Le pouls d’une cité

P1040775La soirée du 10 mai proposait de confronter les deux monstres sacrés du New York City Ballet, George Balanchine et Jerome Robbins, dans leur approche de la musique et des thèmes américains. La comparaison entre les deux soirées entièrement consacrées à chacun des chorégraphes avait plutôt tourné à l’avantage de Robbins. Là, même s’il faut une fois encore passer par les orchestrations tonitruantes d’Hershy Kay, cette fois-ci pour Western Symphony (1954), on peut mieux comprendre et apprécier la démarche de Mr B. qui créait à une période – la Guerre Froide – où être né Russe n’était pas nécessairement une position confortable et où le ballet devait encore prouver sa capacité à s’américaniser. Avec Western Symphony, un ballet sans argument sur des thèmes célèbres du Far West, Balanchine introduit certes des références au square-dance américain mais c’est dans une structure classique truffée de références aux grands ballets du répertoire. L’Adagio est à ce titre exemplaire. Un cowboy arrive entraîné par quatre danseuses emplumées, mi-déesses d’Apollo, mi attelage. Il rencontre sa Sylphide qui danse avec la précision d’une poupée mécanique à la Coppélia au milieu des quatre filles se transformant à l’occasion en fées de la Belle au Bois dormant. Finalement, la belle disparaît à la manière d’Odette au deuxième acte du lac des Cygnes laissant son James en Jeans modérément contrarié et déjà prêt à partir pour de nouvelles aventures. Ce passage est porté haut par Megan Fairchild dont la danse est un sourire et Jared Angle qui tient les rênes humoristiques d’une main aussi ferme et assurée que celles de ses quatre compagnes de trait. L’Allegro qui débute le ballet était bien enlevé par Rebecca Krohn et Jonathan Stafford tandis que le Rondo, le plus américain de tous, jadis créé par la longiligne Tanaquil Le Clerc, était interprété par Teresa Reichlen (physique idéal mais manquant de coordination entre le haut et le bas du corps). Andrew Veyette endossait son habituel rôle de « Monsieur Sur-mâle ».

On est heureux de pouvoir constater qu’en cette fin de deuxième semaine, le corps de ballet a pleinement pris contrôle de la scène et des chorégraphies. Cependant, dois-je l’avouer, les danseurs du City Ballet ne m’ont pas fait oublier la flamboyante interprétation de ce même ballet par la troupe de Miami en 2011 au Châtelet – les danseurs new-yorkais, sous la direction de Peter Martins, auraient-ils perdu le monopole de l’excellence balanchinienne ? J’ai également regretté l’absence du Scherzo et son palpitant déploiement de bravura. J’aurais aimé voir ce que Lauren Lovette en aurait fait au lieu d’être réduite à jouer les utilités dans le grand Finale aux côtés d’Allen Peiffer.

La pièce suivante, N.Y. Export : Opus Jazz (1958), s’inscrit bien dans une soirée sur le thème de l’américanisation du ballet. À l’approche « pédagogie par surprise » de Balanchine (je vous le sers avec l’assaisonnement que vous attendez mais c’est quand même du ballet) s’oppose celle de Robbins, plus immédiatement vernaculaire. Un groupe de 8 garçons et 8 filles vêtus de collants, de pulls courts aux couleurs acidulées et leurs sneakers assortis, rejouent en version danse de concert des variations sur le thème de West Side Story (créé l’année précédente au Winter Garden). On claque des doigts dans le « Group Dance », et le mouvement « Improvisations » a des petits airs de « Dance at the Gym ». Dans « Statics », les filles ne s’en laissent pas conter par les garçons («America» ?). Georgina Pazcoguin a le « contrapposto sexy » naturel et Justin Peck trouve ici le meilleur emploi pour son physique solide. On remarque également dans le corps de ballet Taylor Stanley (très à l’aise dans les battements énergiques suivis de soudains arrêts sur image). « Passage for Two » réunit la très jolie Ashley Laracey (déjà remarquée dans le premier mouvement d’Ivesiana) et Chase Finlay, le plus jeune des principals de la compagnie. Monsieur Finlay, blond, parfaitement proportionné, ne semble pas encore avoir acquis les qualités nécessaires pour instaurer une connexion avec une partenaire. Le pas de deux tourne court et nous laisse un peu perplexe.

C’est que N.Y. Export, recréé en 2005 pour le NYCB (il l’avait été initialement pour l’éphémère Ballet USA, dirigé par Robbins) n’est guère, à l’instar de sa musique plus jazzy que jazz (Robert Prince), de ses costumes délicieusement datés et de ses rideaux de fond de scène d’une époque (Ben Shahn), qu’une aimable curiosité, parfaite pour jouer les intermèdes dans un triple programme.

P1040935Avec Glass Pieces (1983), on est assurément dans une sphère différente. Robbins fait une incursion dans le ballet en académique (une spécialité de Balanchine dont nous avons été un peu sevré avec ce programme américain). Par là-même, il prend le pouls new-yorkais d’une manière plus intemporelle que dans Opus Jazz sur les motifs obsédants de la musique de Philip Glass. Le décor de quadrillage lumineux schématise le plan de Manhattan d’une manière magistrale tandis que le corps de ballet (36 garçons et filles) traverse l’espace scénique semblable à des clusters doués de vie. La chorégraphie met l’accent sur la marche, rapide, efficace et glaçante. Trois couples (vêtus de couleur tendre : doré, saumon, rosé) semblent vouloir s’arracher à l’anonymat (Adrian Danchig-Waring fait preuve d’une incontestable densité tandis que Finlay reste une page blanche). Le répertoire de pas est réduit – marches, temps levés, quelques piqués et torsion de buste – mais les changements de direction et l’incongruité des ports de bras découpent l’espace au scalpel. Dans « Façades », le corps de ballet féminin assemblé en une gracieuse guirlande d’Apsaras vue à contre-jour répète une combinaison gracieuse à base de pas de bourrée en tournant et de révérences tandis qu’un couple danse un adage à la fois géométrique et lyrique. Dans ce pas de deux, Maria Kowroski s’allonge à l’infini aux bras d’Amar Ramasar, authentique danseur noble à la peau sombre, sorte d’Apollon exotique (on rêverait de le voir dans le ballet éponyme de Balanchine). À la différence des danseurs parisiens, les New-yorkais ne mettent pas tant l’accent sur la géométrie anguleuse des lignes que sur l’élégiaque rencontre de deux individus au beau milieu d’un monde uniformisé. Le final, sur une réduction pour orchestre d’Akhnaten (funérailles d’Aménophis III), avec ses marches sur les talons, ses temps levés dans la pose stylisée du coureur de Marathon, ses rondes de filles dignes du sacre du printemps, est à la fois archaïque et profondément moderne. Il capte l’énergie intrinsèque d’une cité et de ses habitants. Peut-on rêver plus idéale façon de dire au revoir à New York et à sa compagnie éponyme ?

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