En addition à la soirée danseurs-chorégraphes du mois de mars, Incidences chorégraphiques s’est vu donner sa chance pour une soirée unique sous les ors du Palais Garnier le 7 juin, lors du programme Percussion et Danse réunissant des danseurs et des musiciens de l’Opéra. Dans Trio per Uno, Sébastien Bertaud, comme il y a deux ans lors de la soirée danseurs-chorégraphes, a développé une gestuelle dans la veine « néo-forsythienne » sur la partition de Nebojsa Jovan Zivkovik. Le duo entre Audric Bézard et Vincent Chaillet, fort dévêtus, permettait aux deux solistes de montrer la qualité explosive de leur danse ; une sorte de combat tauromachique où chacun serait à son tour le matador ou la victime. Le second mouvement, plus calme musicalement, voyait l’entrée d’Amandine Albisson. Elle déambulait, pirouettant de manière serpentine autour des garçons affalés d’épuisement. Sébastien Bertaud a un sens inné de la musicalité. Il sait mettre en valeur ses danseurs. Sa maîtrise du plateau est également sûre. Les carrés et rectangles lumineux qui s’affichaient au sol en recomposaient l’espace. Sa pièce n’aboutit cependant pas complètement. Dans le dernier mouvement, les danseurs ne parviennent pas à se mettre au diapason de la musique devenue frénétiquement percussive.
Bruno Bouché est un chorégraphe dans la veine sérieuse. Ses pièces sont cérébrales. Elles veulent être « comprises ». Dans Soi-Atman, un solo pour Aurélia Bellet et quatre percussionnistes, le chorégraphe, très intelligemment, ne cherche pas la parité avec l’intensité sonore des tambours. Aurélia Bellet évolue gracieusement entre les quatre pôles percussifs qui encadrent le plateau. Malheureusement la gestuelle, avec beaucoup de ports de bras, n’évolue guère sur l’ensemble de la pièce. On finit par plus s’intéresser à la belle scénographie et aux musiciens (notamment lorsqu’un cinquième pôle apparaît constitué d’une vasque transparente où les musiciens trempent parfois leurs gongs et tambours en obtenant des sons mouillés) qu’aux évolutions réflexives de l’interprète. La chorégraphie tourne également un peu court dans Music for Pieces of Wood (Steve Reich). Le principe est pourtant bien trouvé : quatre danseurs et cinq percussionnistes frappant sur deux morceaux de bois. Chaque danseur est couplé à un musicien. Il reste donc une percussionniste orpheline. Elle devient le pivot des évolutions des quatre binômes qui se sont formés ; l’astre d’une constellation. Tout cela est bien pensé. Mais on attend une surprise, des décalages qui n’arrivent pas.
Au fond, l’aspect le plus positif de la soirée aura sans doute été l’osmose dans laquelle les artistes de ces deux mondes habituellement si clivés ont travaillé : elle s’est d’ailleurs terminée avec les danseurs, chorégraphes et percussionnistes interprétant de concert le Clapping music de Steve Reich. Mais dois-je l’avouer, l’impression chorégraphique la plus inoubliable fut le ballet de mains – celles de trois percussionnistes de l’Opéra interprétant une œuvre de Thierry de Mey – qui a ouvert la soirée. Les trois artistes percussionnistes, assis derrière une table frappaient, tapotaient ou frottaient des boites rectangulaires. L’exposition des paumes, des dessus, des tranches des mains ou la mise en valeur des doigts était proprement fascinante.
À Reuil-Malmaison, un autre groupe mené par un danseur-chorégraphe se produisait dans le cadre sans doute moins prestigieux du Théâtre André Malraux. Mais il a bénéficié d’une publicité beaucoup plus développée et efficace que l’unique soirée « Danses et percussions ». Samuel Murez, chorégraphe fondateur de la Compagnie troisième étage en 2004 a clairement haussé d’un ton ses ambitions. Son groupe, qui se produisait dans les débuts à Vieux Boucau a depuis été invité au prestigieux Jacobs Pillow festival ; et la troupe, qui reste une structure ouverte (Audric Bézard, reconnaissable sur les affiches du métro parisien pour la compagnie 3e étage dansait à l’Opéra pour Bertaud) dégage désormais l’énergie d’une vraie compagnie. C’était surtout la première fois que Samuel Murez se voyait donner la possibilité de créer une soirée au programme fixe entièrement composée de ses œuvres.
On retrouve donc tout le petit monde de Samuel Murez, a commencer par son emblématique Trickster, cet inquiétant « monsieur (dé)loyal » à la gestuelle rap et mécanique qui sourit lorsqu’il arrache des cœurs. On retrouve aussi le désopilant duo lunaire de Me1 et Me2, les mimes jumeaux survoltés sur le poème bilingue délicieusement absurde de Raymond Federman. Mais à force de se déconstruire et de se reconstruire, Trickster et surtout Me1 et Me2 se sont dédoublés et se sont multipliés à l’échelle de la compagnie entière. Car Samuel Murez à composé avec Désordres une sorte de thème et variations du répertoire de sa compagnie. Ces thèmes apparemment hétéroclites sont comme de multiples fils d’Ariane qui nous guident on ne sait où mais qui nous récupèrent toujours avant qu’on ne se sente totalement perdu.
L’humeur est toujours sur le fil du rasoir ; entre noirceur, humour potache et tendresse. La section « La danse des livres – Thirst » est à ce titre exemplaire. Deux gars pas très dégourdis (Takeru Coste et François Alu) s’accrochent à leur « Les filles pour les nuls » afin de trouver le mode d’emploi de Lydie Vareilhes. Lorsque leur enthousiasme va trop loin, les bruitages indiquent clairement que la donzelle leur a envoyé une décharge électrique. Un paisible tintement de clochette les encourage lorsqu’ils sont sur la bonne voie. Mais ce tableau drolatique n’est pas dénué de tendresse. Lorsque enfin Cassandre (la fille) embrasse Pierre, c’est Louis qui se touche la joue. Le pas de deux Thirst, quant à lui, nous tire vers la mélancolie. Cassandre et Pierre-Louis y traversent vraisemblablement une pénible crise de couple…
Il en est ainsi pendant tout le spectacle. Les procédés a priori comiques sont porteurs de sens. Dans « Processes of Intricacy », la salle rit de bon cœur lorsqu’un dialogue s’engage entre un danseur et l’éclairagiste en voix off tandis que Ludmila Pagliero et Takeru Coste dansent dans le silence un pas de deux dans la veine d’In the Middle Somewhat Elevated de Forsythe. Mais les commentaires qui pourraient vendre la mèche de la chorégraphie avant qu’elle n’ait été dansée finissent par provoquer l’effet inverse. On se concentre sur les danseurs eux-mêmes en se demandant quel va être ce grand moment qui doit être souligné par les éclairages et finalement, on se met à l’écoute de leur respiration, également amplifiée. La fin du ballet, ce n’est pas tant le black out lumineux que l’expiration finale des danseurs allant chercher leur dernier soupçon d’énergie.
C’est que la virtuosité est également un fil conducteur du spectacle Désordres : une virtuosité débridée et bouffonne à même d’enthousiasmer aussi bien les amateurs de galas que ceux de belle danse. « La valse infernale », sur une fantaisie de Liszt sur des thèmes du troisième acte de Robert le Diable, est menée jusqu’au point de rupture par François Alu, un diable qui sait comme personne oublier la correction académique sans pour autant sombrer dans la vulgarité. Il est entouré par un démon qui Jette (Fabien Révillon qui teinte son habituel air de bon garçon d’un sens de l’humour sardonique) et d’un démon qui Bat (Jeremy-Loup Quer : belle gueule, belle ligne, belle danse). Et Léonore Baulac est une « succube » qui tourne avec tellement de charme ! Dans « Quatre », des gaillards à poussée d’adrénaline font des concours de virtuosité comme des petits garçons qui jouent à celui qui fait pipi le plus loin. Alu gagne la partie technique mais Hugo Vigliotti, omniprésent tout au long de la soirée (il reprend de nombreux rôles créé par Murez) gagne la palme de la pitrerie poétique. Ce danseur sait triturer la technique au point de la rendre tout à la fois méconnaissable et familière. Lorsqu’il adopte la marche mi-primate mi-créature de Frankenstein inventée par Murez, on croirait que ses mains sont des mouchoirs qui prolongent ses bras déjà longs. Il faut aller chercher très loin dans sa mémoire pour se souvenir que cette créature hybride et ébouriffée est l’harmonieux danseur qui, lors du concours du corps de ballet en octobre dernier, s’est coulé avec aisance et charme dans la variation de Baryshnikov de Push Comes to Shove.
Le seul regret qu’on pourrait exprimer sur cette soirée est justement que le « Premier Cauchemar » créé sur Vigliotti aux soirées danseurs chorégraphes n’ait pas reçu une suite. C’est la pièce qui nous a fait venir à Reuil et c’est celle qui s’intégrait le moins bien à l’ensemble.
On attend avec impatience ce que Samuel Murez sera capable de donner dans un autre format que celui du patchwork virtuose.
Soirée Percussions et Danse : Opéra Garnier, le Vendredi 7 juin 2013
Désordres de Samuel Murez : Théâtre André Malraux de Rueil-Malmaison, le Dimanche 9 juin 2013.