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Balanchine au Royal Ballet : staccatovisme

Royal Ballet. Balanchine : Three Signature Works. Représentation du 29 mars 2015.

Toujours sevré de représentations des authentiques chefs d’œuvres de George Balanchine à Paris, j’ai traversé la Manche une seconde fois cette année pour assister au programme « Three Signature Works » par le Royal Ballet. Pensez ! Sérénade, Le Fils prodigue et Symphony In C. Tchaïkovski, Prokofiev et Bizet dans une même soirée. Pourtant, mis à part l’émotion musicale –les trois œuvres scintillent sous la baguette de Fayçal Karoui qu’on regrette de ne pas voir plus souvent diriger à l’Opéra- on est sorti du Royal Opera House assez perplexe.

Dans le programme rouge maison, quatre pages sont consacrées à une interview-hommage de la répétitrice du Balanchine Trust Patricia Neary, bénéficiaire de première génération du legs que Balanchine fit de ses ballets à ses danseurs et dont c’est le départ en retraite officiel. L’infatigable maîtresse de ballet, qui s’était retirée de la scène en 1968 et remontait déjà les œuvres du maître de son vivant, devrait donc être l’assurance même de la bonne tenue des représentations.

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Pourtant, dès l’ouverture de rideau sur Sérénade quelque chose ne fonctionne pas : les lumières sont acides de même que le corps de ballet. Les positions sont atteintes brusquement et les demoiselles en tutu romantique bleu sautent sur leurs pointes plutôt que d’y monter. Cette interprétation staccato de la chorégraphie brise le romantisme clair de lune du ballet. Est-ce pour cela qu’on n’adhère pas non plus à la distribution soliste ? Claire Calvert, qu’on aurait plutôt vu dans la Jumping Girl (Leticia Dias s’y montre plutôt convaincante) paraissait un peu compacte en ange de l’Elégie et ses lignes semblait peu assorties à son long partenaire, Lukas Bjørneboe Brædsrød. Le début de leur pas de trois avec la première soliste nous a même paru un peu pataud : Marianela Nuñez, qui avait pourtant fait une jolie entrée « du retard » sur l’Andante, s’était au préalable emberlificotée dans ses épingles lors de la pâmoison clôturant le premier tableau, nous faisant sortir un peu plus encore du ballet. Pour tout dire, son pas de deux avec Matthew Ball sur le Tempo di valse ne nous avait pas bouleversé non plus, les portés nous ayant paru brusques.

Serenade : Marianela Nunez et Matthew Ball

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Royal BAllet : les compagnons de beuverie.

Pour le Fils prodigue, l’interprétation staccato pouvait paraître plus pertinente. Et de fait, l’entrée de Leo Dixon, quoiqu’un peu minérale dans les réceptions de sauts, rend bien l’impression d’énergie dépensée de manière incontrôlée propre à la jeunesse. L’entrée de la chenille des sbires au début du deuxième tableau fait également son petit effet. Les huit danseurs martèlent allégrement le plateau et accentuent les cassures géométriques des corps. Au bout d’un moment cependant, ce parti pris expressionniste lasse et on a plutôt l’impression d’assister à la Table verte de Kurt Joos qu’au Fils Prodigue de Balanchine. La pantomime du Fils est outrée et on se demande ce qui le sépare par essence de ses compagnons d’agapes décadentes. Tout se gâte enfin à l’entrée de Fumi Kaneko qui, dans la Sirène, tient plus du ressort comprimé dans une boite que de la liane toxique. Les développés à la seconde sont fixés violemment en l’air et les poses lascives entre la courtisane et le Fils ressemblent plus à cet exercice consistant à faire rentrer des ronds dans des carrés.

Devenu complètement hermétique au déroulement du ballet, on assiste sans émotion à la marche du fils repentant. Il manque encore à Leo Dixon cette souplesse de chat pour ce passage où Balanchine se tourne résolument vers l’esthétique de la peinture baroque. Mais il n’est pas sûr qu’on lui ait appris le rôle dans ce sens. Plutôt qu’un saint martyr en clair-obscur, on assiste encore et toujours, sous une lumière froide, à une démonstration de pantomime un peu crue qui, on l’entend bien autour de nous, provoque des petits rires réprimés dans le public.

Le Fils prodigue : Fumi Kaneko et Leo Dixon

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Pour Symphony In C, on n’est pas tant gêné par les éclairages violents, qui font scintiller les strass des costumes. Dans l’Allegro Vivo, le corps de ballet a du ressort et tant pis si Mayara Magri danse les mains à la fois mortes et écartées. Son partenaire, William Bracewell, est à la fois preste et élégant. Melissa Hamilton, quant à elle, rend pleinement justice à l’Adage aux équilibres. Ses lignes sont très belles, particulièrement ses arabesques penchées. Elle transmet au public cette impression de sérénité aux bras de Ryoichi Hirano, partenaire noble et plein d’autorité. On s’étonne simplement de l’option prise lors des pâmoisons de la ballerine rattrapée in extremis par son partenaire. Les bras du danseur se referment sur la taille de la ballerine comme des pinces, ajoutant une touche spectaculaire mal venue à un passage qui devrait être juste suspendu. On s’étonne de cette faute de goût chez un partenaire sans cela au parfait. La réponse vient a posteriori d’une vidéo de répétition publiée par le Royal Ballet. Dans cette-ci, Mathew Ball rattrape Marianela Nuñez exactement de la même disgracieuse manière. Il s’agit donc d’une option voulue par les répétiteurs.

Symphony in C : Melisssa Hamilton et Ryoichi Hirano

La fin de la représentation est satisfaisante. Dans l’Allegro Vivace, les solistes aux sauts de basque, Sae Maeda et Taisuke Nakao, ont du ballon et du moelleux dans leur réception. Le Final est joliment introduit par Meaghan Grace Hinkins et Leo Dixon qui ont la vélocité requise pour lancer ce grand ballabile final qui réunit toute la distribution.

Même si la soirée s’achève sur une note ascendante, on reste globalement déçu. La dérive staccatiste dans l’interprétation des ballets de Balanchine, apparue il y a une dizaine d’années, d’abord au New York City Ballet, dessert décidément beaucoup l’œuvre de ce chorégraphe de génie. La vitesse, oui ; mais pas au prix du legato.

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Onegin à Londres: une distribution de taille

Onegin, The Royal Ballet ©2025 ROH. Photo Andrej Uspenski

Onegin, The Royal Ballet ©2025 ROH. Photo Andrej Uspenski

Faute d’avoir obtenu à l’aveugle au moins une de mes distributions préférées pour l’Onéguine de Cranko à l’Opéra-Garnier, j’ai traversé la Manche pour voir l’Onegin du Royal Ballet. Marianela Nuñez et Reece Clarke y étaient programmés de longue date, en gros depuis à peu près aussi longtemps qu’est tombé dans l’oubli l’engagement pris par José Martinez d’annoncer les castings avant la mise en vente des places au public à Paris.

La première de la série londonienne du ballet de Cranko – le 22 janvier – était l’occasion de tester ce que donne le partenariat Nuñez-Clarke dans un ballet narratif. Du point de vue dramatique, ça fonctionne du tonnerre, ne serait-ce que pour une raison triviale : la différence de taille entre l’immense Reece et la menue Marianela (qui lui arrive à la clavicule) rend constamment criante la disharmonie émotionnelle entre Eugène et Tatiana.

S’agissant d’une histoire où les personnages sont toujours en décalage l’un par rapport à l’autre, le spectateur ne peut s’empêcher de donner du sens à la dissonance des physiques. Qui est loin de produire un résultat disgracieux, au contraire : lors de la scène du rêve, à part lors du premier porté où Clarke semble avoir oublié un quart de seconde qu’il lui faut vraiment approfondir son plié pour cueillir la ballerine, la différence de taille exalte plutôt le partenariat. Des ascensions si hautes et des virevoltes si faciles paraissent simplement irréelles.

Reece Clarke et Marianela Nuñez ©2025 ROH. Photo Andrej Uspenski

Reece Clarke et Marianela Nuñez ©2025 ROH. Photo Andrej Uspenski

L’héroïne s’illusionne, bien sûr. Le public le sait d’entrée : Reece Clarke, qui change de face en un clin d’œil, est un Eugène apparemment revenu de tout, froid et narquois avec Tatiana au premier acte, et aux agaceries sciemment vicieuses lorsqu’il fait mine de chiper Olga (Akane Takada, joliment espiègle) à Lenski (William Bracewell), et étonnamment touchant lorsqu’il retrouve Tatiana au 3e acte (donnant l’impression d’un personnage frappé par la foudre, le danseur donne à ses bras une fébrilité toute juvénile).

Marianela Nuñez fait remarquablement sentir l’évolution sentimentale de Tatiana ; elle est crédible et touchante aussi bien en lectrice rêveuse qu’en amoureuse éconduite (c’est une des rares ballerines qui irrigue d’intentions dramatiques chaque instant de la supplique muette à Onéguine au cœur de l’acte II), puis en femme mariée. Le duo avec le prince Grémine (Lukas Bjørneboe Brændsrød) est délicatement confiant et tendre (coiffure couvrant les oreilles aidant, on pense à une Giselle qui aurait trouvé la paix, avec des bras très doux).

Lors du pas de deux final avec Onéguine, la caractérisation émotionnelle prend le pas sur tout souci de virtuosité (les piqués arabesque du début sont presque marqués : indécise, Tatiana semble s’abstraire du monde extérieur). La ballerine montre une palette de sentiments si riche qu’on voit défiler sous nos yeux toutes les facettes du personnage (la jeune fille qui se rappelle ce qui aurait pu être, la femme marié qui refuse avec fermeté, sans rudesse, l’amour qui vient trop tard, mais aussi la sœur qui n’oublie pas les vies gâchées d’Olga et Lenski).

Le couple Takada/Bracewell contribue d’ailleurs à l’émotion de la soirée grâce à un partenariat fluide et délicat ; William Bracewell, que j’avais surtout vu jusqu’ici dansant avec esprit du Pam Tanowitz, se révèle très touchant, et puissamment expressif lors de son solo avant le duel qui lui ôtera la vie. Sous la baguette de Wolfgang Heinz, l’orchestre joue Tchaïkovski avec précision et passion.

Acte III Onéguine ©2025 ROH. Ph Andrej Uspenski

Acte III Onéguine ©2025 ROH. Ph Andrej Uspenski

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Giselle : romances avec ou sans paroles

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Giselle. Saluts

Giselle. Ballet de l’Opéra de Paris. représentations du 27 et du 28 mai 2024.

Je ne pensais pas que cela puisse arriver, mais c’est arrivé. J’ai fait une overdose de Giselle ! Au bout de quatre représentations espacées de quelques jours, j’ai craint un moment de ne plus trouver les ressources émotionnelles nécessaires pour rester sensible à la pléthorique pantomime du premier acte et aux fumigènes du second. Il faut dire que la production de l’Opéra de Paris, au répertoire depuis 1998, n’aide pas. L’esthétique calendrier des postes, les maisons de toiles peintes, les costumes trop juponnés et les perruques de matrones des Willis au deuxième acte lassent.

Et depuis le début de la série, je grince des dents à la vue du stupide praticable en fond de scène par lequel rentrent de non moins stupides hallebardiers lorsqu’arrive la Chasse. Quelle cour chasserait en compagnie de lourdeaux en cuirasse, casque et cotte de maille ? De plus, pour cette reprise, les bords extérieurs de la pente sont inélégamment couverts d’un scotch très voyant visible dès le niveau des premières loges. La vraisemblance ne semble être requise que pour les spectateurs de l’orchestre et du balcon. Même assemblée de manière plus discrète, cette pente artificielle n’apporte pas grand-chose à l’action (elle demande à Wilfried, l’écuyer hyperactif, de courir dans tous les sens encore plus vite qu’à l’accoutumée, tel une gerbille en mal d’exercice dans sa cage à roue) et même la gêne : cet élément de décor rend trop prégnant le départ des figurants « nobles », bariolés de couleurs vives, pendant la scène de la folie.

Pour cette reprise enfin, les costumes masculins du premier acte commencent à accuser le poids des ans. Les pourpoints des Albrecht surtout, d’un beige aux coquets reflets irisés à l’origine (un contre-sens) commencent à prendre des reflets grisâtres dans leurs plis qui font sale.

Autant dire qu’avec la perspective d’encore deux représentations, je n’étais pas bien disposé. Dommage pensais-je, la représentation du 27 mai étaient l’une des plus attendues de la saison avec celle des adieux de Myriam Ould-Braham : Marianela Nuñez, la très célèbre ballerine du Royal Ballet venait y faire l’une de ses deux apparitions cette saison…

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Hugo Marchand et Marianela Nuñez et Valentine Colasante (saluts)

Mais en ce soir du 27, on oublie vite toutes ses réserves. Le couple que forment Marianela Nuñez et Hugo Marchand, sans recherche d’esbroufe, loge de petits trésors dans les détails. Dans un premier acte où il n’y a pas grand-chose techniquement pour l’étoile féminine, Nuñez offre une pantomime naturelle, à la fois ciselée et ouverte à l’improvisation du moment. Elle marque par exemple ses attentes et sa déception à sa sortie de la maison par de petits haussements d’épaule ou des hochements de tête qu’on ne s’étonnerait pas d’observer dans les rues aujourd’hui. C’est ce même naturel qu’avait déployé Hugo Marchand dès sa première entrée lorsqu’il se traitait lui-même de baderne pour avoir oublié de retirer son épée… La pantomime est suffisamment accentuée pour être vue de loin et sans jumelles depuis les inconfortables sièges de l’amphithéâtre. Le taquinage amoureux entre Giselle et Albrecht est donc captivant. Durant le final de la première danse avec le corps de ballet, Marianela Nuñez fait une petite torsion de côté inattendue lors du premier porté comme si elle allait déjà s’asseoir sur l’épaule de son partenaire. Cela donne du naturel à l’ensemble. La diagonale sur pointe est menée dans le même esprit de sérénité, sans rupture avec la psychologie ouverte et solaire du personnage principal. On apprécie les amples tours attitude qui précèdent les piqués arabesques.

Cette unique démonstration de technique pour la ballerine était préparée par le pas de deux des vendangeurs défendu avec beaucoup de chien par Andrea Sarri et Nine Seropian, deux partenaires qui, de prime abord, ne sont pas très assortis physiquement. Sarri, au beau ballon, parvient à transformer, en artiste consommé, ses rares petits accrocs en moments de théâtre. Nine Seropian, un peu trop grande pour Sarri, montre de jolies qualités de moelleux dans ses variations.

L’ambiance générale de ce premier acte, très insouciante, n’est assombrie que lorsque Albrecht-Hugo pose des yeux inquiets sur le médaillon armorié que lui présente Giselle-Marianela.

Après cette acmé de joie, la scène de la folie parvient à nous prendre par surprise. Marianela Nuñez trouve là encore de petits détails captivants. Lorsqu’elle se détache d’Albrecht figé dans une pose comme le reste du plateau, elle caresse la main gauche de son partenaire jusqu’au bout des doigts avant de s’arracher à lui et débuter sa Folie. Toute cette scène est marquée par une violence presque vériste qui contraste avec la douceur distillée pendant tout le reste de l’acte. Il y a beaucoup d’effets de cheveux que la ballerine porte très longs. Ses rires ont presque des accents cruels au moment de l’épisode de l’épée. On court à tombeau ouvert vers le funeste dénouement.

Comme pour toutes ces Giselle où l’acte 1 est réussi, il ne reste plus qu’à se laisser porter par l’acte 2. On retrouve la Myrtha pleine d’autorité de Valentine Colasante et on approuve l’exécution d’Hilarion par les Willis, tant son incarnation par Jeremy-Loup Quer en faisait au premier acte un personnage plus vindicatif qu’amoureux. Hugo Marchand fait une belle entrée noble et Marianela Nuñez est une Giselle aux très beaux piqués arabesque : l’arabesque elle-même n’est pas très haute mais le piqué à une qualité planée-flottée réellement fantomatique. Il y a ce très beau moment où Marchand reçoit la pluie de marguerites sur son visage ; on y voit comme l’ondoiement d’un nouveau-né. Giselle-Marianela est un véritable ange protecteur. Les deux danseurs dansent dans un parfait unisson. C’est pour cette série le seul couple où, durant la première rencontre, le garçon prend la peine d’atterrir en même temps que sa partenaire au moment des croisements en tombé – pas de bourré – assemblé.

Albrecht-Hugo, qui cisèle ses variations (tours attitudes rapides soutenus, entrechats très dessinés et mains semblant chercher l’oxygène), semble totalement à la merci de sa Giselle heureusement bienveillante. La réconciliation est faite. Lorsqu’il disparaît dans sa tombe, le doux fantôme semble même tenter d’enfin donner sa main à l’amant repentant. Elle lui échappe pourtant une dernière fois. Albrecht-Hugo n’a plus que ses marguerites comme preuve tangible de son ultime rencontre avec l’être aimé.

En sortant du théâtre, on se dit qu’au fond, cette distribution de grande classe arrivait à point pour relancer notre dernière ligne droite de représentations du ballet romantique par excellence…

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Hannah O’Neill (Giselle) et Germain Louvet (Albrecht)

Mais retourner voir Giselle dès le lendemain était tout de même une gageure et on traînait un peu des pieds pour s’y rendre. Après une soirée où la salle était tellement enthousiaste, comment allait-on revenir à des étoiles-maison sans être déçu ? On va cependant encore une fois faire l’expérience d’une bonne surprise.

Germain Louvet, qu’on avait déjà vu aux côtés de Sae Eun Park, recompose entièrement son Albrecht  pour sa nouvelle partenaire Hannah O’Neill. Pour elle, il est un prince qui ne cherche pas spécialement à dissimuler ses origines. Lorsqu’il rencontre Giselle, il ne lui fait pas le petit coup d’épaule traditionnel à l’Opéra de Paris ; il la lui touche délicatement puis s’agenouille et lui fait un baise-main. Tout le badinage avec O’Neill est empreint de ces bonnes manières. La Giselle d’Hannah O’Neill n’apparaît pas à proprement parler naïve, au moins du point de vue social. Elle flirte sans arrière-pensée avec un jeune homme dont elle sait qu’il n’appartient pas à son monde. Elle sait refuser ses baisers avec une forme de grâce primesautière. Le petit jeu des bises de la main – piqué attitude est plein de vivacité. Les interactions d’O’Neill avec les paysans sont naturelles. On lui pardonne donc une diagonale sur pointe avortée qui ne l’empêche pas de rester dans son personnage.

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Antonio Conforti (Hilarion) et Hannah O’Neill (Giselle)

Du côté des seconds rôles, Antonio Conforti est un émouvant trouble-fête en Hilarion. Il accentue bien la pantomime tout en fixant toujours sa Giselle avec des yeux ardents et un désespoir poignant. Les deux vendangeurs sont des nouveaux venus dans le rôle. Saki Kuwabara et Rubens Simon dansent affilés ; leur prestesse les rend aigus comme une jolie gravure.

Au moment des révélations, la gravure tourne à l’eau forte. Giselle-Hannah ne prend pas la peine de dire à Bathilde « mais c’est lui mon fiancé ». Elle regarde figée d’horreur la pierre scintillante de la bague de la noble dame. Il ne lui avait pas tout dit ! Pourtant Albrecht-Germain ne fait à aucun moment planer le doute. Il se montre froid avec sa fiancée officielle. O’Neill rend très violent l’épisode de l’épée. Sa chute après la reprise des pas qu’elle dansait avec son amant en compagnie des paysans est très brusque. Le désespoir d’Hilarion, figé dans une pose finale contournée, presque expressionniste, est frappant. On a été captivé par ce premier acte.

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Roxane Stojanov (Myrtha)

À l’acte 2, l’attente de la réunion des deux héros est magistralement entretenue par la Myrtha de Roxane Stojanov dont la danse poétique a quelque chose de liquide comme le lac où elle va précipiter ses victimes. Ses bras en revanche, très fluides, semblent saluer un ciel étoilé. Le corps de ballet et les deux Willis orchestrent la montée dans la tension maléfique.

Hannah O’Neill fait une entrée très preste avec son tourbillon de sautillés. Dans sa première variation, ses fouettés arabesque sur plié très profonds, très nuageux, suspendent le temps. Pendant tout l’acte, les deux amants communiquent silencieusement, par la danse et par l’harmonie des lignes. C’est une romance sans paroles là où la veille on avait assisté à une conversation. Les équilibres sont beaux dans l’adage : dans son grand rond de jambe où elle s’enroule en attitude autour de son partenaire, Hannah O’Neill est tellement en apesanteur que Louvet n’a pas besoin de la soutenir. Albrechr-Germain trouve des accents héroïques dans ses variations. Il contrôle les  rapides pirouettes attitude en dehors au point d’avoir le temps de faire des mouvements de tête vers Giselle.

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Hannah O’Neill et Germain Louvet (saluts)

À la fin, Giselle-Hannah glisse lentement vers la tombe. Son amant essaye de saisir le bas du tutu qui lui échappe comme s’il s’agissait d’un nuage immatériel. Il se couche sur le socle de la croix à la manière de ces pleureuses de bronze qu’on voit sur les tombes chic du Père Lachaise avant de tracer à reculons un chemin de lys ; un ultime hommage à la belle disparue.

On ne regrette pas d’être venu.

Une reprise, vite !

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Cinderella au Royal Ballet : trois pantoufles à mon pied

Yuhui Choe, l'Eté © Tristram Kenton

Yuhui Choe, l’Eté © Tristram Kenton

Le Royal Ballet reprend la Cinderella d’Ashton après une éclipse de plus de dix ans. Au début du spectacle, on se pince : « je ne me souvenais pas du tout de cet aspect-là ». Et pour cause : c’est une nouvelle production ! Les décors, les lumières et les costumes ont été repensés (respectivement par Tom Pye, David Finn et Alexandra Byrne). Certains éléments – l’entêtante musique de Prokofiev, la chorégraphie de Sir Frederick – sont immuables. D’autres, qu’on pourrait croire nouveaux, sont en fait un retour à une tradition perdue : le rôle des deux sœurs de Cendrillon, que je ne croyais dansé que par des hommes, est sur cette série également interprété par des femmes.

La nouvelle production réussit un joli équilibre entre le féérique et le comique : les tenues des sœurs font sourire tout en restant un poil en deçà du « too much », les robes des Saisons, dans des tons acidulés, sont joliment évocatrices. Dès le début, les spots éclairant la salle plantent une atmosphère que, par la suite, les projections vidéo (dues à Finn Ross) feront varier au fil de l’intrigue. Surtout, chaque transformation du décor – notamment le délabrement, préludant à sa disparition, de la maison du père de Cendrillon – est un enchantement à la fois visuel et émotionnel. Le seul bémol qu’on apporterait serait l’escalier un peu trop Broadway de la scène finale.

À l’origine, j’avais prévu de ne voir que deux distributions : celle réunissant Yasmine Naghdi et Matthew Ball (remplaçant Cesar Corrales, 29 mars), puis Francesca Hayward et Alexander Campbell (30 mars). Il eut été trop bête, puisque j’étais encore sur place, de rater la matinée avec Marianela Nuñez et Vadim Muntagirov, le duo-vedette du Royal Ballet à l’heure actuelle (1er avril).

Un effet secondaire de cette triplette est que les coups d’archet de la valse trottent dans votre tête pendant une bonne semaine. En revanche, aucun sentiment de lassitude ne se développe au fil du parcours.

Est-ce à porter au crédit de la musique, de la chorégraphie, de la production ou de l’interprétation ? De leur combinaison réussie, sans doute. En tout cas, chaque ballerine apporte sa touche au personnage de Cendrillon : Mlle Naghdi à travers la précision ciselée de sa danse ; Mlle Hayward via une espiègle vivacité de mouvement ; et Mlle Nuñez par le moelleux de l’attaque, avec des montées et descentes de pointes délicieuses de douceur. Dans un rôle qui requiert moins la prouesse technique que le charme de la caractérisation, les trois danseuses sont quasiment à parité. Il en va presque de même pour les trois Princes (avec un petit avantage de prestance pour Vadream).

Yasmine Naghdi, Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Yasmine Naghdi, Photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Les trois couples racontent aussi la rencontre de l’âme-sœur, mais avec des accents légèrement différents : pour Naghdi-Ball comme pour Hayward-Campbell, c’est une découverte enchantée qui les révèle à eux-mêmes. Chacun de leur côté, Mlle Nuñez et damoiseau Muntagirov caractérisent adéquatement leur personnage, mais leur partenariat dégage tout de suite un tel sentiment de maîtrise que leur transformation à la fin du conte de fées est un tantinet moins marquée.

Le plaisir sans mélange qu’on éprouve à voir et revoir cette Cinderella tient, aussi, à l’attrait des autres rôles solistes ou semi-solistes. Dans sa composition actuelle, la compagnie a moins de mal à rassembler un pack de ballerines satisfaisant pour la Fée-marraine et les Saisons que ce n’est le cas pour l’ensemble des rôles de fée de Sleeping Beauty. Cependant, ce n’est pas tous les soirs l’extase (avec une notable baisse de régime le 30 mars).

Vadim Muntagirov et Marianela Nunez, photo Tristram Kenton

Vadim Muntagirov et Marianela Nunez, photo Tristram Kenton

Si l’on ne cite que les prestations marquantes, il faut d’abord saluer Yuhui Choe, qui dansait le rôle-titre il y a plus d’une décennie, mais n’a pas été promue Principal à temps, comme on aurait cru. En Été, elle danse languide de sueur (29 mars, on croit voir les gouttes perler de son visage) et en Automne, se fait coupante comme le vent (1er avril). Ashley Dean (29), Sae Maeda (30) et Anna Rose O’Sullivan (1er) incarnent délicatement le Printemps. Pour l’hiver, la palme de la présence glaçante revient à Mayara Magri (1er avril).

Cette dernière apporte aussi une rondeur enveloppante et maternelle au rôle de la Fée-marraine (29). Par contraste, Annette Buvoli (30) et Fumi Kaneko (1er), plus altières, font l’effet de grandes dames par hasard pourvues d’une baguette magique. Dans le rôle du Fou, Liam Boswell (30) et Taisuke Nakao (1er) convainquent davantage que Joonhyuk Jun (29), dont les bras et l’emballement paraissent plus mécaniques qu’organiques.

Et puis il y a la prestation des deux demi-sœurs de Cendrillon. Le duo est aussi comique que chorégraphique, et requiert des trésors de coordination, aussi bien dans les mimiques que dans les figures. La pantomime ayant été allégée de ses aspects les plus camp, les interprètes trouvent facilement le bon équilibre : on n’attendait pas Luca Acri (petite sœur timide) et Thomas Whitehead (grande sœur exubérante) dans le rôle, et pourtant ils sont hilarants (29). De même pour Christina Arestis (l’écrasante) et Kristen McNally (l’écrasée), qui ont à la fois une tête – ça aide à la caractérisation sous perruque enlaidissante et chapeau envahissant – et un solide sens comique (30 mars). Mais le premier avril, c’est Gary Avis qui vole résolument la vedette à son acolyte (toujours Luca Acri), avec des inventions et des ajouts à la drôlerie inénarrable, jusqu’au rideau final.

Gary Avis et Luca Acri, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

Gary Avis et Luca Acri, photo Tristram Kenton, courtesy of ROH

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Diamond Celebration: le Royal conjugué à tous les temps

Représentations des 16 et 19 novembre (matinée) 2022, Royal Opera House

Marianela Nunez et Reece Clarke (Diamonds), Photo by Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Marianela Nunez et Reece Clarke (Diamonds), Photo by Andrej Uspenski, courtesy of ROH

J’avais tellement envie de sortir mes socquettes à paillettes que j’ai pris des places pour la Diamond Celebration quasiment les yeux fermés. Il serait bien temps de voir si le climat s’y prêtait (la réponse est non), et de comprendre ce qu’on pouvait bien célébrer. Je croyais vaguement qu’il s’agissait de la charte qui confère à la compagnie son royal adjectif. Mais ce document est un peu plus ancien : on commémore en fait les 60 ans de la création des Friends of the Royal Opera House.

En échange de leur contribution annuelle, qui aide à financer les nouvelles créations, les Friends bénéficient d’une priorité d’achat avant la mise en vente des places au public. L’engouement pour le programme a été tel qu’avec mon niveau intermédiaire de membership, je n’ai pu obtenir aucune place en dessous du balcony (alors qu’en règle générale je peux rafler tout ce que je veux au parterre).

Ne croyez pas que les posh seats aient été réservés aux huiles institutionnelles : l’assistance à l’orchestre n’avait rien de particulièrement chic. Non, ce sont apparemment les Amis les plus motivés qui ont rempli la salle (et j’en sais qui sont « premium» pour prendre des places debout). Comment dire la particularité et la force du lien qui lie les Friends à leur maison d’Opéra ? À Paris, nous en sommes aux antipodes, avec une association censée promouvoir – comme c’est glacial – le « Rayonnement » de la Grande boutique… Nous sommes liés à l’Opéra de Paris d’un amour vache et exigeant, alors que la relation des Friends à leur compagnie, aux danseurs, à la direction et aux créations qu’elle propose est à la fois confiant et bon enfant.

C’est donc ce lien que met en scène la Diamond Celebration, avec force citations de Friends de toutes les générations placardées sur écran en ouverture ou en interlude. Les deux premières parties du programme forment clairement un arc entre le passé, le présent et peut-être le futur du Royal Ballet.

Cela débute avec l’ouverture puis le pas de deux dit de Fanny Elssler de La Fille mal gardée d’Ashton (1960) : peut-être saisis par le trac, ou parce ce qu’ils veulent trop prouver, Anna Rose O’Sullivan et Alexander Campbell peinent à convaincre au soir de la première. Lors de la matinée du 19, Meaghan Grace Hinkis et Luca Acri charment en revanche par leur naturel (elle m’a fait penser, par son côté petite toujours sur le rebond, à ce que Muriel Zusperreguy donnait dans le rôle de Lise).

Vient ensuite le pas de deux de la chambre de la Manon de MacMillan (1974), interprété par Akane Takada et Calvin Richardson, qui parviennent en quelques minutes à faire croire à l’intimité de leur relation (elle surprend notamment par la liberté de ses épaulements).

On continue d’avancer dans le temps avec Qualia (2003), une des premières créations in situ de Wayne McGregor, chorégraphe en résidence au Royal Ballet depuis 2006. Certains critiques reprochent à MacMillan d’avoir fait passer le pas de deux de la métaphore à la trivialité. Si tel est le cas, McGregor radicalise le mouvement : avec Manon nous étions dans le pré ou le post-coïtal, avec Qualia, qui fourmille d’emboîtements renversés, nous assistons clairement à l’acte (en sous-vêtements blancs).

Tout le style McGregor – mouvements de cou, hyperextensions, compacité des postures, virtuosité sur place – est déjà présent dans cette démonstration-programme par Melissa Hamilton et le musculeux Lukas B. Brændsrød, qui tente de lever la jambe aussi haut qu’Edward Watson, ce qui lui fait crisper les épaules. À sa décharge, notons que le zigue doit aussi réussir un passage-écart avec une ballerine dans les bras.

Matthew Ball, James Hay, Marcelino Sambé, Vadim Muntagirov (For Four) Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Matthew Ball, James Hay, Marcelino Sambé, Vadim Muntagirov (For Four) Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

L’entrée au répertoire du Royal Ballet de For Four (2006) de Christopher Wheeldon ferme la première partie du spectacle (il est Associé artistique de la compagnie depuis 2012). La pièce est réglée sur le 2e mouvement du quatuor La Jeune Fille et la Mort de Schubert, un choix curieux – on ne connaît pas morceau plus tragique et poignant – pour une chorégraphie mettant à l’honneur la technique masculine. Il faut renoncer à toute tension dramatique : les quatre danseurs (Matthew Ball – que je reconnais même en ombre chinoise –, James Hay, Vadim Muntagirov et Marcelino Sambé) se passent très amicalement le relais, et tout – couleurs, enchaînements, rythme – tire vers la joliesse.

For Four, créé pour la tournée des Kings of Dance, ne fait pas dans le démonstratif : au contraire, Wheeldon semble avoir eu à cœur de construire une virtuosité délicate, délibérément précieuse. Mais en apprenant qu’elle a été créée pour Angel Corella, Ethan Stiefel, Johan Kobborg et Nikolay Tsiskaridze, on ne peut s’empêcher de penser que la pièce était conçue pour des interprétations contrastées. Ici, on devine à la seconde vision que la partie dansée par James Hay fait signe vers Bournonville (mais Johan Kobborg lui donnait sans doute un relief plus ciselé). Ici, ce qui frappe est au contraire l’homogénéité de style des quatre danseurs. Ainsi l’appropriation de For Four par le Royal Ballet change-t-elle peut-être le sens de la pièce : non plus quatre voix qui s’accordent, mais une unité qui s’affirme.

Après un premier entracte, place au présent-futur de la compagnie, à travers quatre commandes. La première est confiée à Joseph Toonga (« Chorégraphe émergent » du Royal Ballet depuis 2021), dont les intentions (See Us !! avec deux points d’acclamation) et la gestuelle hip hop (poing levé, regard défiant, attitudes de battle chorégraphique) sont si frontales et prévisibles qu’on tourne vite en rond.

Anna Rose O'Sullivan et William Bracewell (Dispatch Duet). Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Anna Rose O’Sullivan et William Bracewell (Dispatch Duet). Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Dispatch Duet, de la chorégraphe américaine Pam Tanowitz, est une drôle de pépite : vêtus tous deux d’un curieux short à pans lâches qui fait jupette dans les pirouettes, Anna Rose O’Sullivan et William Bracewell incarnent des danseurs un rien mécaniques, comme sortis d’une  boîte à jouets. Leur pas de deux, parsemé de discrètes références (à Diamonds, entre autres), décale les figures classiques d’un petit chouïa : c’est trop peu pour qu’on ne les reconnaisse pas, et assez pour être drôle. L’affinité avec l’humour de Cunningham (sauts inattendus, ralentissements, retournements)  saute aux yeux. La pièce, relativement peu applaudie, est pourtant jubilatoire.

La création suivante nous replonge dans l’univers des dessous chics. Vêtue d’une nuisette fendue très haut, Natalia Ossipova et Steven McRae, en slip et chemise transparente assez peu zippée pour laisser voir les pecs et le nombril, dansent une soupe à la guimauve (Concerto pour deux, chorégraphie de Benoit Swan Pouffer, musique de Saint-Preux). On se croirait dans une émission de variétés de la télévision russe (ne manquent que les spots tournants).

Yasmine Naghdi / Prima. Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Yasmine Naghdi / Prima. Photo Andrej Uspenski, courtesy of ROH

Prima, création du First Soloist Valentino Zucchetti, achève la deuxième partie du spectacle. En miroir de la pièce de Wheeldon, la pièce démarre en rétro-éclairage et réunit quatre ballerines (Yasmine Naghdi – que je reconnais même en ombre chinoise – Fumi Kaneko, Francesca Hayward et Mayara Magri), sur le dernier mouvement  (Molto moderato e maestoso, Allegro non troppo), du 3e concerto pour violon et orchestre de Saint-Saëns (pour une durée similaire à celle de For Four). Les interprètes font, elles aussi, une démonstration de style uniforme. Seules les robes improbables (dues à Roxsanda Ilinčić) différencient clairement les unes des autres. Cela passe gentiment, mais tout est au même rythme, et ça ne ralentit jamais. Le coup de pied final des filles a de l’esprit.

Clou de la soirée, Diamonds (1967) est illuminé par Marianela Nuňez, reine de l’adage, accompagnée de Reece Clarke, grand, propre et attentif (déjouant tous mes plans, la distribution de la matinée du samedi est la même que celle de mercredi soir). Le corps de ballet féminin se montre plus libéré et lyrique lors de la deuxième représentation. Mlle Nuňez étire les lignes comme personne, et raconte une histoire à chaque phrase. On pense immanquablement à son Odette. Lors de la pose finale, quand son partenaire tombe à genoux pour lui baiser la main, elle réussit à donner l’idée de la surprise. Lors du finale, elle navigue entre Petipa et jazz, et joue à plaisir de l’épuisante accumulation de figures composées par Balanchine. À certains moments, elle semble nous dire : « Vous en voulez encore ? Je vous le donne ».

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Romeo & Juliet : les temps qui changent

© 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

© 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

J’ai changé de pantoufles ! Il y a quelques années, j’étais plus familier du Roméo and Juliet de MacMillan (pilier du répertoire du Royal Ballet depuis des décennies) que du Roméo et Juliette de Noureev (dansé à l’Opéra de Paris mais aussi à l’English National Ballet). À présent, c’est l’inverse, et la comparaison ne tourne pas à l’avantage de la production de Sir Kenneth, qui frappe par son caractère unidimensionnel (où sont le destin, la mort, les fantômes ?). Les scènes de genre et de groupe, notamment, s’avèrent le plus souvent frustrantes, avec plus de pantomime, plus d’escrime, moins de truculence, et une chorégraphie bien pauvre pour le corps de ballet (et même simplette quand les couples sautillent deux par deux en dodelinant de la tête). Il y a aussi l’opposition éculée entre honnêtes femmes et filles de joie en cheveux, marotte lassante et obsessionnelle des productions MacMillan. La version Noureev n’a pas que des qualités, mais la narration y est plus riche et plus tendue, et le drame vous y prend aux tripes à bien d’autres occasions que les pas de deux.
Mais la diversité des productions est autant un risque qu’une joie : pour rien au monde, l’amateur globe-trotteur ne voudrait voir la même chose partout. Et puis, après presque deux ans sans mettre un pied en Angleterre, je n’étais pas d’humeur à bouder mes retrouvailles avec les danseurs de la compagnie royale britannique. L’idée d’origine était de découvrir les petits jeunes Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan dans les rôles-titres, mais aussi – l’occasion faisant le larron – de revoir les vétérans que sont à présent Marianela Nuñez et Federico Bonelli.

Federico Bonelli as Romeo and Marianela Nuñez as Juliet in Romeo and Juliet ©2021 ROH. Photograph by Andrej Uspenski (5)

Romeo & Juliet. Federico Bonelli (Romeo) et Marianela Nuñez (Juliet) ©2021 ROH. Photograph by Andrej Uspenski

Est-on en train d’assister à un passage de relais entre générations ? Dans l’esprit de la direction, sans doute : c’est la distribution « petits jeunes » qui fait l’objet d’une captation (en diffusion mondiale le 14 février au cinéma, si vous trouvez qu’un double-suicide est une bonne idée pour la Saint-Valentin). Par ailleurs, Federico Bonelli, 44 ans aux prunes, prendra bientôt la direction artistique du Northern Balletet Kevin O’Hare, directeur du Royal Ballet, précise en préambule que la représentation à laquelle on va assister sera son dernier Roméo (représentation du 1er février).
L’âge commence à se voir, non pas dans le visage, toujours étonnamment naïf et frais, mais dans les sauts, moins élastiques que ceux de ses acolytes Mercutio (Luca Acri) et Benvolio (Téo Dubreuil). De son côté, Marianela Nuñez (qui fêtera bientôt ses 40 ans) affiche une forme étonnante (au début de la scène du balcon, elle dévale les escaliers sans prudence et saute de la 4e marche) ; elle fait preuve d’une musicalité sans pareille, et reste aussi crédible que son partenaire en adolescente amoureuse.
L’affection sans mélange que je porte à ces deux interprètes tient à la richesse des émotions qui irradient de leur être dansant : ils ne transmettent pas un sentiment, ils vous font – au-delà ou en-deçà des mots, c’est ça qui est si beau – toute une phrase. Cette faculté enrichit particulièrement la Juliet de Mlle Nu ez, dont le désespoir touche à la fureur lors du pas de deux de séparation d’avec Roméo (acte III), et dont, ensuite, l’attitude face à Pâris (Lukas B. Brændsrød) et à son père (Gary Avis, toujours impeccable) prend des accents de rébellion viscérale. De la sortie de l’enfance à la mort, la ballerine parcourt tout l’arc de l’amour-passion.

Anna Rose O'Sullivan as Juliet and Marcelino Sambé as Romeo in Romeo and Juliet, The Royal Ballet © 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

Romeo and Juliet. Anna Rose O’Sullivan (Juliet) et Marcelino Sambé (Romeo) © 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

Anna Rose O’Sullivan, nouvelle Principal du Royal Ballet (elle a été promue à l’automne dernier) fait aussi montre d’une large palette expressive. Il y a des danseuses dont le visage est beau mais immobile (clic-clac photo, émotion zéro), et celles dont la frimousse a de la personnalité. Mlle O’Sullivan est dans la seconde catégorie (en un regard, mon cœur est pris). Sa danse a un touché à la fois velouté et transparent (si ses jambes étaient un pinceau, elles dessineraient de l’aquarelle).
Marcelino Sambé a, pour sa part, d’insolentes facilités saltatoires et giratoires, mais pas seulement : lors de la scène à la mandoline – celle où Roméo s’incruste dans la danse de six jeunes filles –, il tisse une délicate dentelle, négociant avec style les péripéties de la chorégraphie (tours en attitude-devant qui passent en attitude-derrière) : sa séduction passe en contrebande. Le partenariat du couple est déjà éprouvé (quoique moins fluide que celui de Nuñez-Bonelli), on se laisse emporter (représentation du 3 février).
Pour sa distribution filmée, le Royal Ballet a mis clairement toutes les chances de son côté : James Hay (Mercutio) et Leo Dixon (Benvolio) composent avec le danseur principal un joli trio ; lors de la scène finale de Mercutio, Hay donne le change assez longtemps avant de s’effondrer (Luca Acri, le 1er février, était trop vite mourant, même si la version MacMillan ne joue pas autant de l’effet de surprise que celle de Noureev). Pour le rôle de Lady Capulet, la palme de la pleureuse qui vous tord les boyaux revient cependant à Christina Arestis lors de la soirée non filmée.

Roméo & Juliet au cinéma (le 14 février & à d’autres dates)

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Liam Scarlett (1986-2021)

Frankenstein - La solitude de la Créature (Steven McRae) - Photo Andrej Uspenski (C) ROH 2016

Frankenstein – La solitude de la Créature (Steven McRae) – Photo Andrej Uspenski (C) ROH 2016

Quels souvenirs laissera Liam Scarlett, chorégraphe britannique disparu vendredi dernier, à l’âge de 35 ans ?

En compulsant mes archives, je m’aperçois que j’ai dû le voir pour la première fois en décembre 2009, dans la danse russe de Nutcracker, qu’il interprétait aux côtés de Tristan Dyer ; en mars 2010, il était de la petite troupe de la danse à la mandoline du Romeo and Juliet de McMillan, aux côtés de Sergei Polunin, Fernando Montaño, Ludovic Ondiviela, Jonathan Watkins et Paul Kay ; en octobre, il figurait, avec Erico Montes, Andrej Uspenski et Dawid Trzensimiech, parmi les soldats en arrière-fond de Winter Dreams, également de McMillan. Et en novembre, il incarnait le maître de ballet – d’une façon très pince-sans-rire – de la Cinderella de Frederick Ashton.

Parmi ses camarades de l’époque, certains ont percé, d’autres non. Lui était déjà sur d’autres rails : depuis 2005, il avait créé, sur de petites scènes annexes où le Royal Ballet teste ses nouveaux talents, une demi-douzaine de pièces. Et il allait bientôt commencer à chorégraphier pour la grande salle, avec Asphodel Meadows (novembre 2010 ; la Prairie d’Asphodèle est l’endroit où, selon la mythologie grecque, séjournent les âmes des morts).

Scarlett était clairement un bébé du Royal Ballet, et certaines de ses créations s’inscrivaient directement dans la lignée de McMillan, avec lequel il partageait une certaine noirceur d’inspiration. Par exemple, Sweet Violets (2012), ballet assez touffu autour du mythe de Jack L’Éventreur, cumulait pas de deux à forte charge érotique et sursaturation narrative (deux traits assez saillants dans Mayerling).  Hansel et Gretel, ballet de chambre créé dans la petite salle en sous-sol du Linbury (2013), conservait la structure du conte de Grimm (Hansel, Gretel, deux parents, une forêt, une sorcière), en extrayait tout le noir subconscient, et le transformait en film d’horreur.

Mais le chorégraphe avait aussi un style propre, dense,  à fleur de peau. Une qualité indissociable de ses choix musicaux. Scarlett aimait le piano, qu’il a mis au centre de ses créations non narratives, avec le double concerto de Poulenc pour Asphodel Meadows, le trio élégiaque de Rachmaninov dans Sweet Violets et le concerto pour piano n°1 de Lowel Lierbermann pour Viscera (2012).

Dans cette dernière pièce – commande d’Edward Villella pour le Miami City Ballet – Scarlett fait fond, une fois encore, sur le lyrisme de l’instrument. La tonalité reste sombre et changeante, comme dans Asphodel Meadows. On songe aussi au Concerto de MacMillan (1966), pour la structure tripartite, les académiques unis et le fond lumineux. Mais Scarlett, exploitant aussi les qualités d’attaque et de vélocité du Miami City Ballet, fait du dernier mouvement un perpetuum mobile digne des finales balanchiniens : un tourbillon énergique dont on n’entrevoit ni ne souhaite l’épuisement.

À Londres, ses créations sont faites sur-mesure pour les interprètes dont il connaît par cœur les points forts : la rapidité du bas de jambe et la flexibilité du haut du corps de Laura Morera, le sens de l’adage de Marianela Nuñez, l’expressivité de Federico Bonelli. Ce dernier est très intense dans The Age of anxiety  (2014, dans le cadre de l’année Bernstein), sorte de Fancy free version gloomy, dont le meilleur moment est une fête alcoolisée où chacun perd le contrôle. Sarah Lamb, en célibataire new-yorkaise tout droit sortie d’un tableau d’Edward Hopper, y était aussi inoubliable.

Dans Frankenstein (2016), le chorégraphe concentre le propos sur la solitude du créateur et l’humanité malheureuse de la créature, mais les scènes pour le corps de ballet frappent par leur aspect conventionnel et répétitif. C’est aussi le point faible – notamment à l’acte I – de sa production de Swan Lake (2018), qui remplace quand même avantageusement celle, usée jusqu’à la corde, d’Anthony Dowell.

Par rapport à d’autres créateurs néoclassiques des années 2010, comme Millepied, Dawson ou Peck, Liam Scarlett fait moins de la complexité des partenariats un  but en soi, et il n’oublie pas de créer une arche narrative dans l’adage. Voyant Hummingbird (2014, San Francisco Ballet), l’ami Cléopold trouvait à la chorégraphie des qualités de « construction, transition et circulation » qu’il peinait à percevoir chez les titulaires de l’école purement américaine du ballet.

Si j’ai aligné tant de noms dans ces souvenirs, c’est que je voudrais qu’ils entourent le mort comme d’un chaud manteau, tenter de conjurer par quelques pauvres mots l’insupportable d’un départ si précoce, et placer l’accent sur les créations plutôt que sur les allégations qui ont fait du chorégraphe un paria aussi vite qu’il était devenu une star du Royal Ballet (à l’inverse de ce qu’ont fait, vite et mal, tous les journaux qui ont simplement repris une dépêche AFP au cours du weekend).

Même si sa famille a souhaité garder secrètes les circonstances de la mort du chorégraphe, elle intervient tout juste après que le ballet du Danemark a annoncé la déprogrammation de son Frankenstein, initialement prévu pour 2022, en raison d’allégations d’inconduite envers son personnel entre 2018 et 2019, et on ne peut s’empêcher de supposer que Liam Scarlett l’a reçue comme une condamnation sans appel.

Dans le ballet Frankenstein, justement, une scène montrait un comportement de meute à l’égard d’un des personnages. Et c’était aussi glaçant que l’attitude d’institutions qui se dédouanent aujourd’hui, dans une logique de bouc-émissaire, de n’avoir rien vu hier.

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Les Balletos-d’or 2019-2020

Avouons que nous avons hésité. Depuis quelques semaines, certains nous suggéraient de renoncer à décerner les Balletos d’Or 2019-2020. À quoi bon ?, disaient-ils, alors qu’il y a d’autres sujets plus pressants – au choix, le sort du ballet à la rentrée prochaine, la prise de muscle inconsidérée chez certains danseurs, ou comment assortir son masque et sa robe… Que nenni, avons-nous répondu ! Aujourd’hui comme hier, et en dépit d’une saison-croupion, la danse et nos prix sont essentiels au redressement spirituel de la nation.

Ministère de la Création franche

Prix Création « Fiat Lux » : Thierry Malandain (La Pastorale)

Prix Zen : William Forsythe (A Quiet Evening of Dance)

Prix Résurrection : Ninette de Valois (Coppelia)

 Prix Plouf ! : Body and Soul de Crystal Pite, un ballet sur la pente descendante.

 Prix Allo Maman Bobo : le sous-texte doloriste de « Degas-Danse » (Ballet de l’Opéra de Paris au musée d’Orsay)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration: Gregory Dean (Blixen , Ballet royal du Danemark)

Prix Fusion : Natalia de Froberville, le meilleur de l’école russe et un zest d’école française dans Suite en Blanc de Lifar (Toulouse)

Prix Plénitude artistique : Marianela Nuñez (Sleeping Beauty, Swan Lake)

Prix les Doigts dans le Nez : le corps de ballet de l’Opéra dans la chorégraphie intriquée de Noureev (Raymonda)

Ministère de la Place sans visibilité

Par décret spécial, le ministère englobe cette année les performances en ligne.

Prix Minutes suspendues : Les 56 vidéos cinéphiliques d’Olivia Lindon pendant le confinement

Prix du montage minuté : Jérémy Leydier, la vidéo du 1er mai du Ballet du Capitole.

Prix La Liberté c’est dans ta tête : Nicolas Rombaut et ses aColocOlytes Emportés par l’hymne à l’Amour

Prix Willis 2.0 : Les filles de l’Australian Ballet assument leur Corps En Tine

Prix Le Spectacle au Quotidien : les danseurs du Mikhailovsky revisitent le grand répertoire dans leur cuisine, leur salle de bain, leur rond-point, etc.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Lionne blessée : Amandine Albisson dans la Folie de Giselle

Prix Sirène en mal d’Amour : Ludmila Pagliero, mystérieuse danseuse du thème russe de Sérénade

Prix bête de scène : Adam Cooper, Lermontov à fleur de peau dans le Red Shoes de Matthew Bourne (New Adventures in Pictures, Saddler’s Wells)

Prix SyndicaCygne  : Le corps de Ballet féminin de l’opéra sur le parvis du théâtre pour une entrée des cygnes impeccable par temps de grève.

Prix Gerbilles altruistes : Philippe Solano et Tiphaine Prevost. Classes, variations, challenges ; ou comment tourner sa frustration du confinement en services à la personne. Un grand merci.

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix Tendresse : Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio (Giselle)

Prix Gender Fluid : Calvin Richardson (violoncelle objet-agissant dans The Cellist de Cathy Martson)

Prix Le Prince que nous adorons : Vadim Muntagirov (Swan Lake)

Prix L’Hilarion que nous choisissons : Audric Bezard

Prix Blondeur : Silas Henriksen et Grete Sofie N. Nybakken (Anna Karenina, Christian Spuck)

Prix Vamp : Caroline Osmont dans le 3e Thème des Quatre Tempéraments (soirée Balanchine)

Prix intensité : Julie Charlet et Davit Galstyan dans Les Mirages de Serge Lifar (Toulouse)

Prix un regard et ça repart : Hugo Marchand galvanise Dorothée Gilbert dans Raymonda

Prix Less is More : Stéphane Bullion dans Abderam (Raymonda)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Disette : la prochaine saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Famine : la chorégraphie d’Alessio Silvestrin pour At The Hawk’s Well de  Hiroshi Sugimoto (Opéra de Paris)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Rubber Ducky : Les costumes et les concepts jouet de bain ridicules de At the Hawk’s Well (Rick Owens).

Prix Toupet : Marc-Emmanuel Zanoli, inénarrable barbier-perruquier dans Cendrillon (Ballet de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de l’Écarté : Pierre Lacotte (dont la création Le Rouge et le Noir est reportée aux calendes grecques)

Prix Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? Vello Pähn perd l’orchestre de l’Opéra de Paris (Tchaïkovski / Bach) pendant la série Georges Balanchine.

Prix Essaye encore une fois : les Adieux d’Eleonora Abbagnato

Prix de l’éclipse : Hervé Moreau

Prix Disparue dans la Covid-Crisis : Aurélie Dupont

Prix À quoi sers-tu en fait ? : Aurélie Dupont

Commentaires fermés sur Les Balletos-d’or 2019-2020

par | 4 août 2020 · 7 h 39 min

Swan Lake à Londres: lyrique à fendre les pierres

Swan Lake, chorégraphie Marius Petipa/ Lev Ivanov, chorégraphies additionnelles Liam Scarlett/Frederick Ashton, musique Tchaïkovski, décors John MacFarlane, Royal Opera House, représentation du 5 mars 2020

Était-il besoin d’affronter les frimas londoniens pour revoir le Lac des cygnes à Covent Garden en ce début mars ? Peut-être pas, car la production Scarlett, vue lors de sa création en 2018, ne mérite pas de fréquents déplacements. Mais deux fois oui, si l’on songe que la première représentation de cette reprise – qui attire les caméras et met tout le public sur son 31 – réunissait Marianela Nuñez et Vadim Muntagirov dans les rôles principaux.

Le début du premier acte, à la construction bien trop militaire, et peuplé de figures passe-partout au kilomètre, échoue à donner chair dansée à la montée d’exaltation musicale qui étreint tout auditeur de la valse.  Par la suite, le pas de trois est dansé par Benno – Marcelino Sambé, qui sacrifie un peu la propreté des pas de liaison à la suspension des sauts – en compagnie des deux petites sœurs de Siegfried, incarnées par Mayara Magri et Fumi Kaneko, dont la joliesse survit même à une robe à faux-cul. Sommé de se marier à l’occasion de son anniversaire, Siegfried promène un peu son spleen et danse enfin vraiment, tandis que les grilles du château laissent place à un décor lacustre et rocailleux. C’est là que Vadim Muntagirov régale le public d’explosives sissonnes sans élan : voilà un prince qui promet.

Et voici qu’arrive l’Odette de Marianela Nuñez, cygne qui s’égoutte et sanglote en même temps. La ballerine, sans doute au pic de sa maturité artistique, allie de manière remarquable la vivacité de mouvement et la douceur. Elle sait accélérer pour mieux allonger le temps, et le peupler d’intentions justes et maîtrisées. Durant l’adage, chaque développé précédant les tours fouettés dans les bras de son partenaire est donné avec une couleur différente. Surtout, Odette lâche la tête en arrière pendant les tours. Cette discrète prouesse soulève une myriade d’interprétations : l’oiseau s’abandonne-t-il de confiance ? la princesse prépare-t-elle son envol ? la ballerine, forte de son partenaire de rêve, fermerait-elle les yeux ? Quand la maîtrise technique se met à ce point au service du sens, l’émotion monte en spirale, et l’imagination du spectateur s’emballe.

Quand débute l’acte noir, on se dit qu’on ne saurait monter plus haut, et l’on est détrompé : l’Odile de Marianela Nuñez est comme une métamorphose. La danseuse, si lyrique avant l’entracte, est cette fois un prodige de rouerie carnassière. Les bras, animés d’un mouvement de protection dans l’acte blanc, sont ici pleinement conquérants. Les regards d’Odile ne s’adressent pas seulement à Siegfried : elle mystifie tous les participants du bal, de la reine aux courtisans, en passant par les invités. Pour la première fois, le solo du cygne noir m’a fait l’effet d’être une méditation sur la maîtrise. Comme si Odile, à ce moment-là, confirmait son pouvoir sur l’auditoire. Même impression lors des fouettés, qui sont comme la manifestation jubilatoire d’une tromperie universellement victorieuse. Lors de la diagonale de sautillés arabesque qui met fin à la coda, la ballerine, de tout son corps avançant, dit à Siegfried : « je vais te dévorer », mais recule à son approche, clamant : « pas toi !». Ce qui, en la circonstance, est mérité pour le prince-benêt, mais injuste pour le danseur, dont la prestation frise la perfection – notamment lors d’une enthousiasmante série de six double-tours en l’air.

(c) Bill Cooper, courtesy of ROH

(c) Bill Cooper, courtesy of ROH

Après un deuxième entracte – je me suis passé la tête sous l’eau pour me calmer – revoici Odette, toujours merveilleusement expressive : on croit l’entendre dire : « oui, je te pardonne, mais tout est fichu ». Tout ça avec un lyrisme à faire pleurer les pierres.

Parmi les défauts de la production Scarlett, on passera par pertes et profits la séquence des quatre princesses qui font du gringue à Siegfried, mais ça tombe à plat (et ça ne nous fait rien : dans le genre, Matthew Bourne en son Swan Lake fait diablement plus sexy). En revanche, j’ai cette fois vu du sens à la fin de l’œuvre, que la plupart des commentateurs trouvent platement anti-climax (la ballerine se jette du haut d’un rocher, Siegfried tombe longuement dans les pommes, quasiment jusqu’à la fin, avant de se relever pour repêcher la princesse morte, mais rendue à sa forme humaine) : puisque son amour est condamné, la reine se sacrifie pour libérer tous les cygnes du sortilège de Rothbart. Et les cygnes se rebellent : la séquence musicalement la plus intense de la partition n’est pas l’occasion d’une bataille entre Odette/Siegfried/Rothbart (qui a eu lieu avant), mais d’une furieuse agitation des volatiles.

(c) Bill Cooper, courtesy of ROH

(c) Bill Cooper, courtesy of ROH

(c) Bill Cooper, courtesy of ROH

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The Sleeping Beauty à Londres : On ne naît pas femme…

The Sleeping Beauty. Royal Ballet. Royal Opera House. Matinée du 11 décembre 2020. Marianela Núñez et Vadim Muntagirov.

Pour cette production de Sleeping Beauty (La Belle au bois dormant), au Royal Ballet, on est résolument dans « l’historique ». Le ballet a été remonté avec les décors originaux d’Oliver Messel en 2006 avant que les costumes ne soient aussi réintroduits aux alentours de 2012 à la demande expresse de Monica Mason, précédente directrice de la compagnie. Dans les espaces publics du Royal Opera House, deux des costumes originaux des fées datant de 1946 sont exposés dans des vitrines. Ils sont un plaisir des yeux ; et on est surpris de ne pas trouver leurs descendants actuels plus éblouissants portés par les danseuses d’aujourd’hui sur la scène du Royal Opera House. Doit-on incriminer l’éloignement qui fait disparaître les détails, les matériaux actuels plus légers qui n’ont pas la même tenue ou les éclairages modernes, plus stridents, qui ne font pas de cadeau non plus aux architectures baroques de toiles peintes ? Il n’empêche, cette production, déjà vue plusieurs fois au cours de la dernière décennie, a ses qualités. La scène du panorama, avec ses toiles mouvantes (latéralement et verticalement) tandis que la nacelle de la Fée lilas avance sur le plateau, est un bel hommage à celui voulu jadis par Diaghilev et dessiné par Léon Bakst pour la production historique de 1921. La chorégraphie elle-même est un composite des différentes versions qui se sont succédé depuis la création de cette Belle par la compagnie du Sadler’s Wells de Ninette de Valois. Il y a quelques coupures musicales pour éviter les longueurs, et on remarque une très jolie valse aux arceaux pour l’acte 1, sans marmots, mais avec des rondes et des groupes formant des dessins au sol d’une belle clarté.

The Sleeping Beauty. The Royal Ballet. Photographie Bill Cooper.

Pour autant, la principale raison de ma venue était la présence dans les rôles principaux de Marianela Núñez (Aurore) aux côtés de Vadim Muntagirov (le prince Florimond). Comme c’est la Belle au Bois dormant, il faut bien sûr attendre un peu avant de découvrir les étoiles de la représentation.

Le sextet des fées se déroule donc avec des fortunes diverses. On goûte tout particulièrement la façon dont Yuhui Choe caresse ses avant-bras de la main et le sol de sa pointe de velours dans la fée de la fontaine de cristal (fleur de farine à l’origine), la prestesse d’Isabella Gasparini dans la fée chant d’oiseau (canari) et l’autorité tout en moelleux d’Anne Rose O’Sullivan dans la fée de la Treille dorée (fée violente connue aussi comme fée aux doigts). Hélas, Claire Calvert, qui remplaçait Melissa Hamilton, était pour cette matinée faible de la cheville en fée de la Clairière (fée miette de pains qui comporte de redoutable sautillés sur pointe avec passages en attitude et temps de flèche). Gina Storm-Jensen, la fée Lilas, nous a paru hélas en mal d’autorité scénique et technique. Dans sa variation, elle décochait ses arabesques avec brusquerie et semblait ne pas savoir quoi faire de ses longs bras. En face d’elle, dans le rôle mimé de Carabosse, Elizabeth McGorian faisait feu de tout bois au milieu de ses énergiques rats (aux manèges de coupés-jetés roboratifs qui nous consolent d’un groupe de cavaliers des fées occasionnellement poussifs). Faussement charmante et vipérine avec la reine et le roi (Bennet Gartside, étonnamment insipide et comme désengagé), McGorian connaît sa partition sur le bout des doigts.

À l’acte 1, l’entrée de l’Aurore de Marianela Núñez récompense une longue attente .  La Belle nous gratifie de petits jetés en attitude comme suspendus et voyageant verticalement en l’air (l’excitation juvénile de la présentation à la Cour) avant d’enchaîner un adage à la rose naturel et sans afféterie. Marianela-Aurore, princesse aussi bonne que belle, gratifie chacun de ses quatre princes d’un regard personnalisé après qu’ils lui ont fait exécuter les célèbres promenades en attitude suivies d’un équilibre. Charmante, Aurore-Núñez jette aussi comme une dernière rose sous forme d’une œillade complice à son public conquis. Dans la coda qui précède la piqûre de quenouille, la ballerine exécute des renversés éblouissants, avec une grande liberté de la ligne du cou, qui expriment l’exaltation presque exacerbée de la jeune fille et peut-être, un brin d’imprudence qui lui font baisser la garde devant Carabosse, tapie dans l’ombre et attendant son heure. C’est captivant…

The Sleeping Beauty. The Royal Ballet. Florimund : Vadim Muntagirov. Photographie, Bill Cooper.

Lors de l’acte 2, cent ans plus tard dans le livret et vingt minutes d’entracte dans la réalité, Vadim Muntagirov ne fait pas nécessairement une entrée impressionnante dans sa veste rouge. C’est un gentil garçon, voilà tout. Le potentiel princier ne se révèle que lorsqu’il danse enfin la variation d’Ashton sur la sarabande extraite de l’acte 3. On reste fasciné par la ligne étirée de l’arabesque dans les tours avec main sur le front. Ce trop court solo plante la nature élégiaque du prince de Muntagirov. Cette pureté de ligne, cette nature introspective du danseur, sied bien aux qualités de Marianela Núñez dans la scène du rêve au milieu des nymphes. Les piqués-arabesque de la danseuse, très suspendus, sont suivis d’accélérations dans les jetés en tournant de fuite. Dans les courts instants de pas de deux, Aurore a des regards d’extase. Assisterait-on d’ores et déjà à l’éveil de la féminité d’Aurore ?

À l’acte 3, les festivités du mariage de nos deux héros de l’acte 2, au milieu de l’assemblée des contes de fée, offrent leur lot de plaisirs et de déceptions. Un joli trio de Florestan et ses sœurs (les pierres précieuses), très en accord dans la dynamique et la rapidité du mouvement – David Donnely, Isabella Gasparini et Mariko Sasaki – nous tient en haleine. Le pas de deux de l’Oiseau bleu paraît plus déséquilibré : la princesse Florine, Mayara Magri, est l’oiseau tandis que Cesar Corrales enchaîne les brisés de volée avec la régularité et la poésie d’un métronome. Le chat botté et sa chatte blanche, passage qui dans la version anglaise est très tiré vers la pantomime, est bien enlevé par Kevin Emerton et Mica Bradburry.

Pour le grand pas de deux, Florimond-Muntagirov reste un prince d’une grande juvénilité. Sa variation est enlevée avec brio, élégance et modestie. Mais Aurore-Núñez est passée dans une tout autre dimension ; supérieure. Continuant son portrait de la maturation, du petit coup de menton à la fin du bel adage jusqu’à sa variation pleine d’un charme presque voluptueux, elle semble nous dire qu’Aurore est devenue reine en même temps que femme.

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