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Martha Graham Dance Company au Châtelet : le siècle est encore jeune

Martha Graham 100, Théâtre du Châtelet. Soirées du 13 et 14 novembre 2025.

Pour fêter son premier siècle d’existence, la Martha Graham Company a organisé une tournée mondiale qui faisait escale à Paris en novembre au théâtre du Châtelet.

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*La première fois que j’avais vu la plus ancienne compagnie de danse américaine, c’était en 1991, au Palais Garnier, à peine six mois après le décès de la chorégraphe presque centenaire.

Depuis les trois décennies qui se sont écoulées après la disparition de sa fondatrice, la compagnie a nécessairement dû prendre des décisions en termes de programmation. Elle ne pouvait continuer à ne présenter que le répertoire de sa chorégraphe originelle qui, au moment de sa disparition, préparait encore une nouvelle pièce pour les festivités données en commémoration de … la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Autre temps, autres mœurs. Lors de la tournée de 1991, la compagnie avait d’ailleurs présenté Maple Leaf Rag, une pièce où la chorégraphe se moquait tendrement d’elle-même. Certains critiques de l’époque n’avaient pas aimé cette incursion dans le domaine de l’humour, Martha Graham étant tellement associée aux grands mythes et aux traumas psychologiques.

Depuis 2005, Janet Eilber, une ancienne soliste de la compagnie, a travaillé pour ouvrir la compagnie, dont le cœur du répertoire reste bien sûr Graham, à un nouveau répertoire qui s’accorde avec la forte identité technique de la compagnie. Comment, dans les deux programmes présentés, les chefs d’œuvres du passé voisinent-ils avec les créateurs du présent ?

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Le répertoire de Graham est évidemment représenté par des pièces aussi historiques qu’emblématiques.

Lors du programme A, Errand Into The Maze, datant de 1947, est représentatif de la période grecque et psychanalytique de Graham qui quittait alors la phase plus sociale et expressionniste qu’elle avait explorée dans les années trente. Errand est un solo-pas de deux où une jeune femme en blanc (Ariane, si l’on veut filer la métaphore mythique, n’importe quelle femme si on y voit plus l’aspect freudien) évolue dans un espace structuré par une grande corde blanche, symbolisant à la fois le fil d’Ariane et le labyrinthe. On retrouve dans la gestuelle les ondulations du buste typiques de la technique du Contraction (inspiration) and Release (expiration) inventée par Martha Graham. On reconnait également des battements seconde, à la fois hauts mais volontairement raides, propres à la chorégraphe.

Le Minotaure est figuré par un garçon musculeux, la tête occultée par un bas et les bras entravés par une sorte de joug. Il représente à la fois la peur et le désir. Ses trois apparitions sont tour à tour effrayantes, menaçantes et sensuelles. La femme l’escalade et se retrouve parfois en anneau autour de son torse ou de ses jambes. Lorsque le Minotaure perd son joug, c’est qu’il est finalement défait.

Antonio Leone and So Young An in Martha Graham’s Errand into the Maze; photo by Isabella Pagano.

Le style développé dans Errand Into The Maze est certes d’une époque mais garde toute sa force. On se réjouit de le voir représenté par des danseurs (Laurel Dalley Smith et Antonio Leone) qui en gardent toutes les aspérités. On a vu trop souvent, dans d’autres compagnies à chorégraphe disparus, de jeunes générations lisser et figer les œuvres dans une vide perfection formelle.

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On peut faire le même constat positif pour Cave of the Heart (1946) qui approche, par le biais du mythe de Médée, la thématique de l’infidélité et de la jalousie passionnelle. Comme pour Errand into the Maze, les décors et costumes sont du collaborateur de toujours de Martha Graham, l’artiste expressionniste abstrait Isamu Nogushi. Des pierres de couleur à jardin tracent dans l’espace scénique une trajectoire en diagonale. Au centre, en fond de scène, est placé un rocher et, à jardin, une sorte d’étendoir à linge doré très arty attire l’œil.  Martha Graham a concentré l’action sur les trois personnages essentiels du mythe (La magicienne, son mari volage et la jeune fille préférée par lui) mais a rajouté un personnage féminin énigmatique symbolisant le chœur antique. Placée sur le rocher central, la danseuse Anne Souder rappelle les photographies où Graham âgée figure assise de profil comme déesse hiératique. Le grand moment du ballet reste celui de la vengeance de Médée. Ayant offert une couronne à la princesse (Marzia Memoli) aimé de Jason (Lloyd Knight), la magicienne (l’intense Xin Ying) la tue d’une simple agitation des mains qui semble se connecter au bijou maudit. Puis elle se lance dans une transe avec un fil rouge pailleté qu’elle serre d’abord autour de sa taille avant de l’agiter frénétiquement. Le fil est-il la métaphore du meurtre de ses enfants ou la femme, blessée dans son cœur, se venge-t-elle littéralement sur ses propres entrailles? La pièce s’achève par un envol poétique. Harnachée dans l’étendoir doré, Médée semble s’envoler dans un cliquetis métallique qui se surimpose à la musique Samuel Barber.

So Young An in Martha Graham’s Errand into the Maze; photo by Isabella Pagano.

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Diversion of Angels, présenté lors du programme B, est un grand classique dans une veine plus symbolique qu’ésotérique.

Au travers de trois danseuses, la chorégraphe dépeint au choix trois moments de la vie d’une femme ou trois approches de la vie amoureuse par les femmes. La danseuse en jaune (la très énergique Maria Memoli) avec des traversés en jetés attitude, représente l’enthousiasme de la jeunesse, la danseuse en blanc (Anne Souder, très élégante) avec ses pas glissés, incarne la maturité tandis que celle en rouge (Devin Loh, puissante), avec ses caractéristiques développés seconde en dedans et buste penché, dépeint la plénitude de l’âge mûr. Leurs partenaires sont issus d’un chœur mixte de sept danseurs vêtus en brun. Ce corps de ballet égrène toute la grammaire grahamienne. Les filles font de petits sautillés d’un pied avec moulinet de l’autre jambe. Les hommes basculent souvent en ponts en arrière et exécutent des roulades. L’ensemble du corps de ballet traverse la scène en temps de flèche arrière. On remarque particulièrement un grand danseur brun, partenaire de la danseuse en blanc, Antonio Leone, le Minotaure d’Errand Into The Maze.

Ces trois chefs d’œuvre méritaient à eux seuls de prendre des billets pour ces soirées du centenaire.

Photo of Leslie Andrea Williams and Lorenzo Pagano in Martha Graham’s Diversion of Angels by David Bazemore.

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Janet Eilber et Aurélie Dupont

Dans le tableau du répertoire actuel de la compagnie, on doit compter sur les reconstructions de ballets disparus de Martha Graham. En 2018 déjà, lors de sa dernière escale sur la scène de l’Opéra, la Martha Graham Dance Company avait présenté Ekstasis, ré-imaginé par Véronique Mécène. Le résultat nous avait paru un tantinet didactique. L’impression est peu ou prou le même avec Désir d’autant que, comme il y a sept ans, la danseuse sur scène n’est autre qu’Aurélie Dupont. L’ex-directrice de l’Opéra récite consciencieusement sa leçon de grammaire en mettant l’accent sur la joliesse sémaphorique des bras. On se demande si ce nouvel opus de la chorégraphe Virginie Mécène nous aurait plus touché avec une danseuse formée par la compagnie. Il semblerait pourtant que ce solo ait été spécialement recréé pour l’étoile française…

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Photo of Martha Graham Dance Company in Chronicle by Melissa Sherwood.

Les travaux de recréation son toujours dans une situation pour le moins délicate, surtout lorsqu’ils voisinent avec d’authentiques chefs d’œuvres, ayant bénéficié d’une interprétation continue depuis leur création.

Chronicle, présenté comme Amour durant le programme B, en témoigne. Créé en 1936, le triptyque dénonçait la montée des fascismes. Il avait disparu du répertoire. Des trois parties, une seule avait été recréée du vivant de la chorégraphe, en 1989, grâce à un film qui en avait été fait à l’époque où la pièce était encore dansée : Steps in the Street.  Présenté à l’Opéra en 1991, il m’avait fait grande impression. Ce groupe de femmes déterminées, entrant dans le silence puis scandant la rythmique implacable de la musique de Wallingford Riegger, avec leurs petits sauts à petits écarts, genoux légèrement de profil, est à la fois palpitant et obsédant. En comparaison, Spectre, reconstitué en 1994 par Terese Capuccili et Carole Fried, paraît plus daté. Mais défendu vaillamment par Leslie Andrea Williams, il n’est certes pas sans force : les bascules en arabesque, très Graham, très dramatiques, montrent bien l’anxiété du personnage. L’arrière de la robe rouge, faisant des spirales qui ne sont pas sans évoquer les danses de Loïe Fuller, a toujours une force visuelle certaine. En revanche Prelude To Action, pour deux solistes féminines et corps de ballet, lui aussi reconstitué après la mort de la chorégraphe, tombe un peu dans la grandiloquence.

Mais cette impression tient peut-être à la longueur du programme B, un peu moins bien équilibré que le A.

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Leslie Andrea Williams, Meagan King, Lloyd Knight, So Young An, and Jacob Larsen in Jamar Roberts’s We the People; photo by Isabella Pagano.

Le troisième aspect développé dans cette tournée était la création contemporaine pour la troupe. En 2018, une opportunité avait par exemple été donnée à Nicolas Paul de créer une pièce, assez réussie, sur du John Dowland.

We The People, du chorégraphe Jamar Roberts, captive d’abord par sa gestuelle grahamienne mécaniste : le mouvement est preste et les groupes évoluent dans une symétrie de Square Dance. Mais la structure de la pièce, qui alterne les passages sur des folksongs et ceux dans le silence, finit par paraître monotone. Surtout, on ne ressent pas le propos protestataire revendiqué par le chorégraphe dans les déclarations d’intention.

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La bonne surprise vient d’un chorégraphe qui ne recueille habituellement pas mon suffrage. Hofesh Sheshter va décidément mieux aux corps rompus à la gestuelle ancrée dans le sol de Graham qu’aux danseurs de l’Opéra de Paris. Dans la première section de Cave, le groupe apparaît dans des halos lumineux. Les danseurs scandent en sautillant la musique percussive créée, comme souvent, par le chorégraphe lui-même. Les groupes se forment ou se difractent de manière inattendue. Des grappes, des lignes sinusoïdales s’entrecroisent tandis qu’on distingue des soli et des duos subreptices. Les basculés en arrière, les glissés sur les genoux, les dodelinements de la tête ; tout est marquant. A un moment, un simple secoué du poignet fait par le groupe à l’unisson atteint le plus grand effet. Les éclairages (Yi-Chun Chen) sont également bien conçus, passant de la pénombre à la lumière intense et rasante. Même l’attendue « battle », très prisée des chorégraphes d’aujourd’hui, nous entraîne. L’énergie se diffuse à l’ensemble de la salle. Le très grand garçon en bleu (Ethan Palma ?) qui fait des prouesses proches du classique ou la fille en transe (Leslie Andrea Williams?) retiennent particulièrement notre attention. Contrairement à Red Carpet vu à l’Opéra en fin de saison dernière, Cave d’Hofesh Shechter a une structure (la fin en forme de cœur battant arrive à point nommé) et un propos lisible (l’énergie inflammable et animale née des Rave Parties).

Cave. Hofesh Shechter. Photo by Brian Pollock.

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Au terme de ces deux soirées de célébration, une constatation s’impose. La Martha Graham Company est décidément une bien pimpante et aventureuse centenaire !

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From IN de Xie Xin : Nuit de Chine ; le corps plie mais ne rompt pas

From IN - Photos by HU Yifan (1)

From IN. Photgraphie HU Yifan

Théâtre Les gémeaux de Sceaux, vendredi 31 mars 2023.

Première chorégraphe chinoise à se produire à l’étranger avec sa compagnie depuis la levée du confinement à Shanghai, Xie Xin sera également avec Crystal Pite et Marion Motin une des invitées de la soirée contemporaine concoctée par Aurélie Dupont et programmée en ouverture de saison 23/24 de l’Opéra de Paris. Cette future création porte déjà le nom d’Horizon, une pièce pour douze danseurs, un nombre un peu décevant au regard du talent de Xie Xin à composer des ensembles saisissants. En regardant From IN, pièce pour dix danseurs et danseuses,  je m’étais laissé aller à imaginer et espérer l’allure et la force de ses ensembles potentiellement doublés à l’Opéra. Il n’en sera donc rien. Côté effectif, c’est naturellement Pite qui remporte la mise avec la reprise de son Seasons’ Canon, gros consommateur de chair…

Pour la petite histoire, Aurélie Dupont, grande fan déclarée de la chorégraphe,  eut vent de Xie Xin pour la première fois grâce aux Balletboyz avant de la découvrir, vingt-et-unième siècle oblige, sur Instagram.

Après une formation en danse traditionnelle chinoise, Xie Xin s’est produite à travers le monde avant de créer sa propre compagnie, XDT ( Xie Xin Dance Theater) en 2014. Elle a notamment collaboré avec Sidi larbi Cherkaoui et les Balletboyz pour une pièce intitulée Ripple (vaguelette), mot qui évoque à lui seul les ondulations subtiles ou spectaculaires du corps qui sont l’essence même de son style et dont From IN, créé en 2014 est l’incarnation première.

Xie Xin, figure incontournable de la danse contemporaine de son pays,  étant repartie en Chine pour une émission de télévision, je n’ai pas pu lui demander d’expliciter la signification du titre de sa pièce. Le programme indique néanmoins que la pièce s’appuie sur l’art de la calligraphie chinoise afin de mener une réflexion sur le thème de la rencontre, dans une société toujours plus individualiste.  Ce qui reste somme toute un peu flou. La pièce d’une heure dix apparaît avant tout comme la vitrine classieuse d’un style très particulier dont on me dit qu’elle en est en tant qu’interprète l’un des fleurons. On devine intuitivement en effet que ce style est l’émanation directe d’une gestuelle organique très personnelle, à l’instar de celles des Carlson, des Pina Bausch et des Keersmaeker de ce monde.

Photos by HU Yifan (7)

From IN. Photographie HU Yifan

From IN nous propulse dans un univers sombre, sans décor, ennuagé régulièrement de fumée épaisse, où se dessinent au sol une succession de bandes, de rectangles, de cercles et de carrés blancs. Elle se termine comme elle a commencé par un duo dans lequel l’homme debout derrière la danseuse la manipule comme un pantin désarticulé. On est ici en effet entre l’humain et la poupée de chiffon, la chimère et le samouraï. Les corps basculent lentement en arrière et se couchent aussi aisément qu’ils se relèvent, propulsés dans tous les sens par l’effondrement et le redressement spectaculaires du bassin. Les costumes légers et amples accentuent d’autant plus ces effets d’ondoiement quasi végétal. Les nuances de gris pales et la bande son planante assurent aussi quelques épisodes de l’ordre du spectral. C’est une danse éminemment physique pour les danseurs mais qui semble, à l’œil, désincarnée et l’on assiste à une danse qui frôle parfois le feu follet.

From IN - Photo By Wilson Tong (2)

From IN. Photographie Wilson Tong

Héritage peut-être des danses traditionnelles chinoises, les ensembles sont synchronisés au cordeau. On voudrait encore davantage les voir se disperser comme sous l’effet d’une bourrasque. From IN est indéniablement éblouissant de maîtrise corporelle mais apparaît à la longue comme un exercice de style dont on finit à certains moments par se détacher.

A voir, avec Horizon, où Xia Xin compte emmener les danseurs de l’Opéra et comment en à peine quatre semaines, ils réussiront à s’approprier et se plier dans tous les sens du terme à son style qui est en soi parfaitement envoûtant.

François Fargue.

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Prétérition

img_2143Cri de cœur, Opéra de Paris, soirée du 21 septembre 2022.

Nous ne chroniquerons pas la création d’Alan Lucien Øyen à l’Opéra de Paris, car notre correspondant n’en a vu que la moitié. On a voulu le virer pour faute professionnelle, mais il a argué que lors de la saison précédente, il avait vu Le Rouge et le Noir une fois et deux-tiers, ce qui était au moins une fois de trop, et que ça compensait sa nouvelle désertion.

La rédaction-en-chef, constatant qu’un ratage complet par an semble la marque de fabrique de la programmation d’Aurélie Dupont, a bien voulu surseoir à sa décision. Notre chroniqueur en a profité pour peaufiner son plaidoyer ; c’est qu’il menace de nous réclamer des dommages et intérêts, le bougre !

« À part les costumes, dont je voudrais bien pour ma garde-robe, il n’y a pas grand-chose à sauver », nous a-t-il assuré. Mais de quoi cela parle-t-il ? « Je ne sais trop, ça commence par une logorrhée dont on perd un peu le fil, on ne comprend pas tout d’ailleurs. Plusieurs spectateurs m’ont dit avoir dû lire les sous-titres en anglais pour suivre. Moi-même, quand Marion Barbeau s’adresse à son caméléon en soulevant le couvercle de son vivarium de chambre, j’ai entendu qu’elle le nommait Audrey alors qu’en fait c’est Laurène ». Mais dans Le Figaro, Ariane Bavelier, qui a détesté mais a tout vu, dit qu’il s’agit d’un lézard et qu’il s’appelle Lorraine. « Elle a dû s’assoupir ! C’est pas mieux que de s’esbigner au bout de 75 minutes », s’est esclaffé notre homme, dont la mauvaise foi n’égale que l’irrespect. Au moins, il y a polysémie de la réception, a-t-on tenté.

Le gars s’est fait menaçant : « Un mot de plus et je te balance tous les traités de Performance Studies à la tronche !  J’ai déjà vu des spectacles quasi dans le noir, et d’autres presque immobiles, jamais pourtant je n’ai dû lutter contre l’ennui autant que durant la première partie de Cri de Cœur. On est dans un dispositif de mise en abyme de la troupe. C’est le monde du spectacle dans l’ère de la réflexivité, tu joues ton propre rôle et on t’appelle par ton propre prénom, mais c’est pas forcément toi, c’est toi et c’est pas toi, tu comprends ? Ça parle de douleur, de mal-être et de malaise, de mort aussi. Le personnage joué par Barbeau se sent bien mal en point. Elle accueille sur son canapé un personnage énigmatique du nom de Personne. Et quand elle dit quelque chose comme « je vais mourir et Personne va s’occuper de moi », le spectateur ajoute immanquablement la négation, et entend le contraire de ce qu’elle paraît énoncer ».

N’est-ce pas hyper-malin? (On a fait une relance de très loin). « Oui, c’est intellectuellement virtuose. Homère y a pensé avant. Il y a aussi le vertige des performativités paradoxales, du style ‘’je voudrais m’arrêter de parler avant que cette phrase finisse’’. Mais ces  jeux de langage ne sont propres à exciter que les khâgneux boutonneux » (ceci est ou n’est pas un pléonasme).

Les petits moments de danse, tout en jolis enroulements, ne parviennent pas à soutenir l’attention, d’autant que « la musique est proche de la soupe d’ascenseur. Le soir de la deuxième représentation, l’Opéra a envoyé un courriel à tous les spectateurs expliquant que ‘’pour des raisons artistiques’’, le minutage du spectacle était quasiment doublé par rapport à l’annonce antérieure. Je ne l’ai lu qu’en sortant de la première partie. La perspective d’avoir double-dose de pensum m’a achevé. Je me suis barré à l’entracte et à L’Entracte, où j’ai mangé un super steak tartare ».

On a remboursé le repas.

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Cérémonie des Balletos d’Or : 10 ans, pas encore l’âge de raison !

img_2143« Il revient, il revient ! ». En ce lundi 15 août, la rumeur se répand comme une traînée de poudre dans les couloirs de Garnier. En quelques minutes, elle passe du rez-de-chaussée à la rotonde Zambelli, tout en haut de l’édifice : Benjamin Millepied est dans les murs. Les petits rats qui traînent par-là (il y fait plus frais qu’à Nanterre) en font des yeux tout ronds. Quand déjà un autre bruit secoue l’atmosphère, dénoue les chignons et balaie les moutons des fonds de loge : « Elle revient, elle revient ! »

Mais qui donc ? Aurélie Dupont, pardi ! Elle a été aperçue marchant résolument vers le salon Florence Gould. Mais que vient faire l’ancienne directrice de la danse, dont les fonctions ont terminé il y a 15 jours ? Et pourquoi son prédécesseur est-il en France ? Il se murmure qu’il a imposé un mois de répétitions avant la création parisienne de son Roméo et Juliette. C’est bien curieux : par suite de reports répétés, le LA Dance Project pourrait danser le ballet les yeux fermés dans toutes les configurations. Serait-ce un alibi pour passer plus de temps dans la capitale  ?

Dès lors, les supputations vont bon train. « Elle a annulé sa démission » croit savoir une coryphée. « En fait, il nous aime tous, il veut nous retrouver », assure un quadrille représentant syndical, généralement bien informé de tous les processus de sélection réels, possibles ou imaginaires.

Chacun y va de son hypothèse, jusqu’à ce qu’une représentante de l’AROP détrompe son monde : « Mais non, voyons ! Benji et Rélie sont là pour la Garnier-party ! C’est le 10e anniversaire des Balletonautes, pour rien au monde ils n’auraient loupé ça ». Brigitte Lefèvre, notre maîtresse de cérémonie, renchérit : « moi-même, j’ai écourté mes vacances pour en être ».

Eh oui, la cérémonie de remise des Balletos d’Or de la saison écoulée marque aussi les 10 ans de notre petit site de papotages brillants. Et, dussions-nous être taxés d’immodestie, il faut admettre que c’est encore plus l’événement que précédemment. À telle enseigne que les mécènes officiels de l’Opéra ont tous proposé de nous parrainer (en compensation, cet article contient du subtil placement de produit).

Dix ans déjà ! On croirait que c’était hier. Et on n’a pas tellement changé : James se fait toujours tirer l’oreille pour écrire plus de 15 lignes et pas trop en retard, Cléopold se fait toujours tirer la barbe pour faire plus court, et Fenella est toujours si perfectionniste qu’on ne lui tire ses papiers de sous les doigts qu’avec des larmes. Mais le paquebot avance, vaille que vaille. « Et parfois on est les premiers à dégainer sur les grandes soirées », glapit James en feignant de consulter nonchalamment sa Rolex Daytona Rainbow.

Agnès Letestu, José Martinez, Eleonora Abbagnato, Manuel Legris, Clairemarie Osta, Benjamin Pech, Isabelle Ciaravola, Hervé Moreau, Marie-Claude Pietragalla, Jean-Guillaume Bart, Delphine Moussin, Josua Hoffalt, Marie-Agnès Gillot, Antoine-Alexandre-Henri Poinsinet et Alice Renavand, presque toutes les anciennes Étoiles de moins de soixante ans sont là. « Même celles qui ne sauraient pas ordonner un placard à balais ont fait le déplacement », remarque – un rien perfide – Cléopold en dégustant sa coupe de Moët & Chandon.

Les spéculations sur la future direction sont-elles de saison ? Comme l’explique Charles Jude, membre du comité de sélection : « on a publié une petite annonce, ça va être aussi rigoureux qu’un audit d’EY ». En plus, la date-limite pour les candidatures était le 12 août : il est donc un peu tard pour peaufiner son projet et peut-être même pour faire sa cour en mastiquant du saucisson Fleury-Michon.

Rien n’y fait : les échanges sur le sujet tournent à l’obsession. Du coup, seuls les récipiendaires prennent garde au processus de remise des prix. Audric Bezard est tout chiffon de l’avalanche de commentaires sur sa perruque en Demetrius. Germain Louvet nous félicite, au contraire, d’avoir dégenré le commentaire sexiste. Fenella lui tombe dans les bras : « enfin quelqu’un qui nous comprend ! »

Les Balletodorés en provenance du Sud-Ouest font masse, les habitués comme les nouveaux, tel Hamid Ben Mahi. Ce dernier glisse malicieusement qu’il a une formation classique. Federico Bonelli, depuis peu directeur du Northern Ballet, explique qu’il pleut souvent à Leeds et que la chaleur lui manque. Il n’en faut pas plus pour que tous ceux qui lui avaient demandé discrètement des conseils de gestion le regardent soudain comme un rival.

La compétition s’internationaliserait-elle ? Si John Neumeier est au-dessus de tout soupçon (le Ballet de Hambourg lui aurait garanti un directorat jusqu’à ses 90 ans), on s’interroge sur les intentions d’Hofesh Shechter et de Johan Inger, qui devaient pourtant avoir autre chose à faire. La présence de Johan Kobborg, venu accompagné de ses deux filles pour recevoir le prix du pas de deux au nom de son épouse Alina Cojocaru, est aussi jugée hautement suspecte.

Heureusement, les danseurs de la troupe, devenus philosophes depuis qu’ils ont vu les directions valdinguer plus vite que l’eau sur la scène du Boléro de Mats Ek, n’ont cure des tristes sires qui se regardent en chiens de faïence, et décident de mettre l’ambiance.

Celia Drouy fait des fouettés avec son trophée dans les bras, Mathieu Contat nous prouve qu’il peut aussi jouer de l’éventail. Francesco Mura s’amuse à sauter plus haut que Paul Marque pour gober des cacahuètes en grand jeté (seuls les anciens se souviennent que ce jeu désormais classique a été inventé par Sylvie Guillem en 2012). Bleuenn Battistoni et Hannah O’Neill leur prouvent qu’on peut faire la même chose en gardant le style. Les danseurs de Bordeaux, Toulouse, Biarritz et d’ailleurs entrent dans la danse, investissent tous les espaces mis à disposition par l’AROP, sifflent les bouteilles et dévorent les zakouskis. C’est la fête, on n’a pas tous les jours l’âge bête.

Poinsinet

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

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Les Balletos d’Or de la saison 2021/2022

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Après une année d’interruption due à la crise sanitaire, les Balletos d’Or reviennent pour la saison 2021-2022. L’attente était, bien sûr, à son comble ! On a décidé de limiter le nombre de prix  au quota habituel – pas question de tout dédoubler pour rattraper l’annulation de l’an passé –, mais aucunement de se restreindre en termes de distribution de baffes.

Ministère de la Création franche

Prix Création (ex-aequo) : Thierry Malandain relit Fokine dans L’Oiseau de feu (Malandain Ballet Biarritz) et dans Daphnis et Chloé (Ballet du Capitole)

Prix Recréation : John Neumeier pour son Dörnroschen (Ballet de Hambourg)

Prix de Saison : Kader Belarbi (Ballet du Capitole de Toulouse). Trois programmes seulement mais que des créations !

Prix Cher et Moche : conjointement attribué à Pierre Lacotte et Aurélie Dupont pour Le Rouge et le Noir, ratage en roue libre…

Prix Musical : Johan Inger pour Bliss sur la musique de Keith Jarrett

Prix Dispensable : Dominique Brun fait prendre un coup de vieux au Sacre de Nijinsky (Opéra de Paris)

Ministère de la Loge de Côté

Prix au Pied Levé : Mathieu Contat en Basilio de dernière minute (1er janvier 2022)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Alice Renavand en Giselle

Prix Révélation : Bleuenn Battistoni. La Demoiselle d’honneur (DQ), Gamzatti (Bayadère), Giselle (Pas de deux des vendangeurs et bien plus…)

Prix Affirmation : Simon Catonnet (Ballet du Capitole de Toulouse) se révèle en danseur-acteur-chanteur (Yvette Guilbert. Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi).

Prix (se) de rôle  : Philippe Solano danse un Albrecht ardent face à la très romantique Jessica Fyfe

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Tourbillon : Gianmaria Borzillo et Giovanfrancesco Giannini (Save the last dance for me au CND)

Prix Fusion : David Coria et Jann Gallois dans Imperfecto. Le Flamenco et la danse contemporaine se rencontrent (Théâtre National de Chaillot).

Prix Adorables : Margarita Fernandes et Antonio Casalinho (Coppélia de Roland Petit)

Prix Soulève-moi si tu peux : Sae Eun Park qui n’aide pas franchement ses partenaires sur l’ensemble de la saison.

Prix Mouvement perpétuel : Myriam Ould-Braham et Germain Louvet. Pas de deux du divertissement du Songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix l’Esprit volète : Hugo Layer. L’oiseau dans l’Oiseau de feu de Thierry Malandain

Prix La Mer : Sirènes de Martin Harriague

Prix Popeye : François Alu pour son spectacle Complètement Jeté

Prix Olive : La couleur d’Aurélie Dupont quand elle a nommé François Alu étoile

Prix Bête de scène : Hamid Ben Mahi pour ses solos autobiographiques Chronic(s) et Chronic(s) 2

Ministère de la Natalité galopante

Prix Pas de deux : Alina Cojocaru et Alexandr Trusch (Dörnroschen)

Prix Blind Date : La relecture de l’adage à la Rose de Fabio Lopez (La Belle au Bois dormant. Compagnie Illicite)

Prix La Muse et son Poète : Myriam Ould-Braham et Francesco Mura (La Bayadère)

Prix Séduction : Oleg Rogatchev, Colas ravageur dans La Fille mal gardée (Ballet de Bordeaux)

Prix (se) de la Bastille : Celia Drouy conquiert le plateau en amazone (Hippolyte, Le Songe d’une nuit d’été)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Capiteux : Alvaro Rodriguez Piñera (La Rose / La Sorcière) dans La Belle de Fabio Lopes et une mère Simone pas dénuée d’épines (La Fille mal gardée)

Prix du Poids : Paul Marque gagne en consistance dramatique depuis son Étoilat (ensemble de la saison)

Prix Coxinha (croquette brésilienne) : Kader Belarbi pour ses intermèdes dansés de Platée. Également attribué à l’inénarrable Catcheur (inconnu) et L’Oiseau de Carnaval (Jeremy Leydier).

Prix Pêche Melba : Ludmila Pagliero, délicieuse de féminité en Titania (Le Songe d’une nuit d’été)

Prix grignotage : Les chorégraphies d’Hofesh Shechter, plus captivantes par petits bouts dans « En Corps » de Cédric Klapisch que sur une soirée entière.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Je veux ces couleurs pour mes robes : Lynette Mauro, créatrice des costumes de Like Water for Chocolate (Royal Ballet)

Prix Sorcière: Jason Reilly (Carabosse, Belle au Bois dormant de Stuttgart)

Prix Grelots : Les fantastiques costumes de danses basques de la Maritzuli Konpainia

Prix Rideau : Honji Wang et Sébastien Ramirez mettent le rideau du Faune de Picasso au centre de leur création (Ballet du Capitole)

Prix Fatal Toupet : la perruque d’Audric Bezard dans Le songe d’une nuit d’été de Balanchine.

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de la Myopie invalidante : Aurélie Dupont privant Myriam Ould Braham d’un quota correct de dates en Giselle.

Prix Émotion : le dernier Roméo sur scène de Federico Bonelli

Prix Tu nous manques déjà : Davit Galstyan (Ballet du Capitole)

Prix I Will Be Back : Aurélie Dupont. Encore combien d’années de programmation Dupont après le départ de Dupont?

Prix Je vous ferai « Signes » : Alice Renavand, les adieux reprogrammés. Après sa Giselle, on préférerait qu’elle nous fasse Cygne…

Commentaires fermés sur Les Balletos d’Or de la saison 2021/2022

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Cérémonie des Balletos d’Or 2021 : Quand on voit Paris d’en-haut

 

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

Annulation et retour aux sources : traditionnellement annoncés à l’occasion du 14-Juillet, les Balletos d’Or 2020-2021 ont été différés. À l’issue de cette saison-croupion, on a vu si peu de choses qu’on aurait de facto distingué chacun des pékins qu’on a pu voir… Autant renoncer à la distribution des prix, s’est-on dit. Mais à la fête ? Jamais !

Puisque les distinctions, cette année, n’ont guère de sens, on les attribuerait par tombola. Et on ferait, comme d’habitude, la nouba. Pour marquer le coup, pourquoi ne pas investir à nouveau les lieux où se déroula notre première cérémonie du 15-Août, le toit de l’Opéra-Garnier ? C’était l’occasion ou jamais : le lieu est actuellement hérissé d’échafaudages sur les côtés, qui constituent autant de plateformes à peu près sécurisées. Elles sont en plein air, on peut y séparer les invités par tout petits groupes, et comme elles ne sont ni dans ni sur l’Opéra, la responsabilité de l’administration est dégagée en cas de problème (que personne ne chipote, ces temps-ci, la rigueur juridique, on en fait des papillotes).

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À rebours de la pratique stupide – et universellement répandue – consistant à faire s’agglutiner les invités autour d’un unique portillon, on a pris soin de diversifier les voies d’accès. Grâce à nous, l’entrée séparée conçue pour Napoléon III, rue Scribe, a enfin été utilisée. Rue Halévy, on a aussi rouvert l’accès historique des abonnés débarquant en calèche. Les plus hardis ont gagné les passerelles via les grandes échelles qui serviront d’accessoires pour le Rouge et le Noir en octobre : une pour la chambre de Mme de Rênal à Verrières (acte I), une autre pour celle de Mathilde à Paris (acte II), le compte est bon.

Notre ingéniosité réglementaire nous a permis d’inviter sans restriction, mais il fallait quand même répartir les participants entre l’ouest  et l’est (d’un côté des échafaudages à mi-hauteur, nombreux mais petits, de l’autre, deux grandes plateformes proches du sommet du bâtiment) et surtout, organiser des circulations entre les espaces. Malgré la vacance estivale, les services techniques ont posé d’ingénieux parcours en tyrolienne : ils tenaient là leur revanche face à l’externalisation des travaux de rénovation de la cage de scène, qui a occasionné bien des déboires dans la gestion du décor du Jeune homme et la mort. Grâce à un partenariat avec Alpinisme Magazine, chacun avait son baudrier. L’élégance s’en ressentit, au grand dam de James. Foin de dress code, la corde de rappel remplaça la robe de cocktail, et Fenella en profita pour vaincre sa peur du vide.

P1180098Il aurait été facile d’isoler les jeunes du corps de ballet en équilibre précaire à l’ouest, et de réunir de manière stable les huiles plus âgées à l’est. Mais nous aimons la difficulté et, depuis six mois, Cléopold prêche l’inclusion et la diversité avec la fureur d’un converti : notre chef de cérémonie, Iouri Grigorovitch (94 ans) a donc joué à accrobranches, comme tout le monde. Il s’en est montré ravi, d’ailleurs.

Et heureusement, car il a fait le tour des espaces, y compris les plus exigus, pour distribuer, au hasard, nos prix tant convoités. En théorie, une logique thématique composait l’assistance de chaque ponton, mais les invités n’ont fait preuve d’aucune discipline (Iouri en a été choqué). C’est ainsi qu’un prix du ministère de la Retraite qui sonne a couronné une petite jeune qui n’a même pas encore sa photo dans le trombinoscope de la compagnie.

Suivant Grigorovitch à la trace, certains glissaient sur les tuyaux en rappel, d’autres les remontaient à mains nues ; tout était bon pour maximiser ses chances de trophée, même les sauts les plus périlleux.

Viengsay Valdés, directrice artistique du Ballet nacional de Cuba depuis 2019, a mis à profit sa science des portés : comme elle était en jupe, il lui fallait s’accrocher, telle une liane, à qui voulait bien la transporter. Heureusement, les pompiers regardaient ailleurs.

Sylvie Guillem, qui avait marqué de sa présence la 1e de nos cérémonies, se montra plus sage, et ne bougea pas de son point d’observation. Elle a maintenant les cheveux gris. Cléopold en fit une syncope : elle lui expliqua que la teinture pollue les océans, il ne se consolait pas pour autant. Un soupçon de nostalgie gagna l’assistance : les Balletonautes fêteront bientôt leurs 10 ans, c’est presque l’âge de raison !

En attendant, la distribution des prix tourna au grand n’importe quoi : Aurélie Dupont – pas la dernière pour courir après Iouri – a dégotté le prix de la Création mémorable, Pierre Lacotte s’est retrouvé lauréat du Ministère de la natalité galopante, et Akram Khan – qui n’avait rien demandé  – hérita du prix de la Coupe de cheveux sexy, que lorgnaient plusieurs étoiles de la compagnie.

Une fois l’escalade des prix achevée, le risque était grand d’une balkanisation de la réunion en autant de fêtes parallèles qu’il y avait de passerelles. Le salut vint des machinos, vraies vedettes de la soirée. Fédérant toute l’assistance, ils entonnèrent en chœur, de tous les points de l’édifice, la chanson de Luis Mariano : « Quand on voit Paris d’en-haut »… Un petit air de pays basque s’empare des échafaudages, et voilà toute l’assistance qui se balance au vent en manipulant les pots de peinture qui traînent.

Petit effet secondaire : des coulures sur le monument historique, et quelques trophées qui valsent d’un étage à l’autre. Les organisateurs durent promettre de repasser tout nettoyer avant la rentrée.

En revanche, ils déclinent toute responsabilité sur la fin de la soirée, qui vit s’incruster quelques touristes et Parisiens en goguette, intrigués, depuis la rue, par la musique. Il fallut trier : on ne laissa monter que ceux qui avaient les aigus du Chanteur de Mexico. Mais rien ne put s’opposer à une invasion en masse depuis l’intérieur de l’édifice, dont la toiture se peupla en un éclair des musiciens de l’orchestre attirés par le bon son, des costumières dont on avait négligé cette année de demander le concours, des membres de l’AROP qui se barbaient dru à un colloque dans le salon Florence-Gould, de Poinsinet, le vrai fantôme de l’Opéra, et aussi de tous les membres désœuvrés du service Communication ouverte et interaction digitale avec les spectateurs.

Qu’on se rassure, ce déplacement de population n’a causé aucun outrage au Palais-Garnier. Mais le brassage et l’emballement collectifs suscitèrent la création d’une Commune improvisée qui a résolu de contester les distinctions établies. C’est ainsi qu’au nom de l’abolition entre le dedans et le dehors, le haut et le bas, le sol et l’élévation, la gauche et la droite, les échafaudages seront pérennisés : on les intégrera bientôt au parcours de visite, et une demande de protection au titre des Monuments historiques est en cours. On y dansera, bien sûr, mais on y mangera aussi, comme sur une des terrasses en caillebotis qui prolongent aujourd’hui la plupart des restaurants parisiens.

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (1/4)

Le diagnostic

ou, Qui trop embrasse, mal étreint

img_8913J’ai enfin lu le Rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris ! Qu’on me pardonne, au moment de sa parution, le style empesé et les poncifs enfilés comme des perles du texte signé par Pap Ndiaye et Constance Rivière m’ont fait caler au second paragraphe. Après avoir lu des platitudes du genre « tradition, excellence, pouvoir, tout cela a contribué à ce que l’Opéra soit, ou apparaisse, comme un lieu fermé, réservé, sur la scène comme dans les salles », j’ai laissé tomber et m’en suis tenu aux résumés faits, ici et là, dans la presse nationale.

Abandonner aussi vite était sans doute un peu abrupt. Qu’on me comprenne aussi : les rapports officiels me tombent des mains.  Outre qu’ils sont mal écrits, ils valent généralement plus comme discours de l’institution sur elle-même que pour l’intérêt de leurs analyses. La mission Ndiaye-Rivière n’échappe pas à la loi du genre : suivant sagement le déroulé de la lettre de mission envoyée par Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra – que ces hauts fonctionnaires sont scolaires ! – et reflétant les points de vue recueillis lors des auditions – une centaine d’entretiens avec des salariés de l’ONP et d’acteurs du milieu culturel –, son rapport vise surtout à manifester que l’Opéra est synchrone avec son époque, et que, s’il a du retard en matière de diversité, il le rattrapera sans renier son essence.

Pourquoi y revenir, alors ? Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que j’ai relu le manifeste initial, intitulé « De la question raciale à l’Opéra national de Paris » (reproduit en Annexe 3), et qu’une de ses suggestions m’a interpellé (j’ai eu, du coup, envie de lire ce qu’en faisait le rapport). Ensuite, parce que si le diagnostic est erroné, les remèdes risquent d’être inadéquats (il faut donc aller y regarder de plus près). Enfin, parce que le grand public, à travers la presse, prend au sérieux les affirmations et raisonnements de ce type de prose, qui contribue, et quelle que soit sa pertinence, à définir une version officielle de l’histoire (que j’ai très envie de contester).

Relire le Manifeste

C’est du Manifeste d’août 2020 que tout découle, et – qu’on l’approuve en entier ou non – le texte a le double mérite d’être écrit par un vrai collectif, et  de poser les enjeux en termes simples et concis (que le rapport, par pans entiers, paraphrase longuement).

Si l’on résume à travers les têtes de chapitre, les signataires, qui souhaitent « faire sortir la question raciale du silence », appellent de leurs vœux un débat ouvert, et formulent cinq séries de recommandations. Pour l’instant, je passerai sur les quatre premières, assez consensuelles : en première analyse, il s’agit de la description, adaptée à une institution artistique recevant du public, des politiques d’inclusion et de diversité des grandes boîtes : regarder son passé (« abolition des pratiques issues de l’héritage colonial et/ou esclavagiste »), faire évoluer les usages (« la mise à disposition de matériel adapté aux couleurs de peau des artistes »), se doter d’un dispositif anti-discriminations en interne et d’un code de bonnes pratiques pour les relations avec l’extérieur.

Dans le point 5, les signataires prônent « l’ouverture d’une réflexion sur le manque de diversité au sein des différentes puissances artistiques » (autrement dit, dans le corps de ballet, l’orchestre, les chœurs), qu’ils attribuent non pas à des « processus de sélection actuels » qui barreraient « l’accès aux personnes de couleur », mais à des « mécanismes qui s’enclenchent bien en amont de l’étape du recrutement des artistes : parmi les nombreuses candidatures pour intégrer les différents corps artistiques, l’on retrouve encore trop peu de personnes racisées. Il appartient alors à la Direction de l’Opéra de Paris et de l’École de danse de rechercher les causes de cette carence et d’explorer des solutions pour y pallier ».

Le paradoxe du point 5

L’agenda me paraît curieux : pas sur le fond (on peut et doit débattre de la question), ni sur la forme (il est vain de s’empailler sur les mots, comme Don Quichotte bataillant contre les moulins à vent), mais dans la logique de la solution : les signataires disent qu’ils sont la « preuve vivante » qu’il n’y a pas de barrière à l’accès aux emplois à l’ONP, et que le problème se situe en amont ; mais ils n’en demandent pas moins à l’Opéra et à l’École de danse d’y remédier.

Voilà un paradoxe (« ce n’est pas toi le problème, mais c’est à toi d’apporter une solution ») qui a été, si je ne m’abuse, fort peu relevé.

Pas de remontée en amont

En tout cas, pas par le rapport Ndiaye-Rivière, qui ne répond pas vraiment à cette question des « mécanismes en amont ». Pour la danse, l’analyse court entre les pages 27 et 32 et, autant le dire tout de suite, elle est manifestement bâclée : la saisie des phénomènes ne remonte nullement dans le temps (alors qu’une analyse historique serait nécessaire), et elle s’arrête aux portes mêmes de l’École de danse de Nanterre (ce qui, en matière de remontée en amont, ne va pas chercher loin).

L’établissement reçoit « peu de candidatures d’enfants issus de la diversité », constatent les auteurs « de manière assez intuitive » (ce qui laisse entendre qu’ils ont passé, au plus, une demi-journée sur les lieux).

Et d’avancer plusieurs raisons. La première, qu’on cite in extenso, fait jouer un rôle à « l’image de la danse classique dans la société en général, perçue comme élitiste et “aristocratique” redoublée par son « aspect ‘’blanc’’,  critère parmi tant d’autres d’une homogénéité qui serait consubstantielle au ballet et qui rendrait malaisée une appropriation de la danse classique pour les enfants non blancs – “si personne ne me ressemble dans cette école, c’est donc qu’elle n’est pas faite pour moi”.»

Un raisonnement pachydermique

IMG_20210518_171721.jpgSoyons clair, c’est le type même d’explication holistique qui repose sur un monceau de postulats invérifiables, sans pour autant s’ancrer dans le réel.

Car enfin, qui nous dit que la danse classique a cette image ? Et même si on l’admettait, est-il crédible de supposer – chez des enfants âgés de 8 à 12 ans environ – une perception de la danse, non pas en tant qu’activité ludique et artistique, mais comme pratique culturelle et sociale, interprétée, qui plus est, en termes abstraits ? Est-il avéré que les enfants se pensent de manière centrale et prégnante selon une logique ethno-raciale binaire, et en plus, qu’ils en font un critère déterminant de leurs projets d’avenir ?

Voilà pour des prémisses aussi pachydermiques que non étayées. Mais par ailleurs, la situation décrite ne correspond à aucun processus réel : la danse classique est-elle un choix au même titre pour tous les enfants ? Je ne crois pas (on y reviendra). Ce choix s’apparente-t-il à celui d’un vêtement qu’on « s’approprie » ? On peut en douter.

Bref, cet essai d’explication par l’autocensure (ce n’est pas pour moi) veut trop prouver d’emblée, et peine à convaincre. D’ailleurs, le rapport avance deux autres facteurs, moins élaborés mais plus plausibles : les incertitudes liées à une carrière bien aléatoire (malgré la gratuité de l’école, « élément de diversité sociale », jugé cependant insuffisant aujourd’hui), et l’investissement monétaire nécessaire au passage du concours de recrutement (qui favorise les profils socio-économiques privilégiés).

Un gros contresens historique

IMG_20210517_224925.jpgImplicitement, le rapport adopte donc un raisonnement de nature socio-économique. Cependant, les formulations adoptées reviennent à considérer le recrutement à l’École de danse comme s’il s’agissait de l’École Polytechnique. Écrire que sa gratuité « a permis un recrutement dans des milieux sociaux populaires au 19e siècle et jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et parfois encore aujourd’hui » est pour le moins incongru.

Car enfin, c’est présenter les choses à l’envers : historiquement, la gratuité n’a pas été pensée comme un mécanisme d’ouverture sociale ! Sous l’Ancien Régime, à partir du moment où elle cesse d’être une activité de cour, la danse sur scène est, par définition, une profession non noble. Et cette carrière ne devient nullement bourgeoise au siècle suivant : c’est éventuellement un moyen d’ascension – vers un statut au mieux ambigu –, mais plutôt depuis le bas de la société.

Ce n’est que dans la période récente que le profil social des élèves s’est élevé, au point de devenir étonnamment privilégié. Dans son enquête auprès des élèves de l’École de danse et leurs parents, Joël Laillier, auteur de Entrer dans la danse (Paris, CNRS Éditions, 2017), parle d’un « processus d’embourgeoisement de la profession, et du Ballet de l’Opéra », qu’il date approximativement de la seconde moitié du XXe siècle (j’aurais tendance à placer la césure un peu plus tard, au tournant des années 1980, en gros quand l’École a quitté Garnier pour s’installer à Nanterre).

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

En tout cas, ce « retournement dans le recrutement social » (p.28) est massif. À ne pas le souligner, le rapport passe à côté d’une piste d’explication simple à la situation d’aujourd’hui.

En 2010, on comptait à l’École moins de 2% d’enfants d’ouvriers. On ne peut rien déduire de l’origine – qu’on ne connaît pas – de ces cinq élèves  (l’effectif est trop restreint). En revanche, on peut supposer que les dynamiques sociales qui conduisent à un tel biais de recrutement affectent tous les enfants, quelle que soit leur origine.

En d’autres termes, ce n’est pas forcément du fait de leur couleur de peau que les enfants issus des vagues de migration de travail des Trente Glorieuses (à partir de la 2e et sans doute au moins jusqu’à la 3e génération) sont rares à Nanterre mais, au moins en partie, du fait du profil socio-professionnel de leurs parents. Si l’on se fie aux patronymes, les enfants d’immigrés d’origine portugaise – qui ne sont pas en nombre négligeable en France – sont, eux aussi, absents du corps de ballet à l’heure actuelle.

Rester dans le cadre

Tout ceci, j’en suis persuadé, Pap Ndiaye, historien estimable, et Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, n’en disconviendraient pas : ils sont forcément conscients qu’il y a plusieurs dynamiques explicatives, mais ils n’ont pas le temps de détailler, et d’ailleurs on ne leur a posé que la question des minorités visibles.

Il savent aussi que vu la petitesse des effectifs, il serait vraiment difficile de déterminer la part relative de chaque facteur : il faudrait recenser le profil des élèves sur longue durée (par pointage décennal, par exemple), le comparer à la composition de la population vivant en France à la même époque, et vérifier ensuite si, toutes choses égales par ailleurs, l’origine des enfants diminue encore plus leurs chances (auquel cas on a une présomption de discrimination). Mais cette dernière étape est presque impossible compte tenu de l’absence, en France, de statistiques ethno-raciales similaires à celles qui existent dans d’autres pays.

On ne peut donc pas mesurer précisément. Rien n’empêcherait de raisonner finement, si un autre facteur n’avait bridé la réflexion des auteurs : le contexte de la commande, lié à la vague d’émotion mondiale suscitée par la mort de George Floyd (mai 2020). Si l’on vous demande de réfléchir à un phénomène décrit en termes de « question raciale » et que vous paraissez la considérer comme un facteur parmi d’autres, tout le monde aura l’impression que vous relativisez le problème. On comprend qu’ils aient hésité.

À mon avis, on peut, au contraire, prendre au sérieux la question du racisme sans lui donner un privilège explicatif qui a le double inconvénient de faciliter la dénégation (ça n’existe pas en République, Môssieur) et de brouiller la discussion. Mais j’en parle à mon aise, vu qu’on ne m’a envoyé aucune lettre de mission.

Une description en clair-obscur

Illustration d'Émilie Angebault

Illustration d’Émilie Angebault

Mais revenons au texte du rapport – je n’ai encore dépiauté qu’un tout petit morceau du poulet – qui après avoir lancé les pistes d’explication dont j’ai parlé, évoque, comme intervenant en aval, « les pratiques de sélection » qui « réduisent encore les chances des enfants non blancs d’accéder à l’école.»

Il en énumère trois, dont la description demeure assez vague :

– d’abord « l’idée que la tonalité chromatique du ballet est blanche » : en clair, il s’agit du phénomène par lequel on dissuade « gentiment » une adolescente de poursuivre sa passion pour la danse classique, au motif  qu’un corps de ballet se doit d’être « homogène » (comme le raconte, et en ces termes, Rachel Khan dans un entretien à Charlie Hebdo paru le 7 avril 2021). À défaut d’exemples précis, comme celui que je viens de donner, le rapport tourne autour du pot, avec une formulation mélangeant auto-censure en amont (effet « image de la danse classique » : ce n’est pas pour moi) et exclusion en aval (effet « pratiques de sélection n°1 » : ce n’est pas pour toi) ;

– ensuite, « l’idée ancienne et tenace que certaines morphologies et anatomies ne seraient pas adaptées à la danse classique », soit des stéréotypes que les auteurs réfutent – à juste titre – et « pouvant mener à des pratiques discriminatoires indirectes » (autrement dit, à l’application d’un critère ou d’une pratique apparemment neutre, mais induisant un désavantage particulier pour une catégorie spécifique de personnes). Ici aussi, la rédaction peine à appeler un chat un chat, et en reste au niveau des « idées ». Elle omet aussi d’indiquer à quel stade se situe ce phénomène (effet « pratiques de sélection n°2 » : tu n’as pas les bons pieds), ni s’il accentue l’effet n°1 ou se confond avec lui. J’aurais tendance à pencher pour cette deuxième option : dans Les pointes noires (Magnard Jeunesse, 2018), roman de Sophie Noël racontant l’histoire d’Ève, née au Mali, adoptée à l’âge de six ans, et qui rêve de devenir danseuse étoile, c’est la même prof antipathique qui fait des remarques sur ses cheveux et la juge inapte à monter sur pointes… et cette conjonction paraît assez plausible.

– « Enfin, lors des auditions, ont été soulignés des propos racistes qui ont pu avoir cours au sein de l’École de danse », poursuit le rapport (je corrige une faute d’accord), listant des événements à date inconnue dus à plusieurs catégories d’acteurs (enseignants, élèves, familles), et faisant état du sentiment d’anciens élèves d’avoir dû « renier leur couleur pour progresser dans le groupe ». Il n’est pas dit dans quelles proportions une atmosphère hostile a, ou a eu, un effet d’attrition (l’effet « pratiques de sélection numéro 3 » pourrait s’appeler : fais-toi tout petit). Pour cela, il aurait fallu recueillir et analyser le témoignage de personnes qui n’ont pas fini le cursus, ou n’ont pas réussi le concours. À défaut, ce sont celles qui ont réussi – et dont la prise de conscience est en partie rétrospective – que le rapport érige, métaphoriquement, en porte-paroles de la cohorte.

Illustration d'Émilie Angebault

Illustration d’Émilie Angebault

Le consensus au prix de l’ambiguïté

Si je récapitule, mon interprétation de cette partie du rapport est triple :

  • Dans sa structure, il fait presque une analyse en deux temps : il y a une inégalité des chances dans l’accès à la carrière de danseur classique (1e partie, les facteurs « ce n’est pas pour moi », « la carrière est aléatoire» et « passer l’audition est un investissement » qui éloignent les classes populaires de l’école de Nanterre) et en plus, il y a des phénomènes de discrimination ethno-raciale (2e partie, les phénomènes « ce n’est pas pour toi », « tu n’as pas les bons pieds » et « tu dois te faire tout petit ») ;
  • Mais la première partie brouille la distinction, en mettant en avant, pour des raisons d’affichage, une explication ethno-raciale : il n’y avait pas besoin de prétendre que le ballet est perçu comme « aristo-blanc », ce qui repousserait les enfants « issus de la diversité », il aurait suffi de constater que l’Opéra est plutôt perçu dans les couches populaires, et sans distinction d’origine, comme « ringard », « pour les riches» et « pour les vieux » (ces qualifications a priori sont celles qui reviennent le plus souvent dans les écrits des collégiens en provenance du réseau d’éducation prioritaire ayant participé au programme Dix mois à l’Opéra) ;
  • Au niveau de la seconde partie de l’explication, la description des « pratiques de sélection» frappe par son imprécision ouatée. C’est un peu normal, car il est difficile de saisir un faisceau de pratiques diffuses. Mais c’est aussi – et à mon avis surtout – parce que les auteurs ont à cœur de ne pas antagoniser leur lectorat interne : il ne s’agit pas de pointer du doigt sans nuances, mais au contraire d’enrôler tout le monde, sans bousculer personne, dans un récit de soi-même subtilement actualisé (ça a existé, on est en train de muer).

Du point de vue de la description, c’est brouillon, mais ce flou artistique sert l’objectif ultime, qui est l’adoption d’un nouveau consensus interne. Ce qui est perdu, dans l’aventure, c’est la rigueur intellectuelle (mais tout le monde s’en tamponne). Autre effet collatéral de l’exercice, le rapport participe d’une stratégie de communication qui renforce paradoxalement les préjugés sur le ballet de l’Opéra de Paris (car pour donner à la direction actuelle une image moderniste, il faut présenter l’institution comme sclérosée, poussiéreuse, engoncée dans le passé : à chaque changement de mandat, on y a droit).

Les points aveugles de la réflexion

Si, de mon point de vue, la déception l’emporte à la lecture du rapport, c’est que même si le sort de la planète n’en dépend pas, la question posée par le Manifeste méritait au moins une analyse sérieuse, dont l’occasion a été manquée.

Ensuite, si mon hypothèse est juste, la situation pourrait changer d’elle-même dans les prochaines années, du fait de la mixité et d’une mobilité sociale non nulle au fil des générations.

Mais cela voudrait dire aussi – et c’est le point aveugle de la réflexion –, que la résolution du problème symbolique ne changerait rien au biais de recrutement actuel : il pourrait très bien y avoir à l’avenir plus d’adultes de toutes origines à l’École et dans le corps de ballet, sans que la surreprésentation des enfants de cadres et de chefs d’entreprise ne change d’un iota.

Ceci d’autant plus – et ce sera l’objet des étapes 3 et 4 de cette série  – que les suggestions du rapport Ndiaye-Rivière pour faire évoluer la situation plus rapidement s’apparentent à une série de coups d’épée dans l’eau.

Prochain article : un petit détour historique… 

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Cérémonie des Balletos d’Or 2019-2020 : On revient à Garnier !

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

À quelque chose, malheur est bon. Tricards depuis des années auprès de la direction, nous ne pensions pas revenir à Garnier de sitôt pour notre raout du 15 août. C’était sans compter sur la Covid-19, qui, en plus d’écourter la saison, a suscité une certaine vacance de pouvoir dans les couloirs. Stéphane Lissner étant sur le départ, et Aurélie Dupont introuvable (on vous le jure, on a cherché), c’est le concierge qui s’est retrouvé décisionnaire. Il a consulté la billetterie, où on nous aime bien ; pour faire bonne mesure, on a invité toute l’équipe des placeurs, fait ami-ami avec l’entreprise qui pilote les travaux de rénovation, noué un partenariat avec le bar, et le tour était joué : le Palais était à nous pour la journée.

Bien sûr, les Balletonautes sont gens responsables. La traditionnelle fête de remise des Balletos d’Or, généralement prétexte à retrouvailles enamourées de personnes venues du monde entier et effusions aussi bisouquées que multiples, allait forcément devoir s’adapter. Jauge réduite, sens de circulation, gestes faisant résolument barrière, il ne serait pas dit qu’on n’appliquerait pas les recommandations émises par tous les documents d’aide à la reprise d’activité publiés par les crânes d’œuf du ministère de la culture. Mais ces textes se révélant d’un ennui profond, nous résolûmes d’être un peu créatifs. Il fut envisagé, un bref temps, de plonger tout le corps des invités dans un bassin de la Pythie rempli de gel hydroalcoolique. Finalement, ce sera seulement les mains et les pieds (qu’on portera nus et qu’on croisera pour se saluer).

La cérémonie marquant, pour quelques démonstrations éclectiques, le retour sur scène des danseurs (la direction n’y avait pas pensé), on pensa imiter la méthode Live from Royal Ballet, qui autorise les pas de deux entre gens vivant ensemble, mais l’ambition nous poussa à l’adapter au goût français. Grâce à l’appli Voulez-vous-danser-avec-moi ?, qui met en contact les personnes prêtes à coucher pour danser, on réussit à réunir des distributions complètes aussi bien pour quelques scènes des Intermittences du cœur (anticipant ainsi l’hommage à Roland Petit de l’année prochaine) que pour l’intégralité de Drumming Live d’Anne Teresa de  Keersmaeker (œuvre à percussions dont on soupçonne qu’elle est pour certains l’occasion de simuler sans attendre la touffeur encore interdite des boîtes de nuit).

La moitié de l’assistance participe par vidéoconférence (on a filtré : les ouvreuses et leurs proches sont au parterre, Roselyne est sur Zoom) et les vieilles gens occupent chacune une loge entière. Mais l’enthousiasme est tel que le crépitement des applaudissements donne le frisson des grands soirs aux interprètes.

La remise des prix proprement dite est réduite au minimum. Pas de postillons, pas d’embrassades prolongées, on lance le trophée de cour à jardin pendant que les récipiendaires font une diagonale de jetés dans le sens inverse, et qui ne l’attrape pas au vol se le fait chiper. La méthode favorise les ingambes. « Qu’y pouvons-nous si ce monde est sans pitié? », réplique Cléopold à ceux qui se sentent spoliés, tandis que Fenella demande à l’orchestre de ralentir le tempo.

En fin de compte, on décide que les balleto-dorés de plus de 65 ans n’auront pas besoin de bouger : le prix leur sera lancé à leur place. On se croirait dans Play. Las ! James n’est pas bien aguerri dans le lancer de trophée, et voilà celui de Pierre Lacotte – trônant dans la loge de l’Empereur – qui atterrit dans la baignoire de Carolyn Carlson, juste en dessous. « Possession vaut titre ! Je suis une grande oubliée des distributions de prix, alors que j’ai plus de pièces au répertoire que toi ! », justifie-t-elle auprès du chorégraphe, acrobatiquement descendu en rappel pour récupérer son bien. Derechef, on vérifie. Elle a raison. Un jugement de Salomon lui accorde la moitié du trophée, et chacun s’en déclare satisfait (Lacotte remonte dans sa loge via une échelle de corde, à la force des biceps).

Ce genre de va-et-vient et ces manières de partage ne sont pas autorisés pour le cocktail. Façon auberge espagnole, chacun a amené son casse-croûte. Pas de souci d’hygiène, en revanche, pour la boisson: on a puisé dans les riches réserves de la maison, et chacun a droit au champagne : une bouteille par personne, que l’on s’essaie à sabrer en visant la fosse d’orchestre. D’aucuns trouvant un peu trop appuyé ce second hommage à Play, James explique en confidence qu’il s’agit de sécuriser, pour l’année prochaine, le 10e anniversaire des Balletos d’Or.

Mais tous les participants n’ont pas ces préoccupations diplomatiques en tête. Tous restent sagement à leur place, mais chacun fait des miettes. À force de gigoter debout sur les sièges, on craint de les fragiliser. Tout le monde part danser dans les espaces publics, façon Frôlons (mais cette fois aucun spectateur n’a marché sur les pieds d’un membre de la troupe) ou 20 danseurs pour le XXe siècle. Si avec ça on n’entre pas dans les petits papiers modernistes de la direction, ce sera à désespérer de la courtisanerie !

Commentaires fermés sur Cérémonie des Balletos d’Or 2019-2020 : On revient à Garnier !

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Les Balletos-d’or 2019-2020

Avouons que nous avons hésité. Depuis quelques semaines, certains nous suggéraient de renoncer à décerner les Balletos d’Or 2019-2020. À quoi bon ?, disaient-ils, alors qu’il y a d’autres sujets plus pressants – au choix, le sort du ballet à la rentrée prochaine, la prise de muscle inconsidérée chez certains danseurs, ou comment assortir son masque et sa robe… Que nenni, avons-nous répondu ! Aujourd’hui comme hier, et en dépit d’une saison-croupion, la danse et nos prix sont essentiels au redressement spirituel de la nation.

Ministère de la Création franche

Prix Création « Fiat Lux » : Thierry Malandain (La Pastorale)

Prix Zen : William Forsythe (A Quiet Evening of Dance)

Prix Résurrection : Ninette de Valois (Coppelia)

 Prix Plouf ! : Body and Soul de Crystal Pite, un ballet sur la pente descendante.

 Prix Allo Maman Bobo : le sous-texte doloriste de « Degas-Danse » (Ballet de l’Opéra de Paris au musée d’Orsay)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration: Gregory Dean (Blixen , Ballet royal du Danemark)

Prix Fusion : Natalia de Froberville, le meilleur de l’école russe et un zest d’école française dans Suite en Blanc de Lifar (Toulouse)

Prix Plénitude artistique : Marianela Nuñez (Sleeping Beauty, Swan Lake)

Prix les Doigts dans le Nez : le corps de ballet de l’Opéra dans la chorégraphie intriquée de Noureev (Raymonda)

Ministère de la Place sans visibilité

Par décret spécial, le ministère englobe cette année les performances en ligne.

Prix Minutes suspendues : Les 56 vidéos cinéphiliques d’Olivia Lindon pendant le confinement

Prix du montage minuté : Jérémy Leydier, la vidéo du 1er mai du Ballet du Capitole.

Prix La Liberté c’est dans ta tête : Nicolas Rombaut et ses aColocOlytes Emportés par l’hymne à l’Amour

Prix Willis 2.0 : Les filles de l’Australian Ballet assument leur Corps En Tine

Prix Le Spectacle au Quotidien : les danseurs du Mikhailovsky revisitent le grand répertoire dans leur cuisine, leur salle de bain, leur rond-point, etc.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Lionne blessée : Amandine Albisson dans la Folie de Giselle

Prix Sirène en mal d’Amour : Ludmila Pagliero, mystérieuse danseuse du thème russe de Sérénade

Prix bête de scène : Adam Cooper, Lermontov à fleur de peau dans le Red Shoes de Matthew Bourne (New Adventures in Pictures, Saddler’s Wells)

Prix SyndicaCygne  : Le corps de Ballet féminin de l’opéra sur le parvis du théâtre pour une entrée des cygnes impeccable par temps de grève.

Prix Gerbilles altruistes : Philippe Solano et Tiphaine Prevost. Classes, variations, challenges ; ou comment tourner sa frustration du confinement en services à la personne. Un grand merci.

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix Tendresse : Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio (Giselle)

Prix Gender Fluid : Calvin Richardson (violoncelle objet-agissant dans The Cellist de Cathy Martson)

Prix Le Prince que nous adorons : Vadim Muntagirov (Swan Lake)

Prix L’Hilarion que nous choisissons : Audric Bezard

Prix Blondeur : Silas Henriksen et Grete Sofie N. Nybakken (Anna Karenina, Christian Spuck)

Prix Vamp : Caroline Osmont dans le 3e Thème des Quatre Tempéraments (soirée Balanchine)

Prix intensité : Julie Charlet et Davit Galstyan dans Les Mirages de Serge Lifar (Toulouse)

Prix un regard et ça repart : Hugo Marchand galvanise Dorothée Gilbert dans Raymonda

Prix Less is More : Stéphane Bullion dans Abderam (Raymonda)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Disette : la prochaine saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Famine : la chorégraphie d’Alessio Silvestrin pour At The Hawk’s Well de  Hiroshi Sugimoto (Opéra de Paris)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Rubber Ducky : Les costumes et les concepts jouet de bain ridicules de At the Hawk’s Well (Rick Owens).

Prix Toupet : Marc-Emmanuel Zanoli, inénarrable barbier-perruquier dans Cendrillon (Ballet de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de l’Écarté : Pierre Lacotte (dont la création Le Rouge et le Noir est reportée aux calendes grecques)

Prix Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? Vello Pähn perd l’orchestre de l’Opéra de Paris (Tchaïkovski / Bach) pendant la série Georges Balanchine.

Prix Essaye encore une fois : les Adieux d’Eleonora Abbagnato

Prix de l’éclipse : Hervé Moreau

Prix Disparue dans la Covid-Crisis : Aurélie Dupont

Prix À quoi sers-tu en fait ? : Aurélie Dupont

Commentaires fermés sur Les Balletos-d’or 2019-2020

par | 4 août 2020 · 7 h 39 min

Les Saisons de l’Opéra : Raymond, qu’as-tu fait de ton stock ?

André Eglevsky, « Le Spectre de la Rose », par ALex Gard

Résumé des deux épisodes précédents: la part du classique dans les saisons de l’Opéra de Paris diminue sur longue période, celle des œuvres issues du XIXe siècle aussi (c’est logique). Mais quid des créations du premier tiers du XXe siècle?

Penchons-nous donc sur les créations post-1900, en gros à partir des Ballets russes. C’est là que les difficultés commencent, car d’une part les univers chorégraphiques se diffractent (troupe Diaghilev et ses démembrements, galaxie Vic-Wells, expérimentations expressionnistes, etc.), d’autre part leur présence dans les saisons de l’Opéra est à la fois inégale et instable.

Il est donc bien plus malaisé de repérer à la fois les œuvres qui s’imposent d’elles-mêmes par leur récurrence et leur prégnance dans l’imaginaire collectif, mais aussi de les classer a priori.

Prenons donc une autre méthode, et demandant pardon à votre délicatesse pour le vocabulaire employé. Notre période d’analyse démarrant en 1972, on appellera « Stock XXe » toutes les œuvres parmi lesquelles on peut « piocher » pour construire sa programmation (qu’elles aient déjà été dansées à Garnier, ou qu’on veuille les y présenter pour la première fois). Imaginez Raymond Franchetti, directeur de la danse de 1972 à 1977, et inventeur des saisons de ballet telles que nous les connaissons aujourd’hui, contempler chaque pièce du stock d’un œil interrogatif : « je la programme-t-y ou je la programme-t-y pas ? » (il est né à Aubervilliers, notre reconstitution lui prête un accent faubourien).

À l’époque, les vols transatlantiques existent, on passe par-dessus la Manche autant qu’on veut, le monde de la danse est dès longtemps international, et tout circule vite : fait partie du vivier tout ce qu’on a pu voir ou dont on a pu entendre parler à temps pour avoir envie de le programmer, donc toute œuvre créée en 1970 au plus tard (car en 1971, on finalise déjà le programme de l’année suivante : In the Night fait partie du stock, Les Variations Goldberg, non).

Collecter les ingrédients du « Franchetti éternel »

Le stock potentiel 1901-1970 est, bien sûr, un ensemble immense (certaines œuvres créées pendant la période n’ont jamais été dansées par le ballet de l’Opéra, elles ne sont pas « au répertoire » comme dit la régie de la danse). Par ailleurs, le stock constaté est une reconstitution après-coup (car certaines œuvres de la période n’ont fait leur « entrée au répertoire » que longtemps après leur création).

Enfin, le vrai stock d’œuvres créées sur notre planète s’enrichit chaque année (le stock Lefèvre, directrice de la danse 1995-2014, étant plus large que le stock Hightower, directrice de 1980 à 1983, etc.).

Mais à élargir sans cesse les marges, on arriverait à considérer que tout est stock, ce qui n’aurait pas de sens pour l’analyse. Effectivement, Aurélie Dupont peut faire son marché dans tout le XXe siècle, mais nous n’avons pas envie de nous mettre dans la tête d’Aurélie.

Nous préférons imaginer un Franchetti éternel qui aurait présidé à tous les choix de programmation patrimoniale jusqu’à présent, et à qui on pourrait demander :  Raymond, qu’as-tu fait de ton stock ? (Les amoureux de la vraisemblance plaident pour une reformulation en : Raymond, qu’a-t-on fait de ton stock?, mais nous ne sommes pas de ce genre-là).

Si vous nous avez suivis jusqu’ici, vous savez que c’est le moment d’un petit graphique. La part des œuvres de la période considérée dans la totalité des saisons s’établit à un niveau assez stable, aux alentours de 18%. L’évolution sur longue période n’apparaît que si l’on décompose un peu.

Le stock Franchetti « mis en boîtes » à la hussarde.

Tâchons d’expliquer, à présent la figure n°6 ci-dessus. En fait, l’univers chorégraphique du stock Franchetti n’est pas aussi hétérogène qu’on pouvait le craindre. Mais comme nous aimons bien les graphiques à trois couleurs, nous l’avons encore simplifié. Ainsi, la catégorie Ballets russes inclut-elle, au-delà de Diaghilev, les démembrements de fin de parcours (Le Bal des cadets de David Lichine, période Colonel de Basil), ainsi que les créations des Ballets suédois (la recréation de Relâche de Jean Börlin, 1924, production de 1979).

On a aussi éhontément amalgamé en « Monde anglo-saxon » des chorégraphes aussi divers qu’Antony Tudor (Le Jardin aux Lilas, 1936), Agnes de Mille (Fall River Legend, 1948), José Limon (La Pavane du Maure, 1949), Paul Taylor (Auréole, 1962), John Cranko, Frederick Ashton, Jerome Robbins et George Balanchine dans sa période américaine (car ce dernier a été délicatement écartelé : les productions antérieures au Bourgeois gentilhomme sont comptées chez les Ballets russes).

Anthony Tudor par Alex Gard

Enfin, on a réuni en une autre grosse catégorie fourre-tout, « Chorégraphes Maison », toutes les œuvres dues aux chorégraphes liés, de près ou de loin, à l’Opéra de Paris. Cela inclut tous les anciens directeurs de la danse, dont les créations (pas forcément pour l’Opéra) étaient encore jouées à l’aube des années septante (pas forcément pour très longtemps) : Léo Staats (Soir de fête, 1925), Ivan Clustine (Suites de danses, 1913), Serge Lifar (de son Icare de 1935 aux Variations de 1953), George Skibine (Daphnis et Chloé, 1959), Michel Descombey (Symphonie concertante, 1962). On compte aussi dans le lot Victor Gsovsky (Grand pas classique, 1949), car il a été maître de ballet à Garnier (et puis l’œuvre, bien que créée au TCE, a été réglée sur Yvette Chauviré et Wladimir Skouratoff). Et l’on annexe aussi au contingent « Maison » les Études (1948) d’Harald Lander, car ce dernier a tout de même dirigé un temps l’école de danse de l’Opéra.

On l’aura compris, nous avons l’adoption facile. Mais aussi cavalier que cela paraisse, ceci n’est pas irraisonné: il est courant que chaque grande école de ballet ait son chorégraphe attitré (Bournonville à Copenhague, Ashton au Royal Ballet après 1945, puis MacMillan, Cranko à Stuttgart et, plus près de nous, Neumeier à Hambourg), dont les productions contribuent à forger l’identité stylistique du lieu. Que cette pratique courante soit contrecarrée, à Paris, par une relative instabilité directoriale n’enlève rien au fait qu’il est justifié et intéressant – ne serait-ce qu’à titre de comparaison avec les autres maisons – de pister le sort fait à la production endémique. Par ailleurs, comme l’a montré Cléopold pour Suites de danses, certaines pièces-maison ne visent-elles pas précisément à acclimater les tendances du jour au style propre à la compagnie, ou à en magnifier les possibilités ? Enfin, la plupart des œuvres comptées dans le contingent-maison ont été soit créées pour l’Opéra de Paris soit conçues et présentées dans son orbite proche.

C’est pourquoi Roland Petit et Maurice Béjart sont enrôlés sous la bannière-maison, en dépit de la brièveté de la relation institutionnelle du premier avec l’Opéra (quelques semaines virtuelles à la direction de la danse en 1970) et de son caractère tumultueux pour le second (avec de sérieuses bisbilles au cours du mandat Noureev). Tout cela pourrait être débattu, mais ce qui compte pour notre propos est que, aussi indépendante qu’ait été leur carrière, elle n’en a pas moins fait, et durablement, quelques allers-retours avec la Grande boutique (Notre-Dame de Paris et L’Oiseau de feu sont tous deux des créations ONP).

Un petit coup de lorgnon dans chacune des boîtes …

Ceci étant posé, nous ne sommes pas des brutes. La catégorisation à la hussarde a le mérite de la lisibilité, mais ensuite, rien n’interdit de zoomer, et de retrouver le sens des nuances.

Alexandra Danilova, « Gaité Parisienne », par Alex Gard

Pour les Ballets russes, le rideau tombe lentement mais sûrement (figure n°7). Le phénix renaîtra peut-être de ses cendres après l’éclipse totale du septennat actuel, mais de toute même, la variété des œuvres et des chorégraphes se réduit comme peau de chagrin : dans le palmarès des œuvres représentées, seuls surnagent encore L’Après-midi d’un faune (1912), Apollon Musagète (1928, mais c’est à présent la version 1979 qui est le plus souvent représentée, et on pourrait la compter ailleurs), le Tricorne (1919), le Fils prodigue (1929) et Petrouchka (1911). Nijinska, dont Les Noces (1923), entrées au répertoire en 1976, étaient présentées assez souvent, est à présent proche de l’oubli dans la maison (Le Train bleu et Les Biches, présentées au début des années 1990, n’ont pas fait souche).

Si l’on fait un rapide gros plan sur le monde anglo-saxon (on y reviendra), il est amusant de comparer les destins croisés de trois paires de chorégraphes qui à eux seuls, concentrent 95% du paquet (même quand on zoome, on aime créer des effets de flou). La figure n°8 contraste le sort de trois tandems rassemblés à la diable :

George Balanchine dans ses années Ballets Russes de Monte Carlo par Alex Gard

  • Les duettistes Tudor/Taylor n’ont pas grand-chose en partage (en tout cas, ni l’âge, ni le style), hormis un destin commun au regard des saisons parisiennes : une percée assez notable, mais peu durable. Qui se souvient qu’Auréole (1962) a été programmé à huit reprises entre 1974 et 1996 ? Et qu’au tournant des années 1990, l’Opéra avait rendu hommage à Antony Tudor (1908-1987) en présentant quatre fois, de manière rapprochée, aussi bien Le Jardin aux lilas (1936) que Dark Elegies (1937) ?
  • Par contraste, l’ascension dans les saisons des rejetons de la filière Vic-Wells-Royal Ballet, John Cranko (Onéguine, 1965), et Frederick Ashton (La Fille mal gardée, 1960), est plus récente, mais aussi plus forte, et probablement plus durable (la petite touche orangée durant la période 1979-1986 est due à un passage-éclair au répertoire du Roméo et Juliette de Cranko, 1962).
  • Rien de facétieux, enfin, dans le rapprochement entre les deux chorégraphes iconiques du NYCB, dont la présence dans les saisons est en pente ascendante.

Le sort des chorégraphes-maison « en conserve »

Last but not least, que met en évidence un petit gros plan sur la section « Maison » de notre stock Raymond ? Fidèles à notre manie des rapprochements hardis et des acronymes stupides, nous réunissons dans un seul paquet les hommes qui n’ont qu’une pièce au répertoire durant toute la période 1972-2021 (Lander=Études, Clustine=Suites de Danse, Staats=Soir de fête, Descombey=Symphonie concertante, etc.) ainsi que Georges Skibine (qui en a trois, mais elles disparaissent vite : Daphnis et Chloé, La Péri et Concerto). Cet être collectif sera nommé HSO&S (pour Hommes d’une Seule Œuvre & Skibine ; on lui donne, pour années de naissance et mort, la médiane des dates des huit personnes concernées). N’échappent à notre logique de groupement que Serge Lifar, Maurice Béjart et Roland Petit.

La figure n°9 parle d’elle-même : HSO&S ne survit que par la grâce d’Études. Sans l’annexion de Lander aux Chorégraphes-Maison, le stock endémique hors-Lifar (10 œuvres créées entre 1913 – Suites de danses – et 1969 – Ecce Homo de Lazzini) aurait disparu encore plus vite : hors Études (qui revient encore tous les dix ans : 1994, 2004, 2014), les seuls presque-survivants sont Soir de fête (dernier soir pour l’œuvre en 1997) et le Grand pas classique (dernière présentation en soirée régulière en mars 1982 ; les reprises par l’École, en 1987, et les 5 soirées de gala entre 1991 et 2020 ne valent pas résurrection).

L’intérêt programmatique pour Serge Lifar rebondit un peu dans les années qui suivent son décès (6 œuvres présentées, à un niveau qui reste très modeste dans l’offre globale), mais le phénomène s’apparente à un feu de paille (Figure n°10). Par la suite, le répertoire vivant se réduit progressivement (bientôt, ne restera-t-il que Suite en blanc ? ).Figure n°10

Quant aux œuvres de jeunesse de Béjart, elles se maintiennent correctement : des cinq pièces présentées entre 1972 et 1979 (période qu’on peut nommer « septennat Franchetti-Verdy »), toutes sont encore présentées lors des 21 dernières années (Le Sacre et L’Oiseau de feu, l’increvable Boléro, mais aussi Serait-ce la mort ? et Webern op. 5). Il reste que la part des œuvres du chorégraphe dans les saisons baisse nettement dans la période actuelle.

Pour l’heure, et pour finir, Roland Petit n’est pas non plus trop mal servi, avec le maintien sur le long terme de pièces dansées par le ballet de l’Opéra dès les années 1970 (Notre-Dame de Paris, Le Loup), et l’ajout au fil du temps d’œuvres des années 1940 (Carmen, le Rendez-vous, les Forains, Le Jeune homme et la mort).

Il n’y a guère que Formes (1967), pas de deux silencieux avec habillage sonore de Marius Constant, qui ait disparu de la scène. Cette incursion de Roland Petit dans l’expérimental a été dansée pour la dernière fois à Favart en 1978, avec en alternance, Wilfride Piollet et Jean Guizerix, ou Ghislaine Thesmar et Jean-Pierre Franchetti. Jean-Pierre ? Le fils de Raymond !

[À SUIVRE]

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