux doigts du prologue (le 6 juillet) et cisèle son diamant qui frémit des pointes et des mains (le 7 juillet). Claire Teisseyre est une Candide aux jolis bras veloutés (le 7). Chez les garçons,  « l’Or » des Pierres précieuses revient surtout à Andrea Sarri (6 juillet), qui se montre très propre et cisèle ses fouettés en 4e devant après ses doubles tours en l’air (que Jack Gasztowtt, le 27 juin, passe sans vraiment les dominer). Nathan Bisson, le 6 juillet, montre de belles dispositions dans ce même rôle mais est encore un peu tendu. Alice Catonnet comme Marine Ganio sont des diamants scintillants et facettés accompagnés de trios de Pierre précieuses plutôt bien assortis. Ganio se taille également un vrai succès dans Florine de l’Oiseau bleu, semblant commander les applaudissements de la salle avec ses petits moulinets de poignet à la fin de l’adage. En volatile, Francesco Mura ne cesse d’impressionner par son ballon et son énergie (le 27 aux côtés de la parfaite Inès McIntosh) tandis qu’Alexandre Boccara (le 6 juillet, avec Ganio) accomplit une diagonale de brisés de volé immaculée pendant la coda. Théo Gilbert (le 7), peu avantagé par le costume, domine néanmoins sa partition aux côtés de la très cristalline Elisabeth Partington. On remarque cependant que le public se montre de moins en moins sensible à la batterie. La prouesse finale du garçon, qui déchainait habituellement, le public semble désormais passer presque inaperçu. Hors du manège de coupé-jeté, point de salut ?

En revanche et dans un autre registre, le duo des chats obtient à raison les faveurs du public. On y retrouve avec plaisir Eléonore Guérineau aux côtés de Cyril Mitillian (le 27) qui a fait ses adieux lors de la dernière de cette série. Autre chat « sortant », Alexandre Labrot, quadrille dans la compagnie, a fait ses adieux en beauté le 7 juillet. Son duo avec Claire Gandolfi (les 6 et 7) était à la fois primesautier et bouffon.

Alexandre Labrot et Claire Gandolfi (le Chat botté et la Chatte blanche).

On salue l’initiative de la direction de célébrer décemment, avec un bouquet et la présence du Directeur de la Danse, le départ de ses artistes. Outre Labrot et Mitilian en chat, Lucie Fenwick en fée Lilas et Julien Cozette ont également tiré leur révérence publiquement sur cette Belle au bois dormant.

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Mais qu’en est-il des protagonistes principaux ?

Le 27 juin, c’est Léonore Baulac qui inaugure la deuxième série des Belles. Elle met beaucoup de fraîcheur dans son Aurore de l’acte 1. De touts petits tremblements au début de l’adage à la rose rajoutent au charme de la débutante qu’est Aurore. Cette partie est néanmoins bien maîtrisée avec une équipe de partenaires de premier ordre. La variation a de jolis équilibres arabesque. La coda, quant à elle, est bien parcourue. Au moment de la piqure d’aiguille, Lé-Aurore  tient ses yeux fixes et presque exorbités. Son manège de piqués est très preste et parcouru. La terreur face à Carabosse est palpable.

Marc Moreau et Léonore Baulac (27 juin).

A l’acte 2, Marc Moreau parvient à transcender son côté danseur pressé pour dépeindre la fièvre amoureuse. C’est un prince qui cherche et veut trouver. Dans sa première variation «  de la chasse », le bas de jambe est particulièrement ciselé : ce prince est le produit d’une éducation soignée. La variation lente à cette qualité de monologue intérieur qui manquait à beaucoup de princes lors de la première série en mars. Les changements de direction sont comme autant de tergiversations. L’arabesque n’est pas nécessairement haut placée mais la ligne générale du danseur dépeint parfaitement l’aspiration.

Léonore Baulac est une vision très éveillée dotée d’une volonté de séduire. Elle évoque la naïade tentatrice, rôle secondaire magistralement créée par Taglioni dans la Belle au bois dormant d’Aumer qui a sans doute inspiré l’ensemble de son tableau à Petipa en 1890. La plénitude du mouvement exprime à merveille les  joies de la séduction au milieu d’un corps de ballet à la fois discipliné et moelleux.

Léonore Baulac et Marc Moreau (Aurore et Désiré).

A l’acte 3, Baulac et Moreau nous présentent un bel adage parfaitement dessiné. Les poses et les portés poissons sont bien mis en exergue et en valeur. Moreau accomplit sa variation sur le mode héroïque (son manège est très dynamique). Elle, très féminine, fait désormais preuve de sérénité et de maturité, offrant par là même une vraie progression psychologique à son personnage. On aura passé une fort belle soirée.

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La Belle au Bois dormant (matinée du 6 juillet).

Le 6 juillet, Hannah O’Neill est une princesse déjà accomplie. Son entrée a de la légèreté et du ressort. L’Adage à la rose est maîtrisé avec des équilibres qui, sans être spectaculaires, sont rendus naturels grâce au suspendu des bras. La variation est très élégante et dominée. La coda de la tarentule commencée très lentement par l’orchestre est ensuite accélérée créant un bel effet dramatique

L’acte 2 commence littéralement noyé par les fumigènes. La chasse semble se passer dans une forêt équatoriale. Quand enfin ils se dissipent, on apprécie les danses évoquant les fêtes galantes de Watteau. Germain Louvet fait une entrée pleine d’aisance et d’élégance, le jaune paille de son costume lui sied à merveille. Sa première variation est fluide et facile. La variation lente est vraiment méditative. On ne se pose pas tellement la question du jeu tant la technique d’école est intégrée et devenue naturelle. Oppositions, fouettés, suspendus des arabesques, tout y est. La variation «Brianza» (ainsi appelée par moi car la créatrice du rôle d’Aurore dansait sur cette musique extraite des Pierres précieuses une variation qui commence par la même combinaison de pas que celle dévolue au prince par Noureev) a ce beau fini même si on soupçonne une petite faiblesse à une cheville.

En vision, O‘Neill joue très souveraine en son royaume. Elle exécute d’amples fouettés d’esquive. Sa variation est maîtrisée même si on aurait aimé voir des piqués arabesque plus soutenus. La tout est amplement compensé par la commande des pirouettes finies en pointé seconde. Lors du réveil, Hannah-Aurore exécute une pantomime de reconnaissance bien accentuée : « Il m’a embrassée et m’a réveillée. Où est-il? » Quand elle coure vers ses parents Germain-Désiré a un moment de doute charmant : « Pourquoi fuit elle ? L’ai-je offensé ? ». Non Germain… Vu la séduction déployée par la damoiselle pendant la scène des naïades, la belle avait amplement consenti à ton baiser de damoiseau…

Hannah O’Neill et Germain Louvet (Aurore et Désiré, le 6 juillet).

A l’acte 3, le couple O’Neill-Louvet se montre désormais très royal : Germain Louvet met beaucoup d’abattage dans sa variation et enthousiasme la salle par ses coupés jetés à 180° très parcourus. Hannah O’neill met l’accent sur la fluidité. Il se dégage de ce couple une aura royale qui console de l’omission par Noureev de l’apothéose « Le bon roi Henri IV ».

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Amandine Albisson (Aurore).

Le 7 juillet, Amandine Albisson prend Aurore presque là où l’a laissé O’Neill. Il y a en effet déjà quelque chose de très mûr et de très régalien dans son Aurore du premier acte. Son entrée énergique et pleine de ballon (à défaut d’un grand parcours) prélude à un adage à la rose très noble. La série des équilibres est bien négociée. La variation est élégante et comme en apesanteur. Au moment de la piqure, Albisson donne, lors de ses piétinés en reculant, l’impression qu’elle voit l’ensemble de la cour lentement s’éloigner d’elle avant de disparaître dans le néant. On quitte l’acte un sur une note pleinement dramatique.

Guillaume Diop (Désiré)

Durant l’acte de la chasse, Guillaume Diop, qui bénéficie d’une salle chauffée à blanc, fait une belle première variation. Ses jetés à 180° sont planés et ses doubles ronds de jambe énergiques. Sa variation lente, qui nous avait déçu par son manque d’incarnation lors de la première série de spectacles, commence plutôt bien. Les beaux pliés et le moelleux sont propices à évoquer la rêverie et le spleen du joli cœur à prendre. Cette scène avait d’ailleurs été bien préparée par le duo formé par le duc et la duchesse d’Artus Raveau et de Sarah Kora Dayanova dans les danses de société. Leur relation subtilement teintée de jalousie et de ressentiment semblait offrir une forme de repoussoir pour le prince aspirant au bonheur. Mais l’atmosphère de la variation s’essouffle en court de chemin. Diop va par exemple regarder dans la troisième coulisse au lieu de tendre vers la porte par laquelle a disparu la fée Lilas. Ses moulinets de poignet qui devraient exprimer l’état d’indécision du jeune homme ne sont ici que des moulinets. On salue néanmoins la réelle progression dramatique de l’interprète sur cette deuxième série.

Amandine Albisson incarne de son côté une vision mousseuse : beaux pliés, variation bien conduite, une forme d’ondoiement sur pointes. Le partenariat entre les deux étoiles est parfaitement réglé. On ressent bien ainsi l’évanescence de l’héroïne face au désir respectueux du prince.

A l’acte 3, le grand pas de deux est d’une grande perfection formelle. La série des pirouettes poisson, la pose finale sont impeccables et font mouche sur le public. Diop est superlatif dans sa variation. Il enthousiasme la salle par son manège final. Tout est ciselé chez Albisson. Et voici donc un couple grand siècle – grand style pour parachever notre saison.

Guillaume Diop et Amandine Albisson (Désiré et Aurore le 7 juillet).

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On aura chéri tous ces instants passé avec le Ballet des ballets en priant ardemment que toutes ces Aurores et ces Désirés auront l’occasion de nous étonner encore dans ces beaux rôles avant que ne sonne l’heure de leur réforme.

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A l’Opéra : Sylvia de Manuel Legris. De poussière, de marbre ou d’albâtre.

Cette saison, l’Opéra fait rentrer à son répertoire un ballet à éclipses pourtant né entre ses murs. Sylvia, premier ballet créé pour le cadre du Palais Garnier, a connu en effet moult versions et a disparu maintes fois du répertoire.

Le ballet revient dans une version d’un enfant de la maison, Manuel Legris, qui fut un éminent danseur étoile à Paris avant de devenir un excellent directeur de compagnie à l’étranger. Cette version de Sylvia a d’ailleurs été créée au Wiener Staatsballett en 2018 avant d’être reprise au Ballet de la Scala de Milan, deux compagnies que Legris a successivement dirigées.

Manuel Legris ayant décidé d’adopter une vision traditionnelle de ce ballet de 1876, on ne peut s’empêcher de jouer au jeu des comparaisons avec la dernière version classique de ce ballet qui fut au répertoire de l’Opéra, celle de Lycette Darsonval datant de 1979 et jamais reprise par la compagnie bien qu’elle soit toujours dansée par le Ballet National de Chine et que la Grande boutique envoie toujours ses propres répétiteurs lorsqu’il y est remonté. Le Ballet de Chine l’a d’ailleurs présenté sur la scène du Palais Garnier durant la saison 2008-2009.

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Lycette Darsonval avait fait de ce ballet son cheval de bataille. De la chorégraphie de la Sylvia de Mérante, on ne sait pas grand-chose. Darsonval avait créé la version de Serge Lifar en 1941 mais avait également brillé dans la version d’Albert Aveline qui citait elle-même la version de Léo Staats (1919) dans lequel il avait dansé avec Carlotta Zambelli ; version qui était inspirée de motifs de la chorégraphie de Mérante.

Les rapports qui lient la version Legris à la version Darsonval sont sans doute du même acabit que ceux qui liaient la version Staats à celle de Mérante. Les deux ballets ont un puissant air de famille sans que pour autant la chorégraphie soit identique. Il y a des motifs communs. Par exemple, à l’acte 1, les chasseresses effectuent une entrée à base de temps levés et de grands jetés et Sylvia alterne jetés et attitudes devant. La main qui ne tient pas l’arc est souvent posée sur l’épaule. Il y a des marches sur pointe genoux pliés. Le berger Aminta fait une entrée avec des piqué arabesques et des tombés en arrière en pointé 4e devant.

Sylvia : les chasseresses

Manuel Legris, qui à l’acte 3 garde l’adage connu entre Sylvia et Aminta, fait un choix plus radical lorsqu’il décide d’inverser la présentation de la traditionnelle variation des Pizzicati. Il déplace en effet la diagonale de sautillés sur pointe en milieu plutôt qu’en début de variation. Ceci donne certes un développement plus ascendant à ce passage mais s’éloigne peut-être de la manière de Léo Staats qui aimait bien présenter d’emblée sa ballerine avec une prouesse technique telle cette série de tours à l’italienne qui débute la variation de l’étoile dans Soir de Fête.

Mais la Sylvia de Manuel Legris n’est pas qu’une variation de la Sylvia de Darsonval. On y retrouve en palimpseste la carrière de danseur du chorégraphe Manuel Legris.

Une dizaine d’années avant de prendre sa retraite de la grande boutique, Manuel Legris avait fait partie des créateurs de la version plus contemporaine de  Sylvia par John Neumeier. Il était Aminta en face de sa partenaire fétiche Monique Loudières ainsi que d’Elisabeth Platel en Diane et de Nicolas Leriche en Eros/Orion.

De la version Neumeier qu’il a créée, Legris retient le développement des rôles de Diane et d’Endymion voulu par l’Américain de Hambourg. A l’origine, la fière chasseresse n’apparaissait que dans la scène finale de l’acte 3 où elle venait châtier le profanateur Orion et la félonne Sylvia. Endymion quant à lui n’était qu’une apparition dans les lointains pour expliciter le dialogue pantomime où Eros donnait une leçon de modestie à Diane. Ici, un pas de deux Diane-Endymion, très classique et bien loin de la force poétique de son inspirateur moderne, prend place sur l’ouverture du ballet et explicite la situation initiale. On préfère la prestation pleine d’autorité de Roxane Stojanov à celle de Sylvia Saint Martin, plus en retrait. Marius Rubio, très éveillé pour un Endymion, séduit par ses grands jetés aux côtés de cette dernière.

Andrea Sarri. Orion

L’héritage Noureev n’est jamais très loin non plus. Les deux « Nubiennes » dans la grotte d’Orion ne sont pas sans rappeler la danse Djampo de La Bayadère (mention spéciale à la prestation savoureuse d’Eléonore Guérineau). Surtout, le rôle du chasseur noir Orion, à l’origine mimé et déjà augmenté chorégraphiquement par Lycette Darsonval, lorgne clairement vers l’Abderam très Paul Taylor concocté par Noureev pour sa Raymonda de 1983.

On pourrait aussi noter un petit emprunt à un collègue. La scène des satyres de l’acte 2 sur un extrait musical de La Source qui n’est pas sans évoquer la danse de Zaël et des elfes dans le ballet de Jean-Guillaume Bart datant de 2011. Le passage est efficace sans pour autant atteindre la magie de la scène concoctée par Bart.

Mais dans l’ensemble, on peut se montrer satisfait de la chorégraphie de Manuel Legris, nourrissante pour les danseurs, notamment en termes de saltation, et qui ménage habilement une spirale ascensionnelle dans la pyrotechnie des solistes. Elle culmine lors de la grande bacchanale de l’acte 3. On apprécie aussi la prestesse d’exécution que Legris requiert de ses danseurs qu’ils soient dans le corps de ballet ou sur le devant du plateau. Le tout est enlevé et la partition de Léo Delibes scintille sous la baguette primesautière de Kevin Rhodes ; un soulagement après la direction empesée de Vello Pähn sur La Belle au bois dormant.

Une autre qualité du ballet de Manuel Legris est de ne jamais oublier l’action. La pantomime est conservée et bien accentuée lorsque cela est nécessaire notamment pendant la scène de punition d’Aminta à l’acte 1 ou encore dans les interactions entre Sylvia et Orion à l’acte 2 : « Suis-je ta prisonnière ? ». Même dans le grand divertissement de la Bacchanale de l’acte 3, Legris parvient, en mettant sur le devant un trio de paysans, une fille et deux gars qui se la disputent, à faire une référence au triangle Aminta/Sylvia/Orion et à briser, par là même, le côté succession de danses décoratives de ce dernier acte.

On aimerait être aussi positif sur la production mais c’est malheureusement là que le bât blesse. Les costumes  de Luisa Spinatelli, dans l’ensemble corrects, n’échappent pas toujours au fade (la tunique de Diane, couleur brique, loin d’être divine. Et que dire du panier en osier qu’elle porte sur la tête ?), au kitsch (le pauvre Eros est affligé à l’acte 1 d’un inénarrable slibard doré) ou au hors-sujet (les costumes des paysans à bonnet phrygiens nous évoquent plutôt le très soviétique Flammes de Paris que la pastorale antique). Plus grave, les décors sont d’une absolue platitude. Les toiles peintes poussiéreuses et mal éclairées enferment l’action dans une boite qui sent déjà la naphtaline. Même si des ajustements ont été apportés aux lumières entre deux soirées, le statisme des praticables et la froide géométrie des espaces interdisent le rêve. La nef d’Eros ressemble à une crédence de buffet Henri II et l’œil est agressé à l’acte 3 par une large coupe en polystyrène, dorée à la bombe. Rien qui inspire des libations dionysiaques.

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Les défauts de la production sont plus ou moins visibles selon les distributions. Celle de la première nous a moins touché. Amandine Albisson, qui fait son retour sur la scène de l’Opéra, nous a paru un peu marmoréenne. Elle a de très belles lignes mais l’ensemble de sa prestation au premier acte était sous le signe de la pesanteur. Le tout s’améliore grandement à l’acte 2 où son côté terrestre convient bien à la bacchante séductrice et enivrante qui se joue de son geôlier Orion (Marc Moreau, que son travers minéral sert ici, lui donnant l’autorité et la violence du chasseur noir). A l’acte 3, Albisson-Sylvia maîtrise suffisamment les difficultés techniques ainsi que la vitesse d’exécution tout en y ajoutant une note charnelle. On finit par adhérer au couple qu’elle forme avec Germain Louvet (fort belles lignes, un peu tendu à l’acte 1 mais qui se libère à l’acte 3 dans sa variation aux échappés battus de même que dans la coda pyrotechnique).

La seconde distribution m’a plus directement séduit. Paul Marque, plus compact physiquement que Germain Louvet, est plus plausible en berger. Sa première entrée est à la fois moelleuse et élégiaque. Il semble vraiment diriger sa danse vers la statue d’Eros. Dans le rôle dieu marionnettiste, Jack Gasztowtt, bien qu’un peu moins superlatif dans les difficultés techniques et les portés (notamment le flambeau avec Sylvia à la fin de l’acte 2) que Guillaume Diop dans le même rôle, est beaucoup plus crédible dans la scène pantomime de la résurrection d’Aminta. Avec sa grande cape argentée et son masque assorti, il parvient à maintenir un équilibre sur le fil entre l’inquiétant et le comique.

Bleuenn Battistoni, quant à elle, remplace le marbre par l’albâtre translucide. La légèreté, le phrasé de la danse, la ligne idéale (notamment lors des arabesques basculées sur pointe), les changements d’épaulement captivent l’œil et touchent aux tréfonds du cœur. Sa variation méditative devant le corps supplicié d’Aminta est ondoyante et poétique. A l’acte 2, Battistoni passe certes un peu trop sans transition de demoiselle en détresse à tentatrice aguicheuse mais cela est fait avec tant de chic qu’on lui pardonne aisément cette inconséquence dramatique. En face d’elle, Andrea Sarri, aux sauts puissants, déploie un charme capiteux au point qu’on s’étonnerait presque que l’héroïne résiste à son kidnappeur. A l’acte 3, Bleuenn Battistoni et Paul Marque parviennent enfin à nous faire croire à leur couple pourtant peu porté par l’argument de Jules Barbier et Jacques de Reinach, Aminta n’ayant eu à l’acte 2 aucune part dans la libération de son béguin réticent de l’acte 1. Pris dans le tourbillon immaculé des pirouettes attitude en dehors sur pointe de mademoiselle Battistoni, on ne demande qu’à croire à son bonheur conjugal.

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Voilà donc une nouvelle entrée au répertoire de l’Opéra globalement satisfaisante pour Sylvia. On lui souhaite une longue carrière et surtout des oripeaux, des décors et des éclairages plus dignes des standards de la maison qui jadis fut son berceau.

Sylvia. Kevin Rhodes, Manuel Legris et Amandine Albisson. Première, saluts.

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Onéguine: Réminiscences de Mathieu Ganio

Mathieu Ganio. Soirée du 1er mars 2025. Adieux à la scène.

Dans une superbe mise en scène de l’opéra de Tchaïkovski, on découvre Eugène Onéguine, avachi sur un fauteuil hors d’âge, en train de contempler son passé. Celui-ci se matérialise, sur un petit écran de TV, par les rails du chemin de fer filmés depuis l’arrière d’une locomotive filant à vive allure dans la steppe enneigée. Cette image de la production d’Andrea Breth (Festival de Salzbourg, 2007), qui dit de façon poignante le ratage irrémissible d’une vie, m’est revenue en mémoire sur le chemin des adieux à la scène de Mathieu Ganio. Pour ne plus me quitter. Pour le spectateur, aussi tête froide se veuille-t-il, le dernier rendez-vous avec une étoile exhale forcément un puissant parfum rétrospectif.

Les souvenirs reviennent par brassées ; les nouveaux qu’on se forge pour l’occasion se nimbent, tout de go, de nostalgie. On se surprend aussi à scruter l’interprète dans des moments où, habituellement, on ne regarde pas vraiment le personnage, par exemple quand Eugène joue aux cartes (Acte II) ou encore à suivre toutes les marques de son émotion quand il s’aperçoit, au milieu de leur pas de deux conjugal, que l’épouse de Grémine (l’attentionné Mathieu Contat) est Tatiana (Acte III). Une façon de grappiller jusqu’au bout des pépites.

On savait de longue date que Mathieu Ganio souhaitait faire ses adieux dans la plénitude de ses moyens, et dans le rôle d’Onéguine. Le choix est judicieux : le romantisme au regard charbonneux du personnage lui va comme un gant. Lui qui a été Albrecht, Siegfried ou Roméo, sait de manière irrésistible incarner les tourments. Mais il a aussi un côté solaire, une légèreté de saut, une élégance – inoubliable dans Robbins – et une précision qui font mouche quand il s’agit d’incarner l’homme idéal (le rêve de Tatiana) et emballer léger pour faire bisquer l’assemblée (les agaceries avec Olga).

Autre choix judicieux, celui du partenariat avec Ludmila Pagliero, très fluide et d’un grand naturel. Nous ne sommes pas, comme avec le couple de scène Dorothée Gilbert-Hugo Marchand, dans un accord sensuel, mais plutôt dans une parité de sensibilité : le sentiment s’exprime par le mouvement, avec éloquence, chez lui comme chez elle. Ensemble, ils donnent à voir une narration aussi pensée que lisible : lors du pas de deux de la rencontre, quand Eugène danse largo sur les cordes, et Tatiana staccato sur les vents, ils étirent la divergence au maximum (on dirait que Ganio lutte contre l’air alors qu’elle se coule dedans, tendant en vain la main vers lui qui se dérobe). L’accord est au contraire parfait lors du pas de deux du rêve ; au contraire, la scène finale est irriguée par une véhémence chorégraphiquement très maîtrisée, mais émotionnellement prenante. Les deux interprètes alternent tension et abandon (certains portés convoquent le souvenir l’effondrement de Manon mourante dans les bras de Des Grieux, autre grand rôle de Ganio).

Mlle Pagliero, qui fera bientôt, elle aussi, ses adieux au Ballet de l’Opéra de Paris, est toujours crédible en jeune fille ; sa scène de désolation-déploration à l’Acte II est sur le fil, comme une crise qui menace en permanence d’éclater. Mais elle touche aussi par son côté maternel : lors de la scène du duel Onéguine-Lenski, son regard est celui d’une Mater dolorosa. Le cri muet de cette madone tourmentée après qu’elle a congédié Onéguine nous hantera longtemps.

Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio

La soirée bénéficie d’une distribution quatre étoiles : Léonor Baulac irradie en Olga à la jeunesse insouciante ; Marc Moreau, qui n’est pas le plus élégiaque des techniciens, a l’intelligence d’habiter de sens jusqu’à ses petites hésitations, ce qui sert le personnage. Les deux signent un pas de deux lyrique et fluide au premier acte.

Au début du bal de l’acte II, le poète et la cadette jouent à un « attrape-ma main si tu peux » similaire aux échanges primesautiers entre Albrecht et Giselle. Et le solo de Lenski – durant lequel un Moreau cambré-effondré se montre très émouvant – fait aussi écho à l’entrée au cimetière d’Albrecht à l’acte II du ballet de Coralli-Perrot.

Léonore Baulac et Marc Moreau

Que ce soit du fait de Cranko ou de l’humeur des adieux, tout convoque donc le souvenir d’autres ballets, d’autres soirées. Celle-ci, mémorable, se termine par une immense ovation ; sous une pluie d’applaudissements qui aura duré quasiment 20 minutes depuis la chute du premier confetti, Mathieu Ganio salue avec classe et élégance son public et sa compagnie.

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Paquita à l’Opéra : ballerines d’hier et d’aujourd’hui

P1220788Paquita (Deldevez-Minkus / Pierre Lacotte d’après Joseph Mazilier – Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 18, 23 décembre 2024 et du 1er janvier 2025.

Paquita, créé en 1846 à l’Académie royale de musique, est un ballet qui embrasse un des aspects du romantisme : la couleur locale. Joseph Mazilier, qui avait été dans ses années de carrière active de danseur un interprète virtuose (il fut le créateur du rôle de James dans La Sylphide), semblait moins attiré par l’aspect éthéré de la danse, par le surnaturel, que par les oripeaux nationaux ou historiques. Paquita s’apparente à la tradition de la danse romantique représentée par Fanny Elssler qui avait étourdi Paris en 1836 avec sa capiteuse Cachucha dans le « Diable boiteux » de Jean Coralli. Le premier essai chorégraphique de Joseph Mazilier avait d’ailleurs été créé pour Fanny Elssler, en 1839. Dans « La Gipsy », la belle autrichienne, sommée par une partie des abonnés de quitter les terres, ou plutôt les airs, de Marie Taglioni (sa reprise du rôle de la Sylphide avait provoqué une émeute dans la salle), incarnait Sarah, jeune fille de noble extraction enlevée dans son enfance par des Bohémiens.

À cette époque, dans le ballet, on ne reculait pas devant les petits recyclages. En 1846, Carlotta Grisi, la nouvelle coqueluche de Paris, que les Histoires simplifiées de la Danse présentent comme la danseuse qui a fait la synthèse entre les styles ballonnés de Taglioni et tacquetés d’Elssler, avait besoin d’un nouveau ballet. Ce fut donc Paquita où l’héroïne était, elle aussi, une enfant dérobée.

Dans cette recréation de 2001 par Pierre Lacotte, on a été tenté de trouver à quelle grande ballerine de l’Histoire les interprètes sur scène aujourd’hui nous faisaient le plus penser.

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Cela tombe bien. Pour les trois représentations auxquelles on a pu assister, les interprètes du rôle-titre avaient des auras de ballerine. Ce n’est pas donné à tout le monde. Dans le monde chorégraphique d’expression classique, il y a de grandes danseuses et, parfois, des ballerines.

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Paquita. Final. 18 décembre 2024. Marc Moreau et Léonore Baulac.

Léonore Baulac est de ce dernier type. À l’acte un, pour sa première apparition, tout son travail de pirouettes est extrêmement filé. Les ports de bras sont élégants et souples et le mouvement continu. Ravissante, elle évoque par sa blondeur et cette manière assez indéfinissable de rayonner sur scène, Carlotta Grisi, la créatrice du rôle. Par sa pantomime, elle accrédite une Paquita dont l’inné (sa naissance noble) prend le pas sur l’acquis (sa culture gitane). Dans le passage au tambourin, elle s’apparente plutôt à une Sylphide apparaissant au milieu de ses compagnes qu’à une bacchante. Marc Moreau, un Lucien d’Hervilly qui fabrique d’emblée un personnage de fiancé en plein doute (très proche du James de La Sylphide justement), se montre fasciné comme s’il était face à une vision. Techniquement, il est également dans le beau style. La technique saltatoire est ciselée. Il ne retombe que brièvement, lors du Grand Pas, dans sa tendance aux finals soviétique (bras métronomiques et levé de menton). On croit à ce couple dont le badinage amoureux à la rose de la scène 1 a de la fluidité.

Les deux danseurs s’en sortent avec les honneurs pendant la scène de la taverne qui souffre un peu de sa transposition de Garnier à Bastille. Les distances entre les quelques éléments de décor, l’armoire à jardin, la table et le vaisselier à cour, ont certainement dû être augmentées : combien de temps Iñigo peut-il rester la tête enfoui sous un manteau pour permettre à l’héroïne de courir vers son amant et lui délivrer l’information du complot par le biais de la pantomime ? Dans le rôle du gitan amoureux et jaloux, Pablo Legasa, une fois encore utilisé à contre-emploi (il a l’air d’être lui-aussi un enfant aristocrate dérobé), parvient à émouvoir dans sa déclaration d’amour rejetée de la scène 1 après avoir conquis la salle avec sa première variation.

Au soir du 23 décembre, Antoine Kirscher, brio en berne et moustache postiche en goguette n’aura pas le même chien. Son Iñigo frôlait l’insipidité.

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Ines McIntosh et Francesco Mura (Paquita et Lucien d’Hervilly). 23 décembre 2024.

On a heureusement une autre ballerine sur scène : Inès McIntosh. Sa version de Paquita est pourtant force différente de celle de sa prédécesseure. Inès McIntosh met plus en contrepoint l’inné (la noble ascendance) et l’acquis (l’éducation gitane). Moins naïve, plus primesautière, Paquita-Inès utilise son buste, son cou et les épaulements naturels et ondoyants directement pour séduire, telle une Fanny Elssler dans « La Gipsy ». Une petite pointe de brio technique vient rajouter à cette caractérisation délicieusement aguicheuse. Dans sa première variation, McIntosh exécute des tours attitude devant très rapides mais comme achevés au ralenti. Elle cherche clairement à séduire Lucien, Francesco Mura, plus compact que Moreau, le bas de jambe nerveux qui cadre fort bien avec sa condition de militaire. Ses épaulements ont également du chic et il dégage une mâle présence. La déclaration d’amour entre les deux amants a du peps. La scène des éloignements-retournements, coquetterie de l’une, badinage de l’autre, sont bien réglés. Avec McIntosh-Mura, on est clairement sur le registre de l’attraction charnelle.

La scène 2 réserve aussi son lot de bons moments. La pantomime est vive. L’épisode de la chaise où Lucien manque d’assommer Paquita est très drôle.

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Héloïse Bourdon et Thomas Docquir (Paquita et Lucien d’Hervilly). 1er janvier 2025.

Le 1er janvier, s’il faut filer la métaphore des ballerines romantiques, Héloïse Bourdon évoque Pauline Duvernay dans la cachucha immortalisée par une gravure durant la saison londonienne de 1837 où elle dansait en alternance avec Elssler. On trouve en effet dans sa Paquita tout le charme de l’Espagne de pacotille agrémenté de l’élégance de l’école française. Tout chez mademoiselle Bourdon est contrôlé et moelleux. Elle sait minauder sans affectation et énoncer clairement sa pantomime.

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Andrea Sarri (Inigo). 1er janvier 2025.

Cela fait merveille durant la scène de taverne où jamais elle ne paraît pressée par le temps dans ses interactions avec l’Iñigo truculent, presque bouffe d’Andrea Sarri (qui trouve le bon équilibre entre la précision des variations dessinées par Lacotte et le relâché requis par le rôle). En Lucien, Thomas Docquir, qui remplace Jérémy-Loup Quer, a une belle prestance et de belles qualités de ballon à défaut d’être aussi immaculé techniquement que sa partenaire. Il a néanmoins du feu en amoureux qui fait fi des conventions sociales. Sa pantomime lors de sa déclaration d’amour repoussée de l’acte 1 est touchante à force d’être décidée. Lors de la seconde demande où Paquita accepte Lucien, on se remémore exactement les circonstances de la première demande non-aboutie. Héloïse Bourdon sait nous rappeler sa pantomime de l’acte 1 afin de nous faire mieux saisir celle de l’acte 2. De nos trois distributions, elle est sans doute celle qui réussit le mieux à connecter les deux parties du spectacle.

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On aura sans doute remarqué que les descriptions se concentrent sur l’acte 1. C’est que pour tout dire, le défaut de cette Paquita est bien sa deuxième partie. Après l’entracte, la messe est dite. Les deux héros ont échappé à l’acte 1 aux manigances du traitre Don Lopez Mendoza et de l’amoureux éconduit Iñigo. Le dénouement heureux, au milieu d’une scène de bal 1820 bien réglée pour le corps de ballet, ne parvient guère à soutenir l’intérêt dramatique. Personnellement, je préférerais que le ballet s’achève sur le pas de deux romantique final, en tutu long pour la ballerine,  concocté par Lacotte.

Le 16, Baulac et Moreau parvenaient à créer un moment intime avec ce pas de deux avant la grand-messe du grand pas classique de Petipa. Le 23, le couple McIntosh-Mura était un peu plus à la peine dans le partenariat.

D’une manière générale, on peut se montrer satisfait de l’exécution du Paquita Grand pas, même s’il contraste trop avec la reconstitution de Lacotte. En 2001, le chorégraphe avait d’ailleurs laissé à Elisabeth Platel le soin de le remonter. Pour cette reprise, on est content de constater que les dames du corps de ballet sont toujours à leur affaire. Léonore Baulac montre beaucoup de grâce suspendue même dans les parties difficiles de la chorégraphie tandis qu’Inès McIntosh montre qu’elle n’a pas peur des doubles tours fouettés. Mais c’est sans doute Héloïse Bourdon qui nous laissera un souvenir durable sur cette partie. Elle interprète en effet un grand pas immaculé. Bourdon a cette sérénité dans la grande technique qui vous met sur un nuage. Elle brille au milieu du corps de ballet, aussi bien dans l’entrada que durant l’adage. Dans sa variation elle est comme au-dessus de sa technique : les pirouettes finies en pointé quatrième, la série des tours arabesque et attitude, les fouettés, tout est superbe.

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Héloïse Bourdon et Thomas Docquir (Paquita et Lucien d’Hervilly). 1er janvier 2025.

C’est peut-être le seul des trois soirs où ce Grand pas de Petipa ne nous a pas paru interpolé de manière pataude dans le ballet à l’instar du pas de trois de l’acte 1 qui donne invariablement l’impression d’assister à une soirée parallèle. Que font en effet ces deux donzelles en tutu à plateau et ce toréador d’opérette en pleine montagne ? Le 16 décembre, on a néanmoins le plaisir de voir Clémence Gross et Hoyun Kang défendre les variations féminines et, le 1er janvier, Célia Drouy interpréter avec délicatesse la deuxième variation tandis que Nicola Di Vico fait preuve d’une indéniable sûreté technique dans sa variations à double-tours en l’air.

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Paquita, 18 décembre 2024. Léonore Baulac, Marc Moreau et Pablo Legasa

En 2001, parlant de la partition de Deldevez, Pierre Lacotte disait qu’elle était truffée de longs passages qu’il avait fallu couper. Peut-être aurait-il été judicieux d’utiliser certaines de ces pages pour donner une chance aux personnages secondaires d’exister un peu. Du mariage planifié entre Lucien et Doña Serafina, on sait bien trop peu de choses. Il y a peu de chance que le public non-averti comprenne que l’élément de décor en forme de pierre était un monument en l’honneur du père assassiné de l’héroïne. Doña Serafina est escamotée sans ménagement (et c’est fort dommage quand elle est interprétée par la très élégante Alice Catonnet), en quelques secondes, à la fin de la scène 1 de l’acte 2. On est loin d’une Effie ou d’une Bathilde qui ont un rôle effectif à jouer dans l’action.

C’est ce genre de détails d’importance qui fait d’un ballet non pas un simple divertissement bien réglé mais une œuvre solide, prête à parler à de nombreuses générations successives de balletomanes.

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In Paris Two Paquitas, at long last…

At the Opera Bastille, December 17 and 18, 2024

What would it have looked like in the end if Giselle’s heart had not been broken, Albrecht had forgotten about Bathilde in two seconds flat, and they lived happily ever after? Their names would be Valentine Colasante and Guillaume Diop. Their courtship would be bathed in sunshine from beginning to end.

What would it look have looked like if Swanhilda had been kidnapped by campy gypsies? She would have gotten her desired Franz in the end by hook or by crook, and the two of them would be called Léonore Baulac and Marc Moreau. A rainbow would smile upon them.

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Paquita. December 17th (Valentine Colasante, Guillaume Diop, Pablo Legasa). Curtain call.

On December 17th, the light and unpretentious manner of Colasante’s Paquita made the audience root for her from start to finish. But to me, she seemed a bit…tame (for lack of a better word). This girl would either be saved by a prince charming, or not.  Diop’s youthfully eager hero made his “blink and I’m done” attraction to her quite clear. And Colasante’s Paquita seemed to fluff up every time she was around him. He’s a very nice guy and a caring partner, an Albrecht with no secret story. 

Diop kind of overdid it in his first solo, trying to impress his partner, as if he had been coached by Nicolas Le Riche for better or for worse. What I mean is that Le Riche had glorious talent and a penchant for rousing the audience with his split leaps even if that meant sacrificing precision. You might have seen a few off-finishes, a right leg that turned in too early before marvelous leaps and, much less visibly, “my toes aren’t completely stretched right now.”  But the audience clearly did not care for such picky details. He got it all back into control as the evening went on. This very young étoile will hopefully use Manuel Legris as his model instead from now on: he’s got the talent to be the kind of star who never sacrifices precision for expression nor the other way around and still delights an audience.

For me, I wonder whether Valentine Colasante could make more of a contrast between 1) the 1840’s-ish first act of mime and terre à terre caressing of the floor by the foot (the realm of Carlotta Grisi, the first Paquita as well as the first Giselle) and 2) the full-out Petipa of the second act. She could have used really broken-in and more tapered toe shoes at first before later switching to those shiny modern ones when really needed. I wonder if her coach didn’t somehow convince this lovely ballerina, who makes dancing seem as natural as breathing, to dance “small and controlled.”

At some point I could not stop thinking about how everything had been so correct and well-rehearsed and pretty for hours now that maybe a bit of acceleration and deceleration of the phrasings would be welcome.  All the partnering had been perfectly worked out and Diop did a great job on making the lifts work. But why was I actually thinking about the technique of partnering as I was watching, rather than swept away? 

By the last act I was “OK, whatever, I’m not having a bad time. Maybe clean and pearly is just fine. Maybe rehearse it hard and just do it is all you need?” Their lines really matched, elegantly classical and not flashy. The audience around me was barely breathing, completely entranced by some kind of fairy magic. For me the last travelled lines in the last big pas could have travelled more, but did anyone around care other than me? No.

A night later the “feel” was very different, but why feel you need to choose between apples and oranges or sunshine and a rainbow? 

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Whereas Valentine Colasante had shaped a Paquita gently doubtful but confused and insecure about her origins,  Baulac’s Paquita was “nope, I know this is not right. I’m better than all of this. Hm. Maybe I can start getting attention by just swishing my skirt.” Her Swanhilda, cheerily resourceful from the get-go, helped give the limp narrative a bit more of a dramatic arc than it normally has. In Scene Two at the tavern, Baulac was definitely trying to save her Franz from losing his life to bad wine, and was way more focused on making the most out of the opportunities for slapstick. No damsel in distress, this one.

Instead of a ready, willing, and able youth, Marc Moreau, as soon as he appeared onstage, defined space around himself as a perfectly poised Lucien d’Hervilly , a gentleman in no way boyish but definitely open to adventure. His technique was precise, but he didn’t forget about the big picture either. 

In Léonore Baulac’s radiant Paquita, there was no way that Marc Moreau was going to find a Giselle. Perhaps a little adventure might happen in the woods with a naughty sylph, very flirty and strong-willed from the start? Nope, not that either. This man had no chance of getting away, and he didn’t mind at all.  Moreau and Baulac’s lifts felt more naturally floated and less “rehearsed” than the night past. Everything felt more reactive than activated. At one point, he slid his hand gently down her arm from her shoulder to her wrist before a turn. Yesterday that same moment had been “I’ve got the wrist, let’s go.” During the last act, I began to fantasize about seeing Baulac and Moreau dance an iridescent and inflected Theme and Variations.

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Paquita, December 18th (Léonore Baulac, Marc Moreau, Pablo Legasa). Curtain call.

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What’s so weird about Pierre Lacotte’s reinvention of Paquita is that despite its numerous dramaturgical faults, it works for the audience. And this big ball of fluff actually works much better now that it is housed at the Opera Bastille. As opposed to the tight box that is the Palais Garnier’s stage, here all the endless group dances (from the waltzes to the children’s polonaise) do in fact get space to breathe and be danced big…albeit not always with the music and often messily aligned. 

However, a breath of air does not excuse the other weaknesses that this yet another Pierre Lacotte staging of yet another 19th century ballet always had in the first place. The plot summary provided in the fat program (save your money and just invent your own plot) will never rhyme or reason with what you see on stage. And, frankly, certain aspects of the plot have gotten even fuzzier due to a bigger venue with more distant sightlines.

Who on earth can tell that the evil governor’s much more youthful daughter (as we see it) in fact happens to be his sister (not to mention that we are often unsure whether he wants Lucien killed or Paquita). I’d always thought Bathilde in Giselle was kind of a loser role, but Dona Serafina? She appears, dances a little, sits down stage left and then just fades from view until curtain.  Both Nais Dubosq (a bit of a wallflower on the 17th ) and Fanny Gorse (more assertive on the 18th  if that is humanly possible) tried to give this impoverished role a bit of visibility. 

And then this: from nowhere in the house now – OK, maybe from the front row — can you now even begin to decipher what is written on that “marble slab” in Act One ? But the worst part is that, due to sitting even further away than normal at the Opera Bastille, “the locket,” [our heroine’s “get out of jail free” card] becomes even more spectacularly illegible, too. Why couldn’t repeated locket pantomime have been a priority in Lacotte’s eye? Maybe give the little thing a Giselle/Bathilde kind of big awkward necklace visibility? Instead, the “key to the mystery” is pinned to the dancer’s skirt in a way that cannot be seen. Perhaps the hip level location is historically correct. But I bet the pendant was bigger, maybe against a darker skirt, and its original theft accompanied by mime of a more semaphoric variety.  It’s now been just about two decades that I’ve watched Lacotte’s reconstruction of this “lost ballet.” Only once did I actually notice Inigo steal the locket in the first place. This needs to be seen, maybe à la Basilio stealing the innkeeper’s money bag.  The dancer’s fault? No. Lacotte should have made a lot of the panto way bigger.

On both nights, Pablo Legasa was wasted as the manipulative Inigo. Like Audric Bezard once was, he’s getting stuck in character roles when he’s really a danseur noble. Legasa’s acting responds to his ballerina, he’s just not a ham. So it was logical that he was no macho gypsy king on either night. With the gentle Colasante, he was Berthe, worried about a daughter who dances too much. When facing off with a tricksy Baulac, Legasa morphed into a hapless Doctor Coppelius, naturally. 

Speaking of Coppelia. Why doesn’t the company perform one of the greatest ballets ever created for it? Why are reconstructed first acts buried in a vault at the school, only to be exhumed for the Paris public maybe once about every fifteen years? And why, instead of letting Lacotte dig himself a deep hole with his swan song – the dreadful Le Rouge et le Noir – hadn’t management simply asked him to come in and toss off an act three?

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Forsythe-Inger à l’Opéra : presque…

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Impasse. Scénographie. La maison à géométrie décroissante de Johan Inger. Lumières de Tom Visser

La première partie du programme de gala avait été, si vous vous en souvenez, assez peu roborative. On se réjouissait donc, après un entracte, de retourner dans le vif des choses avec deux ballets du grand Billy (entendez William Forsythe).

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Las, il faudra attendre encore de longues minutes avant d’être emporté. En effet, je n’ai pas reconnu Rearray, cette pièce créée pour Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche en 2011 et vue au TCE en 2012. Certes, le pas de deux a été transformé en pas de trois, mais l’absence totale de réminiscences a sans doute d’autres raisons plus préoccupantes.

Lors de la répétition publique à l’amphithéâtre Bastille vue par Fenella, le répétiteur a en effet livré l’attitude de Forsythe lui-même face au remontage de ses œuvres. « Il n’y a pas de version définitive de ses ballets », « Les interprètes ne doivent pas reproduire ce qui a été fait par d’autres », « un ballet repris peut être transformé ». Tous ces principes, en eux-mêmes semblent fructueux. Forsythe est de cette génération qui a vu les ballets de Balanchine lentement se fossiliser après la mort du maître en 1983 (époque où Forsythe créait sa toute première pièce pour l’Opéra : France Dance).

La création du Balanchine Trust était une grande première. Elle consistait dans le legs des ballets du maître à certains de leurs interprètes, désormais seuls à être autorisés à les remonter dans d’autres compagnies. Le système a vite montré ses limites. Il y eut vite des luttes d’influences et certains imposèrent des règles qui n’étaient pas fixes du vivant du maître. Par exemple, le diktat du non-posé du talon au sol dans les enchaînements rapides s’est généralisé quand il n’avait été conçu par Balanchine que pour contourner le manque de longueur de tendon d’Achille de certains danseurs. Violette Verdy, créatrice de Tchaikovsky-Pas-de-deux, n’a jamais eu à utiliser cet expédient. Figer les règles n’a pas non plus empêché la dérive staccatiste qui à mon sens défigure les ballets du chorégraphe dans sa propre compagnie, le New York City Ballet.

Néanmoins, l’attitude de Forsythe face au remontage de ses ballets qui pourrait se résumer à « le style correct, c’est celui des danseurs qui sont en train de danser » rencontre aussi ses limites. Déjà à l’époque de Rearray avec Guillem-Leriche, je me montrais soulagé de retrouver le Forsythe qui m’avait fasciné depuis le début des années 90 et non une mouture chichiteuse du maître de Francfort. Car il y a le style (qui trop révéré peut scléroser) mais il y a aussi le Style (les spécificités chorégraphiques qui sont le cœur de l’œuvre du créateur).

En 2012, j’avais donc retrouvé les départs de mouvements à la Forsythe, c’est-à-dire de parties complètement inattendues du corps (un genou, une épaule). C’est ce qui justifiait l’accent mis par exemple sur les préparations, habituellement cachées dans le ballet académique et néoclassique mais hypertrophiées ici. Forsythe a ajouté au ballet une approche déconstructiviste, mettant l’accent sur le détail, ce qui rend également l’irruption de la danse et de la virtuosité inattendue et galvanisante pour le public. Les danseurs passent et repassent de l’attitude de ville au balletique sans crier gare. Mais devrait-on écrire « rend » ou bien « rendait » ? Aujourd’hui, de plus en plus, lorsqu’on voit les danseurs marcher sur scène, on a l’impression qu’ils sont sur le catwalk d’une énième Fashion Week. Les positions à poignets cassés ne sont plus déconstructivistes, elles sont tout bonnement maniéristes. La pièce d’occasion deMy’Kal Stromile en était la consternante preuve par l’exemple.

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Rearray. Roxane Stojanov.

Sans atteindre ce tréfonds, il nous faut reconnaître que Rearray mouture 2024 nous laisse complètement sur le bord de la route. Avec Roxane Stojanov, une subtile interprète qu’on ne peut accuser de maniérisme, tout part du centre attendu chez un danseur d’expression classique. La danseuse va piquer très loin ses pointes (Guillem dansait sur demi-pointes), jusqu’au point de déséquilibre, c’est fort beau, mais son mouvement reste continu quand les fulgurances post classiques devraient naître d’une préparation manquée ou d’une marche de rue. Dans ce Rearray, Roxane Stojanov demeure à chaque instant une danseuse.

En 2012, on s’était émerveillé aussi du mystère de la pièce : était-on face à un duo ou à un double solo ? Ici, la question ne se pose plus vraiment. Takeru Coste et Loup Marcault-Derrouard (qui parvient à se désarticuler d’une manière conforme à l’esthétique Forsythe) nous offrent ce jeu de nœuds trop léché avec leur partenaire qu’on a vu et revu partout. C’est la malédiction Forsythe en plein.

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Blake Works I, qui est fabriqué sur la joliesse inhérente à l’école française, ressort mieux. Ces badinages chorégraphiques sur les musiques suaves à paroles sombres de James Blake mettent la compagnie en valeur. Au soir du 9 octobre, beaucoup des créateurs du ballet en 2016 sont encore dans les rangs et ont, pour certains, monté dans la hiérarchie.

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Blake Works. Curtain calls

Léonore Baulac est toujours aussi lumineuse dans son rôle avec ses lignes pures, son mouvement continu et sa sensibilité à fleur de peau. Elle accomplit, une fois n’est pas coutume, un très beau duo avec Germain Louvet qui reprend le rôle de François Alu. Le pas de deux « The Color in Anything », qui à l’époque semblait teinté d’une charge « biographique » (on avait le sentiment d’assister à une scène de rupture amoureuse) ressemble aujourd’hui à ce qu’il était vraisemblablement dès le départ, l’évocation d’un travail de studio en cours qui résiste à devenir pas de deux. Les mains se croisent, les passes se tentent et avortent. On sent la frustration poindre chez l’interprète féminine face à son chorégraphe-partenaire à moins que ce ne soit elle la créatrice et lui le modèle rétif. Le trio « Put that Away » avec Pablo Legassa, Caroline Osmont et Inès McIntosh (nouvelle venue dans ce ballet), avec ses poignets cassés et ses poses de chat, fait penser à une version moderne du mouvement flegmatique des Quatre Tempéraments de Balanchine. On est fasciné. Hohyun Kang danse avec une jolie énergie et de belles lignes le rôle de Ludmila Pagliero même si on regrette les gargouillades ciselées de la créatrice. Le duo final avec Florent Mélac manque de recueillement intérieur. Hugo Marchand, qui a le mérite de montrer l’angularité de la chorégraphie, ressort moins que dans mon souvenir. Il me semble qu’il marque joliment. On est cependant satisfait de l’ensemble du ballet porté par sa vingtaine d’interprètes.

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Blake Works. Saluts

Le constat de cette section de la soirée reste néanmoins mitigé.

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Après un nouvel entracte, on va pouvoir enfin assister à la première pièce de Johan Inger entrée au répertoire du ballet de l’Opéra : Impasse.

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Impasse. Répétition publique à l’Amphithéâtre Bastille. Fernando Madagan (répétiteur), Ida Viikinkoski, Marc Moreau et Andrea Sarri.

J’avais pour ma part assisté à la répétition publique à l’Opéra Bastille, le 21 septembre. Le répétiteur Fernando Madagan avait choisi de présenter le trio central du ballet. L’ensemble était on ne peut plus prometteur. La chorégraphie, très fluide, avec ses marches et ses glissés au sol, ses corps qui dessinent des volutes, ses dos qui s’arquent vers le ciel et conduisent à des chutes rattrapées par les partenaires, sont dans la veine post classique. Il y a également une veine ekienne (Inger n’est pas Suédois pour rien) avec ses marches sur genoux pliés, ses poses assises jambes écartés et ses gestes du quotidien hypertrophiés, ses rires et des dandinements comiques. Le chorégraphe ajoute même une note folklorique en réaction à la bande son apposant Ibrahim Maalouf et Amos Ben-Tal.

Dans son solo, Ida Viikinkoski accomplit des sortes de sauts temps de flèche attitude en reculant qui sont une véritable déclaration d’innocence. Dans le duo, Andréa Sarri est lui aussi dans le charme et l’insouciance en dépit du gros patch qu’il porte à l’épaule gauche. Bien que le duo se transforme en trio, avec l’arrivée de Marc Moreau, on ne repère pas de rivalité entre les garçons pour la fille. Le répétiteur revient sur des nuances d’interprétation ou sur des dynamiques de mouvement qui vont changer le sens et le perception du passage. Viikinkoski est très réactive. Moreau se voit souvent reprocher de ne pas être assez dans le relâché au début mais se reprend bien. Il reste néanmoins plus sur le contrôle que les deux autres. On ne se refait pas. Fernando Madagan annonce qu’il y aura sur le plateau une puis deux puis trois maisons rétrécissant l’espace au fur et à mesure que les danseurs entreront en nombre toujours croissant. Trois groupes différents s’additionneront au final : le trio, les gens de la ville puis les royalties et autres excentriques. Le titre de la pièce, « Impasse » ferait référence au sentiment d’enfermement et d’inéluctable créé par le COVID. Comme pour la soirée Cherkaoui, Voelker, Kerkouche à l’Opéra en novembre 2020, Impasse fut finalement créé en ligne par les danseur junior du Nederlands Dans Theater (NDTII)…

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Impasse. Johan Inger. Saluts

Au soir du 9 octobre, le résultat final laisse pourtant un tantinet perplexe. Si on y retrouve les qualités des ballets de Johan Inger. Il y a d’abord son habileté à lier sa chorégraphie à la scénographie, à la différence de ce qu’a pu faire le duo Leon-Lightfoot au NDT. On apprécie la séquence des Oty People (les gens de la ville), presque music-hall, avec son drôle de va-et-vient ramenant toujours plus de danseurs qui s’ajoutent. On comprend enfin la symbolique de l’arrivée des personnages colorés et divers : d’abord tentés par le conformisme (le trio se change pour le costume unisexe noir des citadins), nos trois innocents d’hier sont confrontés aux sirènes de l’ultra individualisme. Ils échappent in extremis à cette apocalypse vociférante en se glissant sous le rideau couperet qui descend lentement sur le devant de la scène. Pourtant, cette dernière séquence avec ces gesticulations et ces cris nous perd un peu. On se remémore certaines pochades déjantées proposées par Kylian à la fin de sa direction à La Haye. On ne s’est pas ennuyé, non. Johan Inger sait composer un ballet. Mais on ne ressort pas aussi inspiré qu’on a pu l’être après certaines de ses productions. Le succès est d’estime et on espère que le directeur de la danse saura donner une autre chance au Suédois qui serait à même d’enrichir le répertoire du ballet de l’Opéra de Paris.

Au final, ce programme d’ouverture, celui de la première saison authentique de José Martinez à la direction de la Danse, aura été truffé d’occasions manquées.

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Programme d’Ouverture du Ballet de l’Opéra : Soir de Fête ?

P1220695Le programme William Forsythe – Johan Inger ouvre la saison du ballet de l’Opéra. Il signe le retour du « Maître de Francfort » à la grande boutique, qu’il avait plutôt boudée depuis le départ fracassant de Benjamin Millepied, éphémère directeur de la Danse, en 2016. Il permet également l’intronisation d’un chorégraphe trop longtemps laissé en dehors du répertoire, Johan Inger, à qui José Martinez, alors directeur de la Compania Nacional de Danza, avait commandé une création réussie, Carmen, présentée au Théâtre Mogador en 2019. En cela, le directeur de la Danse répare donc une injustice.

Mais on doit également à José Martinez la correction d’une autre injustice, celle de la raréfaction de la présentation du Grand défilé du corps de ballet de l’Opéra au public « ordinaire » (entendez celui qui ne prend pas de place pour le très cher gala d’ouverture). Cette saison, le programme du Gala aura été répété deux fois, donnant plus d’occasions à la compagnie et au public de se rendre mutuellement hommage.

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Le défilé, un cérémonial propre au ballet de l’Opéra, a été créé une première fois par Léo Staats sur la marche de Tannhäuser de Wagner en 1926 avant d’être repris et pérennisé avec le concours d’Albert Aveline, cette fois-ci sur la marche des Troyens de Berlioz, en 1946.

Tout produit du XXe siècle qu’il soit, il est pourtant une réminiscence d’une tradition beaucoup plus ancienne. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les danseurs, alors masqués, venaient en effet en préambule d’une représentation se présenter au public en faisant trois fois le tour de la scène (les hommes les bras croisés et les femmes agitant leur éventail). Le défilé, avec sa descente hiérarchisée des danseuses puis des danseurs n’est pas sans évoquer également le ballet équestre, l’une des formes initiales du ballet royal. Cette référence, peut-être inconsciente, établit pourtant entre les us et coutumes du passé d’ancien régime et l’époque contemporaine, un rapport de continuité troublant.

Interrogée ce week-end à l’amphithéâtre Bastille lors d’une répétition publique sur Mayerling au sujet de la différence entre les danseurs anglais et les danseurs français, Dana Fouras, la coach du Royal Ballet, a diplomatiquement répondu : « Disons pour ce qui est de ma génération, nous étions souvent des aspirants acteurs qui se sont découverts danseurs alors qu’ici, nous avons avant tout des danseurs ». Et il est vrai que, comparé à d’autres compagnies, le ballet de l’Opéra du XXIe siècle présente encore en priorité de « la belle danse » avant de chercher à raconter une histoire. C’est cela, l’École française…

En termes de Belle danse, notons que pour le défilé du 9 octobre, plus pourvu en étoiles que le soir du Gala, l’École de danse de l’Opéra défile avec plus de rigueur que le Ballet lui-même où on a à déplorer quelques lignes par trop sinueuses notamment chez les dames… Autre constatation, quand on est placé un peu haut et un peu loin du proscenium et qu’on est équipé d’un appareil de moindre qualité, il y a les danseurs qu’on photographie et ceux qu’on rate. J’ai ma petite théorie que la difficulté d’obtenir la netteté  du cliché est inversement proportionnelle à la qualité du danseur ou de la danseuse… Dans le ballet, on n’est pas là pour poser mais pour présenter un flot ininterrompu de mouvements. Myriam Ould-Braham était ainsi quasiment impossible à photographier… Certains des clichés qui suivent ont demandé beaucoup de corrections; d’autres nettement moins… Je n’avouerai pas lesquels.

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Autre passage obligé de la soirée de gala, la pièce d’occasion, costumée depuis déjà quelques années par la maison Chanel.

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Word for Word. Jack Gasztowtt, Hannah O’Neill, Guillaume Diop, Valentine Colasante et Rubens Simon

Word for Word, du chorégraphe My’Kal Stromite n’est hélas qu’une pochade qui ne marquera pas l’Histoire de la Danse. Valentine Colasante et Guillaume Diop introduisent la pièce dans un langage néo-forsythien, avec force levés de jambes, décalés et poignet coquettement cassés sur fond de musique électronique à la Tom Willems qui évolue, à la mi-temps du ballet, vers de très traditionnels accords plaqués au piano. Les deux danseurs sont rejoints par Hannah O’Neill, Jack Gasztowtt et Rubens Simon qui égrènent la même gestuelle éculée tout en épaulements chics et ports de bras «  je parle à mes mains pour savoir laquelle des deux je préfère ». Une petite section « classe d’adage » après les acrobaties du mouvement d’ouverture et un final de dos en contre-jour du foyer de la Danse tout illuminé comme pendant le défilé viennent parachever l’œuvrette.

Les costumes de la maison Chanel ne feront pas date non plus. Ils montrent en négatif combien créer pour la mode est un métier différent de celui de créer pour le théâtre ; n’est pas Yves Saint Laurent ou Christian Lacroix qui veut. Il faut avoir une connaissance certaine du théâtre et de ses conventions. Gabrielle Chanel avait certes donné des costumes de sa collection de Bains 1924 pour le Train Bleu de Massine mais elle avait aussi affublé les danseurs d’Apollon musagète de Balanchine de bonnets de bains à fleur en 1928 ; pas nécessairement une réussite. Pour Word for Word, les danseuses portent de lourds tutus rose poudré qui, de loin, ont plutôt l’air vieux rose (une couleur qui ne va pas à tout le monde) et les danseurs ont des vestes sans manche qui évoquent celles des tailleur Chanel… C’est du vu et revu…

Les applaudissements sont polis…. On commence la soirée déjà passablement irrité…

[A SUIVRE]

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Le Lac des Cygnes à l’Opéra de Paris : princesses lointaines

P1220629En 1984, Rudolf Noureev a présenté sa version définitive du Lac des cygnes. Son premier essai, réussi, avait été créé à Vienne, en 1964 alors qu’il dansait lui-même le prince Siegfried aux côtés de sa partenaire de prédilection Margot Fonteyn. Sa version d’alors était très proche encore de la structure traditionnelle du ballet tel que représenté en Russie et, à l’époque, dans très peu de pays d’Europe de l’Ouest (le ballet de l’Opéra n’a eu sa première version du Lac qu’en 1960). Noureev y développait cependant le rôle du prince, en faisant un être aux prises avec les doutes. Il reprenait une variation qu’il avait déjà présentée à Londres avec le Royal Ballet et qui avait d’ailleurs été fort critiquée pour ses complications jugées maniérées. Pour l’acte trois, il créait un pas de deux hybride utilisant la musique de l’entrada, de la variation du cygne noir et la coda utilisées par Vladimir Bourmeister pour sa version du Lac mais gardait la musique traditionnelle pour la variation de Siegfried. A l’acte 4, il chorégraphiait un très bel ensemble choral pour les cygnes, un pas de deux d’adieux poignant pour Odette et Siegfried et rompait avec la tradition du dénouement heureux soviétique. La dernière image montrait Siegfried se noyant tandis que le cygne semblait flotter sur les eaux du lac en furie.

En 1984, Noureev poussait les états d’âmes du prince à un point sans doute jamais atteint alors pour une version classique. Selon le danseur et chorégraphe, Siegfried, à un moment charnière de sa vie, sommé de se marier par la reine sa mère, bascule lentement dans la folie. Dominé par Wolfgang, son précepteur, il le réincarne dans son esprit en oiseau maléfique, Rothbart, et s’invente une compagne aussi idéale qu’impossible, Odette, la reine des cygnes. Le ballet est traversé de références freudiennes à l’homosexualité. La palette des costumes des garçons des premier et troisième actes incluent le vieux rose et le parme. La danse des coupes, qui clôt l’acte 1 est uniquement dansée par des garçons. Le prince ne quitte jamais son palais minéral. Le lac est volontairement réduit à une pâle toile de fond. Noureev multiplie aussi les références aux conventions les plus éculées du théâtre comme pour mettre un peu plus en abyme l’histoire. L’envol de Rothbart et du cygne qui ouvre et conclut le ballet est directement inspiré des apothéoses baroques. Noureev, qui avait durant toute sa carrière à l’ouest combattu les conventions de la pantomime notamment dans le Lac des cygnes, décide de restaurer la pantomime originale de la première rencontre entre Odette et Siegfried comme pour créer une distance supplémentaire avec l’histoire. Cependant, on peut, à la différence d’un « Illusion comme le Lac des cygnes » de John Neumeier (1976), ignorer le sous-texte et regarder un Lac presque traditionnel.

Pourtant, lors de cette reprise 2024, jamais il ne m’a tant semblé que les cygnes étaient des visions nées de l’imagination enfiévrée du prince.

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Le Lac des cygnes. Valentine Colasante et Marc Moreau.

Au soir du 22 juin, Marc Moreau incarne véritablement son prince. Lui, si longtemps minéral, a travaillé sur le moelleux de la danse. Les pliés sont désormais profonds. Surtout, on admire ses bras et ses mains qui interrogent ou qui cherchent à atteindre. Cela fait merveille à l’acte deux avec le cygne noble, à la belle et longue ligne, de Valentine Colasante. Le dialogue par les mains de Siegfried dépasse la pantomime inscrite. Moreau reste en scène pendant toute la variation des envols contrariés d’Odette. Dans l’adage les deux danseurs semblent suspendre l’orchestre par leur danse réflexive.

A l’acte 3, la pantomime bien accentuée de Marc Moreau lui fait refuser les prétendantes avec énergie. Le pas de deux du cygne noir est bien enlevé. Valentine Colasante est sereine dans la puissance : dans l’adage, l’équilibre arabesque du cygne noir est véritablement suspendu et dans sa variation, elle exécute les tours attitudes de manière très rapide et les achève d’une manière très nette. Marc Moreau se laisse aller à sa tendance aux fins de variations démonstratives, un peu à la soviétique, mais comme il maîtrise parfaitement sa partition, on attribue cela à l’exaltation de Siegfried. Le tout est soutenu par la présence de Jack Gasztowtt, Wolfgang convaincant et Rothbart plein d’autorité même si on a toujours une petite pointe d’appréhension lorsqu’il exécute sa série de pirouettes en l’air. Le dénouement est très dramatique. Siegfried-Marc se parjure exactement sur le tutti de l’orchestre.

L’acte 4 est poignant. Le prince recherche fiévreusement son cygne au milieu des entrelacs élégiaques des cygnes agenouillés. L’adage des adieux est, avec ses oppositions de directions bien marquées et la suspension des deux partenaires, une vraie conversation dansée. Odette-Valentine y est à la fois noble et distante. Si bien que si l’on ressort très ému, c’est finalement plus par le destin brisé du prince que par la destinée tragique d’Odette.

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Le Lac des cygnes. Sae Eun Park (Odette/Odile) et Paul Marque (Siegfried).

Le 28 juin, on apprécie les beaux développés suspendus et des finis de pirouettes impeccables de Paul Marque à l’acte 1. Il dessine un prince très dubitatif face au Wolfgang marmoréen a force d’impassibilité de Pablo Legasa. Ce dernier parvient vraiment à imposer d’entrée une forme de présence menaçante. Lorsqu’il tourne autour de Siegfried, caressant de sa main le cou du prince à la fin de l’acte 1, on se demande vraiment s’il ne pense pas à l’égorger.

A l’acte 2, Sae Eun Park fait de jolies choses. La ligne est belle. Dans la variation des ailes coupées, le dernier posé piqué semble s’affoler ce qui donne du relief à l’ensemble de cette section. Elle ne regarde jamais vraiment son partenaire comme absorbée par son monologue intérieur.

Pour l’acte 3, Paul Marque est un Siegfried valeureux qui mange l’espace pendant la coda. Sae Eun Park présente un cygne noir plein d’autorité avec cependant un certain relâché bienvenu car inhabituel chez cette danseuse. Les tours fouettés de la coda sont très rapides et hypnotiques. Pablo Legasa est lui aussi dans l’extrême prestesse d’exécution. Cette forme d’urgence sied bien au quatrième acte et contraste heureusement avec l’ambiance brumeuse et tragique de l’acte 4.

Néanmoins, si l’adage final entre les deux étoiles est très harmonieux et poétique visuellement, l’Odette déjà absente de mademoiselle Park, pour conforme qu’elle soit à la vision de Noureev, nous émeut moins. En revanche, le combat final de Siegfried-Paul avec l’implacable Rothbart-Pablo, très « cravache », termine le ballet sur une note ascendante.

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Le Lac des cygnes. Thomas Docquir (Rothbart), Hannah O’Neill (Odette/Odile) et Germain Louvet (Siegfried).

Le 3 juillet, Germain Louvet est un prince à la ligne éminemment romantique. C’est un plaisir de voir tous ses atterrissages impeccables et les jambes qui continuent de s’étirer après l’arrivée en position. En Wolfgang, Thomas Docquir reste très impassible à l’acte 1. Il est difficile de déterminer si c’est un parti-pris dramatique ou le fait d’un manque d’expressivité.

A l’acte 2, Hannah O’Neill a de très belles lignes mais reste très lointaine, très « dans sa danse ». Les deux étoiles, dont l’accord des lignes nous avait déjà conquis lors de Don Quichotte en mars dernier, rendent la rencontre tangible lors d’un fort bel adage.

A l’acte trois, le pas de deux du cygne noir est bien mené même si l’entrada manque un tantinet d’abattage. Germain Louvet ne pique pas sur demi-pointe pour permettre une arabesque plus penchée à sa ballerine. C’est certes efficace, mais pourquoi danser la version Noureev si c’est pour servir la même cuisine vue ailleurs ? La salle nous semble un peu molle. C’est peu justifié au vu des variations : celle de Louvet est irréprochable et dans la sienne, O’Neill se montre très sûre dans ses tours attitude. Thomas Docquir, sans déployer le même charisme que Legasa, s’acquitte très bien de son très pyrotechnique solo. La coda, avec les fouettés du cygne noir et les tours à la seconde du prince, réveille néanmoins le public jusqu’ici atone.

A l’acte 4, Germain Louvet et Hannah O’Neill nous gratifient d’un bel adage réflexif. La ballerine, qu’on a trouvé jusqu’ici trop intériorisée, parvient même à être touchante lorsqu’elle mime « ici, je vais mourir ». On est néanmoins un peu triste de n’avoir pas plus adhéré au couple. On a l’étrange impression que Germain Louvet, faute d’avoir une Odette en face de lui, était le cygne ; une interprétation intellectuellement intéressante mais qui nous laisse émotionnellement sur le bord de la route.

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Le Lac des cygnes. Bleuenn Battistoni (Odette/Odile).

On attendait donc beaucoup de la soirée du 10 juillet. En effet, Hugo Marchand, qui devait initialement danser aux côtés de Dorothée Gilbert, était désormais distribué avec la toute nouvelle étoile Bleuenn Battistoni.

A l’acte 1, Marchand est un prince aux lignes parfaites, aux bras crémeux dans sa variation réflexive et aux entrelacés silencieux. Ce Siegfried n’est pas absent à la fête et interagit avec les courtisans. Ce pourrait être un parti pris intéressant si Florent Melac était plus ambivalent en Wolfgang. Dans le pas de deux qui clôt l’acte 1 et préfigure l’acte 4, Melac n’est rien de plus qu’un conseiller sérieux et écouté. A l’acte 2, Bleuenn Battistoni exprime tout par le corps et garde un visage assez impassible. Les arabesques sont étirées à l’infini, le buste semble flotter au-dessus de la corolle du tutu, le cou est mobile, les bras sont sobres mais d’une grande délicatesse. Tous les ingrédients sont là pour créer une grande Odette. L’adage avec Siegfried est un plaisir des yeux tant les longues lignes des deux danseurs s’accordent. De plus, Hugo Marchand est un prince qui réagit au récit d’Odette pendant toute sa variation plaintive. Pour le final, Marchand enserre délicatement le cou de sa partenaire comme si elle avait déjà repris sa condition animale.

A l’acte 3, pour le pas de deux du cygne noir, les critères techniques sont largement atteints. Battistoni, toujours dans la stratégie du less is more en termes d’interprétation, fait preuve d’une grande autorité technique. Sa variation avec double attitude est immaculée. Hugo Marchand a des grands jetés suspendus et des réceptions moelleuses. Florent Melac exécute une bonne variation de Rothbart même si son personnage manque toujours un peu de relief. On s’étonne cependant un peu de rester sur des considérations purement techniques. Adhère-t-on vraiment à l’histoire ?

A l’acte 4, on apprécie le bel adage des adieux entre Odette et Siegfried : les lignes sont parfaites et les décentrés suspendus. On reste néanmoins un peu à l’extérieur du drame. Mais juste avant la dernière confrontation entre Siegfried et Rothbart, Odette-Bleuenn a un éclair dans le regard quand elle tend désespérément son aile vers Siegfried. C’est sur ce genre de fulgurance que la jeune et talentueuse ballerine devra travailler lors de la prochaine reprise afin de se mettre au niveau d’interprétation d’un partenaire tel qu’Hugo Marchand.

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On était un peu triste, au bout de quatre représentations, de ne pas avoir été emporté par un cygne. D’autant qu’il y a des motifs de réjouissance du côté des solistes et du corps de ballet. Ce dernier, malgré un temps relativement court de répétition, se montre presque au parfait. La grande valse du premier acte, avec ses redoutables départs de mouvement en canon, est tous les soirs tirée au cordeau. La polonaise des garçons est digne de la discipline d’un ballet féminin. Les danses de caractères de l’acte 3 sont fort bien réglées. Dans la napolitaine, on a un petit faible pour le couple que forment Nikolaus Tudorin et Pauline Verdusen (qui fait ses adieux sur cette série), très primesautier, mais Hortense Millet-Maurin (également tous les soirs dans un quatuor de petits cygnes extrêmement bien réglé) et Manuel Garrido ont le charme et la fraicheur de la jeunesse. On est également rassuré de voir balayer le souvenir mitigé des pas de trois de la dernière reprise qui s’étaient avérés souvent mal assortis et avaient mis en lumière une certaine faiblesse chez les garçons. Pour cette mouture 2024, on trouve le plus souvent sujet à réjouissance. Les 22 juin, Ines McIntosh est très légère et délicate dans la première variation. Silvia Saint Martin est tolérable et Nicola di Vico a de beaux doubles tours en l’air bien réceptionnés et un vrai parcours. Les 28 juin et 3 juillet, on assiste aussi à un pas de grande qualité avec un trio réunissant Andrea Sarri, condensé d’énergie et de ballon, Roxane Stojanov enjouée et légère et Héloïse Bourdon alliant moelleux et élégance. Le 10 juillet, Camille Bon se montre élégante et déliée et Hoyhun Kang très légère. Antonio Conforti, partenaire sûr comme à son habitude, délivre une variation irréprochable et d’un bel abattage. Il prend même le temps de saluer le prince tandis qu’il accomplit ses exercices pyrotechniques. Enfin, le 12 juillet, le trio réunissant Mathieu Contat, Bianca Scudamore et Clara Mousseigne ne manque pas de talent. Contat fait un beau manège de coupé jeté, Scudamore est d’une grande légèreté dans la seconde variation mais Mousseigne, toujours trop démonstrative, se met parfois hors de la musique pour montrer ses atouts techniques…

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Le Lac des cygnes. Héloïse Bourdon (Odette/Odile) et Jeremy-Loup Quer (Siegfried).

Le 12 juillet… Il aura fallu attendre le 12 juillet pour que je sois ému par une Odette. Enfin un cygne de cœur, de chair et de sang ! Héloïse Bourdon, désormais une habituée du rôle, vient magnifier de tout son métier la maîtrise souveraine de la technique noureevienne. Les ports de bras sont crémeux ; l’arabesque haute de même que les développés (la variation) ; les ralentis contrôlés. Mais surtout, mais enfin, il se dégage de cette Odette une humanité, une sensibilité qui passe par-delà la rampe. Cette Odette regarde son Siegfried de ses yeux mais aussi… de son dos (adage). Pour que le parti-pris du « rêve du Prince » développé par Noureev fonctionne, il faut que le mirage de la femme sensible et idéale soit plus vrai que nature et non désincarné. La quasi perfection des cygnes du corps de ballet, à la fois disciplinés et vibrants (on regrette un vilain décalage de lignes côté jardin sur le triangle saillant à l’acte 4) reçoit enfin le couple qu’il mérite. En Siegfried, Jeremy-Loup Quer présente une belle danse noble et musicale sans aucun accroc. Ses intentions sont bonnes (la façon dont il réalise que son arbalète effraie le cygne) même si sa projection est encore intermittente. On salue le progrès accompli par cet artiste. En Rothbart, Enzo Saugar doit en revanche trouver l’équilibre entre sa technique, qui est très impressionnante, et son interprétation, qui est assez pâle.

On se laisse porter, comme le reste de la salle, très enthousiaste de bout en bout, par le couple Bourdon-Quer. Le cygne noir de Bourdon est serein dans la puissance, et le prince de Quer exalté et bondissant. Les adieux à l’acte 4 sont déchirants.

Disparaissant dans l’océan de fumigènes tandis que Rothbart emporte la princesse définitivement métamorphosée, on est profondément ému par la façon dont la main du prince semble surnager avant de disparaître à nouveau comme engloutie par le Lac.

L’émotion, enfin !

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