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A Londres : Alice’s Adventures in Wonderland, délicieux millefeuille chorégraphique

Alice’s Adventures in Wonderland. Royal Ballet. Royal Opera House. Samedi 28 septembre 2024. Matinée et soirée.

Viola Pantuso in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Viola Pantuso in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

C’est la cinquième fois que le Royal Ballet reprend l’Alice’s adventures in Wonderland de Christopher Wheeldon depuis sa création en 2011.

En cette fin septembre, on vient donc confronter son souvenir enthousiaste de l’année 2012 à deux représentations de ce ballet vues consécutivement: une matinée et une soirée.

On se demande ce qui va rester d’Alice. Ce qui nous paraissait des trouvailles visuelles alors allait-il nous sembler éventé en 2024 ?

Alices Adventures in Wonderland The Royal Ballet photo by Alice Pennefather 2024

Alice’s Adventures in Wonderland. La magie de la production. photo by Alice Pennefather 2024

Mais après tout ce temps, l’enchantement visuel persiste. La production de Bob Crowley, fantaisiste et d’une kitsch crânement assumé (les costumes de la scène de la course des animaux ou encore ceux du ballet des fleurs, aux chapeaux dignes de l’ouverture de la saison à Ascot). Les décors, peints ou projetés qui semblent permettre tous les changements d’échelles subis par l’héroïne, surprennent toujours. On s’émerveille donc devant cette œuvre composite qui prend en compte toutes, les traditions anglaises du théâtre et du ballet: les pantomimes de Noël, les fééries à machinerie spectaculaire dans la tradition du ballet de cour baroque, les marionnettes (ah, ce Cheshire Cat en Kit !), le grand-guignolesque (la scène horrifique de la Duchesse et du bébé-saucisse)…

Tout semble au service de la narration. Les auteurs ainsi que le librettiste (Nicholas Wright), en inventant une idylle entre Alice et le Valet de Cœur (initiée dans le prologue « dans la réalité » entre Alice Liddell, et Jack, un jeune jardinier), ont sorti l’héroïne du statut de simple observatrice et ont ainsi évité de faire ressembler le ballet à une fastidieuse succession de tableaux de genre. Portée par l’ostinato horloger hypnotisant de la partition de Joby Talbot, le chorégraphe a presque décidé de s’effacer devant l’histoire qu’il avait à raconter.

Reconnaît-on un style chorégraphique spécifique qui serait celui de Christopher Wheeldon ? Non. Mais dans ce cas précis, ce n’est pas un défaut; bien au contraire.

Christopher Wheeldon a décidé d’embrasser toute la tradition du ballet anglais toujours dans l’optique de favoriser l’intelligibilité de l’histoire. L’utilisation du drag évoque Ashton: les méchantes sœurs de Cendrillon ou la mère Simone de la Fille mal gardée. Il convient parfaitement à l’évocation de la Duchesse-bouchère. MacMillan est également cité dans un porté (celui de Gloria) entre le Lapin blanc, le Valet de cœur et Alice. La variation du Valet de Cour à l’acte 3 cite les arabesques initiées de dos fouettées en 4° devant attachées au personnage de des Grieux dans Manon. Il est parfait pour donner un souffle romantique et une profondeur émotionnelle à ce personnage aux apparitions souvent subreptices. Wheeldon, qui fut soliste prometteur au New York City Ballet, cite aussi sa propre histoire d’interprète. Dans l’épisode du jardin enchanté, moment de plaisir presque sans nuage pour Alice, les Fleurs dansent dans le style du Balanchine de Thème et Variations tandis que les Cartes, durant les poursuites dramatiques, évoquent plutôt le Mr B. collaborant avec Igor Stravinsky. Pour le Chapelier fou, Wheeldon fait même une incursion dans le Music Hall et le Tap Dance; le cliquètement obsédant des bouts ferrés évoquant efficacement le discours profus mais désarticulé de l’hôte aux théières.

Mais revoir un ballet sur scène après un laps de temps aussi important, c’est aussi se confronter à de nouvelles distributions. Que fait la nouvelle génération d’Alice ?

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Dans un ballet qui multiplie les personnages secondaires, les fortunes sont nécessairement diverses.

Pour le couple principal, Alice et Jack-Valet de Cœur, on a toutes les raisons de se montrer satisfait même si on doit reconnaître un certain penchant pour la distribution de la matinée. Viola Pantuso, Première artiste de la compagnie, faisait des débuts réussis dans le rôle principal. Brune, la peau lumineuse, l’Alice de Pantuso dégage une grande juvénilité en dépit de son indéniable sûreté technique. Sa danse, qui se déroule en un flot continu, est crémeuse.

Son partenaire, Marcelino Sambé est touchant aussi bien en serviteur humilié qu’en Valet en fuite. Il accomplit de très beaux sauts de biche.

Dans leurs pas de deux « à leitmotivs », subreptices mais récurrents, les deux danseurs parviennent à créer une immédiate connexion. Dans la rencontre au jardin, durant l’acte de la Reine de Cœur, on est même saisi par un sentiment d’intimité et de plénitude.

Le couple de la soirée ne démérite pas; loin s’en faut. Francesca Hayward et William Bracewell ont absorbé toutes les nuances de la chorégraphie. Ils dansent avec une délicatesse et un fini anglais très agréable à l’œil. Mais, peut-être parce qu’on est encore sous le charme du couple de la matinée, la connexion émotionnelle de ce tandem de Principaux ne nous paraît évidente qu’à partir du pas de deux de l’acte 3. Mieux vaut tard que jamais.

Francesca Hayward and William Bracewell in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

Francesca Hayward and William Bracewell in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

Pour ce qui est des rôles secondaires, dont certains sont fort importants, la balance matinée-soirée penche de l’autre côté. En matinée, si on goûte beaucoup la Duchesse survoltée de Thomas Whitehead et le duo qu’elle forme avec la cuisinière infernale d’Olivia Cowley, si le poisson argenté que dessine Téo Dubreuil nous nous paraît très chic, si on s’émerveille de la plastique impeccable de Lukas Bjørneboe Brændsrød en mille-et-une-pattes et qu’on apprécie l’élégance un peu détachée de Calvin Richardson en Chapelier fou, on reste complètement à l’extérieur quand il s’agit du Lapin-Lewis Carroll de Luca Acri et de la Reine de cœur de Claire Calvert. Acri manque d’autorité en précepteur-photographe et son lapin met trop l’accent sur la gestuelle mécanique au risque de désincarner son personnage. C’est un peu comme si le danseur dépeignait moins le lapin que sa tocante. Claire Calvert quant à elle nous paraît peu adaptée au rôle. En mère du prologue, elle surjoue la cruauté et la crise de nerfs puis, en souveraine cruelle, n’est pas assez dans l’angularité pour rendre justice à son personnage.

Claire Calvert as The Queen of Hearts in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Claire Calvert as The Queen of Hearts in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

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En soirée, on a également une Duchesse de choix (l’inénarrable Gary Avis) qui brave la mort avec aplomb rien que pour gagner au jeu de flamand-croquet, un Caterpillar avantageux (Nicol Edmonds qui tire son personnage vers le côté Bollywood). En Chapelier Mad Tapper, Steven McRae, le créateur du rôle en 2011, méconnaissable tant il est grimé, apporte une énergie roborative à son personnage et à toute la scène. Sous la houlette de ce leading man, les évolutions du lièvre de Mars et du Loir dans la théière (Valentino Zucchetti et Sophie Allnatt) nous paraissent drôle et jouissives. Un petit bijou de timing.

Francesca Hayward Valentino Zucchetti and Steven McRae in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Francesca Hayward, Valentino Zucchetti and Steven McRae in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

James Hay, s’il ne fait pas oublier le Lewis Carroll d’Edward Watson, est en revanche un Lapin blanc vibrant et plein de ressort. Son jeu passe la rampe notamment quand il se retrouve coincé et inquiet avec son plateau de tartelettes devant la maison de la duchesse. À l’acte 3, sa variation dans la salle d’audience est un savoureux mélange de prétention et d’angoisse mal dissimulée.

Lauren Cuthbertson as The Queen of Hearts in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Lauren Cuthbertson as The Queen of Hearts in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Pour finir, la Reine de cœur de Lauren Cuthbertson, la créatrice du rôle d’Alice, est une authentique révélation. Mère à la froide élégance et à la cruauté pétrie d’indifférence à l’égard de sa fille, elle prépare beaucoup plus subtilement au registre acide et anguleux de la Reine de Cœur, souligné par les pizzicati agressifs imaginés par le compositeur Joby Talbot. Cuthbertson est beaucoup plus crédible que Calvert dans ses apparitions en char-cœur. Ses mouvements de télégraphe sont à la fois effrayants et drôles. L’Adage aux Tartelettes, magistral pastiche goguenard de Petipa, avec les quatre partenaires au bord de la crise de nerfs, est réglé à la seconde près. Lauren Cuthbertson y insuffle une forme d’électricité. Ses lignes claires et pures rendent les ruptures de ton (menaces ou grimaces, popotin en l’air ou reptations en grand écart) d’autant plus inattendues et hilarantes. La ballerine sait se montrer aussi tranchante qu’onctueuse. Sa danse avec le bourreau et son maniement de la hache sont irrésistibles.

Pendant le procès, elle parvient même à ajouter une dimension humaine à son personnage.

William Bracewell as The Knave in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

William Bracewell as The Knave in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

On se prend à regarder l’échange entre la reine et son mari (l’excellent Bennet Gartside) durant le pas de deux entre Alice et le Valet de Cœur. Un moment où la reine semble douter du bien-fondé de son autorité.

C’est sans doute cela qu’on aime dans l’Alice de Christopher Wheeldon : s’il était une pâtisserie, il serait sans doute un mille-feuille. La multiplicité des couches ne cesse de créer la surprise.

Alice’s Adventures in Wonderland sera diffusé dans les cinémas le mardi 15 octobre avec la distribution Heyward-Bracewell.

Viola Pantuso in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

Viola Pantuso in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

 

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Les Balletos d’Or de la saison 2023-2024

Frémolle

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

Il sont plus attendus, dans certains cercles nationaux comme internationaux, que les médailles d’or aux Jeux olympiques. Leur sélection est aussi secrète que celle des restaurants étoilés au guide Michelin. Et le sprint final aura été – presque – aussi tendu que les tractations en vue de la désignation d’une future tête de majorité parlementaire. Ce sont, ce sont – rrrrroulement de tambour – les Balletos d’Or de la saison 2023-2024!

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Ministère de la Création franche

Prix Création : le Boléro déstructuré d’Eyal Dadon (Hessisches Staatsballett. Le Temps d’Aimer la Danse).

Prix Recréation : Catarina ou la fille du bandit (Perrot/ Sergei Bobrov. Ballet de Varna)

Prix Navet : Marion Motin (The Last Call)

Prix Invention : Meryl Tankard (For Hedi, Ballet de Zurich)

Prix Jouissif : Les messieurs-majorettes de Queen A Man (Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Nécessaire : le Concours #4 des jeunes chorégraphes de Ballet (Biarritz)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Je suis prête ! : Roxane Stojanov (Don Quichotte)

Prix Éternelle Oubliée : Héloïse Bourdon (au parfait dans Casse-Noisette, le Lac …)

Prix Intensité : Philippe Solano (le Chant de la Terre de Neumeier, Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix J’ai du Style : Tiphaine Prevost (Suite en blanc, Ballet du Capitole de Toulouse)

Ministère de la Place sans visibilité

Prix de l’Inattendu : Marcelino Sambé et Francesca Hayward, Different Drummer (MacMillan, Royal Ballet)

Prix Ciselé : Chun-Wing Lam (La Pastorale de Casse-Noisette)

Prix Guirlande clignotante : Camille Bon (Off en Reine des Dryades / On en Reine des Willis)

Prix Voletant : Kayo Nakazato (La Sylphide, Ballet du Capitole de Toulouse)

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Biscottos : Mick Zeni (Zampano, La Strada, Sadler’s Wells)

Prix Félin élancé : Daniel Norgren-Jensen (Conrad, Ballet de Stockholm)

Prix Groucho bondissant : Arthus Raveau (Le Concert de Robbins)

Prix Souris de laboratoire : Léonore Baulac et ses poignants piétinements aux oreillers (Blaubart, Pina Bausch)

Prix Des Vacances : le petit âne (La Fille mal gardée) et la colombe (Les Forains), retirés des distributions à l’Opéra.

Ministère de la Natalité galopante

Prix Complicité : Inès McIntosh et Francesco Mura (Don Quichotte)

Prix Limpidité : Hohyun Kang et Pablo Legasa (Don Quichotte)

Prix Complémentarité : Bleuenn Battistoni et Marcelino Sambé font dialoguer deux écoles (La Fille mal gardée)

Prix Gémellité : Philippe Solano et Kleber Rebello (Le Chant de la Terre de Neumeier)

Prix Ça vibre et ça crépite : le couple Hannah O’Neill et Germain Louvet (ensemble de la saison)

Prix par Surprise : Sae Eun Park, émouvante aux bras de Germain Louvet (Giselle)

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Poivré : Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir (In the Night de Robbins)

Prix Savoureux : Nancy Osbaldeston (La Ballerine dans le Concert de Robbins, Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Bourgeon : Hortense Millet-Maurin (Lise dans La Fille mal gardée)

Prix Fleur : Ines McIntosh (Clara dans Casse-Noisette)

Prix Fruit : Marine Ganio (Clara dans Casse-Noisette)

Prix – vé de dessert : Silvia Saint-Martin (Myrtha dans Giselle)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix bariolé : la garde-robe dégenrée des gars de Car/Men (Chicos Mambo)

Prix poétique : Les Eléments et les Monstres de Yumé (Beaver Dam Company, Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Soulant Soulages : Yarin (Jon Maya et Andrés Marin, Le Temps d’Aimer la Danse)

Prix Ma Déco en Kit : Matali Crasset (Giselle, les décors et costumes. Ballet de l’Opéra national de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix On aurait pu lui donner un Albrecht pour sa sortie : Audric Bezard

Prix « C’est qui ces gens bruyants de l’autre côté de la fosse ?» : Myriam Ould-Braham (les adieux).

Prix Musée d’Ontologie : L’exposition Noureev à la Bibliothèque Musée de l’Opéra

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MacMillan Celebrated: du pour mémoire au mémorable

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Londres, Royal Opera House, soirée du 20 mars 2024

Dans une saison du Royal Ballet dominée par les reprises, le programme MacMillan Celebrated était l’occasion de découvrir quelques raretés de Sir Kenneth. La maison londonienne ayant le respect de l’archive chevillé au corps, la soirée débute avec Danses concertantes, une des premières créations d’ampleur du chorégraphe (pour la troupe du Sadler’s Wells en 1955), et sa première collaboration avec un tout jeune Nicholas Georgiadis.

C’est aussi la première fois que MacMillan règle son ballet sur une musique de Stravinsky, dont il a décidé de rendre visibles tous les piquants. Sans en omettre un seul : poignets cassés, index pointés, mouvements de tête réglés au millimètre sur la plus petite inflexion de l’orchestre, la chorégraphie est une horlogerie de précision dont les interprètes s’acquittent avec application. Un peu trop, sans doute, mais comment faire autrement ?

Par certains sauts et décentrements, cette pièce a l’intérêt de laisser entrevoir ce que MacMillan fera plus tard ; il y a près de 70 ans, elle a sans doute séduit par son côté brillant, jazzy et coloré. Aujourd’hui, cette manière d’illustrer la musique par le mouvement paraît scolaire, et l’ensemble fait plus criard qu’inspiré. Les danseurs, affublés d’un bonnet frangé en feutre noir, et dont le haut du crâne est surmonté de figurines qui ressemblent à des pièces d’échec, sont à peine reconnaissables. Les figures géométriques dessinées sur les justaucorps aux couleurs vives ajoutent à l’aspect expérimental de l’ensemble. Marches, pas de deux, pas de trois, solos brillants  s’enchaînent sans qu’une once de sensualité ne vienne adoucir l’empesé. Les interprètes – dont Vadim Muntagirov et Isabella Gasparini, remplaçant Anne Rose O’Sullivan, blessée – font ce qu’ils peuvent pour donner vie à cette pièce de musée.

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Heureusement, Different Drummer (1984) est d’une autre farine : le titre est emprunté au Walden de Thoreau (“If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music he hears, however measured or far away.”), mais l’histoire est celle du Woyzeck de Buchner. Le ballet n’utilise pas la partition de l’opéra de Berg, mais la Passacaille pour orchestre de Webern et La Nuit transfigurée de Schoenberg : judicieux choix qui situe l’ambiance à mi-chemin entre l’expressionnisme et le néoromantisme.

Pour vous donner un idée, Different Drummer c’est, en termes de névrose, Mayerling sans le tralala, et pour ce qui est des violences faites aux femmes, The Judas Tree sans les percussions. Le récit, mené de manière fragmentaire mais très lisible, sait utiliser les lignes, lyriques et poignantes, des cordes, pour suivre les tourments aussi bien du soldat humilié (Marcelino Sambé) que de sa compagne Marie (Francesca Hayward). On ne s’attendait pas à être si ému par les deux interprètes : le premier, que les Parisiens découvrent ces jours-ci dans le rôle plus riant de Colas, se fait pantin tour à tour résigné, désarticulé ou meurtrier ; la seconde se montre également bouleversante en madone prolétaire et sacrifiée. Son personnage est identifié à Marie-Madeleine, et la chorégraphie convoque une figure christique ; l’émotion qui étreint tout le long du ballet tient au sadisme des personnages secondaires – le capitaine, le médecin, le tambour-major prédateur sexuel, incarné par Francisco Serrano,  – mais aussi à la présence amicale et désolée de Frans (Benjamin Ella), seul ami de Woyzeck. Qu’il s’agisse des soldats en armes traversant la scène à grands sauts, ou de la scène de beuverie – avec femmes en cheveux et hommes au visage caché par un masque à gaz –, les interventions du corps de ballet sont moins anecdotiques que dans bien des ballets en trois actes de MacMillan, et contribuent à la tension dramatique.

La réussite de cette reprise tient sans doute au soin qui a été apporté à la transmission aux interprètes des rôles principaux, assurée par Alessandra Ferri, qui était de la distribution d’origine, et par Edward Watson, qui a dansé Woyzeck lors de la dernière série de Different Drummer en 2008. Le même phénomène de passation de relais est visible dans Requiem, pièce plus fréquemment reprise, toujours austère et poignante, et aussi bien servie par des interprètes dès longtemps familières de l’œuvre (Lauren Cuthbertson, Melissa Hamilton) que par leurs homologues plus jeunes (Matthew Ball, Joseph Sissens, Lukas B. Brændsrød).

©2024 Tristram Kenton ROH

©2024 Tristram Kenton ROH

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Cinderella au Royal Ballet : trois pantoufles à mon pied

Yuhui Choe, l'Eté © Tristram Kenton

Yuhui Choe, l’Eté © Tristram Kenton

Le Royal Ballet reprend la Cinderella d’Ashton après une éclipse de plus de dix ans. Au début du spectacle, on se pince : « je ne me souvenais pas du tout de cet aspect-là ». Et pour cause : c’est une nouvelle production ! Les décors, les lumières et les costumes ont été repensés (respectivement par Tom Pye, David Finn et Alexandra Byrne). Certains éléments – l’entêtante musique de Prokofiev, la chorégraphie de Sir Frederick – sont immuables. D’autres, qu’on pourrait croire nouveaux, sont en fait un retour à une tradition perdue : le rôle des deux sœurs de Cendrillon, que je ne croyais dansé que par des hommes, est sur cette série également interprété par des femmes.

La nouvelle production réussit un joli équilibre entre le féérique et le comique : les tenues des sœurs font sourire tout en restant un poil en deçà du « too much », les robes des Saisons, dans des tons acidulés, sont joliment évocatrices. Dès le début, les spots éclairant la salle plantent une atmosphère que, par la suite, les projections vidéo (dues à Finn Ross) feront varier au fil de l’intrigue. Surtout, chaque transformation du décor – notamment le délabrement, préludant à sa disparition, de la maison du père de Cendrillon – est un enchantement à la fois visuel et émotionnel. Le seul bémol qu’on apporterait serait l’escalier un peu trop Broadway de la scène finale.

À l’origine, j’avais prévu de ne voir que deux distributions : celle réunissant Yasmine Naghdi et Matthew Ball (remplaçant Cesar Corrales, 29 mars), puis Francesca Hayward et Alexander Campbell (30 mars). Il eut été trop bête, puisque j’étais encore sur place, de rater la matinée avec Marianela Nuñez et Vadim Muntagirov, le duo-vedette du Royal Ballet à l’heure actuelle (1er avril).

Un effet secondaire de cette triplette est que les coups d’archet de la valse trottent dans votre tête pendant une bonne semaine. En revanche, aucun sentiment de lassitude ne se développe au fil du parcours.

Est-ce à porter au crédit de la musique, de la chorégraphie, de la production ou de l’interprétation ? De leur combinaison réussie, sans doute. En tout cas, chaque ballerine apporte sa touche au personnage de Cendrillon : Mlle Naghdi à travers la précision ciselée de sa danse ; Mlle Hayward via une espiègle vivacité de mouvement ; et Mlle Nuñez par le moelleux de l’attaque, avec des montées et descentes de pointes délicieuses de douceur. Dans un rôle qui requiert moins la prouesse technique que le charme de la caractérisation, les trois danseuses sont quasiment à parité. Il en va presque de même pour les trois Princes (avec un petit avantage de prestance pour Vadream).

Yasmine Naghdi, Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Yasmine Naghdi, Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Les trois couples racontent aussi la rencontre de l’âme-sœur, mais avec des accents légèrement différents : pour Naghdi-Ball comme pour Hayward-Campbell, c’est une découverte enchantée qui les révèle à eux-mêmes. Chacun de leur côté, Mlle Nuñez et damoiseau Muntagirov caractérisent adéquatement leur personnage, mais leur partenariat dégage tout de suite un tel sentiment de maîtrise que leur transformation à la fin du conte de fées est un tantinet moins marquée.

Le plaisir sans mélange qu’on éprouve à voir et revoir cette Cinderella tient, aussi, à l’attrait des autres rôles solistes ou semi-solistes. Dans sa composition actuelle, la compagnie a moins de mal à rassembler un pack de ballerines satisfaisant pour la Fée-marraine et les Saisons que ce n’est le cas pour l’ensemble des rôles de fée de Sleeping Beauty. Cependant, ce n’est pas tous les soirs l’extase (avec une notable baisse de régime le 30 mars).

Vadim Muntagirov et Marianela Nunez, photo Tristram Kenton

Vadim Muntagirov et Marianela Nunez, photo Tristram Kenton

Si l’on ne cite que les prestations marquantes, il faut d’abord saluer Yuhui Choe, qui dansait le rôle-titre il y a plus d’une décennie, mais n’a pas été promue Principal à temps, comme on aurait cru. En Été, elle danse languide de sueur (29 mars, on croit voir les gouttes perler de son visage) et en Automne, se fait coupante comme le vent (1er avril). Ashley Dean (29), Sae Maeda (30) et Anna Rose O’Sullivan (1er) incarnent délicatement le Printemps. Pour l’hiver, la palme de la présence glaçante revient à Mayara Magri (1er avril).

Cette dernière apporte aussi une rondeur enveloppante et maternelle au rôle de la Fée-marraine (29). Par contraste, Annette Buvoli (30) et Fumi Kaneko (1er), plus altières, font l’effet de grandes dames par hasard pourvues d’une baguette magique. Dans le rôle du Fou, Liam Boswell (30) et Taisuke Nakao (1er) convainquent davantage que Joonhyuk Jun (29), dont les bras et l’emballement paraissent plus mécaniques qu’organiques.

Et puis il y a la prestation des deux demi-sœurs de Cendrillon. Le duo est aussi comique que chorégraphique, et requiert des trésors de coordination, aussi bien dans les mimiques que dans les figures. La pantomime ayant été allégée de ses aspects les plus camp, les interprètes trouvent facilement le bon équilibre : on n’attendait pas Luca Acri (petite sœur timide) et Thomas Whitehead (grande sœur exubérante) dans le rôle, et pourtant ils sont hilarants (29). De même pour Christina Arestis (l’écrasante) et Kristen McNally (l’écrasée), qui ont à la fois une tête – ça aide à la caractérisation sous perruque enlaidissante et chapeau envahissant – et un solide sens comique (30 mars). Mais le premier avril, c’est Gary Avis qui vole résolument la vedette à son acolyte (toujours Luca Acri), avec des inventions et des ajouts à la drôlerie inénarrable, jusqu’au rideau final.

Gary Avis et Luca Acri, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Gary Avis et Luca Acri, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

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Diamond Celebration: le Royal conjugué à tous les temps

Représentations des 16 et 19 novembre (matinée) 2022, Royal Opera House

Marianela Nunez et Reece Clarke (Diamonds), Photo by Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Marianela Nunez et Reece Clarke (Diamonds), Photo by Andrej Uspenski, courtesy of ROH

J’avais tellement envie de sortir mes socquettes à paillettes que j’ai pris des places pour la Diamond Celebration quasiment les yeux fermés. Il serait bien temps de voir si le climat s’y prêtait (la réponse est non), et de comprendre ce qu’on pouvait bien célébrer. Je croyais vaguement qu’il s’agissait de la charte qui confère à la compagnie son royal adjectif. Mais ce document est un peu plus ancien : on commémore en fait les 60 ans de la création des Friends of the Royal Opera House.

En échange de leur contribution annuelle, qui aide à financer les nouvelles créations, les Friends bénéficient d’une priorité d’achat avant la mise en vente des places au public. L’engouement pour le programme a été tel qu’avec mon niveau intermédiaire de membership, je n’ai pu obtenir aucune place en dessous du balcony (alors qu’en règle générale je peux rafler tout ce que je veux au parterre).

Ne croyez pas que les posh seats aient été réservés aux huiles institutionnelles : l’assistance à l’orchestre n’avait rien de particulièrement chic. Non, ce sont apparemment les Amis les plus motivés qui ont rempli la salle (et j’en sais qui sont « premium» pour prendre des places debout). Comment dire la particularité et la force du lien qui lie les Friends à leur maison d’Opéra ? À Paris, nous en sommes aux antipodes, avec une association censée promouvoir – comme c’est glacial – le « Rayonnement » de la Grande boutique… Nous sommes liés à l’Opéra de Paris d’un amour vache et exigeant, alors que la relation des Friends à leur compagnie, aux danseurs, à la direction et aux créations qu’elle propose est à la fois confiant et bon enfant.

C’est donc ce lien que met en scène la Diamond Celebration, avec force citations de Friends de toutes les générations placardées sur écran en ouverture ou en interlude. Les deux premières parties du programme forment clairement un arc entre le passé, le présent et peut-être le futur du Royal Ballet.

Cela débute avec l’ouverture puis le pas de deux dit de Fanny Elssler de La Fille mal gardée d’Ashton (1960) : peut-être saisis par le trac, ou parce ce qu’ils veulent trop prouver, Anna Rose O’Sullivan et Alexander Campbell peinent à convaincre au soir de la première. Lors de la matinée du 19, Meaghan Grace Hinkis et Luca Acri charment en revanche par leur naturel (elle m’a fait penser, par son côté petite toujours sur le rebond, à ce que Muriel Zusperreguy donnait dans le rôle de Lise).

Vient ensuite le pas de deux de la chambre de la Manon de MacMillan (1974), interprété par Akane Takada et Calvin Richardson, qui parviennent en quelques minutes à faire croire à l’intimité de leur relation (elle surprend notamment par la liberté de ses épaulements).

On continue d’avancer dans le temps avec Qualia (2003), une des premières créations in situ de Wayne McGregor, chorégraphe en résidence au Royal Ballet depuis 2006. Certains critiques reprochent à MacMillan d’avoir fait passer le pas de deux de la métaphore à la trivialité. Si tel est le cas, McGregor radicalise le mouvement : avec Manon nous étions dans le pré ou le post-coïtal, avec Qualia, qui fourmille d’emboîtements renversés, nous assistons clairement à l’acte (en sous-vêtements blancs).

Tout le style McGregor – mouvements de cou, hyperextensions, compacité des postures, virtuosité sur place – est déjà présent dans cette démonstration-programme par Melissa Hamilton et le musculeux Lukas B. Brændsrød, qui tente de lever la jambe aussi haut qu’Edward Watson, ce qui lui fait crisper les épaules. À sa décharge, notons que le zigue doit aussi réussir un passage-écart avec une ballerine dans les bras.

Matthew Ball, James Hay, Marcelino Sambé, Vadim Muntagirov (For Four) Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Matthew Ball, James Hay, Marcelino Sambé, Vadim Muntagirov (For Four) Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

L’entrée au répertoire du Royal Ballet de For Four (2006) de Christopher Wheeldon ferme la première partie du spectacle (il est Associé artistique de la compagnie depuis 2012). La pièce est réglée sur le 2e mouvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort de Schubert, un choix curieux – on ne connaît pas morceau plus tragique et poignant – pour une chorégraphie mettant à l’honneur la technique masculine. Il faut renoncer à toute tension dramatique : les quatre danseurs (Matthew Ball – que je reconnais même en ombre chinoise –, James Hay, Vadim Muntagirov et Marcelino Sambé) se passent très amicalement le relais, et tout – couleurs, enchaînements, rythme – tire vers la joliesse.

For Four, créé pour la tournée des Kings of Dance, ne fait pas dans le démonstratif : au contraire, Wheeldon semble avoir eu à cœur de construire une virtuosité délicate, délibérément précieuse. Mais en apprenant qu’elle a été créée pour Angel Corella, Ethan Stiefel, Johan Kobborg et Nikolay Tsiskaridze, on ne peut s’empêcher de penser que la pièce était conçue pour des interprétations contrastées. Ici, on devine à la seconde vision que la partie dansée par James Hay fait signe vers Bournonville (mais Johan Kobborg lui donnait sans doute un relief plus ciselé). Ici, ce qui frappe est au contraire l’homogénéité de style des quatre danseurs. Ainsi l’appropriation de For Four par le Royal Ballet change-t-elle peut-être le sens de la pièce : non plus quatre voix qui s’accordent, mais une unité qui s’affirme.

Après un premier entracte, place au présent-futur de la compagnie, à travers quatre commandes. La première est confiée à Joseph Toonga (« Chorégraphe émergent » du Royal Ballet depuis 2021), dont les intentions (See Us !! avec deux points d’acclamation) et la gestuelle hip hop (poing levé, regard défiant, attitudes de battle chorégraphique) sont si frontales et prévisibles qu’on tourne vite en rond.

Anna Rose O'Sullivan et William Bracewell (Dispatch Duet). Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Anna Rose O’Sullivan et William Bracewell (Dispatch Duet). Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Dispatch Duet, de la chorégraphe américaine Pam Tanowitz, est une drôle de pépite : vêtus tous deux d’un curieux short à pans lâches qui fait jupette dans les pirouettes, Anna Rose O’Sullivan et William Bracewell incarnent des danseurs un rien mécaniques, comme sortis d’une  boîte à jouets. Leur pas de deux, parsemé de discrètes références (à Diamonds, entre autres), décale les figures classiques d’un petit chouïa : c’est trop peu pour qu’on ne les reconnaisse pas, et assez pour être drôle. L’affinité avec l’humour de Cunningham (sauts inattendus, ralentissements, retournements)  saute aux yeux. La pièce, relativement peu applaudie, est pourtant jubilatoire.

La création suivante nous replonge dans l’univers des dessous chics. Vêtue d’une nuisette fendue très haut, Natalia Ossipova et Steven McRae, en slip et chemise transparente assez peu zippée pour laisser voir les pecs et le nombril, dansent une soupe à la guimauve (Concerto pour deux, chorégraphie de Benoit Swan Pouffer, musique de Saint-Preux). On se croirait dans une émission de variétés de la télévision russe (ne manquent que les spots tournants).

Yasmine Naghdi / Prima. Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Yasmine Naghdi / Prima. Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Prima, création du First Soloist Valentino Zucchetti, achève la deuxième partie du spectacle. En miroir de la pièce de Wheeldon, la pièce démarre en rétro-éclairage et réunit quatre ballerines (Yasmine Naghdi – que je reconnais même en ombre chinoise – Fumi Kaneko, Francesca Hayward et Mayara Magri), sur le dernier mouvement  (Molto moderato e maestoso, Allegro non troppo), du 3e concerto pour violon et orchestre de Saint-Saëns (pour une durée similaire à celle de For Four). Les interprètes font, elles aussi, une démonstration de style uniforme. Seules les robes improbables (dues à Roxsanda Ilinčić) différencient clairement les unes des autres. Cela passe gentiment, mais tout est au même rythme, et ça ne ralentit jamais. Le coup de pied final des filles a de l’esprit.

Clou de la soirée, Diamonds (1967) est illuminé par Marianela Nuňez, reine de l’adage, accompagnée de Reece Clarke, grand, propre et attentif (déjouant tous mes plans, la distribution de la matinée du samedi est la même que celle de mercredi soir). Le corps de ballet féminin se montre plus libéré et lyrique lors de la deuxième représentation. Mlle Nuňez étire les lignes comme personne, et raconte une histoire à chaque phrase. On pense immanquablement à son Odette. Lors de la pose finale, quand son partenaire tombe à genoux pour lui baiser la main, elle réussit à donner l’idée de la surprise. Lors du finale, elle navigue entre Petipa et jazz, et joue à plaisir de l’épuisante accumulation de figures composées par Balanchine. À certains moments, elle semble nous dire : « Vous en voulez encore ? Je vous le donne ».

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Soirées londoniennes : Coppélia version Ninette

Coppélia, production et chorégraphie de Ninette de Valois d’après Ivanov et Cecchetti, musique de Léo Delibes, Royal Ballet, soirée du 4 décembre 2019

Pour les fêtes, et en guise d’alternative à l’inusable Nutcracker, le Royal Ballet présente Coppélia. Le ballet est entré au répertoire du Vic-Wells Ballet en 1933, dans une version apportée par Nicolas Sergueïev, avant de faire l’objet en 1954 d’une production due à Ninette de Valois. Pour cette reprise – après une éclipse de plus de 10 années – les solistes sont coachés par Leanne Benjamin et Merle Park, qui font valoir les intentions de ‘Madam’ (à Londres, on aime se raconter des histoires de transmission) : du charme, de la retenue, le sens du détail et du phrasé. Sans oublier une place de choix faite à la pantomime, pleinement assumée outre-Manche, et du coup puissamment servie au niveau de l’interprétation : j’ai peine à me souvenir qui jouait Coppélius dans la reprise récente par le ballet de Vienne, alors que Gary Avis marque le rôle de sa présence. On ne sait trop bien – encore un problème d’œuf et de poule – si c’est son incarnation ciselée qui donne du relief au personnage, ou si c’est le sérieux accordé par la production aux noires intentions du magicien (il veut clairement trucider Franz pour donner vie à son automate), qui fait qu’on y prête plus qu’une attention distraite. L’atelier de Coppélius, qui paraît réellement peuplé de fantômes – l’agitation soudaine de pantins suspendus au plafond est d’un effet saisissant – joue aussi un rôle dans l’affaire.

Alexander Campbell & Gary Avis, photo Bill Cooper courtesy of ROH

Hormis le partenariat-vedette Nuñez/Muntagirov, programmé pour quelques dates, le Royal Ballet programme quelques jeunes pousses dans les rôles de Swanilda et Franz. Le hasard du calendrier me donne à voir deux Principals relativement récemment promus (tous deux en 2016) : Francesca Hayward et Alexander Campbell, aussi à l’aise l’un que l’autre dans le registre gentiment comique, et qui n’ont pas besoin de forcer la note juvénile. Mlle Hayward déploie une grande versatilité de style, notamment au second acte, quand il s’agit d’alterner gestuelle mécanique, exubérance gitane (l’afféterie des bras y est grisante) et petite batterie écossaise (qui bénéficie d’un travail de bas de jambe d’une précision remarquable). Au troisième acte, il n’y a guère que sur la toute fin d’une redoutable diagonale enchaînant emboîtés et fouettés qu’on la voit chercher son axe. Par la grâce d’un nez en trompette, Alexander Campbell a naturellement l’air mutin d’un gandin de village ; il se montre acteur crédible et partenaire attentif, et réussit sans ostentation excessive, et plutôt proprement, son solo du troisième acte, réglé sur la numéro « La discorde et la guerre ».

L’amateur parisien peut jouer au jeu des similitudes et différences entre la version Lacotte (qui se réclame de Saint-Léon) et celle du Royal Ballet (qui se rattache à Ivanov et Cecchetti par le truchement de Sergueïev). À Londres, la scène de l’épi de blé lorgne moins vers la pantomime que vers le partenariat, et on ressent une tendresse bien moins mièvre et enfantine entre les personnages que dans la recréation parisienne.

Autre différence, l’acte du mariage fait moins « téléportation dans la vie de château » que chez Lacotte. Il se déroule sur la place du village du début, et si les ballerines au long tutu font sonner une note un peu incongrue, l’hétérogénéité de style avec le premier acte est moins criante. En particulier, l’adage de la Paix, est une prière méditative joliment servie par l’éloquence de Melissa Hamilton.

Francesca Hayward et Gary Avis, photo Bill Cooper courtesy of ROH

Francesca Hayward et Gary Avis, photo Bill Cooper courtesy of ROH

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Ashton narratif ou abstrait: l’économie du geste

The Dream, Symphonic Variations, Marguerite et Armand, Royal Opera House, 2 et 3 juin 2017.

Un jour, j’en suis certain, le Royal Ballet abandonnera l’horrible coutume consistant à affubler de la même perruque blonde à frisotis toutes les ballerines incarnant Titania. Le décalage entre la chevelure et la complexion dessert autant une Akane Takada au teint de porcelaine que la brunette Francesca Hayward, qui toutes deux paraissent piètrement attifées pour carnaval. À part cette faute de goût, The Dream (1964) constitue une agréable entrée en matière du programme Ashton, qui clôture ces jours-ci la saison de ballet à Covent Garden. Sous la baguette d’Emmanuel Plasson, l’orchestre du Royal Opera House donne à Mendelssohn des accents frémissants et le London Oratory Junior Choir fait de la berceuse un moment d’irréelle suspension. À l’inverse de Balanchine, dont le Songe a récemment fait une dispensable entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, Frederick Ashton a un sens aigu de la narration : les péripéties de la pièce de Shakespeare sont brossées à traits vifs ; en particulier, les mésaventures du quatuor formé par Helena (drolatique Itziar Mendizabal), Demetrius, Hermia et Lysander, sont rendues en quelques trouvailles hilarantes, et la séquence sur pointes de Bottom est d’une poétique drôlerie, et Bennet Gartside – soirée du 2 juin – y fait preuve d’une inénarrable décontraction.

Le soir de la première, un Steven McRae toujours précis et pyrotechnique, partage la vedette avec Akane Takada. Techniquement très sûre, la danseuse en fait un peu trop dans le style girly, notamment durant la séquence du chœur des elfes, où sa cour la prépare au sommeil. À cet instant, Titania doit avoir – à mon avis – la fraîcheur d’une Diane au bain ; Francesca Hayward (matinée du 3 juin), plus proche de ma conception, donne l’idée d’un délassement sans souci de séduction. Marcelino Sambé – qui n’est encore que soliste – incarne un Oberon impérieux et lascar. Ces deux danseurs, techniquement moins solides que McRae/Takada dans les variations solistes, intéressent davantage dans le pas de deux final, en investissant plus leur partenariat d’un enjeu émotionnel. Le tout jeune David Yudes incarne un Puck délicieusement bondissant (matinée du 3) : voilà un personnage qui donne l’air de ne pas savoir ce qu’il fait, mais le fait diablement bien.

Réglées sur César Franck, les Symphonic Variations (1946) ont l’allure d’une conversation entre musique et danse. La chorégraphie, simple et pure, requiert des six interprètes, présents sur scène en permanence, une concentration olympienne. Dès le premier mouvement de leurs bras, l’unité de style entre Yuhui Choe, Marianela Nuñez et Yasmine Naghdi frappe et enchante. Vadim Muntagirov se montre apollinien : ce danseur – accompagné de James Hay et Tristan Dyer – a un mouvement tellement naturel qu’il en paraît presque désinvolte. Avec eux, tout semble couler de source (soirée du 2 juin). La distribution du 3 juin, réunissant Lauren Cuthbertson, Yasmine Naghdi et Leticia Stock (côté filles) ainsi que Reece Clarke, Benjamin Ella et Joseph Sissens (côté garçons) fait aussi preuve d’une jolie unité, mais la concentration est malheureusement perturbée en cours de route par un problème de costume qui se détache pour Clarke.

Dans Marguerite et Armand (1963), créé pour Margot Fonteyn et Rudolf Noureev, Ashton a condensé le drame d’Alexandre Dumas en cinq épisodes : un prologue, puis, en quatre stations rétrospectives, la rencontre, la vie à la campagne, l’insulte, et la mort de la Dame aux Camélias. Dans un décor kabuki dû à Cecil Beaton, l’économie narrative est maximale : deux gestes de la main suffisent au père d’Armand (Gary Avis) pour dire à Marguerite « ta beauté se fanera bientôt« , et un petit regard vers le collier qu’il lui a offert suffit au Duc (Alastair Marriott) pour dire à Marguerite qu’elle se doit à lui. À la fin de la scène de la campagne Marguerite se lance vers l’amant qu’elle a résolu de quitter, mais une fois dans ses bras, lui tourne le dos. Ce schéma se répète quasiment jusqu’à la fin : le regard des deux amants ne coïncide quasiment plus jamais. Elle l’aime et le quitte, il l’aime et l’humilie, il revient trop tard, la serre dans ses bras et elle n’est déjà plus là. La différence d’âge entre Alessandra Ferri et Federico Bonelli rappelle celle qui existait entre les deux créateurs du rôle, mais c’est surtout la fébrilité et l’intensité de leur partenariat qui emporte l’adhésion. Bonelli a un petit truc qui marche à tous les coups – un petit tremblement dans les doigts – pour communiquer l’émotion qui l’assaille, et rendre au mouvement sa vérité dramatique (lors du piqué arabesque de la scène de la rencontre, que les danseurs narcissiques transforment en « c’est moi ! », il dit plus justement : « je suis à toi »). L’interprétation d’Alessandra Ferri prend aux tripes : au-delà de la beauté des lignes, de la fragilité maîtrisée – l’impression que sa pointe ne tient qu’à un fil et son dos à un souffle – il y a un regard d’amoureuse mourante à fendre les pierres (matinée du 3 juin).

C’est injuste, mais certaines personnes sont bêtement jolies. Quand Roberto Bolle interprète Armand, il exécute tout ce que dit la chorégraphie, en omettant le sens : on voit des moulinets des bras et non de la fureur, des grimaces et non de la douleur. C’est dommage pour Zenaida Yanowsky, qui fait ses adieux à la scène londonienne sur le rôle de Marguerite, et met tout son talent à projeter une impression de consomption que la force de son physique contredit. La performance impressionne mais n’émeut pas aux larmes.

Symphonic Variations. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Symphonic Variations. Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

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Un système Mc Gregor ?

P1000939Programme McGregor, Royal Ballet – Soirée du 10 novembre

Wayne McGregor a été nommé chorégraphe en résidence au Royal Ballet en 2006, et la compagnie fête ces 10 ans de collaboration artistique avec une soirée comprenant deux reprises et une création. Le « revival » de Chroma (2006), plusieurs fois programmé lors des saisons précédentes, se pimente de la participation de cinq danseurs du Alvin Ailey American Dance Theater, qui a fait entrer la pièce à son répertoire en 2013.

Au-delà du contraste chromatique (on n’a « casté », côté Royal Ballet, que des cachets d’aspirine), les interprètes des deux compagnies – distribués pour les pas de deux selon un principe de croisement – font montre d’une frappante proximité stylistique. C’est moins une question d’extension que d’énergie, mise au service de la nerveuse gestuelle du chorégraphe.

Multiverse utilise deux musiques de Steve Reich : It’s gonna rain (1965), et une nouvelle création, Runner (2015), commandée pour l’occasion. It’s gonna rain passe en boucle la harangue d’un prêcheur pentecôtiste annonçant le Déluge. Quelques phrases complètes, puis des extraits de plus en plus courts dont la répétition crée un effet immanquablement hallucinatoire. La scène est réduite à un triangle, par l’effet de deux écrans découpés en petits carrés, dont l’orientation et l’inclinaison donnent une impression de déséquilibre latéral. L’expérience acoustique redouble ce décalage, auquel fait aussi écho celui entre Steven McRae et Paul Kay, qui dansent la même partition à quelques instants de distance (au début, McRae est un peu en avance, puis le décalage s’inverse). Dans la seconde partie de It’s gonna rain, le jeu sonore à deux voix laisse la place à une diffraction de plus en plus rapide et déroutante : ce grand moment d’entropie furieuse, introduit par la projection d’images également diffractées – imaginez le Radeau de la Méduse mélangé à des images de migrants en mer –, donne lieu à une chorégraphie marquée par la violence des interactions entre les danseurs. C’est le chaos. Dans le programme, Uzma Hameed, la dramaturge de McGregor, évoque intelligemment l’esprit du temps (la peur de l’apocalypse nucléaire dans les années 1960, les incertitudes liées à la mondialisation, la crise des migrants, et… même le Brexit aujourd’hui), mais ce sous-texte n’est ni pesant ni restrictif, et la convergence des moyens – son, lumière, vidéo, danse – laisse groggy. La seconde partie, sur une création symphonique de Reich, est relativement plus apaisée, mais produit un effet moins durable. Comme si le sentiment d’urgence qui habite tout le début de l’œuvre laissait place à une résolution pacifique, presque plan-plan.

J’avais détesté Carbon Life lors de sa création en 2012 : tonitruant, mécanique, épuisant. À la revoyure, je m’étonne d’être plus intrigué qu’agacé par cette pièce pop (musique de Mark Ronson et Andrew Wyatt, décors de Gareth Puck), qui illustre la cohérence, mais aussi les limites, des créations estampillées McGregor. Chaque pièce est une proposition plastique forte, mobilisant des collaborateurs artistiques talentueux (dont certains réguliers, comme la très inventive Lucy Carter aux lumières). À y bien regarder, l’inspiration chorégraphique est plus classique qu’il n’y paraît. Carbon Life démarre par des pas d’école et multiplie les sauts académiques ; les mouvements d’ensemble de la seconde partie de Multiverse sont présentés dans une semi-pénombre d’acte blanc. Le haut du corps est saccadé, le cou fait des hoquets d’oiseau, mais le vocabulaire des pas est, au fond, basique. Juste accéléré et dépourvu de moelleux et de respiration.

Quand toutes les disciplines artistiques convergent pour monter en intensité (Multiverse), et que la pièce bénéficie à la fois d’une dramaturgie serrée et d’une proposition musicale forte (Multiverse encore,  mais aussi la saison dernière Obsidian Tear), ça marche. À défaut, le système tourne un peu à vide.

Rashi Rana, Notions of narration II. Courtesy of the artist and Lisson Gallery

Rashi Rana, Notions of narration II. Courtesy of the artist and Lisson Gallery

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Si tu ne m’aimes, prends garde aux tiens

P1000939Frankenstein, Royal Ballet. Chorégraphie de Liam Scarlett. Musique de Lowell Liebermann. Décors de John MacFarlane. Orchestre du Royal Opera House dirigé par Koen Kessels.

Ayant lu le roman de Mary Shelley quelques heures à peine avant d’en découvrir l’adaptation chorégraphique, je me demandais comment une intrigue assez tortueuse et, au fond, plus morale que fantastique, trouverait sa traduction scénique. À rebours du mythe cinématographique à gros boulons sur la boîte crânienne, Frankenstein (ou Le Prométhée moderne) donne en effet la part belle à l’intériorité des personnages, en particulier Victor Frankenstein le démiurge, mais aussi sa Créature malheureuse, dont les tourments ont autant de relief que les pérégrinations. Le monstre se forme en cachette – il a appris le langage des humains, lit Milton, Plutarque et Goethe ! – et sa sensibilité le porterait au bien si son créateur ne l’avait renié avec dégoût, et si tous ne se détournaient de lui avec horreur et mépris.

Alors que le roman abonde en acteurs secondaires et épisodes enchâssés, voyage en Écosse et frissonne aux abords du Pôle Nord, Liam Scarlett rapatrie tous les personnages au sein du cercle familial, et condense l’action sur deux lieux : la maison de la famille Frankenstein à Genève, et l’université d’Ingolstadt (Bavière), où Victor, profondément affecté par le décès récent de sa mère, et se jetant à corps perdu dans la physique et la chimie, se met en tête d’animer la matière morte (cela lui prend deux ans ; sur scène, heureusement, effets stroboscopiques et pyrotechniques plient l’affaire en dix minutes, vive l’électricité). Le synopsis, quoique touffu, est plutôt lisible ; par exemple, le passage de l’affection enfantine à l’amour entre Victor et Elizabeth Lavenza, petite orpheline recueillie par la famille, est joliment rendu. Il y a une exception, cependant : dans le roman, la Créature tue William, le petit frère de Victor, puis se débrouille pour faire accuser Justine Moritz, la nounou du gamin ; sur scène, ce passage est éludé, et de nombreux spectateurs se demandent comment le médaillon que portait William est passé des mains de la Créature aux poches de la jeune fille.

Mais c’est un détail : le chorégraphe concentre le propos sur l’humanité malheureuse du monstre, et transpose habilement certains passages. Dans le roman, la seule personne qui écoute la Créature sans la rejeter est un vieil aveugle ; ici, à la faveur d’un jeu de colin-maillard, le petit William danse avec lui, dans un poignant pas de deux tout de naïveté enfantine et de tendresse précaire (bien sûr, le gosse commet la bévue d’enlever son bandeau et de se mettre à hurler, scellant son sort). Autre bonne idée, au premier acte, une scène de taverne à Ingolstadt met en exergue la solitude studieuse de Frankenstein ; on se croit au premier abord dans une copie des scènes de beuverie à la MacMillan, mais le sens de la scène change quand étudiants, laborantines et filles en cheveux se mettent à harceler le seul ami de Victor, Henry Clerval, soudain victime d’une glaçante cruauté de meute.

À part cet épisode, les passages dévolus au corps de ballet sont un gros point faible de l’œuvre. Histoire de faire danser un peu la troupe, Scarlett dote la famille Frankenstein d’une nombreuse domesticité (acte I). Mais cette transposition est un contresens : le père Frankenstein est une figure de la ville de Genève, pas un aristocrate en son manoir. « Les institutions républicaines de notre pays ont engendré des coutumes plus simples et plus souples que celles prévalant dans les grandes monarchies voisines », lit-on dans le roman. Il est donc assez ballot de faire danser un menuet guindé aux invités de l’anniversaire de William (acte 2) et maladroit de faire du mariage entre Victor et Elizabeth (acte 3), l’occasion d’un grand bal décalqué de La Valse d’Ashton, avec invités en habits scintillants et froufroutants au pied d’un grand escalier ridiculement Broadway. Cette typification sociale paresseuse ne serait pas si grave –  je ne plaide pas la fidélité à l’œuvre de Mary Shelley – si elle ne recouvrait une lassante unicité d’inspiration. Or, le secret d’un ballet en trois actes réussi réside aussi dans la variété. Scarlett aurait dû inventer n’importe quoi – une gigue genevoise, un branle alpin, une farandole yodlée, que sais-je – plutôt que de faire danser tout le monde pareil tout le temps, en accumulant jusqu’à plus soif des formules chorégraphiques éculées.

Deux distributions principales ont porté cette création (le duo Nuñez/Muntagirov a été retiré tardivement). Avec Sarah Lamb en Elizabeth et Tristan Dyer en Victor, tout est propre mais désincarné. Au début du pas de deux central, quand Frankenstein commence à être ravagé par la culpabilité et l’angoisse, Sarah Lamb avance, recule, avance à nouveau, c’est joli et tout lisse (soirée du 17 mai). Quand Laura Morera effectue le même pas, elle donne à voir l’hésitation de la fiancée aimante face à un homme qu’elle doit ré-apprivoiser. Le partenariat avec Federico Bonelli, moins fluide mais plus investi, fait ressortir les arêtes de la relation (soirée du 18 mai). Ce qui, avec le premier « cast », semblait sans nécessité profonde, intrigue et passionne avec le second. Par sa noirceur et son impétuosité, Bonelli parvient même à donner la chair de poule lors de la séquence où il redonne vie à un cadavre démantibulé (on voit clairement que l’expérience est conçue dans le fol espoir de faire revivre sa mère). Dans le rôle de l’ectoplasme à la fougue animale, Steven McRae déploie une étonnante palette d’expressions, passant en un clin d’œil de la douceur maladroite à la rage destructrice. Il suffirait d’une parcelle d’amour, que personne ne lui donnera jamais, pour faire de lui une simple mocheté moralement charmante.

Avec cette distribution, la séquence finale, qui voit le Chauve à cicatrices trucider Henry (Alexander Campbell) puis étrangler Elizabeth (pourtant, Morera crie grâce avec une éloquence à émouvoir les pierres), puis se battre avec Victor, est d’une rare intensité. La remarque vaut en fait pour l’ensemble du cast (avec une mention spéciale pour la Justine de Meaghan Grace Hinkis et l’incarnation de William par le petit Guillem Cabrera Espinach), qui porte le drame de manière beaucoup plus convaincante que l’équipe, conventionnellement jolie et lisse, accompagnant Lamb et Dyer.

Steven McRae et Federico Bonelli - © ROH 2016 - Photographie d'Andrej Uspenski

Steven McRae et Federico Bonelli – © ROH 2016 – Photographie d’Andrej Uspenski

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Alice à Londres : le champ des possibles

P1000939L’occasion faisant le larron, j’ai profité de ma petite tournée londonienne à la rencontre du Lac des cygnes de l’English National Ballet pour revoir Alice’s Adventures in Wonderland de Wheeldon au Royal Opera House. Tout cela ne s’est pas fait au hasard. Le peut-on, lorsqu’il faut acheter son billet d’Eurostar au moins quatre mois à l’avance ? Le voyage s’est décidé après avoir vu l’ENB dans son Romeo & Juliet « in the round » en mai où dansait le jeune et solaire Vadim Muntagirov, transfuge tout frais de la compagnie dirigée par Tamara Rojo. Voir le Lac par l’ENB et Alice avec Muntagirov dans Jack/Knave of heart, n’était-ce pas donc le parfait  « voyage à thème » ?

Et puis résiste-t-on à l’appel de l’enchanteresse production de Wheeldon/ Talbot/ Crowley ? Pas si on est en ville ce jour là. Revoir Alice m’a fait comprendre pourquoi le chorégraphe m’a tellement déçu pour sa production plan-plan d’un Americain à Paris. Entre danse, marionnettes et effets spéciaux se dessine une authentique œuvre d’art totale qui dépasse l’hommage au monument de la littérature enfantine qu’est l’œuvre de Lewis Caroll.

Un autre attrait de la matinée du 10 était la présence de Francesca Hayward, la nouvelle Golden Girl du ballet anglais, la future « British ballerina », ont dit certains, dans le rôle d’Alice. Mademoiselle Hayward, qui m’avait laissé une impression vaguement positive dans le Rhapsody d’Ashton fait tout très bien (sa technique saltatoire est impressionnante et elle est intrépide) mais elle n’est pas mon type de danseuse. Il y a en elle quelque chose de trop terrien, de trop « sain » dans sa danse pour que je puisse me dire que j’aurai un jour envie de traverser le Channel pour la voir dans une Odette ou une Giselle. En revanche cela fonctionne plutôt bien en Alice. L’énergie qu’elle déploie est toute juvénile et le mouvement ne s’arrête jamais.

Alice's Adventures in Wonderland. Alice : Francesca Hayward . Fish, Tristan Dyer.  Frog, Luca Acri. ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

Alice’s Adventures in Wonderland.
Alice : Francesca Hayward . Fish, Tristan Dyer.
Frog, Luca Acri.
©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

De son côté, Vadim Muntagirov écope d’un rôle qui n’est absolument pas bâti pour mettre ses qualités en valeur. Malgré une technique cristalline, un don pour la pyrotechnie avec un air de ne pas y toucher, ce danseur s’épanouit surtout dans les rôles dramatiques et lyriques. Le Knave of Hearts, à l’instar de son créateur Sergei Polunin, requiert plutôt une somme importante de qualités physiques. C’est sans doute la raison pour laquelle un Nehemia Kish, belle plastique mais interprète parfois sémaphorique, s’épanouit dans un tel rôle. Ici donc, Vadim Muntagirov, très émouvant en jardinier amoureux congédié, reste un peu perdu dans son tonitruant costume rouge de valet de cœur… Jusqu’à la scène du procès à l’acte 3 où sa variation, claire et liquide comme une source, vous tirerait presque des larmes. Son tendre pas de deux avec Hayward, qui fait suite, est à l’unisson. C’est pourquoi, en dépit de mon impression mitigée, je suis impatient de voir ce jeune artiste dans tout autre rôle au Royal.

Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

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Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

James Hay, à l’inverse de Muntagirov a commencé par nous faire peur, au début, lorsqu’on l’a vu grimé – fort mal – en Lewis Caroll. Son lapin blanc, en revanche, s’est avéré inénarrable. Son phrasé et son articulation d’une grande clarté, font de lui un Pan-Pan idéal, se grattant la papatte comme personne et montrant une petite pointe d’empathie pour le couple d’amoureux qui n’était pas toujours évidente avec Watson, le créateur du rôle.

Claire Calvert présente une mère/reine de cœur encore plus inégale. Un peu insipide en tyran domestique, elle n’existe guère en tant que souveraine d’un royaume de papier tant qu’elle est baladée sur les chariots roulants aux couleurs de son rôle. En revanche, son adage à la tartelette était très bien négocié, avec un vrai sens comique. Sa reine de cœur, plus ridicule que méchante est certes à retravailler mais elle est pleine de promesses à suivre.

Donald Thom, dont le nom m’était inconnu jusqu’ici, a fait grande impression dans le magicien/Mad hatter. Grand, très fin avec un bon temps de saut et un talent d’orfèvre dans son rendu de l’épisode aux claquettes, il m’a donné envie de retourner à Londres pour suivre son évolution.

« Hélas ! », crie mon portefeuille comme animé par un sortilège sorti de l’imagination de Lewis Caroll, « que de raisons de fêter tous vos non-anniversaires dans la perfide Albion ! »

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