Milton Keynes, ville nouvelle sans âme construite autour de bretelles autoroutières, de galeries commerciales et de parkings, est le dernier endroit où l’on s’attendrait à croiser Alina Cojocaru. C’est pourtant là qu’elle a fait ses débuts avec l’English National Ballet, son nouveau port d’attache depuis qu’elle a claqué la porte du Royal Ballet. Et sa présence suffisait à justifier le déplacement.
La première production anglaise du Corsaire ressemble beaucoup à celle de l’American Ballet Theatre. C’est normal, elle est due à la même personne, Anna-Marie Holmes, ancienne directrice du ballet de Boston, qui depuis une quinzaine d’années, a transmis le ballet lointainement inspiré de Lord Byron à bien des compagnies hors-Russie. Les décors et costumes, créés par Bob Ringwood, puisent leur inspiration dans l’orientalisme du XIXe siècle, la production du Bolchoï… et l’hollywoodien Voleur de Bagdad. Un patchwork de références crânement assumé, et bien dans le ton d’une œuvre dont Kevin McKenzie a dit un jour : « c’est un petit peu Errol Flynn, un petit peu Leonardo Di Caprio et un petit peu Les Mille et une nuits ».
Comme dans bien des films d’action d’hier ou d’aujourd’hui, le grand n’importe-quoi n’est jamais loin (Conrad-le-gentil-Corsaire aime Medora que Lankendem le-marchand-d’esclaves veut vendre au Pacha-gros-Poussah ; il l’enlève, mais Birbanto le-méchant-jaloux-Corsaire la ramène au Sérail ; elle est libérée, malheureusement le bateau fait plouf), mais les numéros dansés, dont nombre de délicatesses perlées nous viennent directement de Petipa, sont insérés de manière assez maligne dans la narration. Ainsi, les variations des trois odalisques – où brille notamment Shiori Kase – servent à mettre en relief leurs charmes au moment où on les met à l’encan. Et la fameuse séquence du jardin animé, servie par un musical corps de ballet féminin, est un effet des vapeurs de l’opium sur l’esprit du Pacha (ce qui rend plausible que Medora à-nouveau-captive et Gulnare sa-compagne-d’infortune – charmante Erina Takahashi – y dansent si sans-souci).
Mademoiselle Cojocaru a un art unique : celui de toujours danser pour quelqu’un. Elle n’exécute pas des pas (même si, bien sûr, la netteté jamais appuyée de sa danse et sa facilité apparente font partie de son charme), elle dit quelque chose, à chaque instant, à une personne en particulier. C’est manifeste lors de sa prestation au milieu du bazar au premier acte : la première tentative d’évasion étant manquée, elle est obligée de danser pour le Pacha (personnage comique tenu par Michael Coleman), qu’elle régale de quelques agaceries. Dans cette séquence, la ballerine flirte à droite (où se trouve Conrad), et se moque à gauche (où évolue le Pacha, à qui elle n’offre qu’un sourire résigné et impersonnel). Ses qualités d’abandon font merveille dans l’adage amoureux de l’acte II, où on dirait une Juliette dans les bras de son Roméo (incarné cette fois-ci par Vadim Muntagirov, assez fade jusque-là, et qui finit par s’échauffer émotionnellement).
Le Corsaire fait aussi la part belle aux numéros de bravoure masculins, qui s’enchaînent sans lasser, car chacun a son style : Dmitri Gruzdyev campe un Lankendem fin et filou, Yonah Acosta en Birbanto donne une danse gonflée à la testostérone, Junor Souza, qui joue l’esclave Ali – le type torse nu en pyjama bleu – a droit aux bonds pyrotechniques, tandis que le rôle de Conrad se voit confier une partition plus noble (comme on le voit dans le pas de deux à trois Medora-Ali-Conrad au cœur du 2e acte). Yonah Acosta dansait aussi le rôle d’Ali lors de la matinée du 17 (c’en était d’ailleurs le principal intérêt). Alors qu’il n’est encore que « soliste junior », il fera bientôt sa prise de rôle en Conrad. Tamara Rojo (directrice de l’ENB), dansera aussi Medora en compagnie de Matthew Golding, et cela devrait aussi valoir le coup d’œil.

Le Corsaire ENB; Junor Souza, Erina Takahashi, Vadim Muntagirov, Alina Cojocaru. Photography Arnaud Stephenson, courtesy of ENB.