Dans Onegin, ballet à l’impeccable narration de John Cranko dont on ne louera jamais assez l’économie de moyens, l’évidente simplicité des procédés aussi bien chorégraphiques que scéniques, la personnalité de Tatiana, est centrale. Le véritable héros de ce ballet qui porte un nom d’homme, c’est-elle. Onegin, c’est après tout le récit du cheminement d’une femme vers un choix de vie ; et les personnages secondaires (dans lequel on peut inclure Onegin qui dans le poème est tellement improbable qu’il porte le nom d’une rivière) semblent n’être que les obstacles ou les passeurs qu’elle trouve sur son chemin intérieur.
À Covent Garden durant la matinée du 2 février avec Alina Cojocaru, le rideau s’est levé une Tatiana intériorisée, presque étrangère au monde : le regard charbonneux, le sourire rare, elle reste étrangère à l’agitation autour du bal donné par Madame Larine, sa mère, jusqu’à l’apparition d’Onegin (Jason Reilley, du Ballet de Stuttgart, remplaçant Johan Kobborg blessé). Et à partir de là, c’est un peu comme si une chrysalide avait déchiré son cocon pour laisser la place à un beau papillon. Le papillon reste calme pendant toute la première scène, comme pour consolider ses ailes (la promenade avec Onegin) mais ce n’est que pour mieux s’envoler dans la scène de la lettre où elle danse avec son chevalier servant idéalisé. Alina Cojocaru a une façon inimitable d’aborder les pas de deux. On ne peut s’empêcher de penser que soit elle est une partenaire de rêve, avec laquelle tout est facile, soit qu’elle est la hantise des danseurs par son obsession de la passe juste. Dès qu’ils commencent, la ballerine semble faire corps avec son partenaire. Avec elle, les portés les plus athlétiques prennent un aspect quasi organique. Ils sont d’une intimité absolue. Son pas de deux de la lettre, c’était par exemple l’expression la plus juste de l’éveil de la féminité.
Mais ce moment d’exultation est de courte durée. Déjà, la fin tragique de Lensky, le fiancé de sa sœur, agit sur Tatiana comme un viatique. Elle sera par nécessité une adulte qui apprend vite – avant même l’issue tragique du duel – qu’il faut se méfier des passions nées dans une tête enfiévrée par les livres.
Au troisième acte, lorsque Onegin repentant et enfin adulte réapparait, elle a tissé des liens de réelle affection avec le prince Gremin son mari (subtil et tendre Bennet Gartside). Le pas de deux passionné qui conclut le ballet, tout échevelé qu’il est, ne sera au final qu’une page qu’elle aura tournée. On se surprend à plaindre l’Onegin de Jason Reilly, sanglé dans son sévère costume noir dès la prime jeunesse, confondant les grands principes hérités de sa classe avec la véritable éducation (lorsqu’il déchire la lettre de Tatiana, il se pense sans doute « chevaleresque » de ne pas compromettre une jeune fille qui a commis une indiscrétion). Beau encore, il réalise qu’il est néanmoins devenu ce petit costume noir qu’il croyait seulement porter et cherche son salut dans cette élégante à la robe rouge nacrée. Mais que sera-t-il finalement ? Une note de bas de page dans la vie de cette femme admirée de tous.
En soirée, Sarah Lamb joue sur un registre tout opposé. Répondant à ses qualités de délicatesse et à sa plastique dont on ne dira jamais assez qu’elle est exceptionnelle, elle dépeint une Tatiana encore dans l’adolescence qui virevolte avec légèreté autour d’Onegin, comme un phalène autour d’une lanterne. Le pas de deux de la lettre avec son partenaire Valeri Hristov (brun et ténébreux à souhait à défaut d’avoir une ligne d’interprétation vraiment claire) est très aérien avec notamment des portés tournoyants très acrobatiques ; c’est l’exaltation de la jeunesse. D’ailleurs, tout le monde est jeune autour d’elle; aussi bien la fraîche et pétulante Yasmine Naghdi dans Olga que le bondissant et juvénile Lensky de Dawid Trzensimiech (qui devra cependant apprendre à travailler sur les nerfs pour finir ses variations), très éloigné de l’interprétation qu’en donnait Steven McRae en matinée. Ce dernier était un Lensky mûr, plus en bras-soupirs qu’en ballon, que son romantisme de poète rendait fragile. Olga (la très anodine Akane Takada) n’était pas son premier amour et il avait déjà été trahi plusieurs fois. Son solo du duel était donc dansé comme on écrit une note de suicide; avec une lassitude résignée. Dans le même solo, Trzensimiech regardait encore vers le lever du soleil.
Pour la Tatiana de Sarah Lamb, entourée par cette heureuse jeunesse, le duel entre Lensky et Onegin éclate donc comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été (là où McRae montrait l’orage qui couvait). Celle qui, naïvement, en était encore à tenter de conquérir l’objet de ses rêves est brusquement projetée seule dans le monde adulte. Au troisième acte, on la retrouve élégante et adulée par la bonne société mais mariée à un Gremin radicalement différent de celui si prévenant de Bennet Gartside. Serré dans ses principes comme dans son uniforme, le Prince de Thomas Whitehead procure le confort matériel et témoigne du respect à sa femme, mais certainement pas de l’amour conjugal. En matinée, le pas de deux Gremin-Tatiana pendant le bal évoquait les ballets romantiques où le héros effleure respectueusement sa sylphide, le soir, Gremin semblait chercher le meilleur angle pour exposer son petit chef-d’œuvre de femme. La confrontation Onegin-Tatiana ne pouvait donc qu’être aux antipodes de celle vue en matinée. Là où Cojocaru mettait l’accent sur les tensions et résistances (avec d’occasionnels moments d’abandon), Sarah Lamb est tout en relâchements et pâmoisons, comme si le désir trop longtemps contenu était plus fort qu’elle. Son visage soudain déformé par les pleurs, elle s’effondre, conquise, dans les bras de son partenaire. Sa bouche ne cherche pas tant à éviter celle de Valeri Hristov qu’à l’agacer – Ce dernier, beaucoup moins grimé et vieilli que d’autres Onegin dans cet acte serait-il l’image du désir resté intact ? –. Et si elle trouve finalement la force de renvoyer son amoureux transi, c’est une femme grevée de regrets éternels sur laquelle tombe le rideau de Covent Garden.
En sortant du théâtre, je n’ai pu m’empêcher de penser que j’avais vu deux femmes portant successivement le même prénom d’héroïne, abordant les mêmes pas dans des costumes très similaires mais qu’elles ne m’avaient pas conté la même histoire.
Mais, à la réflexion, cela importe peu. Ce qui compte chez Tatiana, ce n’est pas tant le choix qu’elle fait que le fait d’avoir fait un choix : triomphante ou brisée, Tatiana reste sublime. Et nous sommes bien soulagés nous même de n’avoir pas eu à faire un choix entre les deux ballerines qui l’ont incarné.
Extraordinaire compte rendu qui montre à quel point les artistes, même si une trame existe, nous racontent leur histoire avec leur sensibilité propre et parfois, chacun à l’opposé les uns des autres! Certes Cranko n’est pas étranger à cette façon de faire, et c’est tout à son honneur! Onéguine me hante depuis Noël dernier, – j’ai dû le relire au moins 15 fois dans des traductions différentes – et j’ai eu l’impression le temps de la lecture d’assister à deux nouveaux spectacles, tant votre plume est précise, sensible, capte ce qui n’est pas dit : cinématographique, en un mot! Mais attention, du cinéma de haut vol!!! Merci! ( ps cet article semble ne pas apparaître sur facebook? )
Il apparaît mais comme il est accompagné d’une photographie, peut-être que ce n’est pas aussi évident qu’un simple statut.
Merci pour ce retour. Il y avait beaucoup de choses à dire sur ces deux représentations et ça a été un pensum de choisir l’optique pour l’écrire. Sans doute Fenella va-t-elle bientôt ajouter son écho… A votre traducteur internet! Il y est question de piétinés. 😉
Pingback: Small steps/Onegin in London, bis. | Les Balletonautes