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Swan Lake à l’ENB : poussières d’étoiles

P1090166Swan Lake. English National Ballet. Théâtre du Coliseum. Représentations du 10 janvier en soirée et matinée du 11 janvier.

Le Lac des cygnes de l’English National Ballet est une production tellement classique qu’on a le sentiment qu’elle a été rachetée à une compagnie soviétique russe après l’effondrement de l’URSS. Tout y est. Les décors de toiles peintes néo-gothiques dans le goût des productions XIXe, les costumes aux teintes automnales et fanées,  un Rothbart tonitruant et gesticulant qui se roule par terre à la fin du IVe acte et j’en passe. Elle date pourtant de 2000.

La chorégraphie de Derek Dean pour le corps de ballet lors des « actes  de caractère » est somme toute interchangeable (dans la grande valse du premier acte les pas sont plaqués sur la musique). Les actes blancs ne sont guère plus satisfaisants. La chorégraphie pour 18 cygnes, 4 petits et deux grands (oui, on a le temps de les compter) manque de dynamique dans les dessins. Au 2e acte, après la première rencontre Odette-Siegfried, les cygnes se rangent en une phalange rectangulaire assez massive laissant une petite allée centrale au lieu de former une longue haie de jardin à cour. Ce côté massif, bien que ponctuel, contraste avec tous les délicats contrepoints de la musique de Tchaïkovski. Ce manque de jeu avec la musique est encore plus sensible dans la scène d’ouverture des cygnes au 4ème acte. Les filles se contentant de marcher ou de faire des piétinés en cassant les poignets de droite à gauche. Le corps de ballet s’acquitte pourtant très honnêtement de ce matériel peu enthousiasmant.

Voilà donc une production qui demande des grands solistes pour la réveiller.

Et elle ne les avait pas spécialement trouvés lors de la soirée du 10 janvier.  Laurretta Summerscales, une grande brune, a de très belles lignes (qu’elle montre généreusement) et un beau ballon. C’est incontestablement une technicienne efficace. Mais sa danse n’exprime pas grand-chose du drame. Son cygne noir est à la fois trop démonstrativement méchant et en manque d’autorité. À vouloir épater la galerie dans les 32 fouettés, elle n’impressionne que par son aplomb pour cacher qu’elle est redescendue de pointe! Son partenaire, Alejandro Virelles, est aussi un grand brun aux longues lignes doté d’un plié de rêve et d’une élégance peu commune chez les danseurs cubains, plus familiers avec la pyrotechnie qu’avec l’adage. Mais cela fait-il un prince du Lac? Non. Alejandro Virelles, qui dans les programmes apparaît aux côtés d’Alina Cojocaru, semble avoir été rattrapé par la froideur technique de sa partenaire.

Le 11 en matinée, tout change. L’impression se vérifie. Avec des artistes charismatiques, la production se laisse regarder sans déplaisir.

Cela commence avec le Rothbart de James Streeter, infiniment plus expressif que son prédécesseur du 10. Le dos ductile réussit à évoquer une parade d’intimidation de volatile et parvient à faire corps avec les bâtons dont il allonge parfois ses bras. Ses perpétuelles interventions pendant l’acte 2 prennent sens dramatiquement et gênent moins l’œil.

Alina Cojocaru as Odile & James Streeter as Rothbart. English National Ballet. Photo: Arnaud Stephenson

Alina Cojocaru as Odette & James Streeter as Rothbart. English National Ballet. Photo: Arnaud Stephenson

Et puis Alina Cojocaru, l’Odette-Odile de cette matinée, installe un climat dès le prologue où, encore simple princesse humaine, elle semble en conversation avec la fleur qu’elle tient en main. Son Odette est à la fois liquide (son entrée) et suspendue (dansant sur des tempi distendus à force d’être ralentis). La voyant de dos, on imagine avec précision le regard qu’elle échange avec son prince (grand adage). À l’inverse, son Odile, sans être violemment différente de son Odette, est plus terrienne, plus ancrée dans le sol (qu’elle caresse moelleusement de la pointe) et surtout dégage une énergie plus incandescente (de petites inflexions dans les poignets) que « réfractante » (comme l’était son cygne blanc). Ce n’est plus une danseuse. C’est plus qu’une ballerine. Elle est les quatre éléments à elle toute seule.

Sans atteindre ce degré de maîtrise qui rend le commentaire technique oiseux, Ivan Vasiliev a fait tomber bien des réserves que je nourrissais à son égard depuis une dizaine d’années. Passé le premier choc face à ce Siegfried taillé en Hercule de foire, et même si occasionnellement on se surprend à compter le nombre -impressionnant- de pirouettes qu’il effectue (variation de l’acte 3), il faut bien reconnaître que le personnage de prince tourmenté composé par le danseur est absolument touchant. Parvenant à faire quelque chose de la variation lente du 1er acte, pourtant assez indigente,  il exprime des doutes précis et non un vague état d’esprit (désignant les reliefs du repas d’un port de bras, « la joie était ici, il y a quelques instants encore, mais maintenant, est-ce vraiment l’heure du choix?, la main sur le cœur). Au troisième acte, pendant la danse des prétendantes, ses mains ouvertes vers le public, comme vidées d’énergie disaient tout de son découragement face à l’opiniâtreté matrimoniale de sa royale génitrice (excellente Jane Haworth). Dans sa confrontation avec le cygne noir, il semble presque absent à l’action pour ne s’animer qu’à l’apparition du cygne blanc, au beau milieu du grand pas de deux.

Alina Cojocaru as Odile & Ivan Vasiliev as prince Siegfried. Swan Lake. English National Ballet. Photo: Arnaud Stephenson

Alina Cojocaru as Odette & Ivan Vasiliev as prince Siegfried. Swan Lake. English National Ballet. Photo: Arnaud Stephenson

Mais surtout, c’est dans la construction de ses interactions avec sa partenaire qu’il a gagné notre suffrage. À l’acte 2,  face au groupe de cygnes qui lui cache d’abord Odette, il tend son arbalète mais semble interroger son droit à tuer d’aussi belles créatures. Il donne du sens à la phalange de cygnes en essayant de s’engouffrer dans l’étroite ruelle qu’ils laissent mais se montre effrayé quand les grands et petits cygnes lui font face. Enfin, il n’est que prévenance à l’égard d’Odette (là encore, son travail de main est admirable).

Le couple Cojocaru-Vasiliev n’est assurément pas que la somme arithmétique de deux interprètes d’exception. La gradation des sentiments entre Siegfried et Odette est de toute façon subtilement orchestrée par les deux danseurs, principalement sur les deux actes blancs. Au deuxième, Alina-Odette et Ivan-Siegfried se fixent beaucoup mais les contacts physiques trouvent leur parousie dans les pâmoisons de la demoiselle. À l’acte 4, par contre, les fronts d’Odette et de Siegfried s’effleurent puis se touchent avant que les bouches ne se rencontrent enfin pour un glorieux baiser.

Dans un tel moment, on se dit : « Qu’importe finalement qu’on ait d’abord eu la poussière de la production puisqu’on a finalement vu des étoiles. »

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Le Corsaire à l’ENB: le flirt sur scène

IMG_20131017_132336Milton Keynes, ville nouvelle sans âme construite autour de bretelles autoroutières, de galeries commerciales et de parkings, est le dernier endroit où l’on s’attendrait à croiser Alina Cojocaru. C’est pourtant là qu’elle a fait ses débuts avec l’English National Ballet, son nouveau port d’attache depuis qu’elle a claqué la porte du Royal Ballet. Et sa présence suffisait à justifier le déplacement.

La première production anglaise du Corsaire ressemble beaucoup à celle de l’American Ballet Theatre. C’est normal, elle est due à la même personne, Anna-Marie Holmes, ancienne directrice du ballet de Boston, qui depuis une quinzaine d’années, a transmis le ballet lointainement inspiré de Lord Byron à bien des compagnies hors-Russie. Les décors et costumes, créés par Bob Ringwood, puisent leur inspiration dans l’orientalisme du XIXe siècle, la production du Bolchoï… et l’hollywoodien Voleur de Bagdad. Un patchwork de références crânement assumé, et bien dans le ton d’une œuvre dont Kevin McKenzie a dit un jour : « c’est un petit peu Errol Flynn, un petit peu Leonardo Di Caprio et un petit peu Les Mille et une nuits ».

Comme dans bien des films d’action d’hier ou d’aujourd’hui, le grand n’importe-quoi n’est jamais loin (Conrad-le-gentil-Corsaire aime Medora que Lankendem le-marchand-d’esclaves veut vendre au Pacha-gros-Poussah ; il l’enlève, mais Birbanto le-méchant-jaloux-Corsaire la ramène au Sérail ; elle est libérée, malheureusement le bateau fait plouf), mais les numéros dansés, dont nombre de délicatesses perlées nous viennent directement de Petipa, sont insérés de manière assez maligne dans la narration. Ainsi, les variations des trois odalisques – où brille notamment Shiori Kase – servent à mettre en relief leurs charmes au moment où on les met à l’encan. Et la fameuse séquence du jardin animé, servie par un musical corps de ballet féminin, est un effet des vapeurs de l’opium sur l’esprit du Pacha (ce qui rend plausible que Medora à-nouveau-captive et Gulnare sa-compagne-d’infortune – charmante Erina Takahashi – y dansent si sans-souci).

Mademoiselle Cojocaru a un art unique : celui de toujours danser pour quelqu’un. Elle n’exécute pas des pas (même si, bien sûr, la netteté jamais appuyée de sa danse et sa facilité apparente font partie de son charme), elle dit quelque chose, à chaque instant, à une personne en particulier. C’est manifeste lors de sa prestation au milieu du bazar au premier acte : la première tentative d’évasion étant manquée, elle est obligée de danser pour le Pacha (personnage comique tenu par Michael Coleman), qu’elle régale de quelques agaceries. Dans cette séquence, la ballerine flirte à droite (où se trouve Conrad), et se moque à gauche (où évolue le Pacha, à qui elle n’offre qu’un sourire résigné et impersonnel). Ses qualités d’abandon font merveille dans l’adage amoureux de l’acte II, où on dirait une Juliette dans les bras de son Roméo (incarné cette fois-ci par Vadim Muntagirov, assez fade jusque-là, et qui finit par s’échauffer émotionnellement).

Le Corsaire fait aussi la part belle aux numéros de bravoure masculins, qui s’enchaînent sans lasser, car chacun a son style : Dmitri Gruzdyev campe un Lankendem fin et filou, Yonah Acosta en Birbanto donne une danse gonflée à la testostérone, Junor Souza, qui joue l’esclave Ali – le type torse nu en pyjama bleu – a droit aux bonds pyrotechniques, tandis que le rôle de Conrad se voit confier une partition plus noble (comme on le voit dans le pas de deux à trois Medora-Ali-Conrad au cœur du 2e acte). Yonah Acosta dansait aussi le rôle d’Ali lors de la matinée du 17 (c’en était d’ailleurs le principal intérêt). Alors qu’il n’est encore que « soliste junior », il fera bientôt sa prise de rôle en Conrad. Tamara Rojo (directrice de l’ENB), dansera aussi Medora en compagnie de Matthew Golding, et cela devrait aussi valoir le coup d’œil.

Le Corsaire ENB; Junor Souza, Erina Takahashi, Vadim Muntagirov, Alina Cojocaru. Photography Arnaud Stephenson, courtesy of ENB.

Le Corsaire ENB; Junor Souza, Erina Takahashi, Vadim Muntagirov, Alina Cojocaru. Photography Arnaud Stephenson, courtesy of ENB.

Le Corsaire, English National Ballet, représentations du 17 octobre, Milton Keynes Theatre. Production d’Anna-Marie Holmes d’après Marius Petipa et Constantin Sergueiev. Musiques: Adam, Pugni, Delibes, Drigo, van Oldenbourg, Minkus, Gerber, Fitinhof-Schnell et Zabel. Livret de Jules-Henri de Saint-Georges et Joseph Mazilier, révisé par Anna-Marie Holmes. Décors et costumes de Bob Ringwood. D’après le poème Le Corsaire de Lord Byron (1814). En tournée à Southampton, Oxford, Bristol, Londres (janvier 2014) et Manchester.
 

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Les Balletos d’Or – 2012-2013

P1000938Pour cause de fin de saison tardive, la liste de promotion dans l’ordre des Balletos d’Or n’a été publiée que ce matin par le Journal Officiel de la République française. Nous la reproduisons ci-dessous. La remise des médailles aura lieu dans les sous-sols de l’Opéra-Bastille au matin du 15 août. Compte tenu des débordements de l’année dernière, une pièce d’identité sera exigée à l’entrée.

Ministère de la Création franche

Prix Relecture chorégraphique : Kader Belarbi pour Le Corsaire (Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix du Chorégraphe-surprise : Simon Valastro pour Stratégie de l’Hippocampe (soirée Danseurs-chorégraphes)

Prix Patchwork : Samuel Murez pour ses Désordres

Prix Melting Pot : José Montalvo pour Don Quichotte du Trocadéro

Prix Musique de ballet : Szymon Brzóska (Overture, chorégraphie de David Dawson)

Prix Scénographie : Jon Bausor pour les décors hallucinants de Hansel and Gretel (Liam Scarlett, Royal Ballet)

Prix Lazare : Monotones  I & II (Ahston, Royal Ballet)

Prix Dante : Like Lazarus Did de Stephen Petronio (Stephen Petronio Company, Joyce Theater, NYC)

Prix Golem : le ballet de Robert Le Diable (chorégraphie de Lionel Hoche, Royal Opera House)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Grand frisson de la saison : Agnès Letestu, Courtisane vénéneuse (Le Fils prodigue), Championne de l’attaque (Woundwork 1 et Pas./Parts) Princesse lunaire (Kaguyahime), Ballerine éplorée (3e Symphonie de Gustav Mahler), Énigme souriante (Signes)

Prix romantique :  la jupe de La Sylphide (quand elle est portée – par ordre alphabétique – par Mlles Albisson, Hurel, Obraztsova ou Pagliero)

Prix Pas une ride: Stéphane Phavorin, énorme en Sorcière (La Sylphide), mais qui aurait pu être tellement plus et mieux employé jusqu’au bout

Prix volcanique : Alina Cojocaru et Johan Kobborg dans In the Night (Robbins)

Prix Adage : Marianela Nuñez dans Symphony in C (Royal Ballet)

Prix d’interprétation : Jason Reilly dans Onegin (invité au Royal Ballet)

Prix Articulation : Vincent Chaillet et Muriel Zusperreguy dans Don Quichotte (Bastille)

Prix Gesticulation : Denys Cherevychko dans Don Quichotte  (Châtelet)

Prix christique : Emmanuel Thibault (Le Fils prodigue)

Prix orgiaque : Jérémie Bélingard dans L’Après midi d’un Faune

Prix Sinuosité : Sabrina Mallem dans Pas./Parts

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Roquette : François Alu, conquérant de l’espace scénique en Basilio

Prix Fusée : Mathilde Froustey, partie sous d’autres cieux à la conquête des étoiles

Prix de la saison décevante : Dorothée Gilbert (les publicités sont hors-concours)

Prix Révélation : Bennet Gartside

Prix de l’Homme Invisible : Rudolf Noureev chorégraphe éclipsé sous l’« hommage » de l’Opéra

Ministère de la Natalité galopante

Prix Tendresse : Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann dans Afternoon of a Faun (Robbins)

Prix Leading Man : Robert Fairchild (NYCB, Spring Season)

Prix Beau Monsieur : Vladimir Shishov (Etés de la Danse, Wiener Staatsballet)

Prix Mariage pour tous : Laëtitia Pujol et Benjamin Pech (Le Loup)

 Prix Torero : Christophe Duquenne en Espada (Don Quichotte)

Prix Gypsy (ex-æquo) : Allister Madin (Opéra de Paris) et Davide Dato (Wiener Staatsballet)

 Prix Chaloupe : Amar Ramasar dans Fancy Free (Robbins, NYCB)

 

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Coq : Audric Bezard pour son Escamillo (Carmen de Roland Petit)

Prix Dindon : Guillaume Charlot, dans le même rôle (Carmen)

Prix Blaireau : le délicieux The Wind in the Willows (chorégraphie de Will Tuckett, Linbury Studio)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Navet : Marie-Agnès Gillot pour Sous apparence

Prix Pain sans levain : Aurélie Dupont dans O Złožoni / O Composite

Prix Cracotte : Benjamin Millepied pour la soirée LA Dance Project (deux tranches de pain sec autour du toujours savoureux Quintett de Forsythe).

Prix Prêt-à-croquer : Hugo Vigliotti (chevelure comprise) chorégraphié par Samuel Murez

Prix Cueillie-à-point : Maria Kowrosky s’effeuillant avec grâce dans Slaughter on 10th Avenue (NYCB)

Prix Savoureux : Irina Dvorovenko, jeune retraitée de l’ABT dans le même rôle (On your Toes at City Center)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix You’re So Eighties : la robe cloche jaune d’Elisabeth Platel pour le gala Noureev

Prix Bob L’Éponge : Walter Van Beirendonck pour les costumes de Sous apparence

Prix Éteins-la-lumière-ils-n’y-verront-que-du-feu : Cedar Lake Dance Company et ses ersatz de Forsythe (Joyce Theater)

Prix Lycra : les maillots qui ne pardonnent rien (blanc dans Kaguyahime, rouge dans L’Oiseau de feu version Béjart).

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix What’s next?/Can’t wait : Johan Kobborg

Prix Plouf, Plouf, ce-sera-toi-qui-danseras-ce-soir : Brigitte Lefèvre, inégalable pour l’éternité

Prix Sociologie de comptoir : Ismène Brown pour ses extrapolations à partir de trois cas et demi (« Ballet stars are revolting »)

Prix Carpette journalistique : non décerné [trop d’ex-æquo]

Ministère de la Communication interplanétaire

Prix du Gazouillis vide et vain : non décerné [l’Opéra de Paris, soupçonné de dopage, a été disqualifié]

Prix Hallucination collective : la critique anglo-saxonne qui voit de nouveaux Noureev partout

Prix Ze de tête : le site internet de l’Opéra de Paris, indétrônable.

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Small steps/Onegin in London, bis.

P1000939When little kids think about dancing, they imagine either prancing around or doing that tippy-toe tiny run which Americans call a “bourrée” and the French call “piétinées” (literally = little stabbing steps you use to crush something.)  Tipping around on your toes while not shuddering your entire body ain’t, to put it lightly, easy. Dancers with boobs hate this step. Even without boobs, you feel the largest you’ve ever been doing this most simple little thing. It’s just not natural and the mirror concurs: you’ve never looked more tense and gelatinous in your entire life. It’s the simplest, but the most damnably difficult series of small steps on earth.

Then Alina Cojocaru, as Tatiana, began to bourrée around the stage, one hand hung limply about mid-chest, disconnected from the rest of the buttery palpitations of her feet. Limp at first, yet her hand vibrated in and out due to the aftershocks of the troubling feet below.  I finally understood the point of this step. It’s not about prancing. It’s the means by which you can semaphore just how hard your own heart is beating. Most often when you get to do it on stage (Swan Lake comes to mind) the bourrée means to tell the audience you hesitate about something, most often love.  Cojocaru’s thoughtlessly palpitating little hand kept bumping against her heart.

Having seen her many times, including her Paris Giselle, I still could not tell you about the shape of her arch.  The Olympic rating of her feet [probably gorgeous] is not the point.  The way she uses her feet is.

Shattered by Onegin’s [Jason Reilly’s] rejection in Act II, Cojocaru then focused me on her neck and eyes.  The way she seemed to nestle hesitantly yet trustingly into Bennet Garside/Gremin’s ardent but prudent arms and return his gentle gaze let the audience know that there might be an interesting Act III to come.  Too often, I’ve found that I’ve forgotten that the leftover guy who dances around with her from Act II is the same dancer who becomes her husband in Act III.  The Gremins need to somehow come alive just at the moment that their Tatianas endure public humiliation…this role tends to be undercooked.   Here it came out just right.

In the evening, Thomas Whitehead’s Gremin proved a most White Russian aristocrat.  I’ve often been perplexed by how that role should be played.  Here you are, covered in medals, a prize coveted by matchmakers, yet the girl of your dreams has somehow managed to fall publicly and stupidly in love with someone else much less worthy.  But you can’t play for boorish aristocrat, for then Tatiana must be really crazy not do do an Anna Karenina.  This supporting role demands delicate balance.  Tenderness or masculine pride seem to offer themselves as the best options.  Gartside opted for tender, Whitehead went for pride.

And that worked in each case. They were up against very different women, Cojocaru’s Tatiana couldn’t stand the suspense and looked at the last page of the book she was reading in order to calm down, while Sarah Lamb’s Tatiana let her book happen to her.  Her bourrées were cleaner, more literal. She wasn’t a sprite who needed to be tamed, she was already a woman, as Cleopold has pointed out.  But a woman, as she tippy-toed around aroused by love her hands dangling poised and softly curled, who had already lost her way and probably would never find the strength to go after what she was looking for.

Purists – White Russians raised on Pushkin, other picky eaters – would have died during this evening performance.  OK, so Lamb is as blonde as they come, and so what?  As if Tchaikovsky’s opera hadn’t already added to and cut all kinds of stuff from the original poem.  Why fault this ballet for not cleaving to the (which one?) original?  Ballet was never meant to illustrate but to create new images…

Instead of wearing a ridiculous wig, Lamb concentrated on creating a rich character out of flesh and bone.  This one never will get over the romance novels that her dashing Onegin (Valeri Hristov) deems so jejune. That is why her piétinées/bourrés seemed smoother, more widely spaced, more confident.  She knew that she had found her romantic hero and would never change her mind.  Precisely because she was so touchingly naïve and confident in her Act 1 Dream Scene, remaining somehow so while shocked by Lensky’s murder, Lamb’s final act proved heartbreaking. In a very different way.  Cojocaru’s Tatiana let us know that the tragedy from here on after would be Onegin’s and she had already begun to grieve for him.  By first dancing calmly and kindly – Englishly? – with her boring husband, then suddenly re-awakened to sensuality – and, oh, the possibilities — with Onegin, Lamb let us know that losing him will become the obsession that will shape of the rest of her bitterly unhappy life.  Cojocaru’s Tatiana will find joy in other things, be they babies or sunsets or sitting by the fireplace.  Nothing in the rest of Sarah Lamb’s Tatiana’s life will ever satisfy her.

One day, Cojocaru’s T. will tell her husband the whole story (Gartside makes you feel she probably already has).  Lamb’s T. will take this secret with her to the grave, for it’s all she has, the only thing in her life that ever had meaning.

The bourrée is a weird step, for you can either move forwards, backwards, sideways, or remain stuck in the same place.  Few other steps can express all the possible responses you could take to all of life’s choices.  It’s up to you how you dance it.

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Onegin à Londres : Tatiana, ou l’embarras du choix

P1000939Dans Onegin, ballet à l’impeccable narration de John Cranko dont on ne louera jamais assez l’économie de moyens, l’évidente simplicité des procédés aussi bien chorégraphiques que scéniques, la personnalité de Tatiana, est centrale. Le véritable héros de ce ballet qui porte un nom d’homme, c’est-elle. Onegin, c’est après tout le récit du cheminement d’une femme vers un choix de vie ; et les personnages secondaires (dans lequel on peut inclure Onegin qui dans le poème est tellement improbable qu’il porte le nom d’une rivière) semblent n’être que les obstacles ou les passeurs qu’elle trouve sur son chemin intérieur.

P1030785À Covent Garden durant la matinée du 2 février avec Alina Cojocaru, le rideau s’est levé une Tatiana intériorisée, presque étrangère au monde : le regard charbonneux, le sourire rare, elle reste étrangère à l’agitation autour du bal donné par Madame Larine, sa mère, jusqu’à l’apparition d’Onegin (Jason Reilley, du Ballet de Stuttgart, remplaçant Johan Kobborg blessé). Et à partir de là, c’est un peu comme si une chrysalide avait déchiré son cocon pour laisser la place à un beau papillon. Le papillon reste calme pendant toute la première scène, comme pour consolider ses ailes (la promenade avec Onegin) mais ce n’est que pour mieux s’envoler dans la scène de la lettre où elle danse avec son chevalier servant idéalisé. Alina Cojocaru a une façon inimitable d’aborder les pas de deux. On ne peut s’empêcher de penser que soit elle est une partenaire de rêve, avec laquelle tout est facile, soit qu’elle est la hantise des danseurs par son obsession de la passe juste. Dès qu’ils commencent, la ballerine semble faire corps avec son partenaire. Avec elle, les portés les plus athlétiques prennent un aspect quasi organique. Ils sont d’une intimité absolue. Son pas de deux de la lettre, c’était par exemple l’expression la plus juste de l’éveil de la féminité.

Mais ce moment d’exultation est de courte durée. Déjà, la fin tragique de Lensky, le fiancé de sa sœur, agit sur Tatiana comme un viatique. Elle sera par nécessité une adulte qui apprend vite – avant même l’issue tragique du duel – qu’il faut se méfier des passions nées dans une tête enfiévrée par les livres.

Au troisième acte, lorsque Onegin repentant et enfin adulte réapparait, elle a tissé des liens de réelle affection avec le prince Gremin son mari (subtil et tendre Bennet Gartside). Le pas de deux passionné qui conclut le ballet, tout échevelé qu’il est, ne sera au final qu’une page qu’elle aura tournée. On se surprend à plaindre l’Onegin de Jason Reilly, sanglé dans son sévère costume noir dès la prime jeunesse, confondant les grands principes hérités de sa classe avec la véritable éducation (lorsqu’il déchire la lettre de Tatiana, il se pense sans doute « chevaleresque » de ne pas compromettre une jeune fille qui a commis une indiscrétion). Beau encore, il réalise qu’il est néanmoins devenu ce petit costume noir qu’il croyait seulement porter et cherche son salut dans cette élégante à la robe rouge nacrée. Mais que sera-t-il finalement ? Une note de bas de page dans la vie de cette femme admirée de tous.

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En soirée, Sarah Lamb joue sur un registre tout opposé. Répondant à ses qualités de délicatesse et à sa plastique dont on ne dira jamais assez qu’elle est exceptionnelle, elle dépeint une Tatiana encore dans l’adolescence qui virevolte avec légèreté autour d’Onegin, comme un phalène autour d’une lanterne. Le pas de deux de la lettre avec son partenaire Valeri Hristov (brun et ténébreux à souhait à défaut d’avoir une ligne d’interprétation vraiment claire) est très aérien avec notamment des portés tournoyants très acrobatiques ; c’est l’exaltation de la jeunesse. D’ailleurs, tout le monde est jeune autour d’elle; aussi bien la fraîche et pétulante Yasmine Naghdi dans Olga que le bondissant et juvénile Lensky de Dawid Trzensimiech (qui devra cependant apprendre à travailler sur les nerfs pour finir ses variations), très éloigné de l’interprétation qu’en donnait Steven McRae en matinée. Ce dernier était un Lensky mûr, plus en bras-soupirs qu’en ballon, que son romantisme de poète rendait fragile. Olga (la très anodine Akane Takada) n’était pas son premier amour et il avait déjà été trahi plusieurs fois. Son solo du duel était donc dansé comme on écrit une note de suicide; avec une lassitude résignée. Dans le même solo, Trzensimiech regardait encore vers le lever du soleil.

Pour la Tatiana de Sarah Lamb, entourée par cette heureuse jeunesse, le duel entre Lensky et Onegin éclate donc comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été (là où McRae montrait l’orage qui couvait). Celle qui, naïvement, en était encore à tenter de conquérir l’objet de ses rêves est brusquement projetée seule dans le monde adulte. Au troisième acte, on la retrouve élégante et adulée par la bonne société mais mariée à un Gremin radicalement différent de celui si prévenant de Bennet Gartside. Serré dans ses principes comme dans son uniforme, le Prince de Thomas Whitehead procure le confort matériel et témoigne du respect à sa femme, mais certainement pas de l’amour conjugal. En matinée, le pas de deux Gremin-Tatiana pendant le bal évoquait les ballets romantiques où le héros effleure respectueusement sa sylphide, le soir, Gremin semblait chercher le meilleur angle pour exposer son petit chef-d’œuvre de femme. La confrontation Onegin-Tatiana ne pouvait donc qu’être aux antipodes de celle vue en matinée. Là où Cojocaru mettait l’accent sur les tensions et résistances (avec d’occasionnels moments d’abandon), Sarah Lamb est tout en relâchements et pâmoisons, comme si le désir trop longtemps contenu était plus fort qu’elle. Son visage soudain déformé par les pleurs, elle s’effondre, conquise, dans les bras de son partenaire. Sa bouche ne cherche pas tant à éviter celle de Valeri Hristov qu’à l’agacer – Ce dernier, beaucoup moins grimé et vieilli que d’autres Onegin dans cet acte serait-il l’image du désir resté intact ? –. Et si elle trouve finalement la force de renvoyer son amoureux transi, c’est une femme grevée de regrets éternels sur laquelle tombe le rideau de Covent Garden.

En sortant du théâtre, je n’ai pu m’empêcher de penser que j’avais vu deux femmes portant successivement le même prénom d’héroïne, abordant les mêmes pas dans des costumes très similaires mais qu’elles ne m’avaient pas conté la même histoire.

Mais, à la réflexion, cela importe peu. Ce qui compte chez Tatiana, ce n’est pas tant le choix qu’elle fait que le fait d’avoir fait un choix : triomphante ou brisée, Tatiana reste sublime. Et nous sommes bien soulagés nous même de n’avoir pas eu à faire un choix entre les deux ballerines qui l’ont incarné.

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Royal Ballet décembre 2012 : Du feu dans la nuit étoilée

P1000939Royal Opera House – Représentations du 29 décembre 2012. Firebird : Mendizabal, Gartside, Bhavnani, Avis (matinée) ; Galeazzi ,Watson, Arestis, Marriott (soirée) ; In the Night : Lamb/Bonelli, Kobayashi/Pennefather, Cojocaru/Kobborg (matinée) ; Maguire/Campbell, Yanowsky/Kish, Marquez/Acosta (soirée) ; Raymonda (Acte III) : Cojocaru/McRae (matinée) ; Yanowsky/Hirano (soirée) ; Orchestre dirigé par Barry Wordsworth ; piano solo : Robert Clark.

 

L’Oiseau de feu est un ballet qui plaît aux enfants – les trois petites filles qui étaient devant moi pendant la matinée n’ont pas moufté, alors qu’elles n’ont pas tenu tout In the night et ne sont pas revenues pour Raymonda –, mais pas forcément aux jeunes, qui ne veulent plus croire aux contes, et que la profusion des motifs déroute (j’ai vécu une expérience similaire la première fois que j’ai vu Petrouchka). Pour ma part, je ne sais pas ce que j’aime le plus dans ce ballet : la magnificence musicale, l’invention des costumes, la variété des ambiances et des styles, ou encore le majestueux hiératisme de la scène du couronnement, qui permet d’admirer, pendant quelques précieux instants, le rideau de scène créé par Natalya Goncharova en 1926. Itziar Mendizabal danse avec une fougue animale. On a parfois l’impression, à certains frémissements des bras, ou à l’abandon du haut du corps quand elle est rompue de fatigue, que ses ailes ont une vie propre. Mara Galeazzi, qui interprète le rôle de l’Oiseau en soirée, est plus humaine et contrôlée. Du coup, la confrontation avec Ivan Tsarevitch change de sens : nous ne voyons plus un oiseau et un rustaud (Bennet Gartside), mais une femme et un brutal (l’altier Edward Watson). La rencontre avec la belle Tsarevna, en revanche, est toujours la découverte d’un monde laiteux, tout en courbes – celles que dessinent les trajectoires des pommes, les mouvements alternativement convexes et concaves des bras des princesses enchantées, ou encore les enroulements autour des deux amoureux, qui leur donnent le temps de se rencontrer. Parmi les princesses enchantées, on remarque en matinée la douce et frêle Christina Arestis, qui sera en soirée une touchante Tsarevna. Changement d’ambiance avec l’apparition, puis la ronde folle, des Indiens, des femmes de Kotscheï, des jeunes, des Kikimoras, des Bolibotchki et des monstres virevoltant autour de l’immortel magicien (Gary Avis jouant au méchant, et Alastair Marriott au vieillard). À l’issue de la confrontation, l’impression du spectateur diverge à nouveau selon la distribution : Bennet Gartside fait penser au faux Dmitri dans Boris Godounov (je rejoins à cet égard les impressions de Cléopold), tandis que Watson sait manifestement être l’héritier légitime.

Dans In the Night, Alina Cojocaru et Johan Kobborg donnent à voir une scène de la vie conjugale d’une intensité rare. Elle est un tourbillon émotionnel, et danse sans prudence, à charge pour son partenaire de suivre. C’est passionnant, mais si volcanique que les épisodes précédents – les commencements avec Sarah Lamb et Federico Bonelli, la maturité un peu plan-plan avec Rupert Pennefather et Hikaru Kobayashi – paraissent bien trop linéaires. Même si moins explosif, le cast de la soirée présente une narration dans l’ensemble plus équilibrée : les jeunes amoureux campés par Emma Maguire et Alexander Campbell ont le partenariat joueur, Zenaida Yanowsky et Nehemiah Kish font penser au feu sous la glace, et Roberta Marquez joue la passion latine avec Carlos Acosta et une pointe d’humour.

L’acte III de Raymonda réunit en matinée Alina Cojocaru (épousée rêveuse, qui interprète la variation de la claque comme pour elle-même) et Steven McRae (danseur noble, rapide et précis). On ne peut pas imaginer plus grand contraste avec la distribution du soir : Zenaida Yanowski n’a pas la douceur de Cojocaru, dont la danse semble toujours couler de source ; elle a d’autres qualités : la sûreté technique, et un sens aigu de sa capacité de séduction. Voilà une ballerine qui mange les spectateurs du regard.  Son partenaire Ryoichi Hirano n’essaie pas d’approcher les complications de la chorégraphie de Noureev (alors que Steven McRae en insère méticuleusement les subtilités dans sa variation; Ricardo Cervera, qui interprète la danse hongroise midi et soir, réussit aussi l’alliance grisante entre classicisme et caractère). Les idiosyncrasies hungarisantes de la chorégraphie sont d’ailleurs bien mieux servies par le corps de ballet et les demi-solistes en matinée qu’en soirée – notamment avec un pas de quatre des garçons au cours duquel James Hay se distingue, tant pour les tours en l’air que les entrechats.

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Les fêtes au Royal Ballet (1/2) : triple bill Fokine-Robbins-Noureev

P1000939ROH, Triple bill Fokine, Robbins, Petipa-Nureyev: Matinée du 22 décembre 2012.

Annonçant à une amie balletomane de longue date ma petite expédition londonienne, je la vis imperceptiblement ciller à l’énumération des trois ballets composants le triple-bill présenté par le Royal ballet. « Oiseau de feu, In the Night, Raymonda acte III ? Quel curieux programme ! ».

Tout à ma joie d’aller sous d’autres cieux chorégraphiques, je n’ y avais pas pensé mais, à partir de ce moment, et pour le reste de la semaine, la question m’a taraudé : Quel pouvait bien être le lien secret qui liait ces trois œuvres aux couleurs, aux ambiances et aux principes chorégraphiques si différents. A la matinée du 22, la question est restée entière.

P1030278Firebird, avec son décor inspiré des icônes byzantines, sa musique subtilement étrange, ses monstres, ses sortilèges, et sa chorégraphie oscillant entre la danse de caractère (la cour de Kostcheï) et le tableau vivant (la simplicité des cercles de princesses enchantées qui séparent Ivan de la belle Tsarevna) fut certes un enchantement. Itziar Mendizabal, toujours très à l’aise dans l’allegro, le parcours et le saut, donnait une présence charnelle et animale à son oiseau de feu. À aucun moment on ne la sentait se soumettre totalement à Ivan Tsarevitch : vaincue certes, mais seulement momentanément, elle rachète sa liberté avec une fierté un peu altière. L’oiseau ne sera jamais apprivoisé. Dans le rôle du prince, essentiellement mimé, Benett Gartside développe intelligemment son personnage. Très peu prince au départ, voire mauvais garçon, il semble naïvement découvrir les rudiments de la politesse formelle lorsqu’il salue la princesse et ses sœurs dans le jardin enchanté. Dans son combat contre le magicien Kostcheï (un truculent Gary Avis, à la fois effrayant lorsqu’il remue ses doigts démesurés et drôle lorsqu’il se dandine d’aise à la vue de la bacchanale réglée au millimètre et avec ce qu’il faut de maestria), il fait preuve d’une inconscience toute juvénile. Triomphant finalement grâce à l’oiseau, revêtu de la pourpre devant le somptueux rideau de fond de Gontcharova, il lève lentement le bras vers le ciel. Mais ce geste martial est comme empreint de doute. Avant d’élever sa main au dessus de la couronne, on se demande si Ivan ne cherche pas à la toucher pour s’assurer que son destin n’est pas un songe.

P1030286Passer de cette rutilante iconostase au simple ciel étoilé d’In The Night n’est pas nécessairement très aisé. Il ne s’agit pas que d’une question de décor ; la proposition chorégraphique est diamétralement opposée. Dans In the Night, la pantomime se fond tellement dans la chorégraphie qu’on oublie parfois qu’elle existe. Et dans l’interprétation du Royal, elle est parfois tellement gommée que l’habitué des représentations parisiennes que je suis a été d’autant plus troublé. Dans le premier couple, celui des illusions de la jeunesse, Sarah Lamb et Federico Bonelli ont fait une belle démonstration de partnering, dès la première entrée, les deux danseurs sont bien les « night creatures » voulues par Robbins. Mais cette atmosphère créée, elle reste la même durant tout le pas de deux. Dans le passage du doute, on cherche en vain un quelconque affrontement, même lorsque les danseurs se retrouvent tête contre tête dans la position de béliers au combat. Reste tout de même le plaisir de voir la mousseuse Sarah Lamb, ses attaches délicates et l’animation constante de sa physionomie ainsi que son partenaire, Bonelli, essayant de dompter sa bouillonnante nature dans l’élégant carcan créé par Robbins. Dans le second pas de deux, Zenaida Yanowsky et Nehemiah Kish font preuve à la fois des mêmes qualités mais aussi des mêmes défauts que Lamb-Bonelli. Leur couple a l’élégance et le poids requis, mais les petites bizarreries chorégraphiques propres à Robbins sont par trop adoucies. Lorsque la femme mûre s’appuie le dos sur le poitrail de son partenaire, on aimerait voir sa quatrième devant tourner plus dans la hanche car à ce moment, la compagne soupire par la jambe. L’emblématique porté la tête en bas est également négocié d’une manière trop coulée. On en oublierait presque que le couple vient d’avoir un furtif mais tumultueux désaccord au milieu de son océan de certitudes.

Du coup, le troisième pas de deux, incarné par le couple Cojocaru-Kobborg, apparait comme véritable O.V.N.I. Le drame fait irruption sur scène, tel un soudain coup de tonnerre. Alina Cojocaru est un curieux animal dansant ; surtout lorsqu’elle est aux bras de Kobborg. Elle se jette dans le mouvement sans sembler se soucier où il va l’emporter. Son partenaire semble résigné à son sort : il gère cette pénultième crise mais souffre autant que si c’était la première. Il est rare que je ne sois pas gêné par la prosternation finale de la danseuse devant son partenaire. Ici, elle résonnait comme un dû à sa patience.

P1030294Après ce pic émotionnel, Raymonda, Acte III demande de nouveau un sévère effort d’ajustement. D’une part parce que les fastes petersbourgeois et académiques du ballet paraissent là encore aux antipodes de l’impressionnisme sensible de Robbins mais aussi parce qu’il faut oublier les harmonies cramoisies et or de la version parisienne pour le crème de cette production datant (un peu trop visiblement) des années soixante. Quelques idées seraient cependant à emprunter par Paris à cette présentation : le montage qui réunit dans cet acte III toutes les variations dévolues à Henriette et Clémence sur les trois actes et l’usage d’un décor (quoique moins outrancier que ce délire romano-byzantin pâtissier que possède le Royal). En revanche, si la reprise londonienne de Raymonda Acte III se voulait un hommage à Noureev, le but ne semble pas atteint. Le corps de ballet, aussi bien dans la Czardas que dans le grand pas classique hongrois émoussait par trop la chorégraphie polie par Noureev d’après l’original de Petipa. On se serait plutôt cru devant une version « russe » que devant une interprétation « occidentalisée » de ce classique.

Les variations offraient néanmoins quelques satisfactions. Hikaru Kobayashi, dans la variation au célesta (Acte 1, scène du rêve), a trouvé depuis quelques temps un moelleux que je ne lui connaissais pas jusqu’ici ; une qualité nécessaire dans ce pas à base de relevé sur pointe. Yuhui Choe faisait une démonstration de charme dans la bondissante variation n°2 ; ce mélange de rapidité et d’arrêts sur plié lui convient à ravir. Helen Crawford héritait de la variation hongroise aux sauts de l’acte III et la menait tambour battant. Je suis plus réservé sur la variation 3 (Henriette, Acte 2) par Itziar Mendizabal – encore une fois, cette danseuse se montre moins inspirée dans l’adage que dans l’allegro – ou sur le pas de trois (Emma Maguire, Fumi Kaneko, Yasmine Nagdhi). Le pas de quatre des garçons (avec sa série de double tours en l’air) manquait de brio et Dawid Trzensimiech n’était pas dans un bon jour. Il faut dire que les pauvres ne sont pas aidés par le petit chapeau de page dont ils ont été affublés. Ils avaient l’air de transfuges des Ballets Trockadéro…

Zenaida Yanowsky était Raymonda aux côtés de Nehemia Kish. Si ce dernier ne semblait pas tout à fait à l’aise avec la chorégraphie, sa partenaire l’a incarnée avec autorité et charme. L’angularité de sa silhouette sert bien les ports de bras stylisés voulus par Noureev et le moelleux de sa danse vient ajouter un parfum d’épanouissement serein (Dans l’acte III seul, il n’est pas question, comme à Paris, de raconter une histoire ni de laisser poindre le doute -le souvenir d’Adberam).

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Ces quelques réserves mises à part, on ressort finalement satisfait de ce triple programme londonien. Les trois ballets -et c’est peut-être le seul lien entre eux- distillent une forme d’enchantement qui convient bien aux fêtes. Une alternative aux sempiternels Nutcrakers de la tradition anglo-saxonne.

Mais puisqu’on parle de Nutcracker … (à suivre).

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Soirées londoniennes : Bourne, MacMillan, Nutcraker

Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, où Casse-Noisette truste les scènes de novembre à janvier, il y a encore une certaine variété dans la programmation londonienne de cette fin d’année.

506px-Finsbury_sadlers_wells_1Au Sadler’s Wells, Matthew Bourne présente une Sleeping Beauty version gothique. Il a mis dans son chaudron tous les ingrédients habituels à ses créations : costumes satinés et décors extravagants (dus à Lez Brotherston), bande-son trafiquée et boostée (par les soins de Paul Groothuis), clins d’œil sociologiques à foison, navigation entre les époques (de 1890 à aujourd’hui), avec des pointes d’humour parsemées çà et là. Certains passages sont incontestablement réussis : le bébé Aurore en marionnette indisciplinée grimpant aux rideaux, les variations des fées, dont la gestuelle fait référence à Petipa, l’adage à la rose transformé en pas de deux amoureux avec le jardinier du château. Mais pour quelques moments vraiment inspirés, que de chorégraphie au kilomètre ! Cependant, c’est avant tout la tendance à la surcharge narrative qui finit par lasser. Imaginez : Carabosse avait un fils, Caradoc. C’est lui qui, pour le compte de sa mère défunte, organise la vengeance contre Aurore adolescente. Cent ans après il essaie vainement de la réveiller (c’est bien connu, quand ce n’est pas le bon, ça ne marche pas). Heureusement, le comte Lilas avait assuré l’immortalité de Leo le jardinier (Dominic North) en lui plantant ses canines dans le cou. Il sort la Belle (Hannah Vassalo) de sa léthargie, mais se la fait piquer par Caradoc qui projette de la couper en deux lors d’une soirée gothique en boîte de nuit. À ce stade, on a cessé depuis longtemps de s’intéresser vraiment au sort des personnages (rassurez-vous, ça finit bien). Les danseurs principaux sont charmants. Voilà une Sleeping Beauty efficace à défaut de nécessaire (représentation du 4 décembre).

P1000939Pendant ce temps, le Royal Ballet entame une longue série de Nutcracker dans la version de Peter Wright. Lequel suit fidèlement Ivanov et Petipa sans chercher – comme Bourne – à insuffler à toute force du narratif là où danse et musique suffisent. J’aime bien cette production : elle a le vernis d’un simple joujou en bois, l’atmosphère bon-enfant des productions anglaises y est moins déplacée que dans Swan Lake, et la féérie du sapin doublant de volume marche à tous les coups. Parmi  les divertissements, la danse russe (bondissants Tristan Dyer et Valentino Zucchetti), et la valse des fleurs (où Yuhui Choe danse joliment legato) sont les plus convaincants. La danse si musicale et suave de Marianela Nuñez en fée Dragée mérite à elle seule le déplacement. Son partenaire Thiago Soares se blesse pendant sa variation, et pour la coda, il est remplacé au pied levé par Dawid Trzensimiech, qui dansait un des cavaliers de la valse des roses. Danse propre, partenariat sûr malgré l’impromptu : ce jeune danseur, déjà remarqué pour son James dans La Sylphide de Bournonville, fera sans doute du chemin. Aux côtés d’Emma Maguire, juvénile Clara, Alexander Campbell campe Hans-Peter, le neveu du magicien, prisonnier d’un sort qui l’a transformé en jouet (représentation du 10 décembre).

Le danseur est bien plus à l’aise dans ce rôle que dans le premier mouvement du Concerto (MacMillan, 1966), qui demande rapidité, précision, et de constants changements de direction, et où Steven McRae et Yuhui Choe se montrent indépassables à l’heure actuelle (tout comme Marianela Nuñez et Rupert Pennefather paraissent faits pour le méditatif adage). Le programme réunissant trois ballets de Kenneth MacMillan, présenté en novembre à l’occasion des 20 ans de la mort du chorégraphe, incluait Las Hermanas (1963). Sur une musique de Frank Martin, ce ballet à la gestuelle pesamment démonstrative raconte l’histoire de la Maison de Bernarda Alba. L’œuvre a un intérêt surtout historique (on y voit par instants ce que MacMillan fera mieux plus tard). En tant que président-fondateur à vie de la Société de protection des ballerines, je me dois d’élever une protestation contre les mauvais traitements qu’y subit Alina Cojocaru dans son pas de deux avec ce vil séducteur de Pepe (dansé par Thomas Whitehead).

Heureusement, la soirée se termine avec le Requiem (1976), créé en hommage à John Cranko pour un ballet de Stuttgart tout juste marqué par la disparition brutale de son directeur. Sur la musique du Requiem de Fauré, l’œuvre met en scène une communauté aux prises avec la douleur (le corps de ballet apparaît en rangs compacts, poings fermés et cri muet adressés au ciel), et qui accepte progressivement la mort. Le Royal Ballet a depuis longtemps fait sienne cette œuvre. Leanne Benjamin – une des dernières ballerines en activité à avoir travaillé avec le chorégraphe – émeut aux larmes dans le Pie Jesu, en rendant les mouvements de marelle solitaire avec une douceur peu commune. La figure christique est incarnée Federico Bonelli, très intérieur tout en projetant une idée de fragilité. À la fin de son solo, il se couche à terre, puis se recroqueville sur le flanc. Son teint blanc, presque maladif, fait penser à la Pietá de Ribera qu’on peut voir à la fondation Thyssen-Bornemisza de Madrid (représentation du 5 décembre).

Les représentations en hommage à MacMillan ont pris fin le 5 décembre, mais le Royal Ballet présentera l’année prochaine son Mayerling (1977), le quatrième grand ballet narratif du chorégraphe, et l’Everest du partenariat pour tout danseur masculin. Plus près de nous, on pourra voir à Covent Garden, à partir du 22 décembre, un programme réunissant L’Oiseau de Feu (Stravinsky/Fokine, avec le formidable rideau de scène de Natalia Goncharova), In the night (Chopin/Robbins) et le troisième acte de Raymonda  (Glazounov/Noureev). Les Balletonautes ne manqueront pas ce voyage.

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Swan Lake à Londres

 Le Royal Ballet entame cette semaine une série de 20 représentations de son Swan Lake. Sept distributions se succéderont, et une des représentations sera visible en direct au cinéma dans le monde entier.

Pour les habitués du Lac des cygnes monté par Noureev pour l’Opéra de Paris, la production londonienne peut provoquer un choc culturel assez vif. J’avoue qu’il m’a fallu au moins trois visions pour m’acclimater à un très trivial premier acte.

Dans la production d’Anthony Dowell, Siegfried semble participer à une fête villageoise dans un préau d’école, au milieu de paysans endimanchés et de quelques notables locaux. Les petites filles font les malines, le directeur d’école est un peu rond, les amis aussi. C’est gentil et creux, sans grandeur chorégraphique pour le corps de ballet, ni profondeur psychologique pour le principal rôle masculin. Un vol de cygnes venant à passer, Siegfried part chasser, suivi de ses amis avinés et portés sur la gâchette.

Heureusement, la danse, le lyrisme et le drame prennent le pas sur l’historiette durant les deux actes blancs. Odette est le seul volatile en tutu : ses congénères portent des jupes dont les franges semblent autant de plumes tombantes. Rothbart est habillé comme un personnage de dessin animé, mais on a vu bien pis ailleurs. Le troisième acte, celui du bal, est chargé comme un œuf de Fabergé. Au quatrième acte, c’est la partition de Drigo (inspirée de la valse bluette de l’opus 72 pour piano de Tchaikovsky) qui dit une assez réussie mélancolie des cygnes.

Sur la même musique, ce passage est tout guilleret dans la version du Mariinsky (qui s’alourdit aussi d’un bouffon au premier acte). En fin de compte, la production de Dowell ne mérite pas une traversée de la Manche à la nage, mais pourquoi s’en priver si l’on en a l’occasion ?

Quelle distribution choisir ? Quelques indications cursives :

– Marianela Nuñez & Thiago Soares : c’est la distribution du DVD. Mlle Nuñez sait allier douceur en blanc et séduction en noir. C’est la ballerine musicale par excellence (8 octobre, 13 octobre en matinée)

– Zenaida Yanowsky & Nehemiah Kish : le cast de la soirée retransmise dans les salles de cinéma. Mlle Yanowsky a une technique en or massif mais les cheveux tirés lui font un visage carré peu propre à émouvoir. Elle joue intelligemment de ses atouts et épate clairement la galerie en cygne noir. En 2011, Nehemiah Kish manquait de propreté, mais il a sans doute gagné en assurance depuis (12, 17 et 23 octobre)

– Natalia Osipova & Carlos Acosta : on imagine assez peu la danseuse russe en cygne mais le ROH a dû penser faire un coup marketing en l’invitant, et il fallait bien trouver une remplaçante à Tamara Rojo, partie diriger l’English National Ballet (10, 13 en soirée, 25 octobre)

– Sarah Lamb & Rupert Pennefather : lors de la saison 2010/2011, Mlle Lamb dansait avec Federico Bonelli. Mlle Lamb a des doigts expressifs, de grands yeux implorants, et une très jolie mobilité en attitude. Je ne l’avais pas trouvée vraiment musicale, mais j’étais tellement énervé par le premier acte (que je voyais pour la première fois) que mon regard était peut-être trop sévère (11 & 15 octobre, 10 novembre en soirée)

– Roberta Marquez & Steven McRae : l’attachante ballerine brésilienne semble plus à l’aise dans les rôles ashtoniens, mais Steven McRae est l’élégance même. C’est le danseur noble le plus propre du Royal Ballet. L’entente entre les deux interprètes est remarquable (17 octobre en matinée, 6 et 9 novembre, 24 novembre en matinée)

– Lauren Cuthbertson & Federico Bonelli : Lauren Cuthbertson a le chic anglais et des sauts très élastiques, mais je ne l’ai jamais vue en Odette/Odile (27 octobre, 10 novembre, matinée du 22 novembre)

– Alina Cojocaru & Johan Kobborg : voir Alina Cojocaru en cygne pleureur est une expérience unique. C’est la seule interprète dont chaque geste dit quelque chose (toutes les autres se jettent dans le vide comme on plonge à la piscine, elle pense à lancer un dernier regard à Siegfried). Le partenariat avec Johan Kobborg, interprète accompli, réserve de très beaux moments d’abandon (notamment l’adage de l’acte blanc) . Le couple danse seulement deux fois (15 et 24 novembre).

Toutes les soirées sont archi-complètes, mais des places peuvent être remises en vente à tout moment, et il y a un petit contingent ouvert au guichet le jour même. Sans conteste, s’il faut camper une nuit devant Covent Garden cet automne, c’est pour la distribution Cojocaru/Kobborg.

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Cérémonie des Balletos d’or : les bœufs sur le toit

Comme prévu, le Tout-Paris balletonaute se pressait mercredi midi aux alentours du Palais-Garnier pour la cérémonie de remise des Balletos d’or de la saison 2011-2012. Les plus intrépides escaladèrent l’édifice par la face nord. Les plus malins passèrent par l’entrée des artistes, certains en rampant sous la loge du concierge, d’autres en sautant par-dessus. Sur le toit, les moins chanceux subirent l’attaque des abeilles. La sécurité était absente et les pompiers débonnaires. Brigitte Lefèvre, toute auréolée des dithyrambes de la presse française sur la tournée du Ballet de l’Opéra aux États-Unis (le staff et les autorités de tutelle ont résolu de ne pas savoir l’anglais), était d’humeur radieuse. Elle eut la bonté de rire à l’énoncé des surnoms affectueux que nous lui donnons en privé, et que nous lui avouâmes en rougissant. Nous sommes convenus, en l’échange d’une première loge de face à notre discrétion, de ne plus écrire que des critiques de bonne facture, quelquefois piquantes pour la forme, mais jamais méchantes.

De ce point de vue, le succès est complet. Pour le reste, force nous est d’avouer que très peu de récipiendaires firent le déplacement. La date du 15 août n’était peut-être pas propice à la mobilisation. Mais alors, pourquoi tant de personnalités non distinguées se sont-elles présentées ? C’est sans doute un trait de la nature humaine que de mépriser ce qu’on vous offre et d’envier ce qu’on vous refuse. On expliqua à Alina Cojocaru que son art était hors catégorie. Elle fit mine de surmonter sa déception. On dut promettre à Marie-Agnès Gillot qu’on adorerait par principe sa création de la saison prochaine. Karl Paquette réclama le prix du Pied intelligent qu’on avait entre-temps attribué à un méritant coryphée qui passait par là. Patrice Bart, dont les adieux n’avaient pas retenu l’attention du jury, traînait son spleen. Ghislaine Thesmar confia à l’assistance qu’elle n’avait repris l’anglais que pour mieux jouir des articles de Mini Naila. Une nouvelle revigorante qu’on twitta sans délai à l’intéressée, et par la même occasion à la terre entière.

Cléopold entama un dialogue érudit avec quelques sommités du monde du ballet. James, jaloux d’en être réduit à faire passer les petits fours, trépignait sans discontinuer et finit par marcher sur les pieds d’Émilie Cozette. « Il n’y a pas de mal », le consola-t-elle , le sourire crispé de douleur mais éloquent de courage.

Il était temps de faire venir à nous l’âme de Marius Petipa. Las, à l’appel du médium, c’est Poinsinet qui se pointa, glapissant qu’il était le seul fantôme assermenté de l’Opéra. L’histoire retiendra que, passé cet instant, le contrôle de la cérémonie échappa à ses organisateurs. Stéphane Phavorin, pourtant nanti de trois prix, vola à Aurélie Dupont sa statuette en glace à l’effigie de Marie Taglioni. Histoire de voir si elle avait un peu d’équilibre, Stéphane Bullion fit un croche-pied à Nathalie Portman, venue recevoir le prix Navet au nom de son époux. Sylvie Guillem trouva spirituel de lancer des cacahuètes en l’air en criant « va chercher! ». Cela déclencha une émeute de grands jetés la bouche ouverte. C’était à qui sauterait le plus haut. Fenella déclara que l’esprit olympique corrompait décidément tout.

Un hurluberlu dont nous tairons le nom tenta de décrocher la lyre d’Apollon. Le médium, pas découragé par son premier échec, réussit à faire apparaître les mânes du grand Rudolf. Monsieur Noureev nous fixa de son regard intense, et gronda, l’air faussement bienveillant : « Brravo à tous, mais vous ne m’arrrrivez pas à la cheville ». De désespoir, ceux qui se sentaient visés par cette saillie menacèrent de se jeter dans le vide. Un sot beugla: « mais faites donc! ». Bref, ce fut une bien belle journée.

L’année prochaine,  nous a-t-on déjà averti, les Balletos d’or seront remis dans les sous-sols de l’Opéra-Bastille, paraît-il très accueillants.

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