Le Don Quixote que signe Carlos Acosta pour le Royal Ballet – et qu’on peut voir au cinéma en direct le 16 octobre – a le charme et le parfum d’une bourgade portuaire. On y prend le frais au balcon de petites maisons en carton-pâte (facétieux décors mouvants de Tim Hatley), les pêcheurs apportent au marché leur panier de crabes, les amies de Kitri se coincent l’éventail dans le corsage pour avoir les mains libres, le chef des Gitans joue au méchant avec un couteau à peler les pommes, et Basilio le barbier commet son faux suicide avec un vrai coupe-chou.
Acosta ne cherche pas à réinventer le ballet de Petipa, plutôt à l’ancrer dans le réalisme et à en huiler les ressorts comiques, avec un sens du détail qui fait mouche. Il en fait aussi ressortir la discrète poésie, à travers de jolies idées pour insérer le personnage de Don Quichotte dans le récit, notamment le dédoublement de l’hidalgo pendant la scène du rêve, et le port de bras d’hommage que lui rendent tous les danseurs au final. Le cheval Rossinante est fait de paille et il est monté sur roulettes. Les costumes sont pittoresques mais sans façons, sauf au moment de la noce, pour laquelle on a, comme de juste, cassé la tirelire.
L’arrangement orchestral, mitonné avec humour par Martin Yates, est un des plaisirs de la soirée. La chorégraphie estampillée Acosta se signale plus par son efficacité que par sa sophistication. Sur scène, on danse, y compris sur charrette ou sur table, on tape dans ses mains (pas trop) et on crie (un peu trop). Tout cela marche assez bien dans l’ensemble, à l’exception d’un poussif deuxième acte. L’intermède gitan manque de mordant, même quand Bennet Gartside mène la danse (et pourtant il sait mettre du piment là où il faut), et les jeunes filles qui s’essaient au roulé de poignet sur un air de guitare ont la sensualité d’un bol de mayonnaise.
Et surtout, la scène des dryades n’a pas le bon ton. On peut admettre les grosses fleurs roses et les teintes multiples des tutus : après tout, nous sommes dans l’hallucination, et rien n’indique que Don Q. doive rêver en noir et blanc. Mais alors qu’il faudrait un peu de temps suspendu, l’orchestre enlève les variations à la hussarde. Dulcinée semble avoir un train à prendre, ce qui nous vaut des ronds de jambe sautillés sur pointe en accéléré et des arabesques qui n’ont pas le temps de se poser en l’air. C’est du gâchis (quelle que soit la ballerine, mais surtout pour Sarah Lamb, qui a le don des adages yeux mi-clos). La reine des dryades saute avec précaution et s’empêtre dans ses fouettés à l’italienne (Yuhui Choe s’y montre étonnamment décevante – soirée du 5 octobre et matinée du 6 – et Hayley Forskitt y est un peu verte). Le rôle de l’Amour est mieux servi, que ce soit par Meaghan Grace Hinkis (matinées du 5 et 6) ou Anna Rose O’Sullivan (soirée du 5), mais on regrette le grand frisson qu’offrent les bras des donzelles se répondant en volutes dans la version parisienne.
Le couple Kitri-Basilio incarné par Iana Salenko (venue du ballet de Berlin) et Steven McRae (soirée du 5) déclenche l’enthousiasme. Le rôle leur va à tous deux comme un gant : elle est charmante, vive et sensuelle, et a des équilibres très sûrs ; il prend toujours le temps d’un accent badin au cœur des enchaînements les plus difficiles. L’alliance du pince-sans-rire et de la maîtrise technique (avec, entre autres, une impeccable série de double-tours en l’air alternés avec un tour en retiré les doigts dans le nez) donne presque envie de crier « olé » (mais je me retiens, à Londres, je fais semblant d’être British).
Justement, les Anglais n’ont pas « dans leur ADN » les exagérations de DQ, estime Roslyn Sulcas, qui a vu la soirée de gala du 30 septembre (avec la distribution star Nuñez/Acosta), et a trouvé le corps de ballet et les solistes un peu inhibés. Peut-être l’étaient-ils le soir de la première, mais je ne partage pas vraiment l’analyse de la critique du New York Times : incidemment, parce que le Royal Ballet a un recrutement très international, et fondamentalement, parce qu’à mon sens, dans DQ, la virtuosité doit primer sur l’excès.
De ce point de vue, je reste un peu sur ma faim : le corps de ballet et les semi-solistes sont à fond, mais n’ont pas énormément d’occasions de briller, surtout dans les rôles féminins (en particulier, Mercedes, la copine d’Espada, est un peu sacrifiée par la chorégraphie), les passages comiques sont trop peu dansés (le duel Gamache/Don est en pantomime), et la réalisation n’est pas toujours aussi tirée au cordeau qu’on voudrait (quand les amies de Kitri ne sont pas en phase, ça tombe vraiment à plat).
Sarah Lamb (Kitri inattendue de la matinée du 6 octobre) surprend par des mimiques hilarantes, enchante par de jolis double-tours planés en attitude (à défaut d’équilibres souverains), aux côtés d’un Federico Bonelli blagueur et juvénile, mais pas aussi propre techniquement que McRae (matinée du 6). La matinée du 5 réunissait Alexander Campbell (avec des sauts qui veulent trop prouver) et Roberta Marquez (jolie mobilité du buste, mais concentrée sur la technique et du coup complètement fermée à l’émotion en Dulcinée).
Depuis le CGR du Mans, où moins de 40 personnes, à ma grande tristesse, ont assisté à la fête, l’acte I et l’acte III m’ont semblé présenter une énergie délibérément brouillonne à l’enthousiasme communicatif – mais que ces gens avaient l’air heureux de danser, hier soir ! Qu’importe les soucis, dansons, qu’importe les obstacles, dansons, qu’importe les grincheux…
De la virtuosité décomplexée, l’air de ne pas trop y toucher – tout cela a passé bien vite.
Il me semble que l’acte II peine à trouver sa place parce que, précisément, il est dépourvu de l’énergie vibrante des deux autres, sans que cela soit remplacé par une autre qualité – il n’a pas de couleur, si je puis me permettre, et reste plus expérimental qu’abouti.
Mais que ces gens avaient l’air heureux de danser, hier soir !