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Compte-rendus de spectacles en France et hors de France.

A Biarritz, Concours de jeunes chorégraphes #4 : convergences

A Biarritz, à la Gare de Midi, en ce dimanche de juin où le ciel était d’humeur chafouine, se tenait la finale de la quatrième édition du concours de jeunes chorégraphes de ballet, organisé par le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux et le Centre Chorégraphique National Malandain Ballet Biarritz. Ce concours, avec pour les lauréats l’opportunité de remporter des résidences de création au Ballet de Bordeaux, au Ballet du Rhin et, cette année, au Ballett X de Schwerin en Allemagne ou encore d’obtenir des bourses (dont le très généreux prix de « Biarritz / Caisse des dépôts » : 15000€) est une occasion de tester le pouls de la création d’expression classique au sens large.

Finale Concours de Jeunes Chorégraphes de Ballet #4 © photo Olivier Houeix OHX_7272-2

Finale Concours de Jeunes Chorégraphes de Ballet #4 © photo Olivier Houeix

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Comme pour la troisième édition, il y a deux ans, on remarque et on apprécie le beau sens de la composition dont font preuve les finalistes. Toute cette jeune génération sait, sur ces pièces d’un peu plus d’une dizaine de minutes, pour 4 à 6 danseurs, organiser des entrées et des sorties de scène de manière fluide et créer des effets de masse mouvante avec leurs interprètes. C’est le cas par exemple pour la pièce du Suisse Benoît Favre (Prix du Public : 3000€), 30 ans, Second Nature où les trois couples, qui apparaissent d’abord dans une position statuaire très Rodin, les filles juchées sur l’épaule de leur partenaire, se retrouvent à un moment agglutinés en une sorte de magma mouvant ; une image assez efficace.

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Second Nature. Benoit Favre. Photographie Olivier Houeix.

Dans la pièce du Duo Créatif, réunissant la Tchèque Vera Kvarcakova et le Français Jérémy Galdeano, qui obtient le prix des professionnels (5000€) et la résidence 2024-2025 au CCN – Ballet de l’Opéra national du Rhin, Blíz, on apprécie particulièrement un moment où deux groupes de trois danseurs se lovent les uns sur les autres de part et d’autres d’un carré lumineux projeté au sol. Pour le reste la gestuelle employée est assez conforme à celle déjà observée chez Benoît Favre. Les finalistes utilisent tous une technique « post classique » héritée des expérimentations de William Forsythe dans les années 90 et du lyrisme sombre et acrobatique de Jiri Kylian durant la même période.

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Bliz. Le Duo créatif (Vera Kvarcakova – Jeremy Galdeano). Photographie Olivier Houeix.

Les six danseurs et danseuses en short bardés de cuir de Blíz développent une chorégraphie aux décentrements forsythiens, dansent parfois sur les genoux, oscillent entre souple liane (gracieux ports de bras)  et ballet mécanique à force de brusques changements de position. Le glissé au sol, l’alternance ou la juxtaposition de danses exécutées au ralenti ou très rapidement, les portés « astronaute » (où le partenaire semble flotter sans destination apparente) sont de mise. On remarque aussi une tendance issue de la danse contemporaine à demander aux danseurs de fixer leurs yeux dans le public pour briser la distance.

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Overload. Manoela Gonçalves.Photographie Olivier Houeix.

La  mouture 2024 du concours s’est également montrée particulièrement « à la pointe ». Trois des pièces présentées intégraient des interprètes qui utilisaient la technique des pointes, si attachée au ballet classique. A chaque fois, ces artistes se mélangeaient à d’autres sur demi-pointe : volonté d’opposition de techniques ou difficulté à trouver des professionnels assez avancés dans cette pratique ? Dans Overload, une pièce où les quatre danseurs adoptent des postures anxieuses, Manoela Gonçalves, récipiendaire du Prix jeune public et du Prix ville de Biarritz – Caisse des dépôts oppose une fille en noir sur pointes à une autre sur demi-pointes. La grammaire de la pointe nous semble un peu limitée. La jeune chorégraphe fait faire des piétinés et de lentes promenades arabesque à son interprète. C’est peu ou prou le même vocabulaire de base qu’emploie le très jeune Lasse Graubner, 24 ans, dans I am lost to the world, même s’il se propose courageusement de dégenrer la pointe en faisant danser un garçon au très beau cou de pied et au beau lyrisme. Sa pièce n’est pas sans promesses. Il fait rentrer une fille en nuisette qui marche très naturellement, le dos un peu voûté bien qu’elle porte des chaussons de pointe. Dommage que son ballet tombe à la fin dans ce lyrisme un peu grandiloquent qu’appellent souvent les lieder de Mahler qu’il utilise (le chorégraphe est aussi danseur à Hambourg chez Neumeier, passionné par ce compositeur).

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I am lost to the world. Lasse Graubner. Photographie Olivier Houeix.

Pour périlleux qu’il soit, le choix de Lasse Graubner d’utiliser Mahler était presque rafraichissant tant les autres concurrents usaient et abusaient des montages sonores à base de musique en ostinato et voix off. Ana Isabel Casqhuilho, la gagnante de la Résidence de création à Bordeaux, réunit un peu toutes les tendances observées pendant cette après-midi de découverte chorégraphique. A deriva, dansé notamment par une interprète sur pointes faisant face à une collègue sur demi, développant une belle gestuelle fluide, toute en oscillations des bras et du buste et prompte à la démonstration de la laxité de l’ensemble des interprètes, se pose sur une partition à mouvement perpétuel entrecoupée par la récitation en voix off d’extraits de la Déclaration universelle des droit de l’Homme de 1948.

On se demandera ce que ces beaux corps sanglés de coquets costumes rosés  ont à voir avec ce texte emblématique ainsi qu’avec la déclaration d’intentions du programme parlant d’émotion commune en dépit des différences extérieures.

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A deriva. Ana Isabel Casquilho. Photographie Olivier Houeix.

La déconnexion de la plupart des créations observées avec leur glose de programme nous a paru assez flagrante à l’exception peut-être du ballet de l’Italienne Lucia Giarratana, If you hold him close, you hear soft sweet sounds, qui colle à son sujet. Quatre gaillards en blanc adoptent une gestuelle mécanique, faite d’oscillations brusque du chef au son d’une machine à écrire remplaçant l’ordinateur qui, nous dit une voix off, « is broken ». La chorégraphie mécanique sait montrer également une certaine fluidité. Les danseurs semblent actionner les départs de mouvements de leurs partenaires. Le groupe ressemble parfois à des clusters qui cherchent à se recomposer dans le bon ordre pendant un reboot informatique.

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If you hold him close, you hear soft sweet sounds. Lucia Giarratana. Photographie Olivier Houeix.

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Le palmarès est annoncé après le visionnage de l’aimable film à  Dive, malin et arty, inspiré de la pièce Art de Yasmina Reza et du bleu d’Yves Klein, que Sophie Laplane, lauréate du prix du public et des professionnels il y a deux ans, a réalisé avec les danseurs du Scottish Ballet.

On souhaite à tous les participants une carrière fructueuse lorsqu’ils auront inventé, à force de créations pour des compagnies d’expression classique qui se font hélas de plus en rares, un univers personnel libéré des conventions et automatismes héritées de leur formation.

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Au Théâtre de la Ville. Ink : Les Nuits de Dimitris

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Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

Ink de Dimitris Papaioannou, Théâtre de la Ville, mercredi 15 mai, 2024.

C’est à une nuit d’encre tourmentée comme un test de Rorschach que nous convie le très en vogue chorégraphe Dimitri Papaioannou de noir vétu qui, à la fois  scénographe et manipulateur de son propre onirisme tempétueux, active obsessionnellement devant nous une heure durant  tous les ressorts de ses orages intérieurs.

De ses tuyaux il fait jaillir des geysers de pluie qui inonde le plateau du Théâtre de la Ville et vient agiter un fin voile noir qui ceint de façon circulaire un univers qui tient tout autant du bloc opératoire façon Dexter qu’aux sombres marécages de la Nuit du Chasseur.

A ces tuyaux, telle une hydre serpentant négligemment sur scène, il adjoint pour filer la métaphore une pieuvre morte, objet à la fois de répulsion et aux dires du programme symbole sexuel que soit il promène avec lui, enferme dans un bocal ou balance comme une serpillière sur les parties génitales du jeune Horn Suka, seul autre interprète de  Ink. Celui-ci apparaît en deuxième rampant nu comme un ver sous un tapis de scène d’une transparence opaque, comme surgi des fantasmes du personnage de Papaioannou, grand maître de cérémonie éjaculatoire ou bien né des forces de ce déluge à l’instar de la créature de Frankenstein animé par celles de l’électricité.  Ink, encre, qui renvoie évidemment à la création picturale ou littéraire,  nous colle froidement en présence d’une façon d’homme objet, Adam d’un dieu, comme tous les dieux, arbitraire, cruel ou caressant ou comme il apparaît ici joujou pour daddy un rien sadique face au reflet de son ancienne jeunesse, mi mentor mi médusé devant son bel éphèbe tour à tour sublimé, aimé, martyrisé à renfort d’images homoérotiques au goût de déjà vu, parfois néanmoins somptueuses comme ce baiser volé en apesanteur dont l’exécution fait retenir son souffle.  Il faut à cet égard saluer d’une part  la virtuosité, l’endurance et la présence de Horn, interprète de cette apparition à la fois tout en muscles et désincarné et d’autre part la niaque quasi rageuse de Papaioannou à faire exister à l’orée de ses soixante ans cette œuvre entre chorégraphie (mince), théâtre et installation contemporaine. Niaque, culot, voire hubris tant l’exhibition décousue de ses fantasmes, qui passeraient aujourd’hui pour douteuse fût-ce une femme au lieu d’un éphèbe, peut sembler  présomptueuse en tant que sujet de l’œuvre. Reste une pièce empreinte d’un sens âpre et rude du grandiose, maitrisée singulièrement de bout en bout par un Papaioannou homme orchestre à la fois acteur et machiniste de cette hétérotopie furieuse regorgeante d’images, fixées sur la rétine à l’encre indélébile certaines, des nuits de Dimitris.

François Fargue.

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Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

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Au Ballet du Capitole de Toulouse : le Chant et la Terre

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et Nathalia de Froberville. Photographie David Herrero.

Le Chant de la Terre (Gustav Mahler/John Neumeier). Ballet du Capitole. Musiciens de l’Orchestre national du Capitole. Anaïk Morel (mezzo soprano) et Airam Hernandez (Ténor). Représentations du 20 et 21 avril 2024.

On était curieux de voir quelle signification Le Chant de la Terre de John Neumeier allait prendre sur d’autres corps que ceux des danseurs du ballet de l’Opéra et dans l’écrin plus intime du théâtre du Capitole. En 2015, l’œuvre ne nous était pas apparue comme étant du meilleur cru du maître de Hambourg. Elle n’a, à ce jour, pas été reprise par la Grande boutique, son lieu de création. Parmi les créations de Neumeier pour l’Opéra, on aurait préféré revoir sur les danseurs du Capitole sa Sylvia (1997) ou encore son Magnificat (1987).

Le Chant de la Terre est pourtant un authentique ballet de Neumeier. On y reconnaît son goût pour l’allégorie alternant pas d’école et gestuelle plus contemporaine comme dans Magnificat. On retrouve également son penchant panthéiste : le corps de ballet en costumes épurés du Chant de la Terre, trois couples de demi-solistes et huit autres couples, fait penser à la théorie de sylphes qui, dans Sylvia, sert à la fois de décor mouvant et de double émotionnel aux solistes. Mais on fait face aussi, ce qu’on apprécie moins, à une tendance psychologisante très béjartienne dans les soli, à grands renforts de ports de bras s’ouvrant en soleil ou se repliant en origami sur les visages comme dans Waslaw (également au répertoire du ballet du Capitole) ou dans Parzival. Au début de la pièce, la danseuse principale regarde dans la salle et met un doigt sur la bouche comme pour dire « chut ». Le danseur principal cache la moitié de son visage avec la main un peu comme dans le Sacre de Maurice Béjart…

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Au soir du 20 avril, avec la première distribution, c’est surtout l’aspect ésotérique, mystérieux et l’esthétique est-orientale de la partition de Gustav Mahler qui ressortent. Le Chant de la Terre, œuvre hybride entre la symphonie et le cycle de lieder pour orchestre, à la structure surprenante (le dernier des six chants dure la moitié du temps complet de l’œuvre) est en effet créé sur des poèmes du lettré chinois du VIIIe siècle après Jésus-Christ Li-Taï-Po. On y parle entre autres de Pavillons en bord de lac, de fleurs de lotus, d’ivresse et de rencontres nocturnes.

La mise en scène épurée, conçue par le chorégraphe lui-même, est constituée d’un grand mur de fond de scène doré, percé d’une structure circulaire rotative, de rideaux translucides et d’une plate-forme inclinée, montée sur roulette, couverte d’une fausse pelouse d’un vert intense. On y reconnait l’influence de l’esthétique zen de Bob Wilson. Une section du sixième mouvement s’y rattache particulièrement : le corps de ballet regroupé en fond de scène à jardin figure une forme de chœur antique. Un garçon est au sol, la soliste principale  se tient à cour dans une position très géométrique tandis que le danseur principal, au centre du plateau, se tient de profil, immobile, à la manière d’un kouros archaïque. Voilà pour le tableau vivant. De manière récurrente, le danseur principal se voit convier à une sorte de cérémonie du thé, présenté dans de petits bols de porcelaine fine. Voilà pour l’impression d’Asie. On y prend parfois plaisir. La première servante n’est autre que la très belle Kayo Nakazato, à la fois élégante et dense. Elle fait ses promenades sur pointe avec une sérénité imperturbable.

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Alexandre De Oliveira Ferreira et Kayo Nakazato. Photographie David Herrero.

On voit durant cette soirée de très jolies choses. Durant le premier tableau, sur « Chanson à boire de la douleur et de la terre », le corps de ballet évolue en masse serrée tout en effectuant des enchaînements extrêmement techniques, à base de sauts et de battements. Dans la troisième partie, sur le mouvement « De la Jeunesse », on apprécie particulièrement le duo formé par Nina Queiroz et Aleksa Zikic dans une chorégraphie qui multiplie jetés, pirouettes et gargouillades. Durant le quatrième mouvement « De la Beauté », on se délecte aussi de la parade d’amour des garçons menés par le très solaire Alexandre De Oliveira Ferreira, second soliste masculin dans ce ballet.

Ces moments dynamiques offrent une respiration après de nombreux passages réflexifs où les danseurs se déplacent en marches glissées ralenties en faisant des ports de bras sémaphoriques. Car dans son Chant de la Terre, John Neumeier a intégré beaucoup – trop ? – de passages dans le silence comme cette scène d’ouverture de plus de dix minutes avant que ne retentissent les accents fiévreux du premier mouvement. Pour cette première revoyure, on ne peut s’empêcher de se demander si tous ces silences ne sont pas un expédient pour rallonger la sauce et porter cet opus musical de ses  55 minutes initiales à l’heure et demie attendue d’une soirée de ballet. La dynamique de la partition, comme en 2015, nous paraît mise à mal.

On est portant séduit par les trois danseurs principaux. En jeune homme, Ramiro Gómez Samón épouse avec bonheur les accents méditatifs de la chorégraphie de Neumeier et de la partition de Mahler. Sa danse fluide et son joli phrasé font merveille dans ses nombreux solos et dans le dernier pas de deux avec sa partenaire, Natalia de Froberville. L’étoile féminine de la compagnie, avec ses belles lignes étirées à l’extrême, incarne une sorte de déesse, à la présente abstraite et énigmatique. De son côté Alexandre De Oliveira Ferreira, avec son énergie concentrée et presque nerveuse, s’offre en contraste avec son alter ego masculin.

L’ensemble du ballet nous parait néanmoins flottant et abscons. Quel rapport lie vraiment les trois principaux ? Que représentent-ils ? Le Rêve, l’Action, la Terre ?

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.

Dans la plaquette du Ballet du Capitole, John Neumeier raconte qu’il a attendu trente ans avant de chorégraphier Le Chant de la Terre tant il avait été marqué par le ballet de Kenneth MacMillan sur cette même partition et tant il craignait d’être influencé par ce chef-d’œuvre. Mais en sortant le premier soir du théâtre du Capitole, on se demandait franchement si Neumeier n’avait pas créé avec ce ballet une version inutilement étirée du Chant du compagnon errant de Maurice Béjart.

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Philippe Solano et Nina Queiroz. Photographie David Herrero.

Le 21, en matinée, l’impression est toute autre. Philippe Solano, juché en position christique sur le plan incliné, ne médite pas. Il semble, dans son immobilité même en proie à une indicible angoisse. Lorsqu’il bouge enfin, il semble glisser de la plateforme contre son gré et cherche désespérément à se raccrocher. Dans le courant du ballet, à chaque fois qu’il montera sur la crête de ce promontoire, on s’imaginera qu’il se tient au bord d’un précipice. Puis apparaît Kleber Rebello derrière la structure. Et on est soudain cueilli par l’extraordinaire gémellité des deux danseurs : sensiblement de même taille, très bruns, le visage aux traits réguliers de statue grecque classique et une façon de présenter la danse à la fois musculeuse et facile. À la réflexion, on se dit que cette recherche des jumeaux est également un thème propre à Neumeier qui a aimé présenter dans ses ballets autour de la personnalité de Nijinsky une démultiplication du personnage principal surtout effective quand les frères Bubeniček les interprétaient dans sa compagnie.

Ici, Solano danse clairement avec son double. Et toute une narration se crée. À un moment, Rebello court sur la rampe et semble vouloir se jeter dans le vide. Solano le rattrape puis l’étreint. On est bien face à un cheminement de vie, à un parcours d’acceptation. Plus que l’esthétique du Chant de la Terre, ce qui est alors convoqué ici, c’est le Spleen même que ressentait Gustav Mahler lorsqu’il a créé sa partition en 1908 : il venait de perdre sa fille et la direction musicale de l’Opéra de Vienne.

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Kleber Rebello et Philippe Solano. Photographie David Herrero.

La divinité incarnée par Nina Queiroz, plus terrienne que sa prédécesseure, est aussi plus charnelle et maternelle (notamment pendant le pas de deux du second mouvement). Il y a quelque chose de consolateur dans toutes ses interventions. On sent que l’enjeu qui attend le jeune homme (ou sa psyché) est de créer une harmonie entre son corps (Rebello) et son âme (Queiroz). Tous les épisodes semblent prendre du sens dans ce cheminement. Le pas de deux  entre la fille en rouge (Nancy Obadelston, très déliée) et son partenaire (Simon Catonnet) devient une évocation des jours heureux de l’existence en présence de divinités féminines (Liam Sanchez Casto, douce Hébé en bleu et Marlene Fuerte, sensuelle Venus en rouge) que contemplerait le héros. Le quatrième mouvement, très dionysiaque, aborderait les excès de la vie.

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Philippe Solano et Nina Queiroz. Photographie David Herrero.

On réalise tout à coup, avec Philippe Solano, que le danseur principal ne quitte jamais la scène. Ceci ne nous avait pas marqué la veille et encore moins en 2015 avec les étoiles de l’Opéra. Spectateur intense, Solano est présent même lorsqu’il est apparemment immobile.

La scène finale voit ce parcours intérieur s’achever, après un passage d’angoisse et de doute symbolisé par un corps de ballet vêtu de noir. L’harmonie retrouvée entre le héros et son corps (la pose où le jeune homme est accroché comme un anneau à son partenaire, le buste penché en grande seconde) et son âme (ce moment où le danseur pose sa tête et ses bras écartés sur le dos de sa partenaire en fendu quatrième) est très émouvante.

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Tout cela n’est bien sûr que le récit personnel que je me suis fait en tant que spectateur. Au moment de la création, John Neumeier disait qu’il saurait peut-être dans vingt ans la signification de sa création. Les danseurs ont sans doute eu un autre scenario dans la tête mais ils nous ont offert une trame suffisamment solide pour qu’on y projette notre ressenti.

Que de talent au Ballet du Capitole !

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Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Philippe Solano et Kleber Rebello. Photographie David Herrero.

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MacMillan Celebrated: du pour mémoire au mémorable

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Londres, Royal Opera House, soirée du 20 mars 2024

Dans une saison du Royal Ballet dominée par les reprises, le programme MacMillan Celebrated était l’occasion de découvrir quelques raretés de Sir Kenneth. La maison londonienne ayant le respect de l’archive chevillé au corps, la soirée débute avec Danses concertantes, une des premières créations d’ampleur du chorégraphe (pour la troupe du Sadler’s Wells en 1955), et sa première collaboration avec un tout jeune Nicholas Georgiadis.

C’est aussi la première fois que MacMillan règle son ballet sur une musique de Stravinsky, dont il a décidé de rendre visibles tous les piquants. Sans en omettre un seul : poignets cassés, index pointés, mouvements de tête réglés au millimètre sur la plus petite inflexion de l’orchestre, la chorégraphie est une horlogerie de précision dont les interprètes s’acquittent avec application. Un peu trop, sans doute, mais comment faire autrement ?

Par certains sauts et décentrements, cette pièce a l’intérêt de laisser entrevoir ce que MacMillan fera plus tard ; il y a près de 70 ans, elle a sans doute séduit par son côté brillant, jazzy et coloré. Aujourd’hui, cette manière d’illustrer la musique par le mouvement paraît scolaire, et l’ensemble fait plus criard qu’inspiré. Les danseurs, affublés d’un bonnet frangé en feutre noir, et dont le haut du crâne est surmonté de figurines qui ressemblent à des pièces d’échec, sont à peine reconnaissables. Les figures géométriques dessinées sur les justaucorps aux couleurs vives ajoutent à l’aspect expérimental de l’ensemble. Marches, pas de deux, pas de trois, solos brillants  s’enchaînent sans qu’une once de sensualité ne vienne adoucir l’empesé. Les interprètes – dont Vadim Muntagirov et Isabella Gasparini, remplaçant Anne Rose O’Sullivan, blessée – font ce qu’ils peuvent pour donner vie à cette pièce de musée.

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Heureusement, Different Drummer (1984) est d’une autre farine : le titre est emprunté au Walden de Thoreau (“If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music he hears, however measured or far away.”), mais l’histoire est celle du Woyzeck de Buchner. Le ballet n’utilise pas la partition de l’opéra de Berg, mais la Passacaille pour orchestre de Webern et La Nuit transfigurée de Schoenberg : judicieux choix qui situe l’ambiance à mi-chemin entre l’expressionnisme et le néoromantisme.

Pour vous donner un idée, Different Drummer c’est, en termes de névrose, Mayerling sans le tralala, et pour ce qui est des violences faites aux femmes, The Judas Tree sans les percussions. Le récit, mené de manière fragmentaire mais très lisible, sait utiliser les lignes, lyriques et poignantes, des cordes, pour suivre les tourments aussi bien du soldat humilié (Marcelino Sambé) que de sa compagne Marie (Francesca Hayward). On ne s’attendait pas à être si ému par les deux interprètes : le premier, que les Parisiens découvrent ces jours-ci dans le rôle plus riant de Colas, se fait pantin tour à tour résigné, désarticulé ou meurtrier ; la seconde se montre également bouleversante en madone prolétaire et sacrifiée. Son personnage est identifié à Marie-Madeleine, et la chorégraphie convoque une figure christique ; l’émotion qui étreint tout le long du ballet tient au sadisme des personnages secondaires – le capitaine, le médecin, le tambour-major prédateur sexuel, incarné par Francisco Serrano,  – mais aussi à la présence amicale et désolée de Frans (Benjamin Ella), seul ami de Woyzeck. Qu’il s’agisse des soldats en armes traversant la scène à grands sauts, ou de la scène de beuverie – avec femmes en cheveux et hommes au visage caché par un masque à gaz –, les interventions du corps de ballet sont moins anecdotiques que dans bien des ballets en trois actes de MacMillan, et contribuent à la tension dramatique.

La réussite de cette reprise tient sans doute au soin qui a été apporté à la transmission aux interprètes des rôles principaux, assurée par Alessandra Ferri, qui était de la distribution d’origine, et par Edward Watson, qui a dansé Woyzeck lors de la dernière série de Different Drummer en 2008. Le même phénomène de passation de relais est visible dans Requiem, pièce plus fréquemment reprise, toujours austère et poignante, et aussi bien servie par des interprètes dès longtemps familières de l’œuvre (Lauren Cuthbertson, Melissa Hamilton) que par leurs homologues plus jeunes (Matthew Ball, Joseph Sissens, Lukas B. Brændsrød).

©2024 Tristram Kenton ROH

©2024 Tristram Kenton ROH

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La Strada: l’émotion en suspension

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Sadlers’ Wells Theatre, Londres, Soirée du 25 janvier 2024.

Pour se préparer à découvrir la création de La Strada, ballet commandé par Alina Cojocaru à la chorégraphe Natália Horečná, fallait-il revoir le film de Fellini ou bien se fier à sa mémoire ? À force d’hésiter, je n’en ai regardé que la moitié (la précarité de la 4G dès qu’on passe sous la Manche ayant beaucoup contribué à ce non-choix) : c’était assez pour sangloter deux fois, et se demander comment ferait la production pour étirer sur 100 mn de ballet les maigrelets thèmes musicaux du film. La réponse, qu’on trouve dans le programme, tombe sous le sens : on a pioché dans d’autres créations de Nino Rota (pour le cinéma ou non, pour Fellini ou pas).

Les ritournelles tire-larmes de La Strada, utilisées lors de rares moments-clefs, n’en ont que plus d’impact. Autre différence, attendue, avec le film : la gestuelle de Gelsomina est tout sauf pataude, mais la chorégraphe – qui définit son style comme du « néoclassique sale » (‘dirty neoclassicism’) – a inventé pour son interprète de constants passages du cygne au canard, et réciproquement. Pointe tendue en dehors, pieds flexes en dedans : Alina Cojocaru joue à la perfection de ces ruptures de style, composant un personnage gracieusement innocent, naïvement maladroit, immédiatement attachant, et superlativement aérien.

Alina Cojocaru, Marc Jubete et David Rodriguez © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru, Marc Jubete et David Rodriguez © Andrej Uspenski

Gelsomina, gamine maltraitée vendue au forain Zampanó, ne sait pas voir le mal, et se réfugie souvent dans son monde intérieur. Dans ces moments, elle danse avec deux « anges » (Marc Jubete et David Rodriguez) dont les bras permettent des portés qui sont autant d’envolées irréelles. Zampanó dansera aussi avec eux, preuve qu’il n’est pas que brutalité (le synopsis en fait un personnage plus limité que mauvais) : Mick Zeni, ancien danseur de la Scala de Milan, laisse percer par instants le cœur derrière la carcasse ; mais c’est clairement Il Matto, fildefériste lunaire, qui séduit la donzelle (et l’assistance) : c’est Johan Kobborg, dont la batterie cristalline et la légèreté de chat laissent bouche bée.

À bientôt 52 ans, le danseur formé à l’école Bournonville est dans une forme miraculeuse : il se joue des difficultés comme d’un parcours de marelle fait sans y penser. Il Matto multiplie niches et agaceries à l’encontre de Zampanó, et la chorégraphie fait son miel du contraste physique entre les deux interprètes (l’un musclé, l’autre élancé). Comme de juste, un pas de trois montre Gelsomina tiraillée entre deux présences corporelles et sensuelles aux antipodes.

Alina Cojocaru, Mick Zeni et Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru, Mick Zeni et Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Le premier acte, qui démarre par un flash-back (Zampanó se demande ce qu’il est advenu de Gelsomina), pose et enchaîne les éléments du drame (la relation Gelsomina-Zampanó, l’univers du cirque, l’éveil qu’apporte Il Matto, la jalousie du forain-briseur-de-chaînes) sans aucun temps mort. L’adage avant l’entracte émeut aux larmes : Gelsomina s’approche d’Il Matto et pose sa main sur son dos ; il est comme électrisé par son toucher. Le partenariat entre Alina Cojocaru et Johan Kobborg est d’une délicatesse ciselée au millimètre. Pendant toute sa carrière, et particulièrement dans les pas de deux, la ballerine a souvent fait preuve d’une hardiesse technique assez grisante pour le spectateur ; dans La Strada, elle abandonne toute prudence durant certains échanges avec Zeni-Zampanó ou les anges. Mais les échanges avec Il Matto-Kobborg sont colorés d’une qualité d’abandon inédite : cette Gelsomina est si entière qu’elle donne son cœur pour ne plus le reprendre. On peine à imaginer une autre interprète qu’Alina Cojocaru pour le personnage : son regard profond, les arêtes du visage, rendent criantes toutes les émotions de la jeune femme.

Après une première partie très réussie (qui laisse aussi pointer la magie du cirque, mais aussi la mélancolie des circassiens avant que les lumière s’allument), la seconde partie est paradoxalement moins dense : une fois perpétré l’assassinat d’Il Matto par Zampanó, l’intensité dramatique et musicale de certains passages baisse de plusieurs crans. Il faut bien faire danser le corps de ballet (ou, pour le dire autrement, Alina ne peut pas danser tout le temps).

Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Johan Kobborg © Andrej Uspenski

On ne passe pas un mauvais moment (les six danseurs sont très bons, la chorégraphie, jamais bateau, est bien troussée), et on retrouve par éclats de jolies séquences. Ainsi, dans un émouvant pas de cinq, Gelsomina apparaît comme brisée-détraquée par la mort d’Il Matto (le partenariat se partage entre ce dernier, le forain et les deux anges). Autre moment fort, le dernier tour de piste d’Il Matto (comme chacun sait, dans l’univers du ballet, même mort, on danse encore), durant lequel Kobborg fait mine, avec une narquoise élégance, de ne pas savoir terminer ses tours à la seconde. Le jeu de lumières de la scène finale est aussi fort émouvant.

Otto Bubeniček a inventé des décors qui servent l’histoire, et contribuent à l’enchantement. Mais pour la seconde partie du spectacle, l’ancien danseur, également responsable des costumes, a curieusement décidé de faire porter à Alina Cojocaru un justaucorps blanc au dos échancré qui la fait ressembler à une sirène satinée. C’est bizarre et ne cadre en rien avec le personnage de Gelsomina, aussi sublimée par la douleur et la mort soit-elle. Même quand elle repasse sa petite robe par-dessus, il faut faire un effort pour ne pas voir cette tenue académique, et cela nuit à l’émotion.

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

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Timekeepers à Zurich: Fréquences et transes

Soirée du 21 janvier 2024.

Que devient le Ballett Zürich, piloté depuis cette saison 2023/2024 par Cathy Martson, après plus de dix années sous la direction de Christian Spuck ? Sans attendre les créations de la chorégraphe d’origine britannique – notamment, en mars, la reprise de The Cellist, créé par le Royal Ballet en mars 2020, et qui fait preuve d’une prenante inventivité narrative – on était curieux de découvrir ses talents de « curation », comme on dit en franglais. Le programme Timekeepers (titre que toute appli automatique traduira en un hideux « Chronométreurs », alors que, Suisse oblige, il faudrait plutôt le rendre par « Garde-temps »), en donnait l’occasion.

For Hedy (Shelby Williams) (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

For Hedy (Shelby Williams) (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Le fil rouge apparent de la soirée est musical : les trois œuvres qui s’enchaînent, dansées par le Ballet Zürich mais aussi son Junior Ballet, sont réglées sur des créations des années 1920 : le Ballet mécanique de Georges Antheil (dans une version à un piano et huit haut-parleurs), Rhapsody in Blue de George Gershwin (dans une réduction à deux pianos), et les Noces de Stravinsky (au grand complet dans l’instrumentation de 1923 à quatre pianos et percussions).

Hedy Lamarr était à la fois une actrice glamour et une inventrice. Si vous avez connu la grande époque du cinéma muet et visité sa tombe au Zentralfriedhof de Vienne, vous le savez déjà (et aussi, plus probablement, si vous avez lu les Culottées de Pénélope Bagieu). Comme l’un de ses brevets les plus tardivement célèbres a été déposé conjointement avec Antheil, lui aussi passionné de transmission par sauts de fréquences (j’ai rien compris mais c’est utilisé pour le wifi), convoquer le Ballet mécanique pour For Hedy fait sens. C’est en tout cas ce qu’a dû se dire Meryl Tankard, dont la création sonne comme un portrait-hommage de la femme fatale aux multiples inventions.

La star – à qui Shelby Williams prête son visage anguleux –, apparaît en ouvrant le rideau de scène, et fait littéralement son show : en longue robe noire et hauts talons, elle prend des poses étudiées, déploie son art de plaire dans une gestuelle surannée, mais personnelle. Puis, bientôt, c’est le chaos – à la fois musical et scénique. La musique, brutaliste, d’Antheil sursature l’espace, à quoi fait écho la profusion dansée par le corps de ballet, d’où émergent (sans doute en écho aux six mariages et nombreuses conquêtes de la belle) six musculeuses figures masculines en marcel, pantalon noir et chaussures de ville. La séduction opère aussi de ce côté, avec des poses ostentatoires, sauts impressionnants, et portés expressifs. L’explosivité en petite batterie étonne et ébaubit – on y remarque notamment la présence, la rapidité et l’expressivité de Jorge García Pérez.

Par sa construction visuelle et sonore, la pièce penche clairement vers l’expérimental  – on pense aux créations avant-gardistes, dont les chorégraphies sont pour l’essentiel perdues, des Ballets suédois – mais la danse nous mène en terrain plus connu. Ce n’est pas que Bausch (dont la chorégraphe a été une des interprètes), ce n’est pas que néoclassique : Meryl Tankard a un style ; elle arrive à placer de la sensualité dans les interstices d’une partition délibérément mécanique, via un petit déhanché de-ci de-là, ou en faisant chalouper les corps, non au rythme du piano tout près et très sonore, mais avec les vibrations des sirènes au loin. La fin de la pièce ménage de poignants tombés-relevés de l’ensemble des protagonistes. On en reste groggy.

Rhapsody - L'unisson final - (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Rhapsody – L’unisson final – (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Après ce coup de poing initial, Rhapsody, de Mthuthuzeli November laisse une impression forcément moins puissante. De facture plus classique, la pièce utilise joliment un dispositif de cadres coulissants, qui, une fois déployés en paravent, donnent l’illusion d’une traversée de miroir pour les interprètes (le décor est de Magda Willi). Le chorégraphe d’origine sud-africaine se fond dans l’ambiance jazzy de la partition ; même avec deux pianistes – Robert Kolinsky et Tomas Dratva – à la place d’un orchestre, Gershwin swingue en diable (n’essayez pas de prononcer ça chez vous).

Rhapsody parle d’amour et d’ouverture (déchiffré-je après-coup dans le programme), mais une découverte naïve  donne l’impression d’une (ré)partition assez marquée entre tutti masculins (très saillants, on dirait mezzo forte en musique) et féminins (plus en demi-teinte). Ce n’est que vers la seconde moitié, quand la musique délaisse Gershwin au profit d’une rythmique saccadée (créée par le chorégraphe) que les danseuses ont l’occasion de démontrer leur virtuosité via des tas d’entrechats sur pointes, mais avec une gestuelle brutale aux bras (un peu trop à mon goût). Le duo féminin qui suit ce passage, réunissant Nehanda Péguillan et Dores André, est plus intrigant. Au final, garçons et filles se rejoignent dans une vibration à l’unisson.

L’ambiance urbaine de Rhapsody fait écho à celle de For Hedy. Le sens du collectif, le tremblement – aussi bien tribal que tripal –, font signe vers la troisième pièce de la soirée.

Les Noces de Bronislawa Nijinska ont fêté leurs 100 ans l’année dernière. Comme pour les autres pièces de Timekeepers, et faute de feuille de distribution détaillée, on n’identifie pas à coup sûr les interprètes. Mais ce n’est pas gênant. Au contraire : la prégnance du collectif, la force de la tradition, l’uniformité qu’impose le groupe, s’imposent avec une puissance inégalée. Plutôt que de repérer les individualités (comme j’avais fait à Londres en 2012, reconnaissant tel ou tel semi-soliste à droite à gauche), on s’attarde sur le côté constructiviste et le hiératisme de la chorégraphie. Les pyramides collectives (entre filles lors de la séquence de la tresse, entre garçons lors de la suivante, chez le marié) convoquent à la fois le rituel collectif et la méditation intérieure.

Tout converge pour une réussite entière : côté musical, la fougue de la direction (assurée par Sebastian Schwab), la qualité quasi-coupante des percussions, l’unité du chœur, l’excellence des solistes – voix veloutées, diction affirmée – produisent un résultat remarquable ; lors du repas de noces, les sauts en parallèle, incroyablement synchrones, ainsi que l’engagement remarquable des deux invités qui dansent sur le devant de la scène (Dores André et Max Cauthorn), donnent l’illusion d’une transe collective.

Les Noces - Photo (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

Les Noces – Photo (c) Gregory Batardon, courtesy of Ballet Zürich

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Chicos Mambo : On ne naît pas Carmen, on le devient.

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Car / Men Cie Chicos Mambo. Photographie Michel Cavalca

La compagnie des Chicos Mambo, qui depuis une dizaine d’année tourne avec son spectacle essentiellement parodique « Tutu » présente au Théâtre Libre un Car/Men exclusivement dansé par des hommes -c’est le principe de la compagnie- qui n’hésitent pas à se parer de tenues juponnées.

Au début, on croit n’être convié qu’à une revue à costumes malins et à éclairages léchés. Sur scène, neufs corps très évidemment masculins sont affublés des pieds à la tête de tenues à pois – qu’elles soient masculines ou féminines qui ne sont pas sans évoquer les tenues à cagoule de l’univers sadomasochiste. Ces figures ponctuées de rouge arborent soit les attributs de la virilité doit ceux de la féminité à volants de l’Espagne méridionale. La gestuelle évoque succinctement les poncifs de l’Espagne chorégraphique : roulis de poignets et bras en l’air ou encore zapatéados, le tout accompagné d’oripeaux totémiques surdimensionnés : castagnettes, mantilles, peignes hauts. Les interprètes viennent enfin se présenter devant de scène et découvrent leur visage. La moitié de la distribution est constituée de solides barbus à la musculature généreuse. Cela inclut la figure centrale de la pièce, un chanteur (le Vénézuélien Antonio Macipe) aussi à l’aise avec son corps aux bras ondulants et aux chaloupés ravageurs, qu’avec sa voix virtuose, qui navigue allègrement entre le falsetto et le barytonant lui permettant ainsi d’incarner aussi bien l’héroïne de Bizet que les mâles qui lui tournent autour.

Les tableaux loufoques se succèdent sur fond de projections colorées sur cyclorama. C’est plaisant. On ne peut parler de style chorégraphique à proprement parler. L’énergie est assurément mâle et bondissante, mais le chorégraphe Philippe Lafeuille a pris le parti d’utiliser le bagage personnel de chacun des danseurs. Ils y a ceux qui viennent de manière évidente du moderne (on reconnaît des sauts à la Paul Taylor), du contemporain (la résistance au sol vient plus des cuisses et des mollets que du bout des pieds). Au moins deux des danseurs sont issus plus directement du hip-hop tandis qu’un autre effectue d’impeccables brisés-de-volée classiques pendant un concours hilarant de carmencitude (chacun des danseurs est convié à devenir d’une manière ou d’une autre Carmen au cours de la pièce).

On se laisse d’abord séduire par ce patchwork chorégraphique et musical. On apprécie les déhanchés inflammables des aspirants Carmen, torses nus et jupes à froufrous rouges, portant parfois masques fleuris et gros cigares fumants. On rit lorsque les mêmes  gars, qui ont couvert leurs bustes de casaques militaires mais gardé la jupe, chantent et dansent sur la Marche de la garde montante.

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Car / Men, Cie Chicos Mambo. Photographie Michel Cavalca

Et puis un épisode semble soudain nous raccrocher au découpage de l’opéra. « L’acte I, scène 10 », celui de la séduction-débauchage de Don José par Carmen, qui prend la forme d’une carte postale kitsch avec danseuse de flamenco à volants en tissu surimposés où les danseurs insèrent leurs têtes, leurs bras et occasionnellement leur pieds de manière farfelue tout en débitant le texte de l’Opéra comique avec un accent ibérique de carton-pâte.

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Car / Men, Cie Chicos Mambo. Photographie Michel Cavalca

Au fur et à mesure qu’on avance dans la pièce, les épisodes se rattachent de plus en plus à la narration et aux thèmes centraux de Carmen : le questionnement sur le puissant pouvoir de la séductrice commence à sourdre sous la farce. Un danseur en slip noir et bottes à talons, qui effectue un zapateado sur une plateforme soulevée en l’air par ses camarades, questionne la notion de la masculinité traditionnelle. Un autre, jouant avec une nuisette à froufrou translucide, évoque « la fleur que tu m’avais jetée » dans une gestuelle contemporaine. Le thème floral continue d’être filé dans un épisode inénarrable parodiant un spectacle de danse d’école primaire, avec maîtresse sur scène et morveux en mal de pause pipi. Ce n’est pas l’unique fois que des moments bouffons alternent avec des instants de pure poésie : un homme en combinaison en dentelle exécutant une danse aux éventails évoque un corbeau juste après l’épisode cocasse de « l’Amour est un oiseau rebelle » ; une fascinante tauromachie dénudée, à contre-jour, par un danseur à la belle densité d’interprétation, évoque à la fois une fresque minoenne et le combat d’Escamillo dans l’arène. Cette scène répond à l’hilarant épisode d’un toréador qui s’effeuille pour découvrir un habit de lumière aux castagnettes stratégiquement placées pour séduire la belle Andalouse. Cette scène était d’ailleurs enchaînée avec une très savoureuse parodie de Don Quichotte de Petipa-Minkus.

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Car / Men, Cie Chicos Mambo. Photographie David Bonnet

On est clairement invité à une réflexion sur la matière même de la Carmen de Mérimée-Bizet, mélange de couleur locale de pacotille et de thèmes intemporels et profonds. Car plus que le genre, les gars de Chicos Mambo interrogent plutôt la notion de séduction. C’est la fascination que provoque la liberté de ces corps, partie d’un groupe et pourtant éminemment individuels, qui restaure la subversion de Carmen.

C’est la loi du désir. Et le désir n’a pas de sexe.

La compagnie Chicos Mambo joue Carmen au Théâtre Libre jusqu’au 4 février 2024.

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Programme Feux d’artifice à Toulouse : des étoiles plein les yeux

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Suite en Blanc (Edouard Lalo – Serge Lifar). La Mazurka. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Dans la plaquette donnée au public pour la soirée Feux d’Artifice, trois photographies juxtaposées montraient les trois ballets présentés lors de cette soirée. On focalisait d’emblée sur le côté leur côté graphique : Suite en Blanc et sa pièce montée de danseurs, Sechs Tänze et son porté loufoque, la danseuse juchée dos à dos sur son partenaire avec les mains et les pieds flexes à la limite de la peinture égyptienne, et enfin les pas de 4 à 6 aux chapeaux du Concert où un des danseurs, bassin cambré au point de s’assoir sur le visage de la ballerine principale, semblait être au beau milieu d’agapes.

On ne pouvait s’empêcher de penser qu’associer deux ballets comiques au très sérieux Suite en Blanc de Lifar était en soi un commentaire désobligeant à l’égard du ballet d’ouverture. Pourtant, le programme montrait plutôt comment trois chorégraphes réagissaient à des musiques symphoniques tout en offrant une vision dépouillée des a priori sur leur compositeur et leur style.

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Pour le Lifar de Suite en blanc, c’est la transformation d’un ancien ballet d’action néo-mauresque en un ballet abstrait présenté dans l’attirail le plus académique qui soit : chemise et collants pour les garçons et tutus pour les filles. Lifar a voulu construire un monument à la danse française en plein milieu de l’Occupation. Dans un espace tout noir équipé d’une sorte de grand autel en fond de scène (le ballet s’appelait Noir et Blanc à la création), les danseurs principaux viennent présenter de petites œuvres d’art ciselées au milieu d’un corps de ballet traité comme une frise. Pendant la célèbre variation masculine de la Mazurka, par exemple, les comparses masculins placés sur l’estrade figurent un fronton de temple grec.

Suite en blanc développe le vocabulaire néo-classique propre à Lifar (notamment ses portés décalés), ne gardant de la couleur locale que quelques détails joliment incongrus dans les ports de bras. Ce style n’a pas fait école. Il est aujourd’hui marqué du sceau de son époque et il est délicat à remonter sans le muséifier (une tendance qu’à force de correction, l’Opéra de Paris a pu parfois incarner).

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Suite en Blanc. Pas de 5. Kayo Nakazato en soliste féminine. Photographie David Herrero.

À Toulouse, on est loin de la pièce de musée, cela vit et cela danse. Est-ce également le fait que l’orchestre de Capitole, sous la baguette experte de Philippe Béran, fait scintiller la partition de Lalo comme on ne l’entend jamais à l’Opéra de Paris ? Il n’empêche que ces deux soirées montraient des différences notables dans l’adoption du style lifarien par les danseurs. Il y avait ceux qui en embrassaient pleinement les particularités et d’autres qui avaient suivi la voie de l’adaptation. J’ai une préférence pour les premiers mais au final, toutes les propositions étaient recevables et intéressantes à regarder.

Dans la Sieste, qui ouvre le ballet, le trio féminin en tutu romantique montrait cette juxtaposition tout en dansant à l’unisson. Du côté des puristes, Sofia Caminiti, qui avait déjà dansé cette partie du ballet en 2019, était un plaisir des yeux tant elle mettait de drame dans ses bras. Kayo Nakazato, elle aussi une spécialiste du style, a la part belle dans le pas de cinq, une variation où la fille développe une technique saltatoire presque masculine aux côtés de 4 garçons survitaminés. Dans le Thème varié, le 29 décembre, Philippe Solano dansait Lifar tandis que son acolyte, Kleber Rebello, balanchinisait la chorégraphie. Cette opposition ne manquait pas de saveur, les deux chorégraphes se détestant dans la vie. Entre ces deux bondissant gaillards, Nancy Osbaldeston, pas exactement dans le style, séduisait néanmoins par son entrain. Le 30 décembre, Tiphaine Prevost, dans le même rôle, déclamait en revanche son Lifar mêlant la rigueur presque graphique des jambes à la fantaisie Art Déco des bras aux côtés de Minoru Kaneko et Aleksa Zikic. Prevost et Osbaldeston s’étaient d’ailleurs échangé les rôles. Nancy Osbaldeston dansait la Sérénade que Tiphaine Prévost avait magistralement défendue le soir précédent.

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Suite en Blanc. Thème varié Tiphaine Prevost, Minoru Kaneko et Aleksa Zikic.  Photographie David Herrero.

Philippe Solano, quant à lui, confirme dans la Mazurka (le 30 décembre) sa compréhension fine de la geste lifarienne déjà visible dans le Thème varié. Dans ce solo plein de bravura, il assume crânement les contrappostos statuaires et les pas de caractère qui mettent cette variation à part dans le ballet et justifient qu’elle soit, par exemple, tellement proposée au concours de promotion du corps de ballet de l’Opéra de Paris.

La veille,  son prédécesseur dans la variation, Ramiro Gómez Samón, avait un peu tendance à gommer toutes ces petites aspérités qui en font tout le sel. Le danseur étoile dansait le 30 l’Adage avec Natalia de Froberville, un joli moment plein de charme qui faisait passer de l’émotion dans les intrications techniques bourrés de décalés et de portés de ce pas de deux qui arrive à un moment où l’attention du public risque de s’étioler. La veille, Alexandra Surodeeva donnait de ce même passage une vision plus formelle aux bras de Rouslan Savdenov. Ce style lui va bien. Le côté fruité de sa danse ressort bien dans Lifar qui, à son époque, a réenchanté l’académisme français, y insufflant un peu de lyrisme expressionniste slave. Dans la Flûte, Froberville ou Surodeeva séduisaient chacune pour des raisons différentes ; la danseuse étoile par son naturel sans affectation tandis que la soliste le faisait par son artifice. Dans la Cigarette, autre monument au milieu du monument qu’est Suite en blanc, où la ballerine devient la volute de fumée qui était montrée littéralement dans le ballet d’origine puisque la danseuse y fumait la cigarette, Natalia de Froberville jouait également la carte du charme et de la légèreté. Le 30, Haruka Tonooka, déjà danseuse sur la Sieste, troquait sa corolle romantique pour le plateau académique et faisait dans ce même passage une belle démonstration de style.

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Dans le style ou pas, comme tout cela était bien enlevé ! La coda, avec les manèges de d’Osbadelston ou de Prévost, ceux de Samoón ou de Solano et bien sûr les fouettés impeccables de Froberville, soulève la salle les deux soirs.

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Sechs Tänze. Jiri Kylian. Photographie David Herrero.

Dans les lectures nouvelles d’un compositeur, Sechs Tänze est peut-être la moins inattendue. Il y a en effet dans cette pièce de Jiri Kylian de 1991 quelque chose du Mozart survolté popularisé par le film de Milos Forman (1984). Mais quel étourdissant exercice de haute voltige ! Dans Sechs Tänze, sur les célèbres Danses allemandes de Mozart, les gags se succèdent à une telle vitesse qu’on a du mal à les mémoriser. Les danseurs sont presque méconnaissables badigeonnés de blanc et affublés pour les garçons de perruques poudrés. Le 29 et le 30, c’est plutôt une distribution de danseurs « nouveaux » dans la compagnie qui monte sur scène et je dois renoncer à les identifier. Après les représentations, on a envie de se faire servir une coupe de champagne en hommage à ce feu d’artifice d’images subreptices dont on a été bombardé pendant 15 courtes minutes. Des duos, trios, solos à géométrie variable (oui, même les solos) où les danseurs sautillent en accéléré, roulent sur le dos les uns des autres avec des positions angulaires ou mignardes, se tirent par la robe, par la perruque, renversent les codes du ballet dans un nuage de poudre. Tout cela en présence des deux artistes « invités » que sont les façades de robe de cour montées sur roulettes que les hommes surtout s’arrachent.

La pièce fonctionne presque mieux à Toulouse qu’à Paris en raison de la taille de la scène toulousaine, plus intimiste. Sechs Tänze, qui à Paris semblait être un aimable développement loufoque de Petite Mort, prend ici une toute autre dimension. On y reconnaît désormais une évocation de la révolution baroque qui a dépoussiéré la musique de Mozart de l’interprétation romantique avec instruments modernes.

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The Concert (Chopin-Robbins). Mistake Waltz. Photographie David Herrero.

Marchant décidément dans les pas du ballet de l’Opéra de Paris, la compagnie toulousaine faisait enfin entrer à son répertoire The Concert de Jerome Robbins (présenté à Paris en octobre dernier). En 1954, on a tendance à l’oublier, ce ballet bouffon a eu son rôle à jouer dans le dépoussiérage de la musique de Chopin en tant que musique de danse. Depuis qu’à l’orée du XXe siècle, Michel Fokine avait habillé de gaze vaporeuses les danseuses des Sylphides (le nom occidental pour Chopiniana), il semblait difficile de présenter le célèbre virtuose et compositeur pour piano d’une quelconque autre façon.  L’orchestration en fanfare des pièces pour piano était également un pied de nez aux puristes qui pensaient qu’avec Les Sylphides, l’outrage ultime avait été infligé au compositeur. Robbins y est allé au forceps en y faisant entrer dans Chopin le slapstick comique des théâtres de Broadway.

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The Concert (Chopin-Robbins). Nancy Osbaldeston (la ballerine). Photographie David Herrero.

Pour ces deux représentations, notre cœur balance entre les distributions, toute deux satisfaisantes. Qui choisir en ballerine évaporée, de Nancy Osbaldeston, fine et déliée, au ballon ébouriffant dans la scène des papillons, ou de Kayo Nakazato qui embrasse le piano comme personne et se ramollit irrésistiblement à la vue d’une rivale qui porte le même chapeau qu’elle ? Qui préférer entre le truculent et délicieusement terre à terre mari de Jérémy Leydier et le facétieux Ramiro Gómez Samón qui prête sa fibre aérienne aux petits hussards et aux papillons ? Les deux danseurs sont également surveillés d’un air suspicieux et autoritaire par l’épouse de Nina Queiroz. Alexandra Surodeeva est particulièrement drôle dans son  entrée de fille à lunettes atrabilaire tandis que Sofia Caminiti et Marie Varlet restaurent pour moi la scène du croisé de jambe pinup des deux amies que je n’avais pas vu ainsi servi depuis les années 1990,  quand Nathalie Riqué et Sandrine Marache l’exécutaient à l’Opéra de Paris. Le soir du 30, alors qu’il était déjà apparu dans les deux ballets précédents, Philippe Solano réitérait son excellent jeune homme timide, incomparable dans le pas de deux lorsque, courant après la ballerine, il a l’air de lui crier « Madame ! Mais Madaaame ! ».

On aura beaucoup ri.

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On passe encore des soirées bien agréables au Ballet du Capitole, en compagnie de danseurs à la personnalité marquée. On apprend que la direction a ouvert une audition externe pour recruter deux danseurs étoiles en remplacement de Julie Charlet et Davit Galstyan. C’est se donner bien du mal. Il y a bien quelques noms au sein de la compagnie qui émergent quand on pense à ce titre prestigieux et convoité.

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Giselle à Bordeaux : quand la danse a le dernier mot

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Giselle. Vanessa Feuillatte. Saluts.

Giselle (Adam/Coralli-Perrot). Opéra National de Bordeaux. Nouvelle production de Matali Crasset. Représentation du 28 décembre 2023.

Avec les œuvres ressassées du répertoire, si géniales soient-elles, la tentation est grande d’y apporter un regard personnel ou nouveau – idéalement les deux. À l’Opéra, depuis la seconde moitié du XXe siècle, le lyrique est coutumier, et plus souvent qu’à son tour victime, de relectures scénographiques d’œuvres anciennes par des metteurs en scène. Mais l’Opéra n’est plus un art qui voit foisonner les créations. Il faut sortir d’une certaine monotonie du répertoire.

Dans le monde chorégraphique en revanche, les regards nouveaux portés sur le répertoire prennent le plus souvent la forme de réécritures, créations à part entière. Le ballet Giselle a ainsi maintes fois été relu. La plus célèbre mouture qui vient à l’esprit est sans aucun doute la version Mats Ek, sur la musique d’Adolphe Adam. Dernièrement, Akram Khan a même proposé sa Giselle sur une nouvelle partition.

En revanche les rhabillages de la chorégraphie originale par des metteurs en scène décorateurs sont plus rares. À l’Opéra de Paris, pour Giselle, deux interventions notables d’artistes sont restées dans les mémoires. En 1954, la mise en scène de Jean Carzou avait fait beaucoup parler d’elle. Le décorateur et costumier avait apposé son esthétique de vitrail, tellement effective dans Le Loup de Roland Petit, sur l’original d’Adam-Perrot/Coralli. Le résultat avait paru fort déplacé pour conter le triste destin de la petite paysanne trahie et la double rédemption des amants à l’acte 2. Le côté graphique semblait ne pas convenir aux brumes romantiques de Heine et de Gautier. En 1991, Patrick Dupond avait également commandé une nouvelle “vision” au peintre Loïc Le Groumelec. Giselle se trouvait transposée dans la lande bretonne. Les costumes, épurés, avaient des couleurs tranchées surtout pour la cour au premier acte. Les décors étaient réduits à leur plus simple expression (notamment la maison de Giselle, sans porte ni fenêtre et celle d’Albrecht, remplacée par une structure tubulaire en forme de demi-igloo). Le monde balletomane avait frémi lorsque la nouvelle avait fuité que l’artiste voulait affubler les danseuses de l’acte 2 de chasubles en bure. Apparemment, la direction avait négocié avec le créateur et les Willis avaient été finalement vêtues de très jolis tutus que personnellement je regrette amèrement chaque fois que je vois les Willis se croiser à l’acte 2 avec leurs tutus-sylphide trop juponnés dans la production “calendrier des postes” qui a remplacé depuis la version Le Groumellec. Avec tous ses défauts, notamment l’absence de pendrillons à l’acte 1 et 2 qui rendait la scène bien vide lorsque les danseurs n’étaient pas entourés par le corps de ballet, un certain romantisme se dégageait de la production. Giselle apparaissait au milieu d’une forêt de menhirs surmontés de croix sortis de la brume. Pourquoi pas…

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Giselle, Acte 1. Photographie Julien Benhamou

Dans la nouvelle production bordelaise de la designeuse Matali Crasset, on retrouve en un sens certaines de ces actualisations des deux versions “contemporaines” du passé que je viens d’évoquer. Les costumes par exemple sont presque schématiques dans leur structure et juxtaposent des couleurs tranchées :  des verts acides pour les garçons de la campagne et des orangés pour les filles. Les personnages qui ont une importance sociale ou dramatique voient leurs oripeaux agrémentés d’appliqués de bandes de tissus verticales qui ne sont pas sans rappeler la technique chère à Carzou. Le décor est une silhouette de paysage. À l’acte 1, la maison de Giselle est une structure en bois qui ne montre que les arêtes de bâtiment (une option infiniment préférable aux maisonnettes peintes en trompe-l’œil qui tremblotent quand le prince frappe à la porte). Les arbres sont en vraies planches de pin des Landes. Ils sont réutilisés la tête en bas à l’acte 2.

Pourtant, cela ne marche pas. Que certains accolages de couleurs fassent mal aux yeux, particulièrement pour les costumes de la chasse (le pauvre Marc-Emmanuel Zanoli en duc de Courlande ressemble au roi Charles IV et 4 font 8 et 8 font 16 du Roi et l’Oiseau), est certainement question de goût. La disparition de certains accessoires ressentis comme essentiels peut encore passer (plus que l’épée, je regrette les marguerites de l’acte 2, preuves tangibles de la présence du fantôme de Giselle). Mais quelque chose d’autre vient empêcher la production de faire corps avec le ballet présenté dans une chorégraphie tout ce qu’il y a de plus traditionnelle. Matali Crasset écrit dans sa déclaration d’intention : « Mon point de départ créatif a été d’imaginer que le véritable personnage principal du ballet est le tutu. Et donc, toutes les structures créées pour faire le décor sont en forme de cône ». C’est un contresens. Le tutu n’est pas l’objet du ballet mais un des moyens d’exprimer  et de magnifier l’évanescence qui est au centre du fantastique romantique. Pourquoi alors avoir surchargé la scène de motifs géométriques qui viennent rendre ce costume emblématique déplacé ? Pourquoi avoir réduit l’horizon à un cyclorama brutalement carré à l’acte 1 et en forme de manteau de cheminée à l’acte 2 ? Au milieu de ce décor pour showroom de décorateur d’intérieur, l’histoire de Giselle paraît au contraire étrangement hors-sol. Un comble pour une metteuse en scène qui prétendait réaffirmer « un paysage communautaire ».

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Giselle, Acte 2. Photographie Julien Benhamou.

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Le point positif, c’est que les artistes parviennent quand même à convaincre dans le ballet.

Ashley Whittle est un Albrecht juvénile, souriant, assez lumineux, qui s’oppose bien au ténébreux Hilarion de Riccardo Zuddas. La technique de monsieur Whittle est claire et il a une jolie projection. On se demande à un moment s’il ne reste pas un tantinet sur le même registre. Mais lors de la scène de la folie, il parvient à exister et à montrer clairement ses sentiments conflictuels et ses tergiversations. Son désespoir est presque enfantin.

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Giselle. Riccardo Zuddas (Hilarion)

Vanessa Feuillate quant à elle dessine une Giselle très classique aussi bien dans son expression et sa danse. C’est impeccable et romantique. Il y a du moelleux et de l’abandon aux bras de son partenaire. Sa diagonale sur pointe, sans être ébouriffante, est bien négociée.

En intermède, avant ce morceau de bravoure, le pas de deux des vendangeurs, dansé intégralement par un couple et non par plusieurs danseurs comme dans certaines autres compagnies à effectif moyen, est plutôt bien exécuté. Ryota Hasegawa a une jolie technique de jambe même si son buste et son cou pourraient être plus déliés. Marina Guizien a de belles lignes et une vraie assurance. Elle triomphe d’un costume à grosses franges, également partagé par le reste du corps de ballet féminin, qui découvre les jambes jusqu’au niveau du justaucorps et rentre en contradiction avec la technique romantique, plutôt axée sur le bas de jambe.

Dans la scène de la folie, autre morceau de bravoure, dramatique celui-là, Vanessa Feuillate dessine tout en nuance le naufrage psychique de son personnage. On passe de la simple absence au désespoir, puis du désespoir à l’accès de folie terrorisée. Tout cela est rendu visible sans être appuyé.

À l’acte 2, Feuillate et Whittle, dans un décor qui conviendrait mieux à la scène des flocons de Casse-Noisette, parviennent à nous recentrer sur la danse. Elle a de très jolis tourbillons d’entrée puis de très beaux piqués arabesques. Lui sait mettre son Albrecht dans la continuité de l’acte 1. Sa rencontre avec le spectre de Giselle est exaltée, comme s’il la croyait ressuscitée. Il sera bientôt détrompé.

Entre-temps, Anna Guého, reine des Willis dotée de ballon et de parcours, a ajouté à son autorité la corde de l’implacabilité. Hilarion-Zuccas meurt donc avec énergie et panache aux bras d’un corps de ballet féminin ganté, très bien réglé et intelligemment agencé (l’entrée pour leur traversée en sautillé arabesque masque le fait qu’elles ne sont pas 24 en employant un agencement en chevron).

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Giselle. Anna Guého (Myrtha).

Dans le grand adage, Giselle et Albrecht nous gratifient d’un bel accord de lignes, de ports de bras romantiques sans aucune angularité et surtout de très beaux portés aériens. Celui du volettement est joliment suspendu. Lors de la curée finale des Willis, la traversée diagonale de Giselle soutenant Albrecht épuisé n’est pas en sautillés mais en portés-voyagés. L’effet n’en est que plus signifiant. On ne peut pas en dire autant de la sortie des Willis au petit matin, en piqué arabesque plutôt qu’en piétiné. En revanche, la scène finale où Albrecht étend Giselle sur sa tombe et la recouvre d’un linceul est très touchante.

L’amour a triomphé des ténèbres tandis que, semble-t-il, la danse a triomphé de la production. Tout est bien qui finit bien, en somme.

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Giselle. Ashley Whittle (Albrecht), Vanessa Feuillatte (Giselle),

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Le Corsaire: l’aventure à la carte

Photo: Royal Swedish Opera/Sören Vilks

Photo: Royal Swedish Opera/Sören Vilks

Quand José Martinez a été nommé à la direction de la danse de l’Opéra de Paris, il a annoncé mettre en sommeil son activité de chorégraphe, à l’exception de deux engagements antérieurs : la reprise de son Don Quixote à Bordeaux (en juin 2023) et celle du Corsaire à Stockholm à l’automne. Cette dernière production était l’occasion de partir à la découverte du ballet royal suédois, et – m’avait assuré une amie généralement mieux informée – de croiser José à l’entracte.

Si je l’avais vu le 1er novembre, je lui aurais fait la tête ; le 3 novembre, je lui aurais fait un peu fête. Telle est l’influence des interprètes sur l’humeur du spectateur. Elle ne va pas jusqu’à changer son regard sur une production, mais joue puissamment sur le plaisir qu’il y prend. Tout ce qui, l’avant-veille, était un peu terne, soudain pétille : dans le pas de trois du 2e acte, le long et gênant silence de l’orchestre entre les fouettés de Medora (qui parcourent trop latéralement) et les tours à la seconde d’Ali est, cette fois, recouvert par un tonnerre d’applaudissements quand Luiza Lopes régale l’assistance de double-tours en cascade.

Je découvre après coup que du fait d’un jeu de chaises musicales, la distribution du 1er novembre n’est pas celle initialement prévue : les danseurs moins capés que je vois auraient dû effectuer leur prise de rôle six jours plus tard. D’où peut-être l’empesé de l’interprète de Conrad, Diego Altamirano, qui est encore dans le corps de ballet. Le déséquilibre entre une Gulnare peu musicale et sans grâce (Anna Cecilia Meyer) et une Medora plus adéquate, mais scolaire (Sarah Erin Keaveney), dessert aussi beaucoup la première soirée.

Mais quid de la production ? Le Corsaire version Martinez a pour premier mérite d’être tout le temps dansant. Foin de pantomime barbante, la moindre silhouette de la place du marché aux esclaves a un rôle vraiment chorégraphié. Les variations solistes ou semi-solistes et les parties du corps de ballet s’enchaînent d’une manière fluide et harmonieuse. La parade lancinante des captifs mis à l’encan par le marchand d’esclaves Lankedem est intelligemment construite ; les évolutions des corsaires, filles et garçons, ont du souffle, qu’il s’agisse d’entrées fracassantes, d’apartés en traversée de plateau ou de réjouissances collectives dans la grotte. La partition masculine met en valeur une jolie technique saltatoire, sans tomber dans l’histrionisme de bazar de bien des versions de l’œuvre (tapez « Le Corsaire » sur les sites de partage de vidéo et préparez-vous à de grands moulinets ostentatoires avec force coups de menton).

La narration est principalement sous-tendue par l’histoire de Conrad et Medora (c’est le coup de foudre, mais elle est vendue au Pacha Saïd ; il l’enlève, on le trahit, elle lui est ravie ; il l’enlève à nouveau, mais la tempête a raison de leur bateau). Au-delà de cette trame prétexte à jolis pas de deux amoureux, José Martinez n’apporte guère de plus-value dramatique (là où Kader Belarbi, par exemple, faisait de la sultane favorite une actrice retorse du drame). Un passage fait dans le grand n’importe quoi (Lankedem, libéré par le traitre Birbanto, réclame et obtient de l’argent pour récupérer Medora, qu’il va ensuite revendre au Pacha…).

Ça n’a tellement pas de sens économique que c’en est comique. Un reproche plus sérieux touche à la banalité d’inspiration de la séquence du Jardin animé : à quoi rêve le Pacha s’endormant dans les vapeurs de fumée ? À un corps de ballet en long tutu rose et à des ballerines en tutu-plateau ; l’exotique se réfugie (un peu) dans les projections sur l’écran du fond.

Le Jardin Animé - Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Le Jardin Animé – Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Le plaisir pris à la représentation du 3 novembre doit énormément aux interprètes : la Gulnare d’Emily Slawski séduit moins (le Pacha) que la gracile et délicate Medora de Luiza Lopes (le contraste physique est normal et voulu), mais la première n’en a pas moins une jolie présence, mélange de sûreté technique et de vigueur dans l’attaque. Il y a aussi de l’électricité dans l’air entre Mlle Lopes et Daniel Norgren-Jensen, Conrad élancé avec du souffle sous le pied. Le fameux pas de trois de la fin gagne aussi beaucoup à la présence de Dmitry Zagrebin, qui donne une réelle épaisseur physique et dramatique au rôle d’Ali, généralement confié à des poids-plume (le 1er novembre, Hiroaki Ishida fait une danse de concours; on l’apprécie davantage deux jours après en Lankedem).

À l’aide de palettes digitales, les spectateurs peuvent choisir à l’entracte entre trois fins possibles de l’histoire : après le naufrage du navire, tapez 1 pour la victoire de l’amour (Medora et Conrad survivent), 2 pour l’aventure (Medora se retrouve avec Ali), 3 pour la sécurité (Medora retourne chez le Pacha). On gage que c’est toujours l’amour qui gagne, et jamais la sécurité. Mais au soir du 3 novembre, surprise ! C’est l’aventure qui l’emporte (Medora danse son pas de deux final sur la plage abandonnée avec Ali). Il faut dire que, zigzaguant entre les étages, j’ai voté 38 fois pour ce choix.

Luiza Lopes et Daniel Norgren-Jensen - Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

Luiza Lopes et Daniel Norgren-Jensen – Photo: Royal Swedish Opera/Håkan Larsson

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