La Dame aux Camélias : le temps du bilan

P1000896Sevrés d’art chorégraphique depuis la fin du mois de juillet, les Balletonautes se sont jetés sur la Dame aux Camélias de John Neumeier avec l’avidité au plaisir d’une consomptive intimement persuadée qu’elle vit ses derniers moments de bombance. Par mimétisme romantique, Cléopold et Fenella ont commencé par se rendre au cimetière de Montmartre à la rencontre des deux principaux protagonistes du drame : Alphonsine Plessis, la vraie Marguerite Gautier, et… son réinventeur inspiré, Alexandre Dumas-Fils. Cette visite, avec un Poinsinet irascible pour cicerone, a été l’occasion de réfléchir sur les différents modèles de mise en scène de la Dame aux Camélias, de Dumas-Fils à Neumeier en passant par Verdi et Ashton.

CINQ COUPLES EN SIX SOIRÉES

Qui l’eût cru ? Des miracles ont lieu à l’Opéra… Alors que la troupe était amputée de moitié pour cause de tournée moscovite, les distributions de cette Dame sont restées à peu de choses près celles qui avaient été annoncées sur le site de l’Opéra. Et la question se pose ; inquiétante, paradoxale. « Les rôles du répertoire classique sont-ils plus dangereux pour le corps qu’un ballet néoclassique avec multiples pas de deux acrobatiques et variations aux positions contournées ? »

Mais les Balletonautes n’ont néanmoins pas boudé leur plaisir.

James a ouvert les festivités en assistant à la première de la saison (le 21/09) en compagnie d’Agnès Letestu, la plus lyrique, la plus Violeta Valéry des Marguerites de l’Opéra, malheureusement affublé d’un Armand sémaphorique en la personne de Stéphane Bullion.

Le 29, Isabelle Ciaravola s’est montrée moins lyrique qu’intensément dramatique aux côtés de Karl Paquette (qui trouve en Armand Duval son rôle le plus convaincant à l’Opéra). Cléopold, quand il n’était pas occupé à éventer cette chochotte de James, s’est extasié sur les carnations du couple principal et le registre étendu de poids au sol déployé par Melle Ciaravola.

Le milieu de série fut moins ébouriffant. Eleonora Abbagnato (vue le 1er octobre par Cléopold) dit son texte chorégraphique avec des accents véristes tout droit sortis d’un vieux manuel de théâtre. Elle peine à émouvoir et laisse son partenaire, Benjamin Pech, sur le carreau.

Quant à James, il retiendra du couple Dupont-Moreau (le 3/10) le lyrisme, échevelé jusque dans le capillaire, d’Hervé Moreau. Car comme à l’accoutumée, Melle Dupont égrène son texte avec une diction aussi impeccable qu’impersonnelle.

La fin de série est amplement venue racheter cette baisse de régime. Le 9 octobre, James a été conquis par le couple formé par Laëtitia Pujol et Mathieu Ganio. Melle Pujol excelle dans la peinture des natures mortes. L’ardent et naïf Armand de Mathieu Ganio virevoltait tel une phalène autour de cette lanterne funèbre. Cléopold a déclaré que lors de cette représentation, il avait assisté à la scène au cimetière du roman qu’il appelait de ses vœux pendant sa visite au cimetière de Montmartre.

Le 10, enfin, c’est à d’autres obsèques que Cléopold était convié. Les impitoyables ciseaux de la Parque administrative de l’Opéra emportaient irrémédiablement sa jeunesse dans la tombe le soir des adieux officiels de l’éternelle princesse juvénile de l’Opéra : Agnès Letestu.

HOMMAGE TARDIF AUX SECONDS RÔLES

Neumeier n’a pas choisi la voie de la concision pour son ballet. Son œuvre, à l’image du roman, fourmille de personnages secondaires. Tout concentrés qu’ils étaient sur les amants contrariés, les Balletonautes ont souvent laissé de côté la relation des prestations des autres solistes de la troupe dans ces rôles secondaires. Réparons ici l’injustice.

Les symboliques (appuyés ou non)

La question de la pertinence de l’introduction par John Neumeier du couple Manon-Des Grieux dans le récit chorégraphié des amours entre Marguerite Gautier et Armand Duval a bien failli provoquer un schisme au sein de l’équipe des Balletonautes. Heureusement, James et Cléopold se retrouvent sur le palmarès des Manon, préférant la beauté amorale, la danse coupante et allégorique de Myriam Ould-Braham dans ce rôle (plus proche de Prévost) à la manipulatrice et charnelle Eve Grinsztajn (bien qu’en plus grande adéquation avec la conception vériste de Neumeier). Dans des Grieux, Christophe Duquenne est une charmante porcelaine de Saxe aux mouvements de poignets délicats et Fabien Révillon semble transcender sa nature de bon garçon un peu falot aux côtés de Myriam Ould-Braham (le 29).

Cocotes et autres cocodès

Les comparses de la vie parisienne d’Armand et Marguerite, Prudence et Gaston Rieux, n’ont jamais atteint des sommets de sybaritisme. Dans Prudence, il nous a été donné de voir Valentine Colasante, solide et sans charme (le 3 octobre), Nolwenn Daniel (les 21, 29/09 et 10 octobre), correcte mais guère mémorable et Mélanie Hurel (le 1/10 et le 10 octobre), la plus juste de toutes. Mais elle n’a jamais trouvé, hélas, de Gaston qui sonne juste. Avec Christophe Duquenne, « précis et sexy » (James), elle forme un couple un peu bourgeois qui fait penser à Nichette et Gustave, les deux amis « moraux » dans la pièce de Dumas-fils (Cléopold). Avec Nicolas Paul, lui aussi précis mais affligé d’un cruel déficit d’expression (les 1er et 10 octobre), elle ne forme pas de couple du tout. Yann Saïz est également apparu bien fade à James.

Dans la catégorie « petite femme facile à aimer », James a eu du mal à choisir entre les Olympia de Melles Ould-Braham, Ranson et Baulac. Eve Grinsztajn, également distribuée sur ce rôle, était trop femme et pas assez fille.

L’infortuné comte de N reste l’apanage exclusif de Simon Valastro : il trébuche et échappe les cornets de bonbons comme personne et sait également se montrer touchant quand il le faut. Adrien Bodet reste trop jeune et joli garçon pour vraiment marquer dans ce rôle.

Vilains messieurs

Le Duc, synthèse des trois amants payants du roman, a été dominé par Samuel Murez (le 29/09 et le 1/10), caparaçonné dans son habit noir comme un chevalier dans son armure ; un chevalier qui ne ferait pas de différence entre la Dame et ses couleurs. Laurent Novis, plus Lion de la Monarchie de Juillet, manquait de cette froideur de l’homme du monde s’attachant une maîtresse comme on s’offre un bijou de prix.

Dans le père d’Armand, il était encore moins convaincant (le 1/10), trop jeune et trop élégant pour un bourgeois de province, tandis qu’à l’inverse, Michaël Denard paraissait trop mûr pour être le père d’un jeune homme inconséquent et d’une jeune fille à marier. C’est Andreï Klemm (les 29/09 et 9/10) qui trouvait le ton juste dans la capitale confrontation de Bougival : raide, un peu voûté du haut du dos, il passait de l’incarnation du devoir à celle du pardon en toute subtilité.

Le ballet de Neumeier trouvait ces soirs là sa vraie charnière, balayant les réserves Camélia-sceptiques de nos rédacteurs.

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3 Commentaires

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3 réponses à “La Dame aux Camélias : le temps du bilan

  1. Noor

    Merci, quel bel article ! Je suis contente que Melle Baulac vous ait plu, sa grâce m’a semblé illuminer un troisième acte qui aurait été peut-être un peu raide sans elle !
    Merci James de défendre le ballet dans le ballet : après tout, vu qu’un ballet classique, ce sont des danses et des danses de paysans, de courtisans, de sylphes, d’odalisques accumulées à n’en plus finir autour d’un fil d’intrigue épais comme un souffle – quand il n’est pas tout juste ridicule – pourquoi faudrait-il qu’un ballet néoclassique fasse nécessairement dans le minimalisme ?

    J’ai une question un peu impertinente au bord des doigts – lançons-nous : vu le peu de crédit que vous apportez à M. Bullion et à Melle Dupont (même si la seconde est de toute façon infiniment plus convaincante techniquement que le premier), je me demandais si vous n’aimiez pas, finalement, un certain type d’interprètes : vous appréciez la subtilité (Melles Letestu, Ould-Braham), certaines formes de lyrisme (M.Moreau, Melle Pujol, Melle Ciaravola peut-être) mais l’introversion, non. Je n’ai pas autant d’expérience que vous, aussi mon goût manque-t-il sans doute du raffinement que donne l’exercice, mais il me semble que M. Bullion nous invite à aller vers lui plus qu’il ne va vers nous-mêmes, ce qui ne signifie pas qu’il n’ait rien à dire. Quant à Melle Dupont, qui m’a toujours ennuyée dans les captations que j’ai pu voir, je l’ai trouvée intensément présente dans la scène des Champs-Élysées, par exemple, où sans danser elle était pourtant – la douleur.

    Ne m’en veuillez pas.
    À l’art de la danse et à vous…

  2. Merci pour vos commentaires.
    S’agissant de Stéphane Bullion, il me semble que l’introversion sied assez mal aux arts de la scène. S’il faut chercher soi-même ce qu’un interprète voudrait exprimer mais ne sait montrer, autant lire un roman, où l’on peut imaginer à loisir le visage et la voix des personnages. Il ne suffit pas d’avoir des choses à dire, il faut les donner à voir. Au demeurant, c’est aussi la danse – et pas seulement le jeu – que j’ai trouvé bien molle. Myriam Ould-Braham est une danseuse peu extravertie. On n’est jamais dans l’interprétation échevelée. Seulement, sa technique est signifiante là ou celle de Bullion reste muette.

    Quant à Aurélie Dupont, elle était effectivement un peu émouvante lors de la scène des Champs-Élysées. Mais d’autres interprètes étaient déchirantes, et pas seulement à ce moment-là

    • Noor

      Merci infiniment d’avoir pris la peine de répondre.
      Voyez-vous, celui qui sort peu et a, en ce sens, de moindres moyens de comparaison, se contente peut-être plus facilement de ce qu’il a sous les yeux.
      J’aime essayer de comprendre ce que d’autres apprécient dans ce qui ne me touche pas, et ce qui leur a déplu dans ce qui a pu me plaire. Merci en ce sens de préciser – généreusement – votre point de vue.