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Coppélia de Jean-Guillaume Bart au Capitole de Toulouse : traditionnel augmenté

Coppélia (Musique Léo Delibes. Chorégraphie Jean-Guillaume Bart. Ballet du Capitole de Toulouse. Représentations du 22, 23 et 24 avril 2025).

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Photographie David Herrero

Coppélia est l’unique ballet français qui a connu une transmission sans interruption dans sa compagnie d’origine. Tous les autres grands classiques nés en France et surtout à Paris aux XVIIIe ou au XIXe siècle, tels La Sylphide ou Giselle, pour ne parler que des plus mythiques, sont soit des reconstructions soit des retours tardifs par le prisme russe.

En France, les professionnels de la danse ont tristement l’habitude de penser qu’un ballet, lorsque les créateurs et interprètes de transmission directe de l’œuvre ont tous disparu, ne vaut plus la peine d’être repris et qu’il faut repartir à zéro. Il y aussi une petite forme de condescendance qui les pousse souvent à penser que les danseurs d’aujourd’hui, plus avancés techniquement, vont s’ennuyer à danser les pas du passé. Fort heureusement, ni les russes ni les anglo-saxons n’appliquent ce théorème mortifère à leur propre répertoire.

Je suis bien conscient que l’ensemble d’une chorégraphie ne peut rester intacte avec le temps mais une approche à la Rudolf Noureev, conservant ce qui est devenu traditionnel dans une chorégraphie (même si tout n’est pas originel) et comblant les blancs (souvent des passages pantomimes) avec ses propres chorégraphies, me paraît la plus fructueuse.

Dans la Coppélia parisienne, les passages dansés de Swanilda chorégraphiés par Saint-Léon ont fait a priori l’objet d’une transmission ininterrompue. À l’acte 2, la scène de la poupée est un petit chef-d’œuvre avec la ballerine qui secoue les bras de manière cadencée tout en faisant des piétinés à reculons comme si son balancier régulateur d’automate s’était déréglé. Certes, les danses de caractère qui infusent le premier acte silésien du ballet sont un peu basiques pour un corps de ballet moderne. Quant à l’acte 3, il a disparu dans le sillage tourmenté de la guerre franco-prussienne de 1870. Cet acte, allégorique, n’apportant aucun développement à l’action, mettait en scène la discorde, la paix et la guerre : des thématiques quelque peu douloureuses après la défaite française, la perte de l’Alsace-Lorraine et les fractures civiles et sociales de la Commune.

Jean-Guillaume Bart, danseur et chorégraphe féru d’Histoire de la Danse, avait donc à mon sens un terrain de jeu suffisant pour mettre sa patte de chorégraphe sur Coppélia, tout en gardant une partie du texte original de Saint-Léon. On a été un peu déçu et circonspect au départ lorsqu’on s’est rendu compte que ce ne serait pas le cas.

Mais trêve d’esprit gâte-sauce. Ces préventions ont été vite balayées au vu de l’authentique réussite que représente cette nouvelle production de Coppélia.

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Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et le corps de ballet masculin à l’acte 1. Photographie David Herrero

La Coppélia de Jean-Guillaume Bart parvient en effet, sans jamais vraiment reprendre l’original, à l’évoquer tout en l’actualisant subtilement. Les décors d’Antoine Fontaine pour l’acte 1 et 3 (la place d’un village en Silésie) sont directement inspirés des décorateurs à toiles peintes du XIXe siècle mais la jolie perspective forcée d’escaliers extérieurs très Europe centrale donne tout autant au décor une profondeur réaliste qu’une impression de vertige bien venue pour illustrer cette histoire flirtant gentiment avec le fantastique. Pour la maison de Swanilda, l’impression d’intérieur-extérieur fort réussie est renforcée par les subtils éclairages de François Menou. On n’a pas ainsi l’impression d’être face à une bâtisse de toile peinte qui tremblote dès qu’on frappe à la porte comme dans Giselle. Il y a de la vie dans cette maison, on en est certain. À l’acte 2, l’atelier de Coppélius joue également habilement sur la ligne de démarcation entre réalisme et onirisme. La pièce paraît plausible ; la fenêtre par laquelle rentre Frantz par effraction semble vraiment déboucher sur un extérieur. Mais la présence d’escaliers et de galeries dans cet intérieur vient perturber cette vision de rassurante normalité tandis qu’un aéroplane à la Léonard de Vinci ou à la Jules Verne et un immense engrenage flottant en l’air réintroduisent la dimension inquiétante et fantastique. L’Histoire et l’Histoire de la Danse ne sont jamais bien loin non plus dans cette Coppélia. L’antre de Coppélius est encadrée par des images familières du ballet romantique (La Sylphide, Giselle, Paquita, le Corsaire) de même que les costumes de David Belugo semblent étonnamment proches de ceux portés par les danseurs de l’Opéra en mai 1870.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Dans l’atelier de Coppélius. Natalia de Froberville. Photographie David Herrero

Ce jeu de citation historique est particulièrement poussé durant la scène des automates. Chacune des poupées portant de discrets mais troublantes visières de plexiglas est une évocation d’un grand ballet de l’ère romantique (Conrad du Corsaire pour le Janissaire à cimeterre, Paquita pour l’espagnole, James de La Sylphide pour l’Ecossais et une Willi de Giselle qui exécute mécaniquement les sautillés du corps de ballet à l’acte 2) et la leçon de danse de Coppélius fait ressembler Swanilda-Coppélia à une succession de vignettes extraites d’un manuel de Carlo Blasis. Mais si on y regarde bien, l’acte 1 n’est pas exempt de citations actualisées de la tradition romantique : le petit banc posé à jardin semble se référer à celui de la première scène de Giselle. Mais dans cette version d’aujourd’hui, la danseuse n’avale pas le baratin floral du tendron et lui jette même son offrande à la figure.

D’un point de vue chorégraphique, Jean-Guillaume Bart parvient, sans reprendre d’enchaînements de l’original, à évoquer les spécificités du style Saint-Léon. Travaillant souvent sur des scenarios décousus (Coppélia, écrit par Charles Nuitter, fait figure d’exception), le chorégraphe savait soutenir l’attention du public en mêlant d’une manière subtile danse et pantomime – les Italiens avaient eux tendance à séparer clairement les deux. Dans la Coppélia de Pierre Lacotte, la version historique du Ballet de l’Opéra aujourd’hui uniquement dansée par l’École de Danse, la première entrée de Swanilda où elle explique au public son dilemme depuis l’arrivée d’une nouvelle venue dans le village, est un savant entremêlement de mime et de pas. Jean-Guillaume Bart utilise le même procédé pour sa Swanilda d’aujourd’hui mais il en avait usé dès le lever du rideau avec sa procession de jeunes agriculteurs matinaux (un clin d’œil encore au début de Giselle ?) qui rentrent en mode pantomime et passent sans rupture à la danse, comme s’ils continuaient leur conversation.

En termes de technique, Bart confronte ses danseurs à toutes les subtilités et à toutes les difficultés de la danse française. Les bas de jambes sont très sollicités (avec de multiples double-ronds de jambe), la batterie est reine et les épaulements sont ciselés. À l’acte 3, Frantz exécute une combinaison de tours arabesques et de pirouettes en dedans qu’on aurait pu trouver dans un des carnets de Léon Michel, père de Saint-Léon. Swanilda exécute de petits sautillés sur pointe en attitude à l’acte 1 et une diagonale sur pointe en reculant au dernier acte presque plus dans la veine de la version Petipa qui était second maître de ballet à l’époque du règne de Saint-Léon à Saint-Petersbourg. Pendant ce même acte, l’intermède des amies de Swanilda n’est pas sans évoquer le pas de six de La Vivandière, une chorégraphie préservée par le système de notation de Saint-Léon lui-même : la sténochorégraphie.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Acte 3. Photographie David Herrero

Réglés pour un corps de ballet moins pléthorique qu’au XIXe siècle (cinq couples pour la grande mazurka), les danses de caractère réglées par Jean-Guillaume Bart ont un peps extraordinaire. Les talons crépitent, le poids au sol des danseurs nécessaire dans la czardas ne se fait jamais au détriment de l’enlevé de l’exécution. Jean-Guillaume Bart a voulu représenter un petit bourg frappé de dansomanie. Pour ce faire, il a étoffé le rôle uniquement pantomime et anecdotique du bourgmestre pour en faire un personnage à part entière, lui adjoignant une épouse aussi balletomane que lui. Et monsieur le maire est un virulent adepte de Terpsichore ! En haut de forme, au milieu de ses administrés, il détonne et conduit à la fois.

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Alexandre De Oliveira Ferreira donne à ce personnage d’édile toute son énergie solaire (les 22 et 24 avril) aux côtés de Georgina Giovannoni tandis que le 23, Minoru Kaneko et Solène Monnereau nous transporteraient presque pendant l’acte du mariage au bal du Moulin rouge. Avec ses bottines, ses bas rouges et son énergie explosive, Monnereau évoque Jane Avril, la Mélinite, et Kaneko serait son Valentin le désossé survolté.

On apprécie cet enrichissement des rôles d’arrière-plan du ballet qui se sont affadis au XXe siècle avec la simplification parfois outrancière des rôles pantomimes. Bart donne du relief à la théorie des petites amies de Swanilda en développant l’interprétation d’au moins deux d’entre-elles. Sofia Caminiti est ainsi la meneuse qui donne les idées mais qui les fait exécuter par d’autres et Nina Queiroz est inénarrable en peureuse qui claque des genoux et tombe dans les pommes.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Rouslan Savdenov (Coppélius) et Natalia de Froberville (Swanilda). Photographie David Herrero

Le grand rôle secondaire du ballet, Coppélius, s’il reste principalement mimé est néanmoins développé par Jean Guillaume Bart. Dans le programme, Coppélius est désigné comme un « vieux maître de ballet exilé ». Des trois Coppélius qu’il nous a été donné de voir, c’est peut-être Rouslan Savdenov le 22 mars qui nous a semblé remplir le mieux ce cahier des charges spécifique. À l’acte 1, lorsqu’il sort la première fois de sa maison, Savdenov évoque avec sa posture un peu voutée et compacte le Jules Perrot des classes de danse de Degas. À l’acte 2, dans son antre, avec sa grande blouse et son bonnet vissé sur la tête, il évoquerait plutôt Arthur Saint-Léon.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Jérémy Leydier (Coppélius) et Kayo Nakazato (Swanilda) Photographie David Herrero

Jeremy Leydier est nécessairement très différent. Sa haute stature rend peu probable la scène où Coppelius est intimidé par les villageois. Avec sa perruque blanche, il ressemble plutôt à un élégant Frantz Liszt qu’à un maître de ballet déplumé. À l’acte deux, en revanche, Leydier sait se montrer à la fois effrayant et drôle. Lorsqu’il suit en catimini Frantz entré chez lui par effraction, il est à la fois le docteur Frankenstein et sa créature. Enfin, Jérémy-Coppélius rend totalement justice à la jolie trouvaille de Jean-Guillaume Bart pour donner de la profondeur à un acte 3 sans cela dramatiquement insipide : après la variation de Frantz sur l’Aurore, Coppélius entre avec la poupée Coppélia désarticulée sur la Prière. Leydier et sa partenaire Juliette Itou ménagent l’équilibre entre le sinistre (on ne sait pas très bien si cette Coppélia est un objet ou un corps privé de vie) et l’émouvant (le vieux savant semble faire une calme scène de la folie).

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Simon Catonnet (Coppélius) et Kayo Nakazato (Swanilda). Photographie David Herrero

Le 24 avril, dans ce passage, le Coppélius de Simon Catonnet, très Daddy Long Legs durant les deux premiers actes et fort amusant en Pygmalion effrayé qui hisse le drapeau blanc devant sa créature, évoque le mime Baptiste des Enfants du Paradis. Nino Gulordava est absolument une créature inanimée.

Ce passage explique que le début du pas de deux entre Frantz et Swanilda soit musicalement si joliment mélancolique.

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Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Natalia de Froberville (Swanilda) Photographie David Herrero

Ceci nous amène tout naturellement aux rôles principaux. En trois soirées et seulement quatre danseurs, on aura finalement vu trois couples Swanilda-Frantz très différents. Le premier est en fait le seul qui avait été initialement prévu de la sorte. La distribution de la première réunissait les deux étoiles maison, Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón. Froberville, toujours d’une grande légèreté dans l’exécution technique, dépeint une Swanilda au tempérament explosif. Elle querelle son Frantz avec gusto et jette en l’air sa robe de mariée avec tant de conviction que les petites amies ont du mal à la rattraper au vol. À l’acte 2, Natalia-Swanilda articule bien les moments où elle imite la poupée et ceux où elle redevient elle-même. Elle semble lancer des petits regards de connivence au public. Ramiro Gómez Samón est un Franz plus camarade d’enfance qu’amoureux. C’est un concentré de charme et d’aisance (ses entrelacés développés sont roboratifs) qui le rapproche un peu de la conception initiale du rôle de Frantz où il était incarné par une femme ; beaucoup de vaudeville mais pas tant de sentiment.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Natalia de Froberville (Swanilda) et Ramiro Gómez Samón (Frantz) Photographie David Herrero

Le 23, Kayo Nakazato remplaçait la nouvelle étoile de la compagnie, Marlen Fuerte Castro, aux côtés de Alexandre De Oliveira Ferreira. Là encore beaucoup de vaudeville. Mademoiselle Nakazato est moins volcanique dans sa colère mais plus rancunière. Dans la Czardas, elle continue à bouder son partenaire presque jusqu’à sa conclusion et durant le deuxième acte, à la réalisation de la non-humanité de Coppélia, elle est à la fois drôle et cruelle dans son imitation de la combinaison de cabrioles que faisait Frantz à l’acte 1 pour impressionner la belle lectrice installée au balcon. De Oliveira Ferreira, qui danse le Bourgmestre quand il n’est pas Frantz, tire son rôle du côté bouffon. Il n’hésite pas à montrer les côtés ridicules de son Frantz lorsque celui-ci échoue à amadouer Swanilda ou se fait prendre la main dans le sac. Sa scène narcotique à l’acte 2 est également très drôle. Il sourit béatement puis tombe raide comme une planche. Monsieur Ferreira a le don du timing comique d’un acteur du cinéma muet. Techniquement, il parcourt et bat bien. Il semble moins à son aise avec la redoutable combinaison de doubles tours arabesque suivis de pirouette en dedans de sa variation de l’acte 3. Mais, pour tout dire, Ramiro Gómez Samón l’avait quelque peu négociée aussi le 22 avant de parfaitement la réussir le 24.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse.
Alexandre De Oliveira Ferreira (Frantz). Photographie David Herrero

Car en ce soir du 24, c’est en effet Gómez Samón qui entre à Cour au premier acte. Ayant négligé de regarder la feuille de salle, on est surpris et déstabilisé. On attendait Philippe Solano qui l’avant-veille bondissait en compagnie de Gómez Samón et de Kleber Rebello dans une sorte trio-battle pour impressionner les filles. La surprise et la déception passée, on finit néanmoins par apprécier ce couple improvisé qui introduit une dimension affectueuse et romantique au couple Swanilda-Frantz.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gomez Samon (Frantz). Photographie David Herrero

Ramiro Gómez Samón est d’autant plus charmant en enfant penaud pris les doigts dans le pot de confiture. Kayo Nakazato, semble avoir complètement infléchi son interprétation face à son nouveau partenaire. Vraiment animée dans sa première variation (on admire la souplesse du cou et le moelleux des fouettés d’une position à l’autre), elle est touchante par les regards attristés qu’elle lance à l’épi pendant la balade du même nom. Kayo Nakazato parvient ainsi dans ce ballet si drôle à incarner une jeune fille romantique. Lorsqu’elle apparaît dans sa robe de mariée sur le perron au dernier acte, elle semble dire « eh bien vous voyez, finalement, je l’ai eu ! ». Lors du pas de deux final, on admire particulièrement ce porté discret où Frantz suspend un temps levé de Swanilda en la soutenant sous l’aisselle. Cette passe technique prend avec ce couple en particulier une signification plus profonde : il semble souligner l’état de ravissement de la jeune épousée.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Kayo Nakazato (Swanilda). Photographie David Herrero

Le ballet peut se terminer ensuite dans l’euphorie de la musique (à la fois gaillardement et subtilement dirigée par Nicolas André) et de la danse de caractère menée par le couple principal, les bourgmestres et le corps de ballet tout entier du Ballet du Capitole dont on aimerait pouvoir citer chacun des interprètes tant ils nous soulèvent de notre siège.

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Ainsi, si je continue à appeler de mes vœux une version de Coppélia qui sertirait les gemmes préservées de Saint-Léon sur une monture moderne, force m’est de reconnaître que je courrai revoir cette réécriture à la fois traditionnelle et moderne de Jean-Guillaume Bart dès qu’elle sera reprise à Toulouse ou bien lorsqu’elle tournera en France.

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Se replonger dans La Source

La Source lors de la reprise de 2014

Dans le cadre de sa grille de programmes en ligne, la Comédie Française diffuse ce soir, 14 mai, le ballet La Source, dans la production Jean-Guillaume Bart, tel que filmé en 2011 par François Roussillon. Attention, le programme ne sera disponible qu’en direct.

Avez-vous besoin d’une petite révision avant la soirée  ? N’oubliez pas de consulter le « plot summary » concocté par Fenella lors de la reprise de 2014.

Pour sa part, Cléopold compare l’argument d’origine, dû à Charles Nuitter, avec la réécriture effectuée par le sociétaire Clément Hervieu Léger, et à laquelle il trouve bien des défauts.

La production lui plaît davantage: « La Source de Bart-Lacroix-Ruf (sans oublier les grands parents tutélaires Delibes et Minkus) est une œuvre « sur le fil », un perpétuel va-et-vient entre les références à divers périodes chorégraphiques qui, loin de sentir la naphtaline ou pis, l’inexorable travail de décomposition (pourtant suggéré par les rideaux de scène décatis imaginés par Eric Ruf), vit et vibre sous nos yeux. », écrivait-il, relatant une expérience « à la fois bizarre, hybride et délicieuse ».

Certaines distributions ont aussi eu le don de l’émouvoir pleinement. Las ! C’est, comme souvent, une autre qui a été filmée. Elle réunit Ludmila Pagliero (Naïla), Karl Paquette (Djémil) et Isabelle Ciaravola (Nouredda).

En 2011, le site des Balletonautes n’existait pas encore, mais James, dont l’esprit caustique et terre à terre sévissait déjà, ne s’était pas déclaré convaincu par le trio : « Ludmila Pagliero a une technique solide, mais ce n’est pas une sirène. On peine à comprendre, vu comme il danse, que Naïla se sacrifie pour Karl Paquette. Le costume d’Isabelle Ciaravola masque le grand atout que sont ses longues jambes. Ses qualités dramatiques correspondent à une partie du rôle (la scène méditative de l’arrivée, la solitude après l’humiliation), mais la mayonnaise collective ne prend pas. On voit un type empoté préférant la fille riche à la première de la classe. Et franchement, on s’en tamponne. », écrivait-il cruellement.

La captation de François Roussillon compte tout de même un joyau en la personne de Mathias Heymann, « époustouflant en Zaël bondissant ». Et on aura plaisir à revoir les premiers danseurs Christophe Duquenne (Mozdock, le frère de Nouredda) et Nolwenn Daniel (Dadjé, la favorite du Khan), qui ont depuis fait leurs adieux à la scène.

À quand une nouvelle reprise avec les danseurs d’aujourd’hui?

La Source : les tentures décaties voulues par Eric Ruf

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La Belle de Jean-Guillaume Bart : les eaux tièdes

La Belle au bois dormant (Tchaikovski, Petipa-Bart). Yacobson Ballet. Maison des Arts de Créteil, mercredi 6 février 2019.

Je ne vais habituellement jamais voir les compagnies itinérantes qui présentent, le plus souvent sur de la musique enregistrée, les evergreens du répertoire classique. Et c’est sans doute un tort. J’ai moi-même découvert le ballet dans des conditions presque similaires ; la musique était enregistrée et l’acoustique improbable mais c’était le ballet de l’Opéra de Paris qui dansait.

Or, de tous les grands classiques, c’est sans doute La Belle au bois dormant qui se prête le moins bien à l’exercice de la tournée. L’histoire appelle des changements de costumes nombreux, un important corps de ballet et une quantité de rôles solistes qui ne peuvent pas forcément être remplis par une troupe de tournée à l’effectif souvent réduit.

En fait deux choses m’ont attiré vers La Belle au bois dormant, présenté pour deux soirées à la Maison des Arts de Créteil : le fait que le Yacobson ballet est une authentique compagnie russe et non un assemblage improbable de danseurs recrutés par des producteurs aux pratiques mercenaires ; mais plus que tout, c’est le nom de Jean-Guillaume Bart, ancien danseur étoile de l’Opéra, nommé dans la Belle de Noureev, chorégraphe de La Source en 2011, annoncé sur les affiches du spectacle sur un pied d’égalité avec celui de la compagnie, qui a décidé de ma venue.

Dans la plaquette (sans distribution) donnée gratuitement à l’entrée de la salle de spectacle, le chorégraphe clame son intention de donner du sens au mouvement et d’apporter, dans le respect de la tradition, une version de la Belle, plus accessible au public contemporain. Pourquoi pas ? Remonter un classique en trouvant un équilibre fragile entre la précieuse forme ancienne et les attentes contemporaines était, pensait-on, à la portée d’un puriste comme Jean-Guillaume Bart.

Or qu’avons nous vu? Une version russe somme toute très traditionnelle qui emprunte aux productions européennes de ces 20 dernières années des détails de couture (les princes « 4 parties du monde ») et de l’accessoire (les décors palladiens inspirés de la production des Ballets russes de Diaghilev). Pour le reste, on cherchera vainement un quelconque héritage de Noureev dans la Belle de Bart. On n’attendait certes pas de pyrotechnie à la Rudy (que les solistes n’auraient de toute façon pas maîtrisée; le prince Désiré, Andrey Sorokin, à passé sa soirée à vasouiller ses pas de liaison) mais une attention particulière aux directions du mouvement. Or, soit que monsieur Bart s’en soit peu soucié, soit que les danseurs russes se soient dépêché de les effacer, force est d’en constater l’absence. L’Aurore du Yacobson (Alla Bocharova) ne dirige ainsi sa danse que vers le trou noir de la salle, quémandant par avance les applaudissements attendus en fin de variation. Ce manque de regard était particulièrement évident durant le solo de l’acte 1 qui suit le célèbre adage à la Rose où la princesse est censée présenter à l’appréciation de ses parents, des prétendants et de toute la cour les accomplissements qu’elle doit à son éducation.

Pour l’actualisation, Jean Guillaume Bart, présente un pré-prologue (peu clair et qui ignore de surcroît le thème de la fée Lilas) et fait de la fée Carabosse un rôle dansé. Le chorégraphe ne peut ignorer que, dans la version filmée Sizova-Soloviev de 1964, la fée Carabosse, interprétée par la grande Natalia Doudinskaïa, est déjà mise sur les pointes dans une chorégraphie qui, contrairement à celle du chorégraphe français, ne fait pas paraître difficiles et surannées les évolutions de la fée Lilas. Quoi qu’il en soit, monsieur Bart semble prétendre qu’il a inventé l’eau tiède.

D’ailleurs, pour dynamiser la structure de sa Belle, Jean-Guillaume Bart aurait bien fait de s’inspirer du film soviétique qui, lui, coupe dans l’Intrada des fées afin d’en préserver leurs variations, quintessence absolue du style Petipa; Balanchine a passé sa vie à écrire des variantes de ce sextet des fées ici mutilé par le chorégraphe français, à moins que ce ne soit un choix de tournée (auquel cas monsieur Bart devrait faire attention à ce sur quoi on appose son nom). Cette même version filmée propose une ébauche de raccourci intelligent pour l’acte 3, là où la « version Bart » ne nous épargne même pas l’insipide épisode du petit chaperon rouge.

On regrette finalement de s’être laissé attirer par son seul nom au lieu d’avoir choisi de voir un ballet et une compagnie.

Car la production du Yacobson Ballet est sans faute de goût majeure. Il y a bien de-ci-de-là quelques costumes croquignolets (ceux, bleu électrique, de la grande valse de l’acte 1) mais quelle production de ce ballet n’en a pas ? La musique enregistrée est jouée très lentement. Mais le Yacobson présente un vaillant corps de ballet qui parvient à défendre la grande valse aux arceaux en dépit de ses costumes et de l’effectif réduit (pas plus de huit couples). Elle présente surtout une scène des néréides à l’acte 2 homogène et sans raideur. Si les solistes ont parfois trop tendance à montrer la longueur de leur ligne au détriment de la chorégraphie (la chatte blanche, Nurya Krtamyssova) à l’instar de l’étoile féminine de la troupe qui a le grand jeté facile mais les équilibres en berne, on distingue néanmoins un oiseau bleu propre et élégant, Kyrill Vychuzhanin.

En tant que version traditionnelle russe, la Belle du Yacobson Ballet est un spectacle estimable et honnête qui n’a certes pas révolutionné l’idée du ballet que se faisait un public en grande partie néophyte mais qui a su lui apporter sans aucun doute du plaisir.

 

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La Source: une chorégraphie ennuyeuse, vraiment?

P1010032Souvent, je manque d’inspiration. Au retour d’un spectacle de danse, le vide me saisit, et la page reste blanche. Ma famille menace de me quitter, mes amis m’abandonnent, mon rédacteur-en-chef me fouette : rien n’y fait. À part ma chevelure qui s’allonge tandis que je mâche mon stylo, rien ne jaillit de ma tête enfumée.

Heureusement, il y a Roslyn Sulcas. La critique du New York Times écrit, sur le ballet de l’Opéra de Paris, des choses si surprenantes que les commenter me fournit, pour la 2e fois en quelques jours, tout le plan d’un article. Certains de ses commentaires sur La Source me font douter d’avoir assisté au même spectacle qu’elle. Jugez plutôt : elle y a vu des troubadours! Peut-être sont-ce les elfes quand ils jouent aux magiciens ? Elle assure aussi que le moment où Nouredda voit la fleur magique au centre de la scène est estompé par un mouvement de foule. Ce doit être parce qu’elle regardait ailleurs (ça arrive), car la jeune fille est au contraire isolée sur une diagonale fond cour/devant jardin, au bout de laquelle elle rejoint Mozdock, à qui elle réclame la fleur. La journaliste juge aussi que la musique est jouée sur un tempo trop lent. Quand ? Par rapport à quoi ? On aimerait des précisions, car à certains moments, la vélocité exigée des danseurs paraît au contraire assez diabolique.

Plus fondamentalement, Ms Sulcas trouve l’histoire problématique (elle n’est pas la seule), mais elle la présente avec une frappante sévérité (son jugement sur le pourtant indigent livret d’Illusions perdues de Ratmansky était bien plus poli). Surtout, elle dégomme la chorégraphie en quelques notations lapidaires : « pas mauvais », même « compétent », mais « mortellement ennuyeux », scolaire, avec une « musicalité sur-la-note qui donne souvent l’impression que les interprètes attendent pour prendre la pose ». Le reproche tombe à faux, car dans la chorégraphie de Jean-Guillaume Bart, le mouvement s’arrête rarement… C’est à croire que la phrase a été écrite avant le spectacle sur la foi des poncifs récurrents de la critique américaine sur l’école française de danse.

Si La Source a un point fort – outre la musique, et en dehors des costumes, que la critique apprécie, mais dont elle ne dit pas à quel point ils servent la danse –, c’est bien la variété, la crânerie et la vivacité de sa chorégraphie. Il y a aussi l’attention aux détails qui font mouche : en revoyant le ballet la semaine dernière, j’ai remarqué que dans le passage de la mélancolie de Nouredda, les mains des Caucasiennes, surgissant de manches bouffantes corsetées au niveau du poignet, flottent telles des feuilles mortes. Peut-on soutenir sérieusement que les interventions des Caucasiens (conquérantes au premier acte, démonstratives puis pointues au second) sont ternes ? Autre exemple, au deuxième acte, le contraste entre les variations de trois filles (démonstration de force de Dadjé, dont les jambes pointent comme des banderilles ; lyrisme tout en bras serpentins de Nouredda ; virevoltes de l’insaisissable Naïla) est digne d’attention. Mais le lecteur américain ne saura rien de tout cela. Comme par hasard, la partition de Zaël, que la critique distingue, est dite inspirée du personnage de Puck dans « A Midsummer Night’s Dream » de Mr. B. À part le fait que les deux personnages courent sur la pointe des pieds, cette filiation semble une vue de l’esprit (pour en avoir le cœur net, j’ai même demandé l’avis de Cléopold-l’expert, qui a regardé le DVD ces jours derniers). Le balanchino-centrisme de la critique du New York Times tournerait-il à l’obsession ?

Le 29 décembre, Muriel Zusperreguy dansait à nouveau Naïla, cette fois avec Josua Hoffalt (Djémil). La première danseuse est, pour cette reprise, celle à qui le rôle va le mieux. Elle en a la légèreté, et elle insuffle au personnage un caractère joueur, naïf, qui va droit au cœur. Les autres interprètes vues dans le même rôle, quoiqu’intéressantes, sont moins touchantes : Charline Giezendanner est une jeune fille (20 décembre) et Sae Eun Park un esprit (30 décembre).

Josua Hoffalt est un chasseur presque trop élégant ; il se montre un peu prudent lors de la variation de la fin du 1er acte (certains sauts font un peu gloubi-boulga, peut-être parce qu’il relève de blessure), mais fort éloquent quand il s’agit de séduire Nouredda (acte I, chez le Khan). Ce danseur a l’art de jouer le bel indifférent (dans Onéguine comme dans Dances at a gathering). En Djémil, il est donc irrésistible (mettez-vous à la place de Naïla, qu’il regarde à peine, et pleurez). Quand la situation s’inverse, et qu’il essuie le mépris de Nouredda (2e partie de l’acte II), il a en revanche une candeur qui ferait tout pardonner. Alice Renavand, un brin trop courtisane face au Khan, montre sa rage, mais aussi un embryon d’abandon, lors de sa confrontation avec Djémil : à ce moment-là, elle imprime à sa danse une jolie qualité d’écroulement, comme sous l’effet d’une intense fatigue morale. Valentine Colasante manque de piquant en favorite du Khan qui craint de perdre sa place. Le Mozdock de Sébastien Bertaud semble celui du chef de tribu qui veut jouer dans la cour des grands ; il danse à la fois ostentatoire et revendicatif. Bien vu. Fabien Révillion est un Zaël enthousiasmant, précis, propre. Les interprètes de ce rôle très payant – Axel Ibot le 30 décembre, Marc Moreau le 20 décembre – ont très souvent été enchanteurs lors de cette série. Mais le nombre de leurs acolytes les elfes en bleu a été réduit de quatre à deux sans explications depuis la mi-décembre. Quand on connaît la chorégraphie d’origine, cela fait malheureusement un peu dépeuplé.

On attend toujours des explications sur cette altération. Au lieu de quoi, le compte @operadeparis – qui ne fait généralement pas grand-chose de toute la journée – a pris la peine de faire la pub de l’article du New York Times. Cherchez l’erreur…

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La Source … des contentements

P1090020La Source, soirée du 19/12 (Park, Bezard, Renavand, Thibault, Quer, Levy)

La soirée du 19 décembre aura été caractérisée par une cascade de débuts et quelques surprises. La première, pas forcement très bonne, était la réduction de l’équipe d’Elfes de quatre à deux. Seuls messieurs Moreau et Revillion officiaient et virevoltaient en bleu – avec une déconcertante aisance – autour du Zaël irrésistible d’Emmanuel Thibault, à la fois Puck (la miraculeuse aisance moelleuse des sauts) et Amour de Don Quichotte (ses petites marches sautillées entre les variations). À l’entracte on a découvert que l’ablation des comparses diaprés était entérinée sur la distribution.

Alice Renavand faisait finalement ses débuts dans Nouredda après avoir un temps été sortie des distributions. Cela commence plutôt bien avec une première apparition mélancolique (la pose songeuse à la sortie du palanquin) et le pas de la Guzla à la fois ciselé du pied et des bras et mystérieusement réflexif. Mais par la suite, la demoiselle peine à se dégeler. La nature de ses rapports avec son frère Mozdock (Jérémy-Loup Quer, encore un peu vert sans doute mais qui sera très vite un excellent chef caucasien si on lui en donne l’occasion) ne ressort jamais clairement. Sa scène du harem la montre trop avide d’attirer l’attention du Khan (Saïz). Ses deux variations sont une démonstration de charme qui appartiennent plus au deuxième acte de Manon qu’à la Source. Si j’avais été invité à prendre parti, mon choix se serait porté plutôt sur la Dadjé fastueusement chic et délicieusement vipérine de Laurène Lévy, se jouant de toutes les difficultés techniques créées pour des danseuses d’un gabarit plus réduit que le sien.

Enfin et surtout, Djémil ne semble à aucun moment imprimer au fond de la rétine de Nouredda-Renavand. Dans la scène finale du ballet, elle paraît plus fascinée par la possession de la fleur de Naïla que par son partenaire – pour la vie, vraiment ?

Ce partenaire, c’est pourtant Audric Bezard, qui depuis quelques saisons déjà, est en parfaite possession de son instrument. Ce danseur a su en effet négocier tous les passages de la chorégraphie – y compris ceux qui lui conviennent le moins – de manière à leur donner un sens. Les développés à la seconde sont suspendus presque comme ceux des filles (voilà pour l’aspiration poétique du chasseur) mais ses bras et surtout ses mains ont la qualité virile du sur-mâle qui dit « je veux » de la chanson d’Yvonne Printemps. Plus admirable encore est son jeu, jusque dans l’immobilité. Caché sous une cape et de dos dans l’acte du Harem, il fait passer le touchant dépit d’avoir manqué d’impressionner la princesse par son tour de magie. Dans la scène finale, sa pose absorbée devant Nourreda endormie nous détournerait presque du désespoir dansé de Naïla.

Dans le rôle – presque – éponyme de la Source, Sae Eun Park fait un début plus qu’encourageant. Cette danseuse a, en une soirée, réussi à faire tomber une grande partie des réserves que je nourrissais à son égard. Son concours de promotion, entre ballet générique pour son imposée et petit manuel de la pose photo expressionniste pour acte 2 de Bayadère, m’avait fait craindre le pire pour cette soirée du 19. Mais dès sa première entrée, on a pu constater que la jeune danseuse avait beaucoup travaillé sur le style. Légère sur pointe comme dans les sauts mais surtout musicale et nuancée dans ses inflexions, elle a incarné une fée naturelle avec aisance. Les bras sont parfois encore stéréotypés et le jeu un peu timide mais, pour la première fois depuis qu’elle est entrée dans la compagnie, on a pu la voir rayonner au-delà de sa simple technique – qui est forte. Son visage prenait des contours, même de loin et sans jumelles. C’est un grand pas en avant et je m’en réjouis.

Qu’importe finalement que cette soirée ait été plus défendue par une addition d’individualités que par une équipe de conteurs. Parce qu’elle était pleine de promesses, elle trouvait son unité dans le scintillement de tout et de tous : costumes, danseurs et, cela mérite d’être mentionné, musiciens dans la fosse d’orchestre.

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La Source : l’émouvante véracité de l’erreur

P1050181La Source. Soirée du 2 décembre.

Quand le livret a des défauts, la magie d’une soirée de ballet  repose alors plus encore que de coutume sur le charme de ses interprètes et surtout sur les connexions qu’ils sauront installer entre eux afin d’en combler les vides dramatiques.

On l’a déjà dit moult fois ; quand on se retrouve devant la tâche d’expliquer La Source en tant qu’histoire détachée de son aspect visuel, on est bien en peine d’en justifier la cohérence. Pourtant, hier, le charme opérait pleinement. Et ce n’était pas seulement en raison de la chorégraphie ou de la richesse de la production. La distribution Zusperreguy, Alu, Grinsztajn, Ibot, Bezard y était pour beaucoup.

Dans Djémil, François Alu ne se taille pas qu’un franc succès – mérité – auprès du public par son impressionnante technique saltatoire et giratoire. Il apporte une énergie un peu franche et brute qui excuse presque son personnage incapable de deviner puis de ressentir l’amour de la nymphe de la Source. Dans sa rencontre avec Naïla-Zusperreguy,  il joue à ravir la surprise et l’émerveillement,  accentuant  par de petites brusqueries le rendu de l’impatience devant les disparitions de l’insaisissable créature sylvestre.  Dans son jeu avec la fée de la source, il parvient à être subjugué sans ambiguïté : lui, a trouvé une amie – il ne peut aimer contre sa nature terrestre – quand Zusperreguy, dès le premier regard posé sur lui, encore évanoui, est déjà très évidemment amoureuse.

P1080895Le contraste de nature entre les deux danseurs est en effet évident dès le premier pas de deux. À la solide et mâle technique d’Alu, Zusperreguy répond par une délicatesse des positions, par une perpétuelle mobilité des épaulements et par une souplesse du travail de pointe qui lui confère une grâce toute liquide. On remarque cela particulièrement dans un porté du premier pas de deux où, soulevée en l’air dans un mouvement giratoire, sa corolle prend soudain l’apparence du bouillonnement d’un petit torrent. Ajoutez à cela le sourire si distinctif de cette ballerine, ouvert et franc, et vous obtenez une Naïla bonne et naïve comme doit l’être un esprit des bois. Avec Melle Zusperreguy, pas plus que le mouvement, le jeu ne s’arrête jamais. On se prend à la suivre du regard dans ses scènes mimées avec le Khan (Saïz, goujat à souhait) même quand cela danse ailleurs. Elle fait très bien passer son sentiment d’inconfort quand, sous l’effet de son sortilège, le souverain devient quelque peu hors de contrôle.

Dans la même veine le duo de Caucasiens, Mozdock-Bezard et Nourreda-Grinsztajn, offre une cohérence bienvenue au livret. Dès le pas de la Guzla, on ressent une forte cohésion entre le frère et la sœur. Nourreda-Grinsztajn apparaît très mélancolique et Mozdock-Bezard très grave, très noble (à l’image de ses variations de caractère). La « transaction » qui va conduire le frère à « donner » sa sœur au Khan semble dépasser le simple marché. Pour Mozdock, c’est une question d’honneur de clan. Pour Nourreda, c’est son seul horizon. L’un comme l’autre n’ont pas le choix et ils semblent vraiment regretter d’avoir à se quitter. Mais quand il faut jouer le jeu, tous deux le font sans lésiner. Mozdock conclut l’alliance dans la bravura et Nourreda séduit le Khan sans arrière-pensée avec des ports de bras divinement moelleux. Lorsque l’alliance s’effondre, Grinsztajn est donc réellement désespérée.

Ce qui sauve alors le ballet, c’est la connexion charnelle qui s’installe entre Djémil et Nourreda dans leur pas de deux de confrontation. Grinsztajn semble s’abandonner dès qu’Alu la touche quand bien même elle le repousse. On frôle alors le drame. Ces deux-là sont faits l’un pour l’autre, mais un monde les sépare. L’intervention de Naïla devient donc nécessaire.

François Alu et Muriel Zusperreguy ont alors joué très finement cette partie délicate. Dans le passage de la fleur, jamais Djémil ne semblait savoir que Naïla allait, en agitant le talisman, mettre fin à ses jours. Seul Zaël-Axel Ibot, regard d’enfant et enchanteur technique, le savait. Djémil, lui restait prévenant et tendre avec l’amie fée, et en conséquence gardait toute sa noblesse d’âme.

Quand les interprètes sont inspirés, même le plus défectueux des arguments prend du sens. Dans la vraie vie, on ne prend pas nécessairement les bonnes décisions. Elles sont même souvent stupides. Cela fait-il de nous de mauvaises gens?

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La Source: comment bien choisir?

P1010032« Je sais qu’il est des amours réciproques, mais je ne prétends pas au luxe », faisait dire Romain Gary à un de ses personnages.

Dans La Source, Naïla en pince pour Djémil, qui convoite Nouredda, qui aurait voulu être choisie par le Khan. Ce dernier, délaissant sa favorite Dadjé, se fait embobiner par Naïla, lâchant la proie pour l’ombre. Djémil, chasseur benêt qui prétend au luxe, gagne l’amour de Nouredda par l’artifice d’une fleur magique, et au prix du sacrifice de Naïla. La ficelle est-elle un peu grosse, comme trouve Cléopold ? Je n’en suis pas gêné : avant d’avoir bu le filtre d’amour, Isolde aussi trouvait Tristan moche et gros (comme est généralement un ténor wagnérien). Et puis, la dramaturgie imaginée par Hervieu-Léger et Bart confirme ma dernière grande théorie : les filles choisissent toujours le mauvais gars (pour une autre lecture, voyez Fenella). Si vous voulez mon avis, Naïla ferait mieux de rester avec le Khan, Dadjé aurait beau jeu d’essayer Mozdock, et Nouredda, traitée comme du bétail de luxe par la gent masculine, devrait songer à virer sa cuti.

Que ce sous-texte ne dissuade personne d’aller à Garnier en famille : La Source de Jean-Guillaume Bart est – plus que Casse-Noisette ou Un Américain à Parisle ballet que je conseille pour les fêtes. Il n’y a pas que les costumes qui scintillent : la variété des styles, la richesse de la chorégraphie peuvent satisfaire petits et grands, néophytes et connaisseurs. Cléopold ayant déjà tout bien dit à ce sujet, je parlerai surtout de l’interprétation de la première.

Premier sujet de satisfaction, l’orchestre Colonne, bien conduit par Koen Kessels, fait mieux que la phalange sans direction qui s’est déshonorée tout au long des représentations d’Études. Autre bonne surprise, Laëtitia Pujol, qui aurait dû créer le rôle de Naïla il y a trois saisons, donne une belle épaisseur dramatique à Nouredda, aussi bien au premier acte (tristesse de la séparation d’avec ses compagnes caucasiennes), que dans la confrontation avec Dadjé et durant son pas de deux « lâche-moi les basques » avec Djémil. Il y a dans la danse de Mlle Pujol une éloquence – notamment du pied, des épaules et du regard – qui se voit de loin. Elle aurait mérité une ovation.

Ludmila Pagliero reprend le rôle de Naïla, qui ne lui va pas vraiment : cette danseuse peut joliment incarner une jeune fille – il y a quelques mois, elle était remarquable en rose dans Dances at a gathering – ses bras sont jolis, sa technique de pointe est douce, mais elle n’a pas l’impalpable liquidité, presque irréelle, qu’on attend d’un personnage incarnant une source ; dans le solo du premier acte, où tout est dans le bas de jambe, elle est humaine, trop humaine.

Vincent Chaillet, en revanche, est un Mozdock pointu et précis. Emmanuel Thibault est un elfe qui bondit comme on joue. Karl Paquette est le point noir de la distribution : le pyjama marron-chasse ne lui va pas mieux qu’il y a trois ans, il est si concentré sur les difficultés – qu’il passe poussivement – qu’il rend avec raideur de simples balancés (variation du premier acte) ; le haut du corps n’est jamais libéré, et l’éloquence est aux abonnés absents. Non, vraiment, on ne comprend pas que Naïla se sacrifie pour ce chasseur-là.

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La Source ou l’enchantement de l’impossible

Jean-Denis Malclès, une perle dans Obéron de Weber. Ecole de Paris, 1953.

Jean-Denis Malclès, une perle dans Obéron de Weber. Ecole de Paris, 1953.

« Un ballet demande d’éclatantes décorations, des fêtes somptueuses, des costumes galants et magnifiques ; le monde de la féerie est le milieu où se développe le plus facilement une action de ballet. Les sylphides, les salamandres, les ondines, les bayadères, les nymphes de toutes les mythologies en sont les personnages obligés. Pour qu’un ballet ait quelques probabilités, il est nécessaire que tout y soit impossible. »

Théophile Gautier, « Les Mohicans », 5 juillet 1837.

J’ai longtemps été hérissé par cette définition du ballet par le père de la critique de danse. C’est La Source qui m’a réconcilié avec elle. L’argument de ce ballet peut laisser perplexe. Mais le balletomane que je suis, sensualiste dans l’âme,  fait fi de la vraisemblance quand sa vue est choyée et comblée devant un ballet repensé comme La Source. Car  on y est convié une expérience à la fois bizarre, hybride et délicieuse.

Les écueils étaient pourtant nombreux : la tentative de reconstitution philologique (ma première crainte), le traitement quasi-abstrait, « hommage » à la danse d’école française (et là je bâillais d’ennui rien que d’y penser), la relecture contemporaine enfin.

Le résultat final aura été un objet chorégraphique et scénographique hybride ; le témoignage d’une mutation en cours.

La Source de Bart-Lacroix-Ruf (sans oublier les grands parents tutélaires Delibes et Minkus) est une œuvre « sur le fil », un perpétuel va-et-vient entre les références à divers périodes chorégraphiques qui, loin de sentir la naphtaline ou pis, l’inexorable travail de décomposition (pourtant suggéré par les rideaux de scène décatis imaginés par Eric Ruf), vit et vibre sous nos yeux.

La principale référence qui nous vient à l’esprit est donc celle des Ballets russes – cette période où musiciens, chorégraphes et metteurs en scène, collaboraient pour donner une œuvre d’art totale. Mais ici, plus qu’à une référence à une période glorieuse du ballet, on est convié à un voyage impressionniste dans le temps.

 Ce jeu couvre en effet divers période de cette grande épopée : les excitantes danses caucasiennes du corps de ballet masculin (ah ! ces lezginka !!) convoquent les mânes des danses polovostiennes du prince Igor, si maltraitées aujourd’hui par la plupart des troupes russes. Les Caucasiennes, quant à elles, sous leurs lourds brocards, évoquent les danseuses de rues de Petrouchka. Leurs pas de caractère acquièrent cette pesanteur qui manque si souvent dans les représentations classiques. Avec la scène de Harem, on oscille entre Shéhérazade et Thamar. Mais on est transporté également dans un décor des Ballets de Paris. Les guindes à pompons pendant des cintres figurant même, dans la scène 1 du 2e acte un très graphique palais qui pourrait avoir été dessiné par Bernard Buffet.

Dans la mouvance des Ballets russes, toujours, le monde des Elfes évoque les fastes des ballets du marquis de Cuevas ou des productions légendaires de l’ère Lehman à l’Opéra de Paris. Les demoiselles ont des tutus mi-longs très couture, très juponnés, avec beaucoup de pans, d’applications de diaphanes ailes de tulle scintillant de tous leurs cristaux Swarovski dans des tons subtils de bleu, de vert ou de mauve. Ce monde enchanté est le royaume de la danse française. Jean-Guillaume Bart a développé ici ses idées sur la danse classique sans sombrer dans la simple compilation érudite (ses premiers opus, hélas, versaient dans ce travers). Les Elfes ont des épaulements exquis, le travail de pieds est alerte et précis (on fait des emboités sur pointe qui ont la rigueur d’une machine à coudre Singer). Les pas de basque en tournant virevoltent, les développés sont contrôlés (par d’hyper-extension) mais légers, les grands jetés enfin  – souvent pris directement du plié –, sans être à 180°, ont un tel souffle sous les pieds qu’ils sont enthousiasmants.

Avec cette chorégraphie, Jean Guillaume Bart, semble rendre un hommage discret à Christiane Vaussard, disparue quelque mois avant la création de son ballet ; on a envie de dire « Du chic ! Du chic ! La tête en haut, la tête en bas…. ».  Pour les elfes masculins,  une théorie de quatre gaillards menés tambour battant par Zaël, l’elfe vert, Bart utilise la bravura traditionnellement attendue dans un ballet classique non sans y glisser une petite touche française. Zaël multiplie les tours de force (grands jetés 4e, seconde, 4e / multiples pirouettes). Lui et ses comparses bleus  pirouettent ensuite à n’en plus finir dans leur irrésistible costume-pagode. Tout ce petit monde tournoie en l’air avec la plus grand aisance au milieu des guindes végétales voulues par Eric Ruf, animées d’un mouvement discret mais incessant.

En dépit des faiblesses passées et présentes du livret, on passe donc une excellente soirée en compagnie de La Source. Trois saisons d’absence avant la revoyure ? C’était décidément beaucoup trop.

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La Source: a Who’s Who at the Palais Garnier.

Not la Source… But the Fountain of Bakhchisaray with Maya Pliseskaya and Galina Ulanova. Still over the top in a similar way

The plot is fairly standard – boy meets girl but there are obstacles the boy cannot overcome without supernatural help. As was wont in the 19th century, all this takes place in an “exotic setting. » This time its the Caucasus, hence the over-the-top fur-trimmed costumes by Christian Lacroix and folklorically-correct dances which heighten Jean-Guillaume Bart’s re-imagining of a long-lost classic. So far, so easy.

However, the plethora of characters (juicy roles, all of them) and overlapping emotional triangles of an over-elaborate plot can get mighty confusing. So, here the characters, in order of appearance:

Act 1, Scene 1
ZAËL THE TOTALLY GREEN ELF — Jiminy Cricket/Puck/Ariel, take your pick – jumps and spins so well he can cross the line between the human world and that alternate one peopled with nymphs and woodland spirits. Visible and invisible at will, Zaël – like an adoring and hyperactive labrador – will do anything his mistress asks even if he constantly worries that she might get hurt. He embodies true and selfless devotion, and I consider him the real hero of the ballet. Gotta love this man.

DJÉMIL, A HUNTER. Like all official Romantic heroes, he’s something of an idiot. Can’t see true love staring him in the face. Only understands external, not internal, beauty and thinks nothing of sacrificing others in order to get what he wants. Zero comprehension of nice and welcomming fairies. Typical male.

Scene 2.
Enter a travelling party led by MOZDOCK, A TOUGH GUY. Basically he is an overdressed pimp, Manon Lescaut’s brother with a bigger hat but without the humor or charm. He’s leading his tribe to the palace of an oriental potentate, where he plans to sell

HIS SISTER, NOUREDDA, into the harem. Droopy and veiled at first, her curves will nevertheless catch Djémil’s eye, but you shouldn’t trust her damsel-in-distress routine. Maybe this has happened to you: you are sitting alone in the lunchroom – skinny, glasses, not the world’s greatest skin – when suddenly the most popular girl on campus – perfect teeth, hair, figure – plops down next to you and anoints you, despite your braces, her Best Friend Forever. You’ve never been so happy. Until one day your braces come off, you finally get contacts, and decide to do something about the rest. A little cool air wafts in between you. Then one of the many boys she’s used and rejected sits next to you in the library and asks if you’d maybe accept to go get coffee at the Hungarian Pastry Shop. Oops, now the beautifully-polished claws come out and BFF will even resort to – like Nouredda — getting you out of the way by “fainting” in his arms, her boobs strategically pressed against his chest. The bitch.

Scene3
THE FLOWER. Since for the moment a Louboutin boutique is still hard to find in a forest clearing, Nouredda decides that what she needs, wants, must have, is the glorious lone flower perched out of reach at the top of the waterfall. Djémil plucks it for her – and gets beaten up Nouredda’s clan in thanks – but none of them know that this flower has magic powers. More than that, it harbors a soul, somewhat like Kastchei’s giant, fragile, and perhaps Fabergé (ooh!) egg. While the soul of the Firebird’s sorcerer represented pure evil, this flower harbors a gentle soul too delicate to last long if touched by stupid humans. It belongs to:

NAILA, the pure spirit of the spring’s waters. If I suddenly went all dance history on you a few lines up, it’s because Naila brings us back to the deep spring of great childishly innocent and fantastical – sung or danced – roles invented in the 19th century. She’s an Ondine, a Rusalka, an orientalist vision of La Sylphide. This almost-girl water sprite – LA Source — has been discreetly watching over Djémil for a long time, but he is very confused when she finally makes herself visible to him. Too shy, she briefly slips away, and returns with Zaël. She warns Djémil that the flower he now holds has the greatest power that could ever be imagined: that of life or death. Once in her life she will save another’s, by giving away the flower’s force, but that will mean sacrificing her own. Thus, for now, she and her flower will only grant him two wishes. Fool that he is, all Djémil wants is to make Nouredda his and to make her noxious brother suffer.

Act II, Scene 1
A KHAN, impatiently WAITING FOR THE NEXT DELIVERY OF SELECTED VIRGINS FROM AMAZON. Most hot to trot, despite already wallowing in the swarm of HAREM-GIRLS AND FLUNCKEYS he bought the last time;

DADJÉ, the Khan’s #1 odalisque until now, realizes she is about to be demoted and is not willing to go without a fight. Or at least a « dance-off. » Dadjé is the soul-sister of Zarema in The Fountain of Bakhchiseray. (Remember Plisetskaya with her harem pants and dagger chasing the hapless Ulanova around large pillars)? Alas, Dadjé will lose this round.

The WANDERING MINSTRELS (“TROUBADORS”) burst in. The group actually comprises Djémil, Zaël, and other random elves in disguise, ready to tease Nouredda – suddenly not so unhappy about the prospect of being sold if it involves humiliating another woman — with that flower. They offer her freedom and a rough life with a guy who loves her but who will spend all his time in the forest hanging out with fairies and elves.

NAILA appears, having only taken human form in order to help Djémil carry off the one he seems to love. Naila’s luminous persona certainly distracts the Khan . And this just irritates Nouredda, who faints, in a most decorative manner, as hinted above.

Well, then there’s Act II, Scene 1, part 2, and Act II, Scene 2, where basically all the characters hash this crap out and arrive a bittersweet “happy end.”

DO NOT READ THE FOLLOWING IF YOU ARE A ROMANTIC SOUL
Here’s what I imagine happening after the curtain falls. Nouredda grabs Djémil’s credit card, locks herself in her dressing-room, and orders twenty pairs of Louboutin’s…He deserves it, the schmuck. Zaël will see to it that the heels break off each time she tries to stand up in any of them. The spirit of the spirit of Naïla will appear to Djémil in a dream, whispering about Super-Glue. When he wakes up, he will decide he now wants someone to help him bag a shoemaker’s daughter. This divorce is going to cost an arm and a leg.

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La Source, d’hier à aujourd’hui

"La Vie Parisienne". Page de caricature de Felix Y sur le nouveau ballet "La Source". parue le 17 novembre 1865.

« La Vie Parisienne ». Page de caricature de Felix Y sur le nouveau ballet « La Source ». parue le 17 novembre 1865.

La Source est un ballet qui a survécu dans les mémoires pour des raisons fort éloignées de ses qualités intrinsèques en tant que spectacle : un tableau de Degas, sa première incursion dans la thème du ballet et une demi-partition par Léo Delibes (l’autre partie étant confiée au Russe Minkus). Le ballet lui-même n’a été inscrit qu’une petite dizaine d’années au répertoire (entre 1866 et 1876) et a connu le nombre honorable, mais guère ébouriffant pour le XIXe siècle, de 88 représentations. Comparé au succès de Coppélia, qui réunit quatre ans plus tard le même trio de créateurs (Saint-Léon chorégraphe, Léo Délibes compositeur et Charles Nuitter librettiste), c’est bien peu : Coppélia comptabilisait 717 représentations en 1973! Et la version restaurée de Lacotte a depuis été représentée 116 fois par le ballet de l’Opéra avant d’être récupérée par l’école de Danse.

Pourtant, en 1865, l’ambition des créateurs de La Source était de proclamer aux yeux du monde « la renaissance de la danse classique à l’Opéra« .

Pourquoi les créateurs originaux ont-ils vu leur ambition échouer?

Tout d’abord, la danseuse qui devait créer le rôle principal, Adèle Grantzow, se blessa  en répétition avant de partir honorer ses engagements à la cour impériale de Russie, suivie de près par Saint-Léon, le chorégraphe. La Cour du Tsar avait besoin des deux artistes pour les cérémonies en l’honneur du mariage du Tsarévitch. Le chorégraphe dut donc se résoudre à régler les détails de son ballet à distance et à apprendre par la poste quels seraient les noms des personnages principaux de son ballet – il n’était pas enchanté de celui de l’héroïne principale, Naïla, dont il aurait préféré qu’elle n’ait pas de nom ; juste « La Source ».

Le rôle principal échut alors à une ballerine par défaut, Guglielmina Salvioni, qui n’avait jamais répété avec Saint-Léon. Ce dernier écrivait des missives inquiètes à son librettiste : « Il n’y a qu’une chose sur laquelle j’insiste absolument ; mon groupe glissé dans la scène quatre […] C’est tellement difficile de faire quelque chose de nouveau ; en conséquence, si mademoiselle Salvioni ne peut le reproduire comme il a été créé, je la supplie de le remplacer entièrement ». Ainsi les chorégraphes, qui ne se considéraient alors que maîtres de ballet, protégeaient-ils l’intégrité artistique de leur œuvre.

Pour comble de déveine, Salvioni était également blessée au pied.

Le ballet fut créé le 12 novembre 1866 en l’absence de son chorégraphe, toujours retenu en Russie. Les critiques furent mitigées. Guglielmina Salvioni, « pure, correcte et noble » selon Gautier manquait cependant d’un certain abandon : « On pourrait désirer […] quelque chose de plus moelleux, de plus fluide, de plus ondoyant ». La grande triomphatrice de la soirée fut en fait la créatrice du rôle de la princesse lointaine Nourreda qui prenait les traits sculpturaux d’Eugénie Fiocre, célèbre beauté du Second Empire.

Malgré ses impressionnants décors de Despléchin pour l’acte I, scène 1 et l’acte II, scène 4 figurant une montagne d’où s’échappait de l’eau véritable scintillant sous la lumière électrique, malgré le retour de Grantzow, l’inspiratrice du rôle de Naïla, en mai 1867, La Source n’obtint qu’un succès d’estime.

Si l’on en croit les contemporains, une grande part de l’échec du ballet était à imputer à son livret. La presse du XIXe siècle, à la fois plus encadrée (politiquement) mais plus débridée (sur les attaques personnelles) qu’elle ne l’est aujourd’hui, n’avait pas mâché ses mots sur cette fantaisie aux confluents de plusieurs traditions du théâtre romantique : un peu de La Sylphide, d’Ondine, du Lalla Rookh de Thomas Moore, ou encore la scène de harem du Corsaire sans oublier un petit détour par Le Songe d’une nuit d’été. Tout cela préfigurait aussi un peu La Bayadère.

J’ai trouvé cocasse l’apposition de l’argument original résumé clairement par Ivor Guest dans son « Ballet of the Second Empire » et la page de caricature parue le 17 novembre 1866 dans « La Vie Parisienne », une revue illustrée où écrivait tout le gratin de la presse de l’époque.

Mais la réécriture du livret par Clément Hervieu-Léger, de la Comédie française, sauve-t-elle réellement l’argument du bon Nuitter ?

 1er acte.              Près d’une source coulant d’un rocher.

Djémil (Louis Mérante), un chasseur, s’abreuve à la source et voit une bohémienne, Morgab (Louise Marquet) qui tente de jeter un poison dans la source. Il la chasse. Arrive alors une caravane qui conduit, voilée, sous la conduite de son frère Mozdock, la belle Nouredda (Eugénie Fiocre), au harem du Khan son futur époux. Nouredda, après avoir dansé un coquet pas à la Guzla, voit une très jolie fleur qui pousse sur le rocher et exprime le désir de se la voir offrir. Mais personne n’ose relever le défi, la fleur est trop haut perchée. Djémil décide alors de s’y essayer. Il atteint la fleur, la cueille et s’approche de Nouredda. Mais il demande comme récompense de voir le visage de la princesse. Outré, son frère fait bastonner Djémil et le laisse pour mort, chargé de liens, auprès de la Source. Mais tandis que la caravane s’éloigne, apparaît l’esprit de la Source, Naïla (Salvioni). Elle libère le jeune chasseur et lui dit qu’elle est reconnaissante pour l’avoir sauvé des desseins funestes de Morgrab. Aussi, bien que déçue qu’il ait dérobé sa fleur-talisman, elle veut bien accomplir ses vœux. Immédiatement, Djémil demande à revoir Nouredda. Son souhait est accordé. Djémil part vers l’objet de son désir armé de la fleur magique et accompagné d’un gobelin, serviteur de Naïla, Zail (Marie Sanlaville dans un rôle travesti).

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Dans la version 2011, ne cherchez pas la Source avec de la vraie eau qui coule. Le décor est celui d’un théâtre en ruine dont ne subsisteraient que les tentures rongées par le temps. Les Fées, dans les costumes irisés de cristaux, évoquent le chatoiement des eaux de la source et Zaël, le gobelin, ici dansé par un danseur peint en vert et entouré de quatre comparses bleus, figure une sorte de libellule bondissante (scène 1). Le rôle de Morgrab et l’épisode de l’empoisonnement de la source sont supprimés. Le seul « méchant » de l’affaire reste l’ombrageux Mozdock qui veut marier sa sœur au plus offrant. Il danse le pas de la Guzla avec sa sœur (scène 2).

Djémil y perd un peu en capital « développement durable ». Sa seule qualité étant de bien grimper à la corde pour aller cueillir la fleur magique de Naïla (scène 3). Intact par contre est son côté grosse baderne. Théophile Gautier le faisait déjà remarquer dans sa critique parue dans le Moniteur Universel, le 19 novembre 1866 : « Aux avances de la nymphe, il ne répond que par des cris de vengeance […] et la bonne Naïla met, avec un soupir, son pouvoir à la disposition du beau chasseur qui la dédaigne »

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2e acte.                Scène 1. Dans un palais

Le Khan (Dauty) est impatient de recevoir sa promise, Nouredda, ce qui ne l’empêche pas de se régaler à la vue de trois créatures de harem peu vêtues. Mais Djémil, qui s’est introduit dans le palais, somme Naïla d’apparaître. Celle-ci charme alors le Khan, oublieux des appâts de Nouredda. Il veut sur le champ en faire sa femme. Naïla lui répond qu’elle n’acceptera que s’il chasse Nouredda.

Forcée de quitter le palais, Nouredda se voit offrir de l’aide par la gitane Morgrab qui tente, dans le même temps, de piéger Djémil dans ses filets (et sous sa tente : une grande scène de sabbat) pour se venger d’avoir manqué son empoisonnement de la source. Mais le Gobelin Zaïl apparaît juste à temps pour permettre à Djémil de s’échapper avec Nouredda.

 

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Dans la version Bart de 2011, le Khan est assiégé par une cohorte d’odalisques (huit, pas moins), vêtues d’élaborés et chatoyants costumes orangés, menée par Dadjé, la favorite anxieuse de la perte de ses privilèges, prête à toutes les prouesses chorégraphiques pour les conserver (scène 1).

Nouredda, habillée de neuf par le Khan, triomphe d’abord. Mais arrive alors une troupe de bateleurs mystérieux (Zaël et ses comparses accompagnés de Djémil). Ils font des tours de magie. Djémil, pas dégourdi, rate le sien et manque encore une fois d’impressionner sa belle. En désespoir de cause, la petite troupe appelle Naïla qui séduit le Khan en un tournemain. Ce dernier chasse alors son ancienne promise non sans, le goujat, lui faire rendre les beaux atours qu’il venait de lui offrir. La lumière s’éteint alors qu’il s’apprête à savourer les charmes de la jolie enchanteresse qui s’offre à lui (scène 2). En 2011, rien ne laissait deviner que le Khan allait être déçu dans ses attentes. Une erreur dramatique selon nous.

Djémil s’échappe avec Nouredda. Mozdock est statufié par magie quand il s’apprêtait à rosser une seconde fois le jeune chasseur amoureux. Cet épisode douteux prend-il la place de la rocambolesque scène de sabbat de la version 1866 ?

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                               Scène 2. La grotte de Naïla

Naïla est fort triste de voir l’amour que Djémil porte à Nouredda. Elle les fait apparaître devant elle. Nouredda est endormie près de Djémil. La fée prévient Djémil que jamais Nouredda ne l’aimera. Mais le jeune homme la supplie de remédier à cela avec la fleur magique. Elle lui explique que cette fleur est liée à son existence mais, dans un suprême sacrifice, pose la fleur sur le cœur de la princesse lointaine. Celle-ci se réveille le cœur empli d’amour.

Les amants partent. Naïla s’affaiblit a vue d’œil. La source doucement se tarit.

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Dans le ballet de Bart, on retourne à la Source où se lamentent les nymphes (un petit côté acte 4 du Lac des Cygnes). Nouredda est en colère. Elle a repoussé son frère et dans la foulée, repousse aussi Djémil avant de sombrer dans le sommeil. Djémil avoue à Naïla qu’il ne pourra jamais aimer que Nouredda. La jolie nymphe agite alors la fleur magique sur Nouredda endormie et sacrifie par là-même sa vie. La princesse s’éveille pleine d’amour. Après un court pas de deux les deux tourtereaux artificiels s’éloignent tandis que Zaël reste seul à pleurer sur le corps de Naïla.

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L’argument revu et corrigé d’Hervieu-Léger, on doit l’avouer, peine un peu à nous faire adhérer au triangle amoureux. Nouredda n’a jamais montré clairement un quelconque attrait pour Djémil. Sa colère aurait été plus compréhensible si, dans une scène, le Khan, changeant d’avis parce qu’il a perdu Naïla, avait cherché de nouveau à traiter avec Mozdok. On aurait compris son dégoût des hommes et fort bien accueilli ce petit détour par le féminisme. Enfin, on regrette la disparition un peu prématurée des Nymphes. Leur effacement à la mort de Naïla aurait été une belle métaphore de l’assèchement de la source qui clôturait le ballet en 1866.

On l’aura compris, ce n’est pas dans le renouvellement de l’argument de Nuitter que réside le charme de La Source de Jean-Guillaume Bart. Et pour pourtant, ce ballet réserve bien des enchantements. L’objet d’une prochaine publication…

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