Swan Lake. English National Ballet. Théâtre du Coliseum. Représentations du 10 janvier en soirée et matinée du 11 janvier.
Le Lac des cygnes de l’English National Ballet est une production tellement classique qu’on a le sentiment qu’elle a été rachetée à une compagnie soviétique russe après l’effondrement de l’URSS. Tout y est. Les décors de toiles peintes néo-gothiques dans le goût des productions XIXe, les costumes aux teintes automnales et fanées, un Rothbart tonitruant et gesticulant qui se roule par terre à la fin du IVe acte et j’en passe. Elle date pourtant de 2000.
La chorégraphie de Derek Dean pour le corps de ballet lors des « actes de caractère » est somme toute interchangeable (dans la grande valse du premier acte les pas sont plaqués sur la musique). Les actes blancs ne sont guère plus satisfaisants. La chorégraphie pour 18 cygnes, 4 petits et deux grands (oui, on a le temps de les compter) manque de dynamique dans les dessins. Au 2e acte, après la première rencontre Odette-Siegfried, les cygnes se rangent en une phalange rectangulaire assez massive laissant une petite allée centrale au lieu de former une longue haie de jardin à cour. Ce côté massif, bien que ponctuel, contraste avec tous les délicats contrepoints de la musique de Tchaïkovski. Ce manque de jeu avec la musique est encore plus sensible dans la scène d’ouverture des cygnes au 4ème acte. Les filles se contentant de marcher ou de faire des piétinés en cassant les poignets de droite à gauche. Le corps de ballet s’acquitte pourtant très honnêtement de ce matériel peu enthousiasmant.
Voilà donc une production qui demande des grands solistes pour la réveiller.
Et elle ne les avait pas spécialement trouvés lors de la soirée du 10 janvier. Laurretta Summerscales, une grande brune, a de très belles lignes (qu’elle montre généreusement) et un beau ballon. C’est incontestablement une technicienne efficace. Mais sa danse n’exprime pas grand-chose du drame. Son cygne noir est à la fois trop démonstrativement méchant et en manque d’autorité. À vouloir épater la galerie dans les 32 fouettés, elle n’impressionne que par son aplomb pour cacher qu’elle est redescendue de pointe! Son partenaire, Alejandro Virelles, est aussi un grand brun aux longues lignes doté d’un plié de rêve et d’une élégance peu commune chez les danseurs cubains, plus familiers avec la pyrotechnie qu’avec l’adage. Mais cela fait-il un prince du Lac? Non. Alejandro Virelles, qui dans les programmes apparaît aux côtés d’Alina Cojocaru, semble avoir été rattrapé par la froideur technique de sa partenaire.
Le 11 en matinée, tout change. L’impression se vérifie. Avec des artistes charismatiques, la production se laisse regarder sans déplaisir.
Cela commence avec le Rothbart de James Streeter, infiniment plus expressif que son prédécesseur du 10. Le dos ductile réussit à évoquer une parade d’intimidation de volatile et parvient à faire corps avec les bâtons dont il allonge parfois ses bras. Ses perpétuelles interventions pendant l’acte 2 prennent sens dramatiquement et gênent moins l’œil.

Alina Cojocaru as Odette & James Streeter as Rothbart. English National Ballet. Photo: Arnaud Stephenson
Et puis Alina Cojocaru, l’Odette-Odile de cette matinée, installe un climat dès le prologue où, encore simple princesse humaine, elle semble en conversation avec la fleur qu’elle tient en main. Son Odette est à la fois liquide (son entrée) et suspendue (dansant sur des tempi distendus à force d’être ralentis). La voyant de dos, on imagine avec précision le regard qu’elle échange avec son prince (grand adage). À l’inverse, son Odile, sans être violemment différente de son Odette, est plus terrienne, plus ancrée dans le sol (qu’elle caresse moelleusement de la pointe) et surtout dégage une énergie plus incandescente (de petites inflexions dans les poignets) que « réfractante » (comme l’était son cygne blanc). Ce n’est plus une danseuse. C’est plus qu’une ballerine. Elle est les quatre éléments à elle toute seule.
Sans atteindre ce degré de maîtrise qui rend le commentaire technique oiseux, Ivan Vasiliev a fait tomber bien des réserves que je nourrissais à son égard depuis une dizaine d’années. Passé le premier choc face à ce Siegfried taillé en Hercule de foire, et même si occasionnellement on se surprend à compter le nombre -impressionnant- de pirouettes qu’il effectue (variation de l’acte 3), il faut bien reconnaître que le personnage de prince tourmenté composé par le danseur est absolument touchant. Parvenant à faire quelque chose de la variation lente du 1er acte, pourtant assez indigente, il exprime des doutes précis et non un vague état d’esprit (désignant les reliefs du repas d’un port de bras, « la joie était ici, il y a quelques instants encore, mais maintenant, est-ce vraiment l’heure du choix?, la main sur le cœur). Au troisième acte, pendant la danse des prétendantes, ses mains ouvertes vers le public, comme vidées d’énergie disaient tout de son découragement face à l’opiniâtreté matrimoniale de sa royale génitrice (excellente Jane Haworth). Dans sa confrontation avec le cygne noir, il semble presque absent à l’action pour ne s’animer qu’à l’apparition du cygne blanc, au beau milieu du grand pas de deux.

Alina Cojocaru as Odette & Ivan Vasiliev as prince Siegfried. Swan Lake. English National Ballet. Photo: Arnaud Stephenson
Mais surtout, c’est dans la construction de ses interactions avec sa partenaire qu’il a gagné notre suffrage. À l’acte 2, face au groupe de cygnes qui lui cache d’abord Odette, il tend son arbalète mais semble interroger son droit à tuer d’aussi belles créatures. Il donne du sens à la phalange de cygnes en essayant de s’engouffrer dans l’étroite ruelle qu’ils laissent mais se montre effrayé quand les grands et petits cygnes lui font face. Enfin, il n’est que prévenance à l’égard d’Odette (là encore, son travail de main est admirable).
Le couple Cojocaru-Vasiliev n’est assurément pas que la somme arithmétique de deux interprètes d’exception. La gradation des sentiments entre Siegfried et Odette est de toute façon subtilement orchestrée par les deux danseurs, principalement sur les deux actes blancs. Au deuxième, Alina-Odette et Ivan-Siegfried se fixent beaucoup mais les contacts physiques trouvent leur parousie dans les pâmoisons de la demoiselle. À l’acte 4, par contre, les fronts d’Odette et de Siegfried s’effleurent puis se touchent avant que les bouches ne se rencontrent enfin pour un glorieux baiser.
Dans un tel moment, on se dit : « Qu’importe finalement qu’on ait d’abord eu la poussière de la production puisqu’on a finalement vu des étoiles. »








Firebird, avec son décor inspiré des icônes byzantines, sa musique subtilement étrange, ses monstres, ses sortilèges, et sa chorégraphie oscillant entre la danse de caractère (la cour de Kostcheï) et le tableau vivant (la simplicité des cercles de princesses enchantées qui séparent Ivan de la belle Tsarevna) fut certes un enchantement. Itziar Mendizabal, toujours très à l’aise dans l’allegro, le parcours et le saut, donnait une présence charnelle et animale à son oiseau de feu. À aucun moment on ne la sentait se soumettre totalement à Ivan Tsarevitch : vaincue certes, mais seulement momentanément, elle rachète sa liberté avec une fierté un peu altière. L’oiseau ne sera jamais apprivoisé. Dans le rôle du prince, essentiellement mimé, Benett Gartside développe intelligemment son personnage. Très peu prince au départ, voire mauvais garçon, il semble naïvement découvrir les rudiments de la politesse formelle lorsqu’il salue la princesse et ses sœurs dans le jardin enchanté. Dans son combat contre le magicien Kostcheï (un truculent Gary Avis, à la fois effrayant lorsqu’il remue ses doigts démesurés et drôle lorsqu’il se dandine d’aise à la vue de la bacchanale réglée au millimètre et avec ce qu’il faut de maestria), il fait preuve d’une inconscience toute juvénile. Triomphant finalement grâce à l’oiseau, revêtu de la pourpre devant le somptueux rideau de fond de Gontcharova, il lève lentement le bras vers le ciel. Mais ce geste martial est comme empreint de doute. Avant d’élever sa main au dessus de la couronne, on se demande si Ivan ne cherche pas à la toucher pour s’assurer que son destin n’est pas un songe.
Passer de cette rutilante iconostase au simple ciel étoilé d’In The Night n’est pas nécessairement très aisé. Il ne s’agit pas que d’une question de décor ; la proposition chorégraphique est diamétralement opposée. Dans In the Night, la pantomime se fond tellement dans la chorégraphie qu’on oublie parfois qu’elle existe. Et dans l’interprétation du Royal, elle est parfois tellement gommée que l’habitué des représentations parisiennes que je suis a été d’autant plus troublé. Dans le premier couple, celui des illusions de la jeunesse, Sarah Lamb et Federico Bonelli ont fait une belle démonstration de partnering, dès la première entrée, les deux danseurs sont bien les « night creatures » voulues par Robbins. Mais cette atmosphère créée, elle reste la même durant tout le pas de deux. Dans le passage du doute, on cherche en vain un quelconque affrontement, même lorsque les danseurs se retrouvent tête contre tête dans la position de béliers au combat. Reste tout de même le plaisir de voir la mousseuse Sarah Lamb, ses attaches délicates et l’animation constante de sa physionomie ainsi que son partenaire, Bonelli, essayant de dompter sa bouillonnante nature dans l’élégant carcan créé par Robbins. Dans le second pas de deux, Zenaida Yanowsky et Nehemiah Kish font preuve à la fois des mêmes qualités mais aussi des mêmes défauts que Lamb-Bonelli. Leur couple a l’élégance et le poids requis, mais les petites bizarreries chorégraphiques propres à Robbins sont par trop adoucies. Lorsque la femme mûre s’appuie le dos sur le poitrail de son partenaire, on aimerait voir sa quatrième devant tourner plus dans la hanche car à ce moment, la compagne soupire par la jambe. L’emblématique porté la tête en bas est également négocié d’une manière trop coulée. On en oublierait presque que le couple vient d’avoir un furtif mais tumultueux désaccord au milieu de son océan de certitudes.
Après ce pic émotionnel, Raymonda, Acte III demande de nouveau un sévère effort d’ajustement. D’une part parce que les fastes petersbourgeois et académiques du ballet paraissent là encore aux antipodes de l’impressionnisme sensible de Robbins mais aussi parce qu’il faut oublier les harmonies cramoisies et or de la version parisienne pour le crème de cette production datant (un peu trop visiblement) des années soixante. Quelques idées seraient cependant à emprunter par Paris à cette présentation : le montage qui réunit dans cet acte III toutes les variations dévolues à Henriette et Clémence sur les trois actes et l’usage d’un décor (quoique moins outrancier que ce délire romano-byzantin pâtissier que possède le Royal). En revanche, si la reprise londonienne de Raymonda Acte III se voulait un hommage à Noureev, le but ne semble pas atteint. Le corps de ballet, aussi bien dans la Czardas que dans le grand pas classique hongrois émoussait par trop la chorégraphie polie par Noureev d’après l’original de Petipa. On se serait plutôt cru devant une version « russe » que devant une interprétation « occidentalisée » de ce classique.
