Archives d’Auteur: Les Balletonautes

Mayerling : bilan tardif

Les Balletotos se sont cotisés pour voir trois distributions différentes du Mayerling de Sir Kenneth MacMillan. Tels des boas constrictors qui auraient mis du temps à digérer leur proie volumineuse, ils se résolvent enfin à vous en rendre compte. Fenella est enragée, Cléopold assommé et James… juste tombé sur la tête?

*

 *                                               *

JamesJames : représentation du 30 octobre 2024.

J’ai trouvé la recette pour passer une bonne soirée à coup sûr : voir le spectacle à travers les yeux de quelqu’un d’autre. J’ai longtemps hésité à revoir Mayerling, dont j’avais fait une overdose lors de son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. Pour cette année, une revoyure serait le maximum. J’ai même failli revendre ma place, mais une charmante amie qui avait pourtant une journée bien chargée a insisté pour découvrir l’œuvre, et je ne pouvais pas la laisser en plan. Et me voilà arpentant tous les couloirs et escaliers de Garnier – et il y en a de lépreux – pour narrer les nombreuses péripéties de chaque acte, détailler les interactions entre les personnages, donner des pistes pour reconnaître les perruques, tenter de rabouter tout cela à la géopolitique de l’Empire austro-hongrois, avant qu’il soit temps de nous faufiler en troisièmes loges.
Et là, miracle, la magie du spectacle opère. À chaque instant, je vérifie que les épisodes annoncés (« tu vas voir, dans la scène du bal, Rodolphe danse, non pas avec son épouse, mais avec la sœur de celle-ci ! ») sont compréhensibles, et du coup, suis attentif au moindre détail (tiens, je ne souvenais pas ce qui déclenche cette entorse à l’étiquette : sa mère, déjà, lui manifeste une horrible froideur). C’est comme si l’œil brillant de ma voisine contaminait mon regard. De blasé, me voilà neuf.
Oh, tout n’est pas parfait. Les quatre zigues qui harcèlent le prince pour lui faire embrasser la cause de la Hongrie manquent de rudesse et ne dansent pas toujours ensemble (ils seront plus à leur aise à l’auberge au deuxième acte ; il s’agit de damoiseaux Busserolles, Lopes Gomes, Marylanowski et Simon).

P1220748

Mathieu Ganio et Héloïse Bourdon. Répétition à l’amphithéâtre Olivier Messian. 12 octobre 2024.

Mais il y a Mathieu Ganio, dont on voit cette saison les derniers feux ; le danseur-acteur donne toute la palette de son art dans le rôle du prince Rodolphe. On voit à travers lui la morgue, la rage, les doutes, la névrose. À chaque pas de deux – et il y en a de nombreux – il adapte son style à sa partenaire et à la situation de cœur de son personnage : dragueur insolent avec la princesse Louise (Ambre Chiarcosso), il est las mais sensuel avec son ancien collage Marie Larisch (Naïs Duboscq), avant de se faire effrayant et glaçant de violence dédaigneuse avec son épouse Stéphanie (Inès McIntosh très touchante en fétu de paille). Approchant sa mère (Héloïse Bourdon, toute de grâce avec tout le monde et toute de glace avec lui), on le voir redevenir enfant. Au deuxième acte, lors de la scène de la taverne, il fait montre d’une élégance inentamée aussi bien pour son solo de caractère que lors du duo avec Mitzi Caspar (une Clara Mousseigne un poil trop élégante).

Alors que la névrose du prince progresse, Mary Vetsera prend son ascendant : Léonore Baulac incarne avec une crâne détermination le seul personnage qui dialogue d’égale à égal avec le prince ; le passage où elle inverse les rôles (Rodolphe avait terrorisé Stéphanie avec un pistolet, elle fait de même) scelle le pacte de mort qui occupera le dernier acte. Dans le rôle de Bratfisch, serviteur fidèle de Rodolphe, Jack Gasztowtt est presque trop grand et élégant, mais il habite avec précision sa partition, et avec sensibilité son rôle d’amuseur (2e acte) qu’on ne regarde plus (3e acte).

*

 *                                               *

cléopold2Cléopold : représentation du 5 novembre 2024.

Sans doute parce que je n’avais pas comme l’heureux James pour sa soirée une charmante voisine à mes côtés, je n’ai pas eu d’épiphanie face au mastodonte Mayerling. Le ballet apparait toujours avec ses mêmes gros défauts, sa myriade de personnages accessoires, notamment féminins, le tout encore aggravé par cette spécialité de l’Opéra de distribuer les rôles plus selon la hiérarchie de la compagnie que selon la maturité physique des interprètes. C’est ainsi que le 5 novembre, dans son pas de deux du « dos à dos » avec Rodolphe, Célia Drouy, par ailleurs fine interprète, a l’air d’être la petite sœur de son partenaire et non sa mère. Sylvia Saint-Martin tire son épingle du jeu en Marie Larisch. Sa pointe de sécheresse donne à l’intrigante comtesse une image vipérine qui s’accorde avec le premier pas de deux qu’elle a avec le prince héritier tout en enroulements-déroulements – notamment le double tour en l’air achevé en une attitude enserrant le partenaire- . Marine Ganio est quant à elle très touchante ; aussi bien dans son solo de jeune mariée où, malgré les signes contraires donnés pendant le bal, elle espère encore trouver dans le prince héritier un mari, que dans le pas de deux « monstre à deux têtes » de la chambre nuptiale.

P1220766

Marine Ganio (Sophie), Francesco Mura (Bratfisch) et (? ahhh La confusion des personnages multiples et vides)

On l’aura compris, on se raccroche au pas de deux comme un marin naufragé aux planches éparses du navire englouti. MacMillan reste un maître incontesté du genre. Et qu’importe si chacun des personnages féminins qu’il dépeint à part peut-être Mary Vetsera se voit refuser toute progression dramatique. Chacune d’entre elles reste l’allégorie d’un type de relation avec le prince héritier.

C’est pourquoi on ne voit guère en Mayerling qu’une tentative ratée de surenchérir sur le succès de Manon, créé quatre ans auparavant. La scène la plus emblématique de cet échec est à ce titre celle de la taverne qui tente de transposer, de manière pataude, l’acte « chez Madame » de Manon. En effet, on y trouve une myriade de prostituées qui se dandinent et se chamaillent. Un personnage masculin secondaire exécute une variation aussi bouffonne qu’acrobatique (Francesco Mura donne à ce numéro de Bratfisch une jolie bravura, entre relâché –les roulis d’épaules- et énergie coups de fouet des sauts). Un personnage secondaire féminin danse une variation sensuelle (Clara Mousseigne atteint les critères techniques du rôle sans parvenir à donner corps à sa Mizzi Caspar). Un quatuor de messieurs fait des grands jetés dans tous les sens (Les Hongrois de carton-pâte qui jusque-là ressemblaient plutôt à des polichinelles sortant de leur boite – MacMillan aurait mieux fait de ne pas aborder le volet politique si c’était pour le traiter de cette manière). La police vient enfin gâcher la fête.

Seulement voilà, dans Manon, la scène chez Madame vient faire avancer l’action : des Grieux, voit sa fiancée volage revenir à lui. Lescaut, qui favorise ce retour de flamme après avoir été la cause même du départ de l’héroïne, perd la vie. Manon est arrêtée et va être déportée en Louisiane. Dans Mayerling, la scène n’apporte pas grand-chose au développement de l’action. Que nous importe que Rodolphe propose le suicide à Mizzi Caspar quand la chorégraphie ne nous a suggéré aucune vraie intimité, même sensuelle, entre les deux personnages. Peut-être aurait-il dû proposer le marché à Bratfisch. Cela aurait, peut-être, donné une raison d’exister à ce personnage accessoire se résumant à ses deux variations.

Invariablement, cette scène inutile émousse suffisamment mon attention pour me trouver indifférent à un moment pivot du ballet, celui du salon de la Baronne Vetsera où, durant un tirage de cartes truqué, Marie Larisch finit de tourner la tête à la jeune écervelée Mary Vetsera – le rôle féminin principal- qui, depuis le début du ballet, ne faisait que passer.

Il faut donc attendre la moitié de la soirée pour rentrer dans le vif du sujet et c’est sans compter encore deux autres scènes parfaitement inutiles : la réception au palais de la Hofburg où on nous inflige tous les proches et illégitimes de la famille impériale (en amant de Sissi, Pablo Legasa est grossièrement sous employé) et la scène à la campagne  (beaucoup de décors et de figurations pour un coup de fusil).

C’est un peu comme si MacMillan, qui avait su condenser la Manon de l’abbé Prévost, n’avait pas su sélectionner les épisodes les plus significatifs qui ont conduit le prince au tombeau. Un ballet n’est pas un livre d’Histoire et multiplier les notes de bas de page ne fait assurément pas une bonne histoire.

P1220781

Hohyun Kang et Paul Marque (Mary et Rodolphe).

Mais venons-en –enfin !- aux personnages principaux. En Rodolphe, Paul Marque, assez compact physiquement, torturé et introverti, nous crée des frayeurs au début du ballet. Il cherche ses pieds lors de sa première variation (ses chevilles tremblent sur les pirouettes et même en échappés). Le pas de deux avec la sœur de Stéphanie (Luna Peigné) est un peu périlleux avec des décentrés ratés. On craint un peu pour la jeune danseuse. Cela s’améliore par la suite. Paul Marque joue très bien la maladresse et l’inconfort. Il semble déplacé au milieu de tous ces ors et ces fastes. Il est même touchant dans la scène de chasse, avalé qu’il est par son lourd manteau et sa toque. Il est aussi un morphinomane poignant mais convainc moins en Hamlet sur Danube, dans ses confrontations avec le crâne.

Pour le drame, on se repose alors sur Hohyun Kang qui, assez charmante et lumineuse dans ses premières scènes de presque figuration, se mue assez vite en liane à l’élasticité toxique. Sa Mary est un petit animal qui ronronne et griffe tout à tour. A l’acte 3, la scène de la mort, avec ses portés-synthèses de tous les autres pas de deux avec les autres interprètes féminines, est d’un effet monstrueux.

Mary-Hohyun accrédite l’idée d’un vrai sacrifice consenti. Elle semble rester complètement dans l’exaltation jubilatoire du suicide romantique. Je préfère la version où la jeune fille recule au dernier moment et est emportée par la folie de Rodolphe qu’elle a activement encouragée. Le choix présenté par Kang et Marque est cependant très valide.

Mais Dieu qu’il faut patienter pour en arriver là ; et que de fois on a cru sombrer dans les bras de Morphée avant ce dénouement.

P1220778

Hoyun Kang (Mary), Paul Marque (Rodolphe) et Silvia Saint-Martin (Marie Larisch).

*

 *                                               *

FenellaFenella : soirée du 13 novembre 2024

SHOOT! 

Mayerling by Sir Kenneth MacMillan, Paris Opera Ballet at the Palais Garnier, November 13th, 2024. 

Even if you put a gun to my head, I will never ever go see this ballet again. 

The potential dramatic arc keeps shooting itself in the foot as hordes of pointless people keep disturbing the crime scene. This cacophony of characters only serves to distract and, worse, confuse an audience unversed in the minutiae of minor late 19th century Central European history.  

During the early scene at a ball, once again I just kept trying to guess who’s who, as did the two women sitting in front of me who were leaning in and actively chatting to each other. “Archduchess Gisela,” seriously? Who?  Who cares? Who even cared back then? The character is a non-character, a company member who was just wasted playing a titular extra. (At least 18 roles have names in the cast list).

 So there. Now back to the topic at hand. What I saw. And it didn’t start well. 

Then, after having been absolutely gobsmaked by an Emperor Franz Joseph doing heavy squats in second when he was supposed to be leading a Viennese waltz with upright elegance, I started to sink down in my seat. I will not out the very young dancer who perpetrated this assault on the waltz as either he was not, or was seriously badly, coached. Clearly, more attention was paid to his wig and costume. If you are going to be so historically correct that you give specific names to minor characters…maybe you should pay attention to little details such as how a waltz is properly danced? 

P1220759

Curtain calls. The too many characters

Oh yes. The leads.  

Germain Louvet as Crown Prince Rudolph nailed it. He’s grown into his talent. He’s gone from being a youthfully pretty star into this manfully expressive artist, all without losing a sliver of his lines and elan. He’s really in the zone right now and, despite the fact that I think this ballet is a total waste, he made it work for us in the audience. From his first entrance as Rudolf, Louvet set out a complicated but readable persona: already anguished, brusque; very proper manners if required but clearly not a fool, not naive (and not as mad as others, such as his mother, assume he is).  

 As his mother, Empress Elizabeth, Camille Bon did impose a calm presence. You could tell she was his mother from scene to scene, no matter what the hat or hair. In their only intimate encounter, the one in her bedroom, there was no doubt that this woman hated to be touched by her son. The little kiss goodbye on the forehead never fails to pin down what kind of mother the dancer has shaped. Alas, later on, when Elizabeth dances pointlessly with a lover who suddenly pops up in the deserted ballroom, neither radiated charisma (not to mention desire). Why not just ERASE Sissi’s pointless boyfriend “Colonel Bay Middleton” Cast member #9? I wanted to remove him at gunpoint. No one in the audience has ever been able to tell who the hell he is supposed to be. 

As Rudolph’s battered bride, Countess Stephanie, Inès McIntosh proved naively helpless, but not hopeless and definitely not a ninny. You started to cheer for her: if only her new husband could tell that she’s just as melancholic as he is! Just not as crazy. And if only her new husband could see that her body does match his in lines and energy. Both Louvet and McIntosh have an unassuming way of lifting and extending their legs that makes the high lines seem natural. Neither of the two kicks or flings their legs about needlessly. Their extensions soar up softly and take time to soak in the music. They’d make a nice couple, given a chance.  

Heloïse Bourdon, whom I had once seen playing Rudolfs’s mother with cold fire, was unrecognizable (in the best way) here as Countess Larisch. Healthy, sane, pragmatic – you almost could imagine that the Habsburg Empire wouldn’t have fallen if she’d been Franz Joseph’s Pompadour rather than Rudolph’s enabler. Actually, her countess seemed more wry and disabused than enabling. Yes, a Pompadour: elegant, smart, knows someone will always hate her for where she comes from. 

img_9106

Mayerling. Curtain Call.

By first intermission, I was already thinking about the busy 1953 Warner Brother’s cartoon Duck Amuck, where Bugs Bunny progressively erases Daffy Duck. And now, please, for Act Two: 

CUT the tavern scene with Mizzi Caspar, which provides zero dramatic purpose or emotional payoff. I mean, this endless scene finally fizzles out when Mizzi — whom we have not seen before …and will never see again – gets taken home by another man who probably has a name in the program? He might be #10 or #11, who cares? Waving papers around (ooh, plot clue) is something to be saved for a close-up in a BBC miniseries.  

As Mizzi, however, Marine Ganio infused her persona with the voluptuous Viennese charm of what they call “Mädls:” « Girlies » with hearts of brass.  

Some can even manage, like Ganio, to be one of the boys when dancing to Liszt’s Devil’s Waltz with four pointless Hungarians.  [Don’t even ask me about the score. I want to burn it]. OK, maybe do not FULLY ERASE the tavern scene entirely but please:  just EDIT OUT these “Hungarian” Jack In The Boxes from the entire ballet. I was rather annoyed that James did not find them rough and rustic enough. Le Sigh, they are supposed to be noblemen aka elegantly sinuous whisperers, not tough guys. 

Louvet’s Rudoph was the happiest and least tormented when dancing with Marine Ganio’s Mizzi, even when he was pulling her in too manaically. Their yearning to stretch matched, their arms – even when in tight couronnes — matched. There was a story ready to be told here, but that would have been a different ballet. 

Please CUT the ennnndless scene of the Habsburg Fireworks and thereby CUT the out-of-place diva impersonating “Katharina Schratt”, Franz Joseph’s actress mistress, as she sings to boring effect to live piano accompaniment.  And CRUMPLE UP AND THROW OUT: The Hunt, oh god please. OK, Rudolph killing someone, by accident or on purpose,  is based on a true story. As the guy already is a drug and sex addict, syphilitic, and just plain nuts, does this excuse to make a prop gun go pop…add anything to the narrative?  

Most of all: CUT CUT CUT Bratfisch, the loyal coachman, OR at least please give him enough to do to make him identifiable! As is, he is a 5th  Jack In The Box, but a lonely one who dances alone. As this character is 8th out of 18 in the playbill you might not notice that he was the first guy you saw on the snowy stage of Act One Scene One. Antoine Kirscher, eh? Didn’t he also get cast as the naughty coachman (aka the guy with a horsewhip) in Neumeier’s La Dame aux camellias? Here Kirscher couldn’t quite make as much of a sassy statement in the endless tavern scene, hampered by the fact you had no idea who he was supposed to be. Now seriously dated Groucho Marx references don’t help the younger ones in the audience.  Nor could you tell that the sad guy in the last scene in the churchyard was someone you’d seen before. Even with two solos, it’s a non-role and no dancer, none, has been given enough to chew on to really make it work.  

Oh, and by the way, one of the many pretty girls who’d been popping in and out for at least an act and a half then turns out to be the starring female role: Mary Vetsera, the last of Rudoph’s mistresses, the only one who turns out willing to die with/for him. Bluenn Battistoni. Clearly not naïve: she’s a girl of our time who has seen too much perversion on the internet that she thinks  doing  “x”(spellcheck just censored me) on a first date is normal. Battistoni’s Mary was clearly not a drama queen with death wish either. Just a girl…and perhaps Louvet’s Rudolph was a bit too careful with his ballerina during the final flippy- flappy too-much is not enough MacMillan partnering.   

Honestly, by the time the action got around to Mary, at some point after the tavern or  the hunt, I must have been weirdly smiling: I was now thinking about that 1952 cartoon “Rabbit Seasoning” where Bugs asks his nemesis whether Elmer Fudd should shoot him now or shoot him later. If this ballet ever shows up in the Paris Opéra repertory again, I swear I shall scream, like Daffy Duck, “I demand that you shoot me now!

Commentaires fermés sur Mayerling : bilan tardif

Classé dans Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

Cérémonie des Balletos d’Or : trois paquets de chips et on fait danser le monde entier

P1000938

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Qu’allions-nous faire pour la traditionnelle fête du 15 août ? Cet été à Paris, la concurrence est rude entre les cérémonies. Mais en plus, elle est déloyale : comme les connaisseurs n’ont pas manqué de le remarquer, les organisateurs de la parade fluviale d’ouverture des Jeux olympiques nous ont piqué toutes nos idées. Au soir du 26 juillet, James, dont la zénitude n’est pas la qualité première, était en toupie.

Et d’énumérer, au risque de la mauvaise foi, les emprunts dont nous avons été victimes : « Danser sur les toits ? On l’a fait en 2012. Un détour par les lacs souterrains ? 2013. Les annonces plurilingues ? 2015 ! Tous les styles de danse qui se mélangent ? 2016 ! Un clin d’œil à Marie-Antoinette ? On l’a fait dès 2019. La célébration des amours passagères ? 2020 ! La tête en bas le corps retenu aux échafaudages par des filins ? 2021 ! Réunir le ballet de Bordeaux et le Malandain Ballet Biarritz ? 2022 ! Voyager dans le temps ? 2023 ! L’exclusion des poutinistes ? Déjà en 2016 aussi ! Le queer en majesté ?  Chaque année ! Même le dialogue avec les fantômes est, depuis les origines, estampillé balletoto ! »

On ne l’arrêtait plus, mais l’essentiel était ailleurs : les finances. En temps normal, les équipes marketing de LVMH nous filent un paquet de biftons, car elles ont – scientifiquement – établi que les Balletonautes contribuent à hauteur de 2,17% à la notoriété du pays et au glamour de la capitale. Mais comme la boîte a claqué tout son budget de l’année pour un publireportage sur les mallettes monogrammées, il n’y avait plus un radis pour nous.

Donc : pas de laser, pas de star, pas d’extras, pas de tralala. « Même pas trois sous pour une mini-boule à facettes ? », quémandait Fenella, la larme à l’œil. Eh bien non : impossible de surenchérir, on en serait quitte pour confectionner des lampions avec du papier-crépon. Au minimum, il faut pour une remise des prix réussie : un espace comportant une estrade (le grand escalier du palais Garnier), un bateleur dont la voix porte (le vendeur de progrrââââmmmmmes le plus tympanisant de la saison dernière), quelques boissons gazeuses, des chips et de petites madeleines en barquette.

Tout ça pour des récipiendaires émus sur leur trente-et-un pour la montée des marches, et des parents qui versent une larme en contrebas : ça tombait bien, cette année, la plupart des prix vont à des jeunes dont la famille n’est pas encore blasée. On prévoyait une ambiance un peu préau d’école, ce serait spartiate, peut-être un peu tristoune, mais digne (« pour une fois ! », ricanait Fenella).

C’était sans compter sur l’inventivité de nos amis danseurs qui voient tout d’un œil expert et se laissent aisément rattraper par l’esprit de compétition. Sur son quant-à-soi,  Cléopold tenta de réfréner la tentation de la comparaison avec des séquences « pas si ouf » de la soirée du 26 juillet, rien n’y fit : bien des ballerines tinrent à montrer qu’elles avaient de l’esprit dans la gambette. À quinze reprises, on dansa et chanta en direct Mon truc en plume, avec seize meneuses de revue différentes. La dernière fois, il y en avait deux en même temps, chacune faisant une seule jambe et un seul bras ; grâce au jeu des éventails, la supercherie était imperceptible : du grand art.

Plusieurs équipes tinrent aussi à interpréter un cancan bien synchronisé. Les plumes volaient encore partout, quand, élargissant le propos chorégraphique, les délégations du monde entier entreprirent de titiller notre occidentalo-centrisme. Cela démarra par une séquence de danse halay. Puis, suivirent des démonstrations de tous les continents : tahtib, séga, frevo, kalela, dabkeh, lezginka, romvong, pungmul, tinikling, yosakoi, zaoli, bigwala… Ça tourbillonnait tellement qu’on n’arrivait pas à tout retenir.

Il y a eu de l’inimitable un peu savant – Bruno Bouché s’est luxé le poignet en essayant les figures des danseuses khmères, aux doigts si étonnamment remontés en arrière de la paume –  mais aussi, et le plus souvent, du partage et de l’échange. Claude Bessy a fait la derviche-tourneuse, Mathilde Froustey a appris la rumba congolaise, John Neumeier a découvert le mixer québécois, et José Martinez s’est demandé comment il avait pu passer toute sa vie à côté de la morenada de l’Altiplano.

Pour tous les détails de cette remise des prix bon-enfant mais au final un peu cacophonique, nous ne pouvons que vous référer au Live du journal Le Monde qui a tenu à couvrir l’événement pendant 12 heures. Nous, on a préféré apprendre le poco-poco et regarder toute la troupe de l’Opéra s’initier en un temps-record à la danse xòe.

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Dossier de l'Ecran, France Soirs, Hier pour aujourd'hui, Humeurs d'abonnés, Ici Londres!, Ici Paris, Retours de la Grande boutique, Une lettre de Vienne, Vénérables archives, Voices of America

Les Balletos d’Or de la saison 2023-2024

Frémolle

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

Il sont plus attendus, dans certains cercles nationaux comme internationaux, que les médailles d’or aux Jeux olympiques. Leur sélection est aussi secrète que celle des restaurants étoilés au guide Michelin. Et le sprint final aura été – presque – aussi tendu que les tractations en vue de la désignation d’une future tête de majorité parlementaire. Ce sont, ce sont – rrrrroulement de tambour – les Balletos d’Or de la saison 2023-2024!

*

 *                                      *

Ministère de la Création franche

Prix Création : le Boléro déstructuré d’Eyal Dadon (Hessisches Staatsballett. Le Temps d’Aimer la Danse).

Prix Recréation : Catarina ou la fille du bandit (Perrot/ Sergei Bobrov. Ballet de Varna)

Prix Navet : Marion Motin (The Last Call)

Prix Invention : Meryl Tankard (For Hedi, Ballet de Zurich)

Prix Jouissif : Les messieurs-majorettes de Queen A Man (Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Nécessaire : le Concours #4 des jeunes chorégraphes de Ballet (Biarritz)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Je suis prête ! : Roxane Stojanov (Don Quichotte)

Prix Éternelle Oubliée : Héloïse Bourdon (au parfait dans Casse-Noisette, le Lac …)

Prix Intensité : Philippe Solano (le Chant de la Terre de Neumeier, Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix J’ai du Style : Tiphaine Prevost (Suite en blanc, Ballet du Capitole de Toulouse)

Ministère de la Place sans visibilité

Prix de l’Inattendu : Marcelino Sambé et Francesca Hayward, Different Drummer (MacMillan, Royal Ballet)

Prix Ciselé : Chun-Wing Lam (La Pastorale de Casse-Noisette)

Prix Guirlande clignotante : Camille Bon (Off en Reine des Dryades / On en Reine des Willis)

Prix Voletant : Kayo Nakazato (La Sylphide, Ballet du Capitole de Toulouse)

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Biscottos : Mick Zeni (Zampano, La Strada, Sadler’s Wells)

Prix Félin élancé : Daniel Norgren-Jensen (Conrad, Ballet de Stockholm)

Prix Groucho bondissant : Arthus Raveau (Le Concert de Robbins)

Prix Souris de laboratoire : Léonore Baulac et ses poignants piétinements aux oreillers (Blaubart, Pina Bausch)

Prix Des Vacances : le petit âne (La Fille mal gardée) et la colombe (Les Forains), retirés des distributions à l’Opéra.

Ministère de la Natalité galopante

Prix Complicité : Inès McIntosh et Francesco Mura (Don Quichotte)

Prix Limpidité : Hohyun Kang et Pablo Legasa (Don Quichotte)

Prix Complémentarité : Bleuenn Battistoni et Marcelino Sambé font dialoguer deux écoles (La Fille mal gardée)

Prix Gémellité : Philippe Solano et Kleber Rebello (Le Chant de la Terre de Neumeier)

Prix Ça vibre et ça crépite : le couple Hannah O’Neill et Germain Louvet (ensemble de la saison)

Prix par Surprise : Sae Eun Park, émouvante aux bras de Germain Louvet (Giselle)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Poivré : Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir (In the Night de Robbins)

Prix Savoureux : Nancy Osbaldeston (La Ballerine dans le Concert de Robbins, Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Bourgeon : Hortense Millet-Maurin (Lise dans La Fille mal gardée)

Prix Fleur : Ines McIntosh (Clara dans Casse-Noisette)

Prix Fruit : Marine Ganio (Clara dans Casse-Noisette)

Prix – vé de dessert : Silvia Saint-Martin (Myrtha dans Giselle)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix bariolé : la garde-robe dégenrée des gars de Car/Men (Chicos Mambo)

Prix poétique : Les Eléments et les Monstres de Yumé (Beaver Dam Company, Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Soulant Soulages : Yarin (Jon Maya et Andrés Marin, Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Ma Déco en Kit : Matali Crasset (Giselle, les décors et costumes. Ballet de l’Opéra national de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix On aurait pu lui donner un Albrecht pour sa sortie : Audric Bezard

Prix « C’est qui ces gens bruyants de l’autre côté de la fosse ?» : Myriam Ould-Braham (les adieux).

Prix Musée d’Ontologie : L’exposition Noureev à la Bibliothèque Musée de l’Opéra

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Hier pour aujourd'hui, Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

Au Théâtre de la Ville. Ink : Les Nuits de Dimitris

Capture d’écran 2024-05-25 à 11.29.23

Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

Ink de Dimitris Papaioannou, Théâtre de la Ville, mercredi 15 mai, 2024.

C’est à une nuit d’encre tourmentée comme un test de Rorschach que nous convie le très en vogue chorégraphe Dimitri Papaioannou de noir vétu qui, à la fois  scénographe et manipulateur de son propre onirisme tempétueux, active obsessionnellement devant nous une heure durant  tous les ressorts de ses orages intérieurs.

De ses tuyaux il fait jaillir des geysers de pluie qui inonde le plateau du Théâtre de la Ville et vient agiter un fin voile noir qui ceint de façon circulaire un univers qui tient tout autant du bloc opératoire façon Dexter qu’aux sombres marécages de la Nuit du Chasseur.

A ces tuyaux, telle une hydre serpentant négligemment sur scène, il adjoint pour filer la métaphore une pieuvre morte, objet à la fois de répulsion et aux dires du programme symbole sexuel que soit il promène avec lui, enferme dans un bocal ou balance comme une serpillière sur les parties génitales du jeune Horn Suka, seul autre interprète de  Ink. Celui-ci apparaît en deuxième rampant nu comme un ver sous un tapis de scène d’une transparence opaque, comme surgi des fantasmes du personnage de Papaioannou, grand maître de cérémonie éjaculatoire ou bien né des forces de ce déluge à l’instar de la créature de Frankenstein animé par celles de l’électricité.  Ink, encre, qui renvoie évidemment à la création picturale ou littéraire,  nous colle froidement en présence d’une façon d’homme objet, Adam d’un dieu, comme tous les dieux, arbitraire, cruel ou caressant ou comme il apparaît ici joujou pour daddy un rien sadique face au reflet de son ancienne jeunesse, mi mentor mi médusé devant son bel éphèbe tour à tour sublimé, aimé, martyrisé à renfort d’images homoérotiques au goût de déjà vu, parfois néanmoins somptueuses comme ce baiser volé en apesanteur dont l’exécution fait retenir son souffle.  Il faut à cet égard saluer d’une part  la virtuosité, l’endurance et la présence de Horn, interprète de cette apparition à la fois tout en muscles et désincarné et d’autre part la niaque quasi rageuse de Papaioannou à faire exister à l’orée de ses soixante ans cette œuvre entre chorégraphie (mince), théâtre et installation contemporaine. Niaque, culot, voire hubris tant l’exhibition décousue de ses fantasmes, qui passeraient aujourd’hui pour douteuse fût-ce une femme au lieu d’un éphèbe, peut sembler  présomptueuse en tant que sujet de l’œuvre. Reste une pièce empreinte d’un sens âpre et rude du grandiose, maitrisée singulièrement de bout en bout par un Papaioannou homme orchestre à la fois acteur et machiniste de cette hétérotopie furieuse regorgeante d’images, fixées sur la rétine à l’encre indélébile certaines, des nuits de Dimitris.

François Fargue.

Dimitris_Papaioannou_Ink-c-Julian_Mommert_2_preview

Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

Commentaires fermés sur Au Théâtre de la Ville. Ink : Les Nuits de Dimitris

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Paris

Robbins à l’Opéra 3/3 : Le Concert. Fous rires millimétrés

P1190772

Le Concert. Final devant le rideau de Paul Steinberg. Soirée du 26 octobre.

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

*

*                                  *

cléopold2Cléopold. Soirées des 26 octobre et du 1er novembre.

Je m’émerveille toujours de l’inoxydable drôlerie du Concert de Robbins. À l’entrée au répertoire, en 1991, dans mon fond de loge où j’assistais debout au spectacle, je m’était retrouvé les quatre fers en l’air à force de rire à gorge déployée. Il me restera quelques images indélébiles de ces distributions : Monique Loudières en belle évaporée dans la scène avec l’étudiant timide ou Isabelle Guérin dans le même rôle pour sa scène des chapeaux (la façon dont elle courbait le dos et sortait le ventre après avoir croisé une autre fashionista avec le même couvre-chef en plume…) ou celle de l’exfiltration de la main. Laure Muret était une inénarrable fille aux lunettes, tordante en colérique et touchante en gaffeuse de la mistake waltz. Lionel Delanoë était truculent en mari et mettait des mains aux fesses comme personne (un passage qui semble avoir été édulcoré pour cette reprise) et Carole Arbo mettait un peu de sa Myrtha dans l’épouse trompée.

J’ai beaucoup vu ce ballet et je pense être capable d’en anticiper tous les gags. Et pourtant, l’effet de surprise passé, je ris encore.

Cette fraîcheur permanente est à mettre au crédit de Robbins, « That Broadway Man », déjà célèbre en 1956, lors de la création de The Concert, comme LE metteur en scène de Musicals. Il était un non moins célèbre « Show Doctor », capable par son œil et sa science du timing de sauver des spectacles faits par d’autres qui avaient pourtant été voués à l’échec par la critique lors des previews.

Aux alentours de la création du Concert au New York City Ballet et alors que Robbins s’apprêtait à quitter la compagnie, le chorégraphe était tout auréolé de la gloire du show « Peter Pan » avec  l’actrice chanteuse Mary Martin dans le rôle-titre. A cette occasion, Robbins avait montré son talent à faire bouger une distribution essentiellement constituée de non-danseurs et d’enfants ; un bon entrainement lorsqu’on s’apprête à faire bouger des danseurs classiques comme s’ils étaient des quidams réagissant de manière pataude à la musique de Chopin.

Un acteur de la production de Peter Pan, se souvient « Il a eu une considérable influence sur moi […]. Et son sens de l’humour ! Je n’ai jamais autant ri de ma vie que lorsque lui, Billy et Sondra Lee  [deux autres membres de la distribution du musical] commençaient sur un sujet. Ils auraient pu lire l’annuaire téléphonique que ça aurait été drôle ».

Voilà sans aucun doute une première explication pour la drôlerie du Concert. Mais être drôle dans la vie ne suffit pas. D’autant que Robbins n’était pas toujours drôle…

Légendairement exigeant et difficile, souvent maltraitant, Robbins millimétrait toutes ses créations. Cela avait été le cas pour Peter Pan et cela le fut aussi pour The Concert. Les interprètes eurent à apprendre de multiples variantes de leur rôle avec le sentiment d’être en permanence sur un siège éjectable. Robbins revenait sans cesse sur son travail et sur celui de ses interprètes pour en tirer tout le suc.

Robert Barnett,  qui était danseur au New York City Ballet en 1956, suggérait que « l’humour de Robbins était plus évident pour le public que pour les danseurs durant les répétitions. « Ce n’est pas de l’humour ha ha. C’était de l’humour de travail. Jerry n’a jamais aimé l’humour pour l’humour. C’était drôle mais la distribution ne l’a jamais compris. Le public l’a compris. C’est comme ça que ça marchait. » Et c’est sans doute pour cela qu’aujourd’hui encore, ce ballet parait inusable et à l’épreuve des différentes incarnations qui se sont succédé depuis plus de 60 ans (et ces trente dernières années au répertoire de l’Opéra).

*                                  *

Pour cette reprise 2023, on a apprécié tout d’abord la qualité de l’ensemble des danseurs. Si le groupe incarne des individus sans talents chorégraphiques particuliers, une des sources du comique, il doit aussi évoquer comme en filigrane les travers de la danse abstraite néoclassique dont Balanchine, le mentor en ballet de Jerome Robbins, était le pape. On ne peut ainsi s’empêcher de remarquer que les académiques et tuniques des danseurs sont d’un bleu très « Sérénade ». La cacophonie des bras des filles dans la mistake waltz n’est pas sans lien avec les ports de bras en décalés du corps de ballet dans le chef d’œuvre de Balanchine. Pour la reprise 2023, ce passage était réglé à la perfection.

L’épisode poétique des parapluies, qui lors de la mouture 2010 nous avait paru quelque peu désynchronisé, a retrouvé son timing. Le rire peut toujours se faufiler dans les interstices de l’émotion comme la pluie entre le col de la chemise et celui du ciré. Dans ce passage, la pianiste Vessela Pelovska s’efface derrière la musique pour mieux distiller l’atmosphère, elle qui sait se montrer si drôle dans les passages de cabotinage : son entrée par exemple est un véritable moment chorégraphique. Assise sur son tabouret, elle fait littéralement hoqueter sa colonne vertébrale lorsqu’elle mime la concentration du soliste en début de concert.

P1190783

Le Concert. Vessela Pelovska et Léonore Baulac.

Que dire des protagonistes principaux ? Les 26 octobre, Léonore Baulac a ses bons moments – l’entrée d’évaporée, le pas de deux avec l’étudiant timide (Antoine Kirscher très bien aussi) – bien qu’il y ait des petits points à peaufiner comme l’essayage des chapeaux. Marine Ganio incarne bien les deux facettes de la fille aux lunettes, atrabilaire au début puis complètement résignée face à ses maladresses dans la mistake waltz. Héloïse Bourdon est délicieusement revêche en épouse face au truculent mari d’Arthus Raveau. Au-delà du jeu, il a du ballon, de la musicalité et des bras inventifs dans l’épisode final du combat des papillons. On s’amuse beaucoup.

P1190831

Le Concert. Final. Matinée du 1er novembre.

Le 1er novembre, la distribution, plus juvénile, est bien dans l’ensemble mais on ne dépasse pas l’accessit. Bleuenn Battistoni est charmante avec sa ligne pure et son côté naïf confinant à la stupidité, mais son timing n’est pas toujours impeccable notamment dans la scène avec un étudiant timide encore un peu vert (Rémi Singer Gassner). Ses grimaces sur le deuxième chapeau donnent la mesure de ce que la première danseuse pourra donner dans ce rôle un peu plus avant dans sa carrière qu’on espère étoilée.

P1190848

    Le Concert. Rémi Singer Gassner (le jeune homme timide) et Bleuenn Battistoni (la ballerine).

Clara Mousseigne est assez insipide en fille aux lunettes. En revanche, Alexandre Gasse est bouillonnant d’un bout à l’autre du ballet en mari volage. Sa scène de bataille des papillons poings et attitude flexe contre ses deux confrères rivaux est proprement inénarrable et la conclusion avec sa légitime, Pauline Verdusen, très crédible en Junon outragée, est un bijou.

On aura donc quand même fini cette deuxième soirée sur un franc éclat de rire.

*

*                                  *

Curieusement, ce que retient Fenella de ses deux soirées, ce sont les interactions des couples mariés. Entre références à Steven Sondheim (« The Ladies Who Lunch ». Company) et à Quatre mariages et un enterrement (« The Awful Weded Wife »), elle nous dresse son petit tableau de ses deux couples, unis dans l’opposition.

FenellaOctober 26

Robbins’s The Concert is stainless steel: it refuses to rust and looks just as shiny and good as it did fifty three years ago, even if no one young today – even in America — has the slightest idea why a random guy with moustache and cigar makes their grandparents scream “Groucho!” Thanks to Arthus Raveau as the furtively grumpy husband with a wandering eye, everything was fine even if you don’t get the Hollywood reference. Raveau was deft and bouncily frustrated and even figured out to subtle down the only thing that hasn’t aged all that well — that famous kick in the ballerina’s pants is today a sexist “no-no-no!” – and made the slapstick seem as idiotically silly as it did in a bye-gone age.

When first looking at the program, I was so disappointed that Héloïse Bourdon had been cast as the wife and not as the ballerina (her fate in this company). Hah! I was in for a nice surprise. She neither overdid nor underdid this archetypical part of the New York Ladies Who Lunch. Neck stretched and chin held up high, she simply let her pearls do the talking and “The Concert, Or The Perils of Everybody” [full title] somehow naturally came to center around her story for once.

P1190785

Le Concert. Baulac, Artus Raveau (le Mari) et Héloïse Bourdon (la Femme).

*                                  *

November 1

Another night, another couple. It’s a parody, duh, but this couple seemed even more real from start to finish, clearly bound to each other by a lifetime of highs and lows than most the couples in In The Night.

What years of on-stage experience – life! — can teach you was exemplified by soloist Pauline Verdusen’s light touch as the Awful Wedded Wife.  Verdusen had lift and irony and underplayed the harridan at just the right moments. She was seconded by another pro, Alexandre Gasse, who actually managed to be touching as her wannabe macho husband in Trouble and Strife. Even during the Butterfly Battle, when he puffed up his chest and ineptly but grandiosely put up his dukes (I cackled, loudly), you could tell that most of the time up until now he had been accustomed to letting his wife take care of anything complicated…including buying tickets to a concert.

P1190841

Le Concert. Battistoni (la Ballerine), Alexandre Gasse (le mari), Pauline Verdusen (la Femme)

*

*                                  *

Au tour de James! Les goûts et les couleurs…

JamesSur cette série, je n’ai vu qu’une seule fois The Concert. Car, dans la vie, je l’ai sans doute trop vu. À Paris, à Londres, à Vienne, où sais-je encore ? Aussi, quand je me suis aperçu que j’avais deux fois la même distribution (25 octobre et 10 novembre), je suis parti à l’entracte à la première de mes dates. Oui, je suis blasé. Et snob : mon surmoi me susurre que la drôlerie des pièces de Cunningham est plus subtile. Et cuistre : certaines pièces de Kylian (dont certaines qu’il a reniées) ne renouvelleraient-elles pas avec bonheur le genre du ballet comique, si les programmateurs voulaient bien se donner la peine de creuser ? Mais trêve de galéjade, mon esprit est ainsi fait que si je peux pleurer trois fois par semaine avec Giselle, je ne peux rire plus d’une fois par an au Concert : j’anticipe trop les blagues (la poussière sur le piano, la ballerine sans chaise, les chapeaux, la main, le corps de ballet désaccordé…) et même le passage pluvieux, si mélancolique, me trouve aujourd’hui en train trop familier. Alors je regarde mes voisins, et je m’amuse à leur rire ; je passe ainsi la représentation au second degré… Et il faut dire qu’il passe un bon moment : Hannah O’Neill (la ballerine) est fofolle mais élégante, Audric Bezard (le mari) veule et voletant, Laurène Lévy drôle et effrayante en virago, Antoine Kirscher dans son rôle en jeune homme timide, Pauline Verdusen à son aise en fille en colère. Peut-on rater une interprétation de The Concert ?  Les vrais amateurs disent que oui. Mon froid esprit n’arrive pas à le concevoir.

P1120390

Costume du mari, Irene Sharaff. Exposition « Chorégraphes américains à l’Opéra ».

Commentaires fermés sur Robbins à l’Opéra 3/3 : Le Concert. Fous rires millimétrés

Classé dans Retours de la Grande boutique

Robbins à l’Opéra 2/3 : In the Night. Mes nuits sont meilleures que les vôtres

P1190753

In the Night. Saluts. Soirée du 26 octobre 2023.

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

*

*                                  *

cléopold2

Cléopold. Soirées des 26 octobre et 1er novembre.

In The Night est également un élément du répertoire solide de l’Opéra de ces trente dernières années. L’entrée au répertoire de ce chef d’œuvre, en 1989, a d’ailleurs marqué le début d’une lune de miel entre la maison et le chorégraphe qui ne s’est achevée qu’à la mort de celui-ci.

Pendant longtemps, l’essentiel de la distribution de la première parisienne a repris ses rôles dans les trois pas de deux qui constituent le ballet.

Ce qui a sans doute attiré Robbins dans cette génération de danseurs, c’était sans doute la ductilité infinie de leur technique. Avec In The Night version Opéra de Paris, on voyait une danse plus abstraite que ce que pouvaient présenter d’autres compagnies.

Pourtant, le drame n’était pas absent, loin s’en faut de l’interprétation parisienne d’antan. Dans le premier pas de deux, Monique Loudières avec Jean-yves Lormeau ou Manuel Legris, silencieux et sans poids, découpaient comme au laser les positions de la subreptice confrontation des jeunes amants. Le porté au fouetté double attitude de la danseuse, le face à face « toréador » des deux tendrons (chacun souffre mais dans sa bulle) recentraient l’attention sur le drame suggéré par la musique de Chopin.

Il en était de même dans le deuxième pas de deux. Elisabeth Platel aux bras de Laurent Hilaire, parfaits d’élégance aristocratique (j’ai encore dans l’oreille le bruit sourd de la pointe posée en quatrième derrière) donnait à la section des doutes une dynamique presque violente. Les ports de bras d’après les pirouettes sur pointe de la danseuse étaient aussi claquants qu’un reproche cinglant. Le porté tête en bas, très haut porté, contrastait tout à coup avec les petits frappés sur le coup de pied qui ne s’arrêtaient pas lorsque la ballerine regagnait le sol dans une position plus naturelle. On avait assisté à une explosion longtemps contenue sous le vernis des bonnes manières. Cette explosion de passion, répondant à l’affolement pianistique, préparait le troisième pas de deux pour Isabelle Guérin aux bras de Wilfried Romoli (qui remplaçait Jean Guizerix qui avait créé le pas de deux à la toute fin de sa carrière) et son tourbillon d’entrées et de sorties intempestives et son festival de portés aériens.

Combien de fois ai-je vu cette distribution ? Deux fois peut-être… Elle a pourtant inscrit dans le marbre mon ressenti d’In the Night sans m’empêcher d’apprécier les qualités d’autres distributions. Par la suite, Laurent Hilaire est passé du deuxième au troisième pas de deux aux côtés de Guerin, Platel a dansé avec Kader Belarbi puis avec Nicolas Le Riche (avec moins de succès. Leriche était un partenaire plus efficace que subtil). Delphine Moussin m’a également ému dans le deuxième et le troisième pas de deux ; et Carole Arbo dans le deuxième, si élégante et vibrante à la fois…

img_7701-1

Programme de l’opéra des années 90. La distribution d’origine d’In the Night. Photographies Jacques Moati (Loudières-Lormeau / Platel-Hilaire) et Rodolphe Torette (Guerin-Guizerix).

*                               *

Pour cette reprise 2023, force m’est de reconnaître que rien ne restera inscrit dans mes tablettes de manière indélébile. L’abstraction musicale n’était pas toujours au rendez-vous mais surtout, la plupart des couples de mes deux soirées auront manqué cruellement de « drame ».

Dans le premier pas de deux, le soir du 26, on retrouve la forme voulue par Robbins. Sae Eun Park développe une appréciable immatérialité (elle qu’on trouve en général pesante dans les portés) aux côtés de l’excellent partenaire qu’est Paul Marque. Mais le fond n’y est pas. On admire le partenariat mais on ne voit pas nécessairement de connexion dans ce couple. Le 1er novembre, on apprécie le mal que se donne Sylvia Saint Martin pour arrondir ses angles. Sa danse est moins sèche que dernièrement. On aime chez Pablo Legasa la ligne princière, la délicatesse de la musicalité et la chaleur de l’interprétation. Mais sa partenaire, toute dédiée à la correction de la forme, n’y réagit pas tellement.

Le deuxième pas de deux est sans doute celui qui laisse le plus à désirer. Le 26, Ludmila Pagliero et Mathieu Ganio soulèvent quelques espoirs au début. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté », pense-t-on. Puis l’épisode des doutes est dansé exactement sur le même ton, avec les mêmes inflexions élégantes par les deux danseurs, vidant le pas de deux de toute sa tension. Le 1er novembre, c’est presque pire. Léonore Baulac et Germain Louvet récitent une leçon bien apprise. A aucun moment on n’imagine un couple qui a un vécu derrière lui et quelques nuages à dissiper. L’interprétation de la pianiste nous en semble encore plus plate que le premier soir, c’est tout dire…

Ceux qui s’en sortent le mieux lors de cette reprise, et auraient sans doute marqué davantage s’ils avaient été mieux entourés, sont les interprètes du troisième couple, d’emblée plus démonstratifs. Le 26 octobre, Amandine Albisson, merveilleuse femme blessée, et Audric Bezard, véhément contradicteur, se déchirent, se fuient et se retrouvent, relevant un ensemble sans cela fort terne. Lors de la matinée du 1er novembre, Hannah O’Neill est passionnée et musicale en face d’un Florent Melac dont la sensibilité émeut tandis qu’on apprécie ses qualités de partenaire.

Mais un pas de deux sur trois ne peut sauver un ballet. La section finale, où les trois couples se retrouvent sur scène, se jaugent pour revenir sur le passé ou envisager l’avenir, me laisse aussi froid qu’un amant au dernier stade du désamour.

*

*                                            *

Le soir de ces deux représentations auxquelles ils ont assisté ensemble, Fenella et Cléopold pensaient qu’ils n’étaient pas exactement toujours sur la même longueur d’onde; particulièrement sur les dames. Mais finalement …

Fenella

October 26

Pas One. Paul Marque’s body and soul reached out to his partner even as he had his back turned. Sae-Eun Park seemed softer, much less semaphoric, than up until now. Good! Better! Now it’s time for her to learn Marque’s art of avid partner echolocation and let herself lean back into it all.

Pas Two started out with a promisingly elegant entrance. But Mathieu Ganio started to zone out and then – was this due to the dreadfully gummy piano playing? – Ludmila Pagliero became utterly earthbound. When those thundering chords (didn’t) come crashing down, the couple simply continued to dance next to each other. Due to someone’s sluggish timing, Robbins’s chiselled and playfully dramatic shifts and lifts lost their surprise factor and the whole thing seemed to go nowhere. I pretty much missed that spectacular one where he sweeps her up, literally upside down. That should be a “whoosh goddamn wow how can that happen!” moment. Instead, Pagliero was carefully and too slowly hauled up into what was a rather approximate position. And then she got loaded back down onto the ground. To say it was anticlimactic is putting it mildly.

Pas Three, I put my notebook away, sensing that if Amandine Albisson and Audric Bezard were going to do it, I’d start to gush. I will now gush again as to how the un-promoted Premier danseur Bezard continues to dance and partner more like a magnetic movie star than most of the other male “étoiles.” Here was the connection, here was the drama, here was the human element that I had been waiting for all evening so far. Whether Bezard was wrapping his hands around Albisson either to pull her tight or push her away, his partner was equally in the moment, equally responsive to her lover’s body language. Film is twenty-four frames per second and here this was happening on stage. The manner in which he pulled a fraction of a second back when she gently laid her hands on him spoke for them both.

P1120393

In the Night. Costume féminin pour le premier pas de deux. Antony Dowell.

*                                  *

November 1

Pas One.

Pablo Legassa is yet another gentleman partner, stretching into the music and filling out each phrase as he hovers, with restrained and melodious desire, around his partner. This may sound weird, but I could almost hear Antonio Banderas’s rich and enveloping voice. But Sylvia Saint-Martin? She anticipated the music with a kind of spindly energy and her arms – her hands! – proved…crisp and kind of crinkly. Legassa concentrated so hard on this expressionless partner (she seemed to be saying “Please don’t take it personally, but I need look at the floor and not you because I want to look romantic”) that for me this misalliance became upsetting to watch.

Pas Two is about a couple who gently know each other all too well. Léonore Baulac and Germain Louvet certainly do, but that friendly studio feeling just doesn’t always, alas, necessarily carry out into the house either. As an onstage couple, this lack of “wow” has been the case before. They just don’t excite or inspire each other, even as they easily carry out all the steps and curves and lifts. Well, sort of. Louvet seemed to set Baulac off axis during almost all the turns. Well, at least the essential upside-down lift got timed right and was seen by the audience.

Pas Three. Here Hannah O’Neill seemed freed up and something happened between her and her both eager and bemused partner Florent Melac. “Ready, willing, and able,” he was up for anything that her nice but confused drama queen threw in his direction. Melac connects, he cares. Under the surface of all the wind-milling, O’Neill responded in kind. This was a real couple.

*

*                                             *

James a sans doute été plus heureux dans ses distributions qui, pour imparfaites qu’elles soient, donnent à penser. Enfin pas trop. On vous le répète, James est un homme pressé …

James

Des trois couples qui peuplent In the night, j’avoue une tendresse pour le premier : c’est le moment de la rencontre des planètes (le mouvement du tout début me fait toujours penser à l’évolution des corps célestes) et de la naissance miraculeuse de l’amour vrai. Myriam Ould-Braham et Paul Marquet tiennent en équilibre sur le balancier : leur danse est fraîche et juvénile, mais dégage aussi une sereine assurance, celle d’avoir rencontré l’être aimé (25 octobre). À l’inverse, Bianca Scudamore penche clairement vers la certitude : voilà une fiancée altière, qui (pro)mène déjà son promis à sa guise (Guillaume Diop, comme éteint en trophée-suiveur de la donzelle, 10 novembre).
Le deuxième couple fait mon envie : son unisson serein, à la limite du barbant, est presque trop bien rendu par Valentine Colasante et Marc Moreau (25 octobre), alors qu’Héloïse Bourdon et Audric Bezard laissent davantage voir les arêtes : à tous égards, ils font montre de davantage de caractère (10 novembre)
Le troisième couple, celui des doutes, m’est le plus émouvant. Dorothée Gilbert et Hugo Marchand l’interprètent fortissimo : on dirait Kitri et Basilio al borde del ataque de nervios (25 octobre). Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir jouent une partition bien plus subtile : on y voit l’amour poivré d’agacement, la lassitude teintée d’espérance, ça reste sur le fil ; pour couronner le tout, le partenariat est à la fois équilibré et fougueux, avec des portés-enroulés-envolés d’une grande fluidité.

P1120392

In The Night (1971). Costume féminin du deuxième pas de deux.

Commentaires fermés sur Robbins à l’Opéra 2/3 : In the Night. Mes nuits sont meilleures que les vôtres

Classé dans Retours de la Grande boutique

Programme Robbins à Paris 1/3 : En Sol majeur … et en mineur

P1120363

Erté. Projet de décor pour En Sol de Robbins (1975)

Le programme Robbins au ballet de l’Opéra de Paris s’est achevé le vendredi 10 novembre. En Sol (1975), In the Night (1971) et Le Concert (1956), des ballets faisant partie du répertoire récurent de l’Opéra, avaient déjà été réunis en 2008 lors de l’hommage au chorégraphe pour les dix ans de sa disparition. Ils étaient alors associés à Triade, une pièce de l’étoile montante de l’époque, aujourd’hui déchue dans la grande boutique : Benjamin Millepied.

Vos serviteurs ont vu quatre soirées de ce programme. Ils ont décidé de consacrer un article par ballet.

*

 *                                               *

cléopold2Cléopold. Soirées du 26 octobre et du 1er novembre.

Sur le concerto en Sol de Ravel, un chef d’œuvre curieux dans lequel deux mouvements aux syncopations jazzy encadrent un adage d’influence mozartienne, Jerome Robbins avait réglé un ballet dans le cadre d’un festival Ravel au New York City Ballet. De toutes les pièces créées pour le festival au mois de mai 1975, seuls ce ballet et le Tzigane de Balanchine ont survécu. Dès décembre 1975, ils furent représentés sur la scène de l’Opéra de Paris. Les créateurs new yorkais des deux ballets, Suzanne Farrell et Peter Martins, avaient été invités à danser avec le ballet de l’Opéra pour la première avant que Ghislaine Thesmar, la plus balanchinienne des étoiles françaises de l’époque, ne reprenne les deux ballets aux côtés de Mickaël Denard (Tzigane) et Jean Guizerix (En Sol).

À l’occasion de cette translation à l’Opéra, le ballet, qui s’appelait à New York « Concerto in G Major », devint « En Sol » (non Concerto en Sol) et bénéficia d’une production originale. Les décors et costumes d’origine de Rouben Ter-Arutunian furent remplacés par de nouveaux  par Erté, un dessinateur et créateur de costumes pour le théâtre et le music-hall depuis les années 20. Ce représentant génial du style Art Déco, inspiré aussi bien par Paul Poiret que par Léon Bakst, imagina pour l’Opéra un fond de scène bleuté évocateur où un soleil géométrique surplombe des vagues et des nuages stylisées. Les costumes du corps de ballet, essentiellement blancs pour les hommes mais relevés des motifs de vagues du décor, évoquent des costumes de bains des années folles. Cette production est aujourd’hui celle dans laquelle le ballet est dansé à New York sous le titre de « In G Major », le « Concerto » ayant été abandonné comme à Paris.

Avec son esthétique inspirée des Roaring Twenties, ses nymphettes et  ses marlous de plage, En Sol pourrait avoir un petit côté « Le Train Bleu » mais le ballet, sans argument, est fort éloigné du vaudeville au centre du ballet de Cocteau et Milhaud. C’est une œuvre où Robbins pose un regard sur sa double identité de chorégraphe. Les premier et troisième mouvement tirent leur énergie de Broadway, où il a excellé, mais font également penser aux premiers opus néo classiques de Robbins comme Interplay (créé en 1945, la même année que Fancy Free) ou même The Concert (1956). Les cinq filles et les cinq garçons qui font assaut de facéties sont tout à la fois de jeunes vacanciers mais peuvent aussi bien évoquer les petits crabes que les enfants aiment taquiner dans les rochers ou les toiles de tentes et de parasols qui oscillent sous les coups du vent du large.

Le pas de deux central, qui, comme le mouvement musical est plus classique, est un joyau de partenariat. Robbins y cite son maître Balanchine – le pas de deux débute par un face à face du danseur et de la danseuse dans une diagonale jardin-cours similaire à celui de Ballet Imperial ou de Diamonds – ainsi que lui-même – le porté final est celui d’un des pas de deux d’In The Night. Lorsque je l’ai découvert en 1991, Carole Arbo sous la direction de Robbins et aux bras de Laurent Hilaire, avec ses beaux bras et ses épaulements naturels, ressemblait à ces vaillantes mais poétiques graminées qui bruissent doucement, posées sur des dunes.

*                                               *

Mais qu’en est-il de cette reprise 2023 ?

Le corps de ballet est bien réglé. Il parvient, en dépit d’une direction d’orchestre un tantinet pâteuse, à projeter l’énergie nécessaire aux deux mouvements jazzy. On apprécie particulièrement l’énergie des garçons, avec en tête Fabien Révillion et Antonio Conforti. L’énergie dégagée est roborative. Mais bien entendu, tout cela ne prend véritablement tout son sel que lorsque le couple central prend la commande du plateau.

P1190743

Il faudra donc attendre la deuxième soirée pour le goûter pleinement. Le 26 octobre, Hannah O’Neill et Hugo Marchand font chacun de jolies choses de leur côté – O’Neill a la ligne élégante et le décalé mutin sans être aguicheur, Marchand est sculptural et léger à la fois. Mais la rencontre entre les deux danseurs n’a pas lieu. Est-ce le fait d’une interprétation un peu trop fruitée de la part du danseur ou d’un trop grand contrôle de la part de la ballerine dans le partenariat ? En tous cas, l’adage est truffé de petits accrocs, de posés sur pointes précautionneux. C’est dommage.

P1190748

Hugo Marchand et Hannah O’Neill. Soirée du 26/10

Lors de la matinée du 1er novembre, on passe dans une toute autre dimension. Amandine Albisson est une apparition royale sur la plage avec ce moelleux et cette élégance un tantinet distante qui la distinguent des autres baigneuses. Sa première scène avec les garçons a quelque chose de l’adage à la Rose dans La Belle au Bois dormant. Sa longue diagonale de coupés jetés n’est pas sans rappeler les penchés d’Aurore sur l’épaule des membres du corps de ballet à l’acte 1. Jeremy-Loup Quer est ce qu’il faut mâle et élégant. Lorsqu’il entre sur scène, on imagine bien un prince Désiré rencontrant le monde des algues et des néréides. Le grand adage, empreint d’une parfaite harmonie, se fait paisible dialogue. Les deux danseurs parviennent à créer un sentiment d’intimité. La scène devient une plage désertée de baigneurs.

À travers cette représentation, il nous était rappelé combien Robbins, chorégraphe de comédie musicale célébré, était peut-être avant tout un géant de l’idiome classique.

*

 *                                               *

Notre rédactrice anglophone a vu les mêmes soirées que Cléopold. Son ressenti général est le même que son collègue sur les distributions mais son analyse se focalise sur d’autres points.

FenellaFenella : October 26th and November 1st.

I really liked the leads of In G Major when they danced around to Ravel’s jazzy score with the corps.

With the male corps, Hannah O’Neill seemed light and very comfortable, certain of her charm, a bit mysterious. Of all the Paris Opera dancers, she really caught the Balanchinean art of the micro-hip thrust and used it with easy grace and no vulgarity. (Remember, all of his career, Robbins remained in awe of Balanchine and was wont to quote him). My impression was of a dancer both sculptural and liquid at the same time.

Hugo Marchand was very conspicuously doing some razzamatazz, playful and jolly with the girls. He reminded me of Carpeaux’s sculpture of “La Dance,”  where the Spirit of the Dance slyly eggs on his entourage to do more. But then…

While the leads had been lithe and fun when interacting with their beachmates, when they were left all alone on the bare stage for the central pas de deux… for me the magic just didn’t happen.

In his autobiography, Marchand describes his instant connection with Dorothée Gilbert and how his request to partner her was equally denied by the company director for years. Because of that, we’ve had fewer years of the symbiotic Gilbert/Marchand than we would have liked, and now, as she is about to retire, this always interesting young man is on the hunt for a new real partner.

I often do admire Hannah O’Neill the soloist. But I’m not sure this new coupling is going be “it.” Just go look up the photos on their Instagram accounts.  They both look good, but whereas his hands flame out, at precisely the same microsecond hers are still curling in. What looks good and interesting in the studio – and clearly a working and respectful partnership is going on here — does not necessarily translate into a new and incandescent onstage relationship, at least for now.

Even as he gently swished his partner around, Marchand seemed too carefully precise. O’Neill lost her wry “Who Cares?” lift and umph and made shapes. Nothing seemed dangerous or unpredictable, just rehearsed.

The question that the central adagio poses is this: even if we hold hands, are you dancing around me, to me, with me, or – I wish! — as if you lived inside of me? The pas has a deceptively courtly coolness but its inbuilt sweep should work for the audience no matter what. The walking theme and then the swoops or the unexpected ooh-là-là lifts are  there for the taking. But if there is no build up, no path to mirror the music’s sostenuto tension, no eager yearning to be repressed or expressed…just the elegant unfurling of two ribbons of exactly the same colour…  If they don’t connect, than this ballet becomes mere eye candy.

*                                               *

When Amandine Albisson took on the male corps (girl corps being offstage) I thought “wow now this gal is definitely not one to leave alone with your boyfriend.”

From her first entrance up until the last note Albisson, lushly afloat from tip to toe, rode on the sinuous waves of sound in luxurious synch.  It was as if she had serenely stepped off of that clamshell upon which she has been perfectly and slyly balanced since 1879 in Bouguereau’s painting of Venus at the Musée d’Orsay. As in the painting a corps de ballet of naiads and tritons gazed up from the frothy waves in awe.  Was she dancing or surfing? Whatever, Albisson never stopped being that goddess in motion.

As boyfriends go, an eager Jérémy Loup-Quer actively asserted his presence from the start, his hands infused with eager energy, trying to access his inner Apollo.

As opposed to the other night, here in the pas de deux everything lifted up and out. Loup-Quer gained in intensity and became increasingly attentive and magically tender. With deference and tact, each time after a lift or pose he so gently floated his precious back down to take on a new wave of movement that you couldn’t wait for the next one. Perfect partnering.  While he can still go off his axis on turns as a soloist, Loup-Quer spinned his Albisson as softly as if only she knew how to re-align his body. The pin-drop silent audience held its breath throughout. I think most of us were having a flashback to a moment long ago, one where we too had once walked hand in hand with someone in quiet awe of just what was happening, on a deserted beach, just after sunset.

P1190803

Amandine Albisson et Jeremy-Loup Ker. Matinée du 1/11

*

 *                                               *

L’ami James est indépendant. Cela lui a permis de voir deux distributions différentes de celles de ses collègues. Cet homme pressé vous en parle en coup de vent.

JamesJames : soirées du 25 octobre et du 10 novembre.

Lacan en aurait fait des jeux de mots, Erté en a fait un décor : il y a une relation entre la musique de Ravel et l’ensoleillement de la station balnéaire où baguenaudent les donzelles et damoiseaux d’En Sol. À la plage, chacun est en représentation, tout en affectant le naturel : tout le difficile est que cela dupe le nigaud (dans la vie sociale) et sur scène, que cela se voie, mais pas trop. À ce jeu, la seconde ballerine vue sur cette série de représentations, (Myriam Ould-Braham, 10 novembre) a un coup d’avance sur la première (Léonor Baulac, 25 octobre) : art du déhanché discret, coup d’œil qui filtre à droite et à gauche, bras délicats et mains mutines, Mlle O.-B., d’une juvénilité inentamée, concentre tous les regards. À plusieurs semaines de distance, les deux danseuses se partagent le même partenaire, Germain Louvet, qui, chaque fois, danse plus pour la salle que pour ses partenaires. Avec Mlle Baulac, le pas de deux de promenade manque de tension, tandis qu’il est chargé d’enjeux quand Myriam Ould-Braham prend les commandes. Sans doute une question d’alchimie.

P1120360

En sol, costume du corps de ballet par Erté.

1 commentaire

Classé dans Retours de la Grande boutique

A l’Opéra, programme Motin, Xin, Pite : l’esprit vagabonde…

img_4171-1Voilà sans doute l’un des derniers programme étiqueté « Aurélie ». L’ex-directrice, marchant dans les pas de Tamara Rojo à l’ENB, avait réuni un programme de chorégraphes exclusivement féminines. Sans se concerter, James et Cléopold se sont rendus à l’Opéra à un jour d’intervalle et ont chacun rendu leur copie. Résultat : l’ami James semble avoir joué toute la soirée au jeu des devinettes tandis que Cléopold est resté mornement analytique.

Cela n’est pas bon signe… 

*

 *                          *

James‌James. Représentation du vendredi 29 septembre 2023

La nouvelle politique de placement de l’Opéra, consistant à faire entrer les strapontins au dernier instant (pratique justifiée de longue date pour le parterre, mais innovation inutile et mal venue en 3e loges) ne m’a pas laissé le temps de lire la feuille de distribution avant l’extinction des lumières. Ma tête de linotte aidant, je ne savais donc pas si la première pièce était de Marion Motin ou de Xie Xin. Voilà qui s’appelle aborder une pièce à l’aveuglette. The Last Call semble frappé au coin du cliché : dans une esthétique très années 80, « Le Vivant » (Alexandre Boccara) se contorsionne lorsqu’il reçoit une mauvaise nouvelle au téléphone (à l’époque, c’est bien connu, on s’emmêlait tout le temps dans les fils) et « La Mort » rode (comme chacun sait, elle apparaît dans une robe en skaï noir). Costumes, lumière, musique et gestuelle : tout dans cette œuvrette relève de l’esthétique du clip. On n’est pas sûr de courir à la prochaine création de Marion Motin.

img_4176-1

Marion Motin : The Last Call. Alexandre Boccara, Axel Ibot & Company

La deuxième pièce de la soirée, Horizon, intrigue davantage. Lors de leurs premières évolutions au sol, les personnages – trois filles, six garçons – donnent l’impression de flotter dans de l’ouate. Tout se passe comme s’il y avait dans l’air une densité qui à la fois ralentit leur mouvement et les soutient en équilibre (bien sûr, on sait que ce sont les abdos qui font le boulot, mais l’effet n’en est pas moins prenant) ; la chorégraphie, un peu répétitive, suscite néanmoins l’attention, notamment lors d’un pas de quatre masculin en partie centrale. À un moment, la perplexité m’étreint : mais pourquoi la pièce s’appelle-t-elle Horizon ? La vue est tout sauf dégagée. Les fumigènes – un décor à eux tous seuls – bouchent à chaque instant le regard. En fait, les interprètes sont eux-mêmes l’horizon, ce mirage visuel, lointain et impalpable. Je suis si content de mon interprétation que je néglige de vérifier dans le programme si elle rencontre les intentions de la chorégraphe.

Il y a quelque unité dans la soirée ; les mouvements à l’unisson de The Last Call font écho à la gestion des masses de The Season’s Canon, mais la chorégraphie de Marion Motin est grandiloquente quand celle de Crystal Pite est intense. Je ne suis fan ni de la recomposition de Vivaldi par Max Richter, ni des grands jeux de dominos sous ciel chromo de la pièce qui clôt le programme, mais la tension du corps collectif aimante l’œil, et Francesco Mura régale l’assistance de superbes double-tours en l’air.

*

 *                          *

cléopold2Cléopold : représentation du jeudi 28 septembre 2023

Marion Motin : The Last Call. Ambiance quatrième dimension. Une cabine téléphonique. Un mec qui téléphone. La cabine s’illumine. Le type tombe au ralenti. Apparition à jardin du corps de ballet. La chorégraphe s’est vraisemblablement délectée des possibilités techniques et artistiques de la maison : fumigènes, lumières stroboscopiques et translucides, rampes de leds aveuglantes pour une ambiance fête foraine des années 80, entre le punching-ball et la piste d’autos tamponneuses. Les costumes irisés, parfois dégenrés, avec un petit côté vinyle, lorgnent vers la Fashion Week.

Chorégraphie à base de tressautements au-dessus des genoux et de grandes spirales du buste. Une scène affectée de fumage de cigarette. Un danseur roule des biscottos façon choré TikTok. Sinon le groupe ne varie jamais, reste massé, exécute les mêmes gestes. Les mains repliées, poignets cassés vers le sol : on fredonne dans sa tête « Walk like an Egyptian ». Fin grandiloquente avec chœur de requiem.

C’est long, trente minutes…

img_4179-1

Xie Xin : Horizon. Saluts

Xie Xin : Horizon. Une fille et un gars émergent des fumigènes (eh oui, encore…). Le garçon semble actionner la fille sans même la toucher, telle une marionnette à fil. Elle ondule, se soulève en pont. Puis d’autres corps émergent de la brume en un impressionnant perpetuum mobile. Une gestuelle captivante. Les portés semblent dénués de poids. Spirales des bras et volutes des corps qui se rencontrent. Grandes chaînes de danseurs qui créent des sortes de rubans voletants. Hélas, cette chorégraphie qui rend les corps aussi immatériels que les fumigènes ne propose aucun développement ni aucune issue. On finit par se dire qu’au fond la pièce aurait été tout aussi palpitante si on avait regardé les seuls nuages postiches lentement se dissiper tandis que la musique, à base piano et de corde, digne d’un générique de fin de film fantastique, continuait de s’égrener.

Ça se traîne, trente minutes…

Crystal Pite : The Season’s Canon. Autant les groupes de Xin sont sans poids autant ceux de Pite sont de la matière pétrie. La scène d’ouverture avec son magma de corps ondulants, ses bras de mantes religieuses et ses mouvements de tête mécaniques… Les duos Agonaux dans la veine kylianesque avec ses « portés-évitements »… Le nombre emporte avec ses vagues de danseurs magnifiés par de savants et efficaces canons chorégraphiques. La section mille-pattes fait toujours son petit effet.

Mais comme pour Xin, on se lasse de toutes ces prouesses formelles qui virent au maniérisme. Je n’ai toujours pas compris où allait toute cette masse grouillante. À l’image de la partition de Richter, la tension n’existe que lorsque des vraies sections des Saisons de Vivaldi sont utilisées.

Trente- cinq minutes. Le vide et l’ennui.

img_4187-1

Crystal Pite : The Season’s Canon. Saluts. Ludmila Pagliero, Jérémy-Loup Quer.

1 commentaire

Classé dans Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

Cérémonie des Balletos d’Or : On voyage dans le temps

img_2143Ça devient compliqué. Pour leur traditionnelle fête du 15 août, les Balletonautes doivent à la fois surprendre et s’inscrire dans la continuité, viser la classe mais éviter l’institutionnalisation, distraire sans négliger la solennité… Comment se renouveler alors qu’on a déjà beaucoup navigué entre Bastille et Garnier ? S’éloigner de la capitale ?  Ç’aurait été indélicat : les danseurs en tournée au Japon ont calé leurs dates exprès pour être de retour à Paris à temps, on n’allait pas les en remercier en leur imposant un trajet supplémentaire.

Par ailleurs, pour la première fois depuis la création du site, les rédacteurs apprécient sans réserve les orientations de la direction de la danse, mais voulaient se prémunir de tout soupçon de connivence. Et puis, Cléopold est devenu si célèbre qu’on l’assaille de demandes d’autographes, ce qui l’empêche de s’amuser comme avant. Fenella aussi, regrette la légèreté des débuts, quand on pouvait se moquer des gens sans qu’elles vous cassent la figure à la sortie ou, pis, vous bloquent sur Instagram.

Pour résoudre ce casse-tête, une seule solution : organiser le raout… dans le passé ! Grâce à un partenariat militaro-high-tech, un des portiques de sécurité du palais Garnier a été placé sur une faille spatio-temporelle transportant les invités dans un temps indéfini : on a réglé le voyage sur « moins 10 ans », sans garantie de résultat, car la molette était grippée. Les enjeux technologiques ont été si lourds à gérer qu’on a mis l’intendance en pilotage automatique : ce serait champagne à volonté, buffet Lenôtre et Claire Chazal en maîtresse de cérémonie. Rien à raconter de ce côté-là.

Pour le voyage dans le temps, on a frisé le succès complet : tout le monde est arrivé, comme prévu, à la rotonde Zambelli, nanti d’un visage rajeuni. Un petit bémol, tout de même : le transfert a eu pour résultat imprévu d’altérer la mémoire des invités. Chacun semble avoir perdu au passage un pan de son histoire – et parfois, sur une période plus longue que la décennie.

Ainsi, Sylvie Guillem ne se souvient pas avoir claqué la porte de l’Opéra en 1989, et fait des courbettes à tous ses anciens professeurs, comme du temps de l’École de danse. Brigitte Lefèvre a oublié toutes les vacheries que les Balletonautes ont débitées sur son mandat, et elle les embrasse comme du bon pain. À l’inverse, Laura Hecquet tord le nez : elle ne sait plus qu’elle vient chercher un prix, mais se souvient qu’on la traite souvent de biscotte. Plus compliqué, Benjamin Millepied salue tout le monde comme s’il était la puissance invitante. Apparemment, il ne sait pas qu’il est parti aussi vite qu’il était arrivé.

Par chance, José Martinez est certain qu’il est directeur, mais ne sait plus de quelle compagnie. James, qui se pique d’être polyglotte, lui parle en espagnol et l’appelle José Carlos en faisant exploser la jota, ce qui entretient son trouble. On évite donc l’incident diplomatique. Heureusement qu’on n’a pas invité Aurélie Dupont (pour la première fois, elle n’a eu aucun prix).

Pour la plupart des gens, la perte de mémoire couvre les événements des trois dernières saisons. Pap Ndiaye, cosignataire du rapport sur la diversité à l’Opéra de 2021, se souvient avoir déjà rencontré des gens qui marchent en canard, mais ne sait vraiment plus pourquoi. Un danseur-étoile croit qu’il est toujours dans le corps de ballet, avec lequel il est tout soudain amical.

L’avantage d’un voyage dans le temps est qu’on peut y retrouver les personnes récemment disparues, comme si de rien n’était. Claude Bessy – la seule à n’avoir rien oublié, elle vit un printemps éternel – apostrophe gaiement Attilio Labis, et lui raconte sa soirée d’hommage du mois d’avril. Michaël Denard, toujours solaire, danse un peu de Béjart avec Patrick Dupond, toujours généreux.

Comme on a égaré la feuille de remise des prix, on distribue les trophées de mémoire. En s’y mettant à plusieurs (organisateurs et récipiendaires), on arrive à reconstituer le puzzle, sauf pour les prix collectifs, où il y a forcément du mou : pour les distributions masculines bof-bof de l’hommage à Patrick Dupond, faut-il inclure les rôles solistes, descendre aux semi-solistes, réserver le prix à ceux qui étaient vraiment mauvais, ou aussi aux « pas si pires », comme on dit à Québec ? Comme d’habitude, on n’échappe pas à une légère bronca : comme chaque année, les prix Balletos échauffent l’ego.

Et comme c’est la règle pour chaque cérémonie réussie depuis nos origines, l’ambiance sur le dancefloor apaise les tensions. Mais au moment de rentrer chez soi, un doute s’empare de l’assistance : tout le monde parviendra-t-il à revenir dans le présent ? Manquera-t-il des danseurs à la rentrée ? Suspense !

Poinsinet

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

Commentaires fermés sur Cérémonie des Balletos d’Or : On voyage dans le temps

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Hier pour aujourd'hui, Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

Les Balletos d’Or de la saison 2022-2023

P1000938

Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra » par Alberic Second. 1844

Ils sont chaud-bouillants d’un côté, pluvieux-venteux de l’autre, mais il ne s’agit pas des conditions météos du jour dans l’Hexagone. Ils sont cuits à l’extérieur et crus à l’intérieur, mais ce ne sont pas des canelés. Ils sont polis en apparence et piquants en vérité, mais ce ne sont pas des piments. Ce sont, ce sont… les Balletos d’Or de la saison 2022-2023. Ne vous bousculez pas, il y en aura pour tous les goûts.

Ministère de la Création franche

Prix Création/Collaboration : Wayne McGregor (chorégraphie), Thomas Adès (musique), Tacita Dean (décors et costumes), Lucy Carter, Simon Bennison (lumières) et Uzma Hameed (dramaturgie) pour The Dante Project (London/Paris)

Prix programmation : Kader Belarbi  pour l’ensemble de son œuvre au Ballet du Capitole de Toulouse.

Prix Relecture : Martin Chaix (Giselle, Opéra national du Rhin)

Prix Réécriture : Kader Belarbi et Antonio Najarro revoient les danses de caractère de Don Quichotte (Ballet du Capitole de Toulouse).

Prix du Chorégraphe Montant : Mehdi Kerkouche (Portrait)

Prix Logorrhée : Alan Lucien Øyen (Cri de cœur)

Prix Chi©hiant : Pit (Bobbi Jene Smith / Orb Schraiber)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Maturité : Paul Marque (Siegfried)

Prix C’est Arrivé ! : Hannah O’Neill (la nomination)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Marc Moreau (la nomination)

Prix Et moi c’est pour quand ? : la versatile Héloïse Bourdon (Mayerling, Lac des cygnes, Études, Ballet impérial)

Prix Jouvence : Sarah Lamb et Steven McRae (Cendrillon d’Ashton)

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Humour : Pam Tanowitz (Dispatch Duet, Diamond Celebration à Covent Garden)

Prix Adorable : Amaury Barreras Lapinet (Sancho dans DQ de Kader Belarbi et Loin Tain de Kelemenis. Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Lianes animées : Marlen Fuerte et Sofia Caminiti (Libra de George Williamson. Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix de l’Arbre Sec : Sae Eun Park et Silvia Saint-Martin (ex-aequo)

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Bête de scène : Martin Harriague (Starlight. Biarritz)

Prix Pour qui sonne le glas: Le trio de bergers/bovins du Proyecto Larrua. (Idi Begi /Biarritz)

Prix Chaton rencontre un lion : Antoine Kirscher et Enzo Saugar (Le Chant du Compagnon Errant. Programme Béjart. Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Roi des Animaux : Audric Bezard (Boléro, Béjart).

Prix Guépard : Mathias Heymann (première variation de Des Grieux dans L’Histoire de Manon)

Prix Chatounet : Guillaume Diop (interprète un peu vert sur l’ensemble de sa saison)

Prix Croquettes : les distributions masculines de l’Hommage à Patrick Dupond

Ministère de la Natalité galopante

Prix Enfance de l’Art : Myriam Ould-Braham et Mathieu Ganio, merveilles de juvénilité dans L’Histoire de Manon

Prix Déhanché : Charline Giezendanner (Do Do Do, Who Cares ?).

Prix Débridé : Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam (S’Wonderful, Who Cares ?).

Prix Boudiou ces Marlous: le corps de ballet masculin du ballet national du Rhin (Giselle, chorégraphie de Martin Chaix)

Prix Je t’aime moi non plus : Ariel Mercuri et Elvina Ibraimova (Demetrius et Helena dans le Songe de Neumeier à Munich).

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Velouté : Amandine Albisson en Manon

Prix Consommé : Le jeu de Pablo Legasa dans Le Lac des cygnes (Rothbart/Siegfried)

Prix Bouillon tiède : Laura Hecquet incolore en Sissi (Mayerling)

Prix Mauvaise Soupe : Concerto pour deux (chorégraphie de Benoit Swan Pouffer, musique de Saint-Preux)

Prix Onctueux : Natalia de Froberville en Dulcinée-Kitri (Don Quichotte de Belarbi)

Prix Savoureux : Philippe Solano en Basilio (Don Quichotte de Belarbi)

Prix Spiritueux : Marc-Emmanuel Zanoli en Espada (Don Quichotte de Martinez).

Prix Régime sans sel: la plupart des danseuses dans la prostituée en travesti à l’acte 2 de Manon.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix de la production intemporelle : Jurgen Rose (Le Songe d’une nuit d’été de Neumeier, Munich).

Prix Brandebourgs et postiches : la pléthore de personnages à costumes dans Mayerling.

Prix Un coup de vieux : les décors et costumes du Lac de Noureev

Prix Mal aux yeux : la nouvelle production pour la Cendrillon d’Ashton (Royal Ballet)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Tu seras toujours Garance : Eve Grinsztajn (dernier rôle dans Kontakthof, mais on se souvient encore des Enfants du Paradis).

Prix Reviens, Alain ! : Adrien Couvez (les adieux).

Prix Saut dans le vide : François Alu depuis longtemps en roue libre

Prix Étoile filante : Jessica Fyfe, les adieux, dans Instars d’Erico Montes (Ballet du Capitole de Toulouse). Belle prochaine saison au Scottish Ballet !

2 Commentaires

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs, Humeurs d'abonnés, Ici Londres!, Ici Paris, Retours de la Grande boutique