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La Belle au bois dormant à l’Opéra : Désiré(t) réalité

La Belle au bois dorrmant (Tchaïkovski. Chorégraphie Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations du 11 et 13 mars 2025.

A l’Opéra, La Belle au bois dormant dans la version Rudolf Noureev a enfin retrouvé la scène après près de onze ans d’absence. A ce stade, la presque intégralité des étoiles de la compagnie qui étaient distribuées lors de la saison 2014 ont pris leur retraite et bien peu des membres de la compagnie actuelle y ont usé leurs chaussons. On était en droit de se demander si le ballet de l’Opéra allait se montrer à son meilleur lors de cette reprise bien tardive. Mais somme toute, après une générale qui ne fut pas ouverte au public, le corps de ballet, qui intègre pour la première fois les membres de sa toute nouvelle compagnie Junior, s’est montré à la hauteur des attentes. Les nymphes et les pages escortant le sextet des fées au prologue et les valseurs à cerceaux fleuris de l’acte 1 forment de beaux ensembles. A l’acte deux, les dryades du corps de ballet dessinent un parc à la française dont les allées, toujours mouvantes, cachent ou révèlent la vision d’Aurore aux yeux de princes énamourés.

La Belle au Bois dormant. Soirée du 13 mars.

Pour ce qui est de la boite à friandises que représentent les nombreuses variations solistes et demi-solistes, surtout féminines, les fortunes sont bien sûr plus diverses (pensez ! 6 fées, 4 pierres précieuses, un oiseau bleu et sa princesse, un chat botté et sa chatte blanche). Lors des deux soirées qu’il nous a été donné de voir, le pas de six des fées du 13 mars nous a semblé plus homogène que lors de la soirée du 11. Alice Catonnet était fort délicate en fée Candide. Ses jolis ports de bras évoquaient la peau douce qu’elle octroyait généreusement en vœux à la jeune Aurore au berceau. Camille Bon, moins déliée le 11 en Lilas, était élégante en fée Miette de pain qui tombe. Le duo dynamique Fleur de farine, très inspiré de Barocco de Balanchine, avec Hortense Millet-Maurin et Elisabeth Partington, était dynamique et bien assorti. Clara Mousseigne faisait preuve d’autorité mais aussi de moelleux en fée Violente. Eléonore Guérineau dansait sa fée Canari à la vitesse du Cupidon de Don Quichotte. Enfin, Héloïse Bourdon dépeignait une sixième fée sereine, aux lignes étirées et aux équilibres suspendus. Lors de la soirée du 11, on avait néanmoins apprécié l’élégance de ligne de Fanny Gorse en Miette de pain, l’élégance dans la prestesse d’Ambre Chiarcosso dans le duo Fleur de Farine ou encore l’articulation de la variation aux doigts par Célia Drouy, plus fée résolue que fée violente.

Pour les fées pantomimes, car Noureev a décidé d’adjoindre à Carabosse une fée Lilas exclusivement mimée, on a tout aussi bien goûté l’interprétation plus sardonique que maléfique de Sarah Kora Dayanova (le 11) que celle, très vindicative, de Katherine Higgins (le 13). Le duo antagoniste Higgins-Carabosse et Gorse-Lilas livre une très accentuée et très vivante scène de contre-malédiction à la fin du prologue.

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L’une des difficultés pour entrer dans ce monument qu’est La Belle au bois dormant est bien sûr l’arrivée tardive de la protagoniste principale. Après la longue scène d’exposition des fées, il faut passer à l’acte 1 par l’épisode des tricoteuses et la grande valse aux arceaux avant de découvrir enfin Aurore. On est toujours impressionné par la gageure que représente cet acte 1 pour la ballerine principale : une entrée vive à base de grands jetés pour exprimer l’extrême jeunesse de la princesse, bouillonnante d’énergie, puis le redoutable pas d’action, sorte de rituel de cour, où Aurore doit tout à coup se modérer en vue des fameux équilibres à assurer aux mains de quatre partenaires différents ; mais il y a encore la variation à équilibres arabesques et pirouettes où la princesse démontre son charme et sa bonne éducation, et, pour finir, la coda explosive de la tarentule qui fait avancer l’action vers le dénouement dramatique et la réalisation de la prophétie. En l’espace de quelques minutes, il faut que le personnage soit planté et que la salle soit tombée amoureuse de l’héroïne pour tout le reste de la soirée.

Les deux jeunes ballerines qu’il nous a été donné de voir relèvent le gant de l’acte 1 avec brio et élégance.

Le 11 mars, Inès McIntosh est  très légère et comme montée sur ressorts lors de sa première entrée. Les grands jetés sont légers et le bas de jambe bien ciselé. Dans sa variation finale, elle accomplit des renversés très cambrés sans sacrifier le naturel. Elle est une Aurore de seize ans évidente. L’Adage à la rose est déjà bien en place ; les équilibres ébouriffants viendront sans doute plus tard mais on échappe à la sensation d’exercice difficile qu’on peut parfois observer chez certaines ballerines. La scène de la piqure d’aiguille est presque abordée comme la scène de la folie de Giselle ; la jeune princesse semble perdre le sens de la réalité avant de s’effondrer.

Le 13 mars, Bleuenn Battistoni, dont c’est la deuxième représentation, est une belle fleur déjà éclose, une presque adulte. Elle a une aura de princesse lointaine : l’image de Catherine Deneuve dans Peau d’âne de Jacques Demy nous vient à l’esprit. Elle semble très à son aise dans le cérémonial de l’Adage à la rose. La première série des équilibres est sans doute encore un peu nerveuse, mais Battistoni semble gagner en contrôle et en puissance sur le passage, comme répondant au crescendo orchestral, et le final aux promenades attitude est serein et déjà presque régalien. La petite tension du début, opposée à cette conclusion pleine d’assurance, s’offre comme une évolution psychologique du personnage. La belle variation qui suit poursuit le récit psychologique. Après l’attitude, Aurore montre la position plus décidée de l’arabesque et la jeune ballerine sait suspendre ses piqués avant d’accomplir une série de pirouettes impeccables : élégance et maîtrise… On se laisse porter par le final. Piquée par l’aiguille de Carabosse, Bleuenn-Aurore dépeint à merveille la lente absence au monde qui prend possession de son personnage.

A la fin de ce premier acte, on peut dire qu’on a été conquis par les deux Aurore.

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L’acte 2 est celui où l’on fait la connaissance du prince Désiré. C’est également l’acte où Rudolf Noureev a mis le plus de lui-même. A l’origine, il n’y avait dans La Belle au Bois dormant que deux variations classiques masculines et elles se situaient à l’acte 3 : celles de l’Oiseau bleu (créée par Enrico Ceccheti qui jouait Carabosse dans les actes précédents) et celle de Désiré. Même la variation d’entrée traditionnelle du prince est un ajout de Konstantin Sergeev datant de l’époque soviétique. Noureev, qui remonta la plupart des grands Petipa en Occident en réévaluant la place de la danse masculine, a particulièrement étoffé la place du prince à l’acte 2 au point qu’on serait tenté d’appeler la scène de la vision, l’acte de Désiré qui ferait suite à celui d’Aurore. A la contribution Segueev, Rudolf Noureev ajoute la longue variation méditative sur le passage musical de l’Entracte qui suivait le panorama dans la production originale. Il ajoute aussi une variation masculine durant le pas d’action sur la variation originale de Carlotta Brianza pour l’acte 2 que Petipa avait chorégraphié sur un passage musical du 3e acte [le chorégraphe donne d’ailleurs la même combinaison de pas à Désiré : une série de battements raccourcis-passés]. Enfin, il conclue la vision par une diagonale de brisés et de sauts chats pour le prince qui donne l’impression que c’est Aurore qui poursuit le prince de ses avances et non l’inverse.

Autant dire que les danseurs qui interprètent le prince ont une tâche au moins aussi écrasante que celle des Aurores de l’acte 1. La variation test reste incontestablement la méditation, non pas tant en raison de son extrême longueur mais bien parce qu’il faut qu’elle soit habitée pour ne pas se transformer en un répertoire fastidieux de toutes les tics chorégraphiques noureeviens : décentrements, fouettés, changements de direction et j’en passe. Habitée, cette variation est un grand moment. Le prince semble ouvrir son cœur au public : les changements de direction, les fouettés sont comme autant de questions que se pose le héros. L’incertitude doit régner. A la fin, une combinaison de batterie ressemble à un jeu de marelle durant lequel le prince dit adieu à l’enfance pour entrer dans la maturité.

Las, aucun des deux princes n’est encore au niveau artistique requis pour faire vivre ce passage clé de la Belle de Noureev. Messieurs Docquir (11) et Diop (13 mars) partagent le triste privilège de faire une entrée absolument anodine en redingote jaune et tricorne assorti. Mais, point commun plus assurément enviable, ils maîtrisent tous deux la chorégraphie complexe du prince. Cependant, Thomas Docquir fait tout bien mais, à ce stade de sa carrière, son personnage ne naît pas de l’addition de ses qualités techniques. Du coup, on est cueilli un peu à froid par la vision d’Aurore. Comble de l’infortune, Inès McIntosh, qui danse moelleux, n’est pas encore une Aurore du deuxième acte. Ses fouettés de l’arabesque à la quatrième devant pendant le jeu de cache-cache avec le prince n’ont pas ce caractère suspendu qu’on attend d’une chimère.

Inès McIntosh et Thomas Docquir

Guillaume Diop quant à lui égrène consciencieusement ses variations. On apprécie toujours ses belles lignes mais on regrette quelques imprécisions dans les pas de liaison. Surtout, la seule chose qu’on observe durant la variation introspective, c’est le soliloque du danseur qui se répète les indications du répétiteur afin d’atteindre gracieusement la position suivante. C’est dommageable pour la chorégraphie de Noureev, si souvent accusée à tort d’additionner les difficultés techniques pour la difficulté technique. C’est en effet l’impression que cela donne quand elles ne sont pas habitées. C’est dommage, car Bleuenn Battistoni est une vision idéale de suspension et de poésie. Mais en face de ce prince autocentré, elle a plus l’air de tenter de le vamper que de le séduire.

Bleuenn Battistoni et Guillaume Diop

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L’acte 3 est du genre des grand pas détachés de l’action dans lesquels Petipa excellait. Il ne souffre donc pas du défaut de cohérence dramatique qui caractérisait l’acte 2. Dans les pierres précieuses, on apprécie les deux messieurs de l’or ; Nicola di Vico, le 11, qui met en valeur les directions et Andrea Sarri, le 13, qui incarne absolument le métal enserrant les gemmes. Les dames sont mieux assorties le 13 mars. Célia Drouy est un diamant facetté aux côtés de Camille Bon, Clara Mousseigne et Sehoo Yun. Dans le pas de deux de l’oiseau bleu, la préférence va résolument à la distribution du 13 mars. Chun-Wing Lam et sa batterie impeccable dépeignent un véritable oiseau face à la Florine délicate mais plus terre à terre d’Elisabeth Partington. Le 11, c’est Hortense Millet-Maurin qui est l’oiseau tandis qu’Aurélien Gay (pieds vilains, tête vissée dans le cou mais technique saltatoire dominée) délivre sa variation en mode Hercule de foire. On a eu, nonobstant la très jolie interprétation d’Eléonore Guérineau le 13 aux côtés d’Isaac Lopez Gomez, un vrai coup de cœur pour la chatte de blanche primesautière et moqueuse de Claire Gandolfi qui menait la vie dure au chat botté facétieux de Manuel Garrido.

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Le pas de deux entre Aurore et Désiré suscite à juste titre l’admiration du public. Messieurs Docquir et Diop sont des partenaires sur lesquels une ballerine peut compter notamment dans les spectaculaires pirouettes-poisson de la grande entrée. Inès McIntosh (aux jolis et spirituels pas de cheval) est charmante et délicate dans sa variation tandis que Bleuenn Battistoni impressionne par ses retirés souverains et la précision sans raideur de ses ports de bras. Guillaume Diop accomplit une série de coupés jetés roborative qui met légitimement les spectateurs en émoi.

Le compte n’y est donc pas encore tout à fait mais on ne ressort pas abattu de ces longues soirées. La série conséquente (une trentaine de représentations sur deux périodes) devrait permettre à chacun de peaufiner sa partition. Bleuenn Battistoni a d’autres dates. Inès McIntosh n’en disposait pour le moment que d’une mais qui sait… Thomas Docquir est également le partenaire d’Héloïse Bourdon. Guillaume Diop, quant à lui a été chargé de 14 dates. S’il survit à cela, il ne pourra qu’en sortir grandi techniquement et, on l’espère aussi, en tant qu’interprète.

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Don Quichotte à l’Opéra : la bonne Etoile

P1200192Don Quichotte (Minkus / Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Soirée du vendredi 5 avril 2024.

Cette saison, qui n’est pas encore celle à proprement parler de José Martinez, le directeur de la Danse nous a néanmoins ménagé de bien jolies surprises avec son choix de solistes sur les grands ballets du répertoire. Sur Casse-noisette, ce furent aussi bien la récompense d’une vétérane du corps de ballet qui a su transformer l’essai, Marine Ganio. Ce fut aussi le choix d’une toute jeune soliste à la carrière météorique, fraîchement promue première danseuse, Ines McIntosh. Cette dernière est désormais programmée sur Don Quichotte et Giselle. Dans La Fille mal gardée, outre Marine Ganio, on a pu également découvrir le génie précoce de Hortense Millet-Maurin.

Roxane Stojanov, notre Kitri du vendredi 5 avril, n’appartient à aucune des deux catégories de danseuses : elle n’a pas été cantonnée trop longtemps dans les fins fonds du corps de ballet mais n’a pas connu non plus de début de carrière éclair. Kitri est le premier grand rôle d’un ballet en trois actes qui lui est confié.

Et elle est prête ! Dès sa première entrée à l’acte 1, elle se montre incisive et charmeuse à la fois, primesautière et décidée. Son temps de saut vient servir son interprétation d’une héroïne bien décidée à prendre son destin en main. Son éventail claque, sa pantomime est vivante. Elle passe superbement bien la rampe. Cette autorité scénique ne s’est jamais démentie au cours de la soirée. Sensuelle dans l’épisode de gitans, elle est capable de nous gratifier d’une variation de Kitri-Dulcinée suspendue (ses piqués attitudes sont tenus et les pliés sont crémeux). À l’acte 3, Stojanov maîtrise sa partition. Ses équilibres ne sont pas infinis dans l’adage mais elle reste toujours musicale et dans le rôle. Elle enchante la coda par une très belle série de doubles tours fouettés. Incontestablement, la talentueuse ballerine a endossé pleinement son rôle d’étoile de la soirée.

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Roxane Stojanov (Kitri) et Thomas Docquir (Basilio).

Elle a été aidée en cela par le partenariat sans peur et sans reproche du jeune Thomas Docquir. Le danseur est doté d’un physique avantageux (il a notamment une belle arabesque) et d’une technique très en place. On apprécie sa variation aux sauts à l’italienne de l’acte 1. Il joue bien. Sa pantomime est toujours lisible et sa scène de suicide-bouffon a un bon timing. Il interagit bien avec sa partenaire et sait la mettre en valeur. Dans le pas de deux de l’acte 1, plutôt que de nous servir un porté à un bras hasardeux, il le remplace par un grand jeté en l’air accompagné de sa partenaire qui est diablement efficace. Cependant, il n’a pas encore le même niveau artistique que sa partenaire plus chevronnée. Sa projection est encore celle d’un sujet, rang qu’il tient dans la compagnie. On attend néanmoins ses prochaines prises de rôle avec intérêt.

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Ida Viikinkoski (la Danseuse de rue) et Arthus Raveau (Espada)

C’est faire la fine bouche ; il faut bien le reconnaître. On passe une excellente soirée en compagnie du couple principal et des différents solistes. Comme on l’avait supputé dans un précédent article, Ida Viikinkoski est une très capiteuse Danseuse de rue qui virevolte avec beaucoup de chien au milieu des poignards. J’ai longtemps trouvé cette danseuse, entrée dans la compagnie la même année que Roxane Stojanov, trop pesante. Elle a depuis quelques temps donné beaucoup plus de délicatesse dans son interprétation des rôles classiques. Elle forme un tandem très bien réglé avec Arthus Raveau qui a malheureusement eu une présence à éclipses ces dernières saisons. Le talentueux premier danseur joue à fond la carte de la caractérisation et du cabotinage bien dosé. Les deux danseurs parviennent en peu de temps à imposer leurs personnages de plus proches amis du couple principal. Bien que plus discret, le duo des deux amies de Kitri, réunissant Victoire Anquetil et Seohoo Yun, est primesautier et bien assorti.

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Ambre Chiarcosso (la Demoiselle d’honneur).

À l’acte 2, Daniel Stokes en Gitan principal ne nous a pas semblé être assez dans le sol mais la prestation de Stojanov et Docquir en bohémiens d’opérette ainsi que l’énergie du corps de ballet ont emporté notre adhésion. Dans la scène du rêve, Katherine Higgins, longiligne, est une Reine des dryades satisfaisante sans être superlative. Élégante, elle accomplit de petites glissades qui ménagent la surprise avant ses amples grands développés. En revanche, son manège à l’italienne, bien que maîtrisé, apparaît un peu trop métronomique. Bianca Scudamore est  quant à elle adorable en Cupidon moelleux et sucre d’orge. À l’acte 3, on a le plaisir de voir Ambre Chiarcosso, longtemps injustement cantonnée au grade de quadrille (elle a été promue coryphée au concours 2024), interpréter une demoiselle d’honneur précise, charmante et au beau parcours. Durant la Scène des dryades, elle formait déjà avec Clémence Gross et Hohyun Kang un trio de choc.

L’élément picaresque, à savoir Don Quichotte et Sancho Pança, était de nouveau incarné par l’excellent duo formé par Cyril Chokroun et Jérémie Devilder. Il en était de même pour Gamache toujours interprété avec énergie par Léo de Busseroles. Comme au soir du 27 mars, Alexander Maryianowski était distribué dans Lorenzo, le père de Kitri. Le jeune danseur, entré dans la compagnie en 2022 et déjà promu coryphée, aurait peut-être été mieux employé ailleurs. Faisant beaucoup trop jeune, il a plutôt l’air d’être un prétendant éconduit qu’un père ayant des ambitions matrimoniales pour sa fille. Il faudra songer à lui la saison prochaine pour Inigo dans Paquita…L’Opéra manque d’une certaine culture du rôle de caractère et ferait bien de s’inspirer de l’exemple du Royal Ballet.

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Thomas Docquir, Roxane Stojanov, Ida Viikinkoski et Ambre Chiarcosso.

Qu’importe, la soirée reste un bonheur. Dans le fandango et dans ce final qui semble continuer après le tombé du rideau, le corps de ballet nous enchante et nous rend impatient de revenir vivre de nouvelles aventures picaresques à l’Opéra Bastille.

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Manon à l’Opéra : polysémie

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La saison 2022-2023 à l’Opéra Garnier se referme comme elle s’est ouverte avec un grand ballet de Kenneth MacMillan. Le chorégraphe britannique décédé il y a trente ans aura donc bénéficié d’une saison hommage fortuite (Mayerling était initialement prévu pour la saison 2019-2020) tandis que Rudolf Noureev, lui aussi disparu il y a trois décennies n’aura vu que son Lac des cygnes, à la production usée jusqu’à la corde, et une exposition de costumes dans les espaces publics du théâtre pour toute forme de célébration.

Néanmoins, à la différence du début de saison, on ne va pas bouder son plaisir. « L’Histoire de Manon » est un authentique chef-d’œuvre quand « Mayerling » n’en est que la copie boursouflée. Dans le ballet de 1974, l’action, très révisée par rapport au roman de l’abbé Prévost, coule de source. Contrairement à Mayerling, qui semble prendre en compte toutes les personnalités de notes de bas de page de l’Histoire, le nombre des protagonistes est resserré afin de se concentrer sur le destin du couple improbable que forment Manon et Des Grieux.

Le retour de Manon était pour le moins attendu. Le ballet n’avait en effet pas été repris depuis 2015. C’est un des défauts de la gestion du répertoire à l’Opéra, de favoriser la variété des propositions au détriment de la récurrence du grand répertoire. Le public a peut-être l’embarras du choix mais les artistes n’ont pas nécessairement le temps de faire leur un rôle. C’est dommageable dans un ballet comme Manon où même le plus petit rôle offre des possibilités de jeux et d’interactions. Avec un hiatus de huit ans, de nombreux principaux ont pris leur retraite et les jeunes interprètes qui remplissaient les rangs du corps de ballet sont devenus des artistes mûrs et ont changé d’emploi.

Cela se voyait un tantinet lors de la première effective (la première publique initiale ayant été annulée pour cause de grève) le 21 juin. Le corps de ballet paraissait en effet plus réglé que spontané. C’était mieux le 27 sans pour autant encore avoir ce flot naturel qui s’était développé lorsque les reprises avaient été assez rapprochées (en 1998, 2001 et 2003).

Mais venons-en aux distributions des principaux.

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Le 21 juin, le Des Grieux de Mathieu Ganio était très à l’aise au premier acte dans un registre qu’il a fait sien : l’interprète « soupir ». La clarté de sa ligne évoque un jeune homme sincère et naïf emporté par un élan du cœur à la vue de Manon.

On pense à ce passage du roman ou des Grieux dit :

« […] je me trouvais enflammé jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur »

Sa rencontre avec Manon nous a semblé tout à fait fortuite. Elle ne prend corps que lorsque Des Grieux se cogne dos à dos avec la jeune fille. Et ce soir-là, la jeune fille, c’était Myriam Ould-Braham.

La ballerine, déjà cristalline dans sa première variation dépeint une héroïne véritablement innocente même lorsqu’elle semble comprendre qu’elle plaît à son vieux galant de voyage. Sa rebuffade quand les gestes de ce dernier deviennent trop explicites dénote même de la surprise teintée d’effarement. Cette approche pure va bien au Lescaut de Pablo Legasa. On le trouvait presque trop élégant au début pour le rôle (sa première variation immaculée, avec ses sautillés et grands ronds de jambe de la quatrième devant vers l’arabesque est un plaisir des yeux), mais par la suite la clarté de sa ligne et de sa danse rendaient ses tentatives de maquignonnages d’autant plus cyniques et abjectes. On imagine que les parents de Manon qui ont confié la jeune fille à son frère sont bien loin d’imaginer à quel point leur aîné a mal tourné depuis qu’il est parti du foyer. Tant pis si on a été moins conquis par sa scène de soulographie à l’acte 2, dont les chutes étaient un peu prévisibles, aux côtés de la capiteuse Roxane Stojanov.

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L’Histoire de Manon : Roxane Stojanov (la maîtresse de Lescaut), Pablo Legasa (Lescaut).

La Manon d’Ould-Braham semble ne pas exactement comprendre le jeu que joue son frère. Dans son premier pas de deux avec Des Grieux et ses portés aériens, on verrait presque un cygne blanc. Durant le pas de duo de la chambre, on reconnaît les qualités d’innocence et cette projection des lignes qui sortent tout droit du registre éthéré ; au point qu’on se demande si la ballerine saura négocier le tournant plus capiteux que doit prendre son rôle.

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L’Histoire de Manon : Katherine Higgins (Madame), Florimond Lorieux (Monsieur G.M.)

Un premier élément de réponse est donné lors du pas de trois qui suit entre Manon, son frère et Monsieur GM (Florimond Lorieux, à la fois séduisant et repoussant en aristocrate arrogant et fétichiste). Ould-Braham parvient à allumer le désir sans déployer de coquetterie (une option souvent présentée par d’autres danseuses). Ses réticences sont impalpables mais réelles. On se surprend à scruter sa respiration… Pour échapper au scabreux du moment, elle se concentre sur les joyaux qui eux, brillent de mille feux.

A l’acte 2 chez Madame, Myriam-Manon semble réciter une leçon, celle de la courtisane entraînée. Mais aussi bien dans sa variation que dans son pas aérien avec les gentilshommes, elle semble absente à elle-même. Cela lui donne un côté mystérieux et lointain qui peut attirer les mâles, mais surtout, il se dégage de ce passage une grande tristesse. L’innocence de l’héroïne a été piétinée mais elle est toujours là. Résiliente. Mathieu-Des Grieux reste le naïf adolescent inexpérimenté qu’il était à l’acte un. Il se révolte quand sa compagne patiemment se résigne et attend. Les deux héros ne sont pas encore sur le même registre émotionnel mais les deux danseurs continuent de danser avec un merveilleux unisson. Quand Des Grieux a fini d’exprimer son désespoir et que Manon le contemple à ses genoux, la pose des deux danseurs a la même qualité dynamique. Ould-Braham et Ganio sont des danseurs qui dansent même lorsqu’ils sont à l’arrêt.

Mathieu-Des Grieux semble atteindre la maturité dans la seconde scène de la chambre à la faveur du départ précipité et de l’assurance de l’attachement de Manon. Le danseur relève avec brio le défi de la célérité imposé par la chorégraphie. Myriam Ould-Braham quant à elle est redevenue vibrante avec, de surcroit, une pointe de sensualité. La dispute du bracelet y gagne en intensité. C’est la première querelle d’adulte de ce couple.

A l’acte 3, Myriam-Manon, courtisane déportée à la Nouvelle Orléans, entre brisée, sujette à des sortes de spasmes d’oiseau abattu en vol sur lesquels on n’avait pas tant focalisé avec d’autres danseuses. Il se dégage pourtant de l’interprète une impression de résistance dans la faiblesse même pendant la très crue scène du geôlier. Ganio- des Grieux, toujours sur la lancée de sa scène 2 de l’acte 2 insuffle de la détermination et même de la rage dans son hyper-lyrisme.

Ceci est particulièrement sensible dans la scène du Bayou. De son côté, Ould-Braham joue avec son épuisement physique d’interprète pour mener sa Manon vers la mort. Ses marches sont tremblantes et hébétées mais ses sauts dans les bras de Ganio ont un élan qui leur confère une qualité métaphorique : c’est l’agonie du corps qui rend possible la plénitude du cœur.

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L’Histoire de Manon : Myriam Ould-Braham (Manon, Mathieu Ganio (Des Grieux).

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Le 27 juin, l’alchimie est toute autre. Mathias Heymann est un Des Grieux qui se révèle adulte dès qu’il pose les yeux sur Manon :

« Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée ; une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines ; j’étais dans une espèce de transport, qui m’ôta pour quelques temps la liberté de la voix et qui ne s’exprimait que par mes yeux ».

Et de fait, pendant la première variation de Manon, on ne peut s’empêcher de contempler Mathias-Des Grieux, à jardin, dévorant des yeux Léonore Baulac, elle aussi par essence différente de la Manon d’Ould-Braham. Plus séductrice, elle a déjà développé un jeu avec son frère (Antoine Kirscher, dont la pointe de sècheresse va bien à ce personnage sans scrupules) pour déplumer la gente masculine.

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L’Histoire de Manon : Arthus Raveau (le geolier), Bleuen Battistoni (la maîtresse de Lescaut), Antoine Kirscher (Lescaut).

Dans sa première variation Heymann est à la fois puissant et sur le contrôle. Ses arabesques projetées parlent de sa détermination à séduire. Le pas de deux est du même acabit. On est d’emblée dans le domaine des passions. Le flot de danse est continu et emporte le spectateur dans une sorte de vague. En même temps, Des Grieux semble plus amoureux de Manon que Manon de Des Grieux. En un sens, Baulac est une Manon plus conforme à l’abbé Prévost que ne l’est Ould-Braham. Elle n’hésite pas à séduire GM (Cyril Chokroun, parfait en aristocrate habitué à être obéi) durant la scène de la chambre même si l’on sent chez elle une forme d’aversion prémonitoire ; seule la fourrure et la rivière de diamants la font se détendre.

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L’Histoire de Manon : Cyril Choktoun (monsieur G.M.), Katherine Higgins (Madame).

A l’acte 2, chez Madame, Léonore-Manon se montre directement séductrice dans sa variation et tout à fait à l’aise dans ses interactions avec les gentilshommes. Elle met surtout beaucoup d’énergie à éviter les regards incandescents de reproche de Des Grieux-Heymann qui pourtant cisèle ses arabesques « aspiration » dans ses variations.

Pendant cette première scène de l’acte 2, Kirsher-Lescaut accomplit une très drôle scène d’ébriété avec des pertes de repère très crédibles et des chutes bouffonnes. En revanche, Bleuen Battistoni, fascinante de beauté et de précision, reste trop élégante à mon goût pour jouer la maîtresse de Lescaut. Hohyun Kang, avec un plié de verre, ne nous convainc pas non plus en petite prostituée travestie. En revanche le trio des gentilshommes (Fabien Revillon, Antonio Conforti et Nicola Di Vico) est roboratif.

La seconde scène de la chambre est intense. Heymann s’affole dans sa première variation comme sous le coup de la panique. En termes de sentiments, sur cette Manon, c’est plutôt Des Grieux qui est aux commandes

A l’acte 3, Léonore Baulac est une Manon plus brisée physiquement et hébétée que finalement tombée amoureuse de son Des Grieux. L’attrait de ce qui brille a néanmoins disparu comme en témoigne la terrible scène avec le geôlier (Artus Raveau, violent et abject lorsqu’il agite le bracelet au-dessus de sa victime comme un hochet). Heymann-Des Grieux est fiévreux et intense dans le désespoir qui suit le meurtre du bourreau de Manon : ses très larges échappés quatrième, les bras écartelés en l’air lui donnent l’air de Marsyas avant le supplice.

La scène du Bayou, elle aussi est intense. C’est comme si Des Grieux devenait les yeux de cette Manon aveuglée qui meurt brutalement d’épuisement. Léonore Baulac, qui peut se montrer parfois exagérément sur le contrôle avec certains partenaires nous gratifie ici de ses plus jolis relâchés. Quand elle est en confiance avec un partenaire, elle sait se montrer à fleur de peau et, de ce fait absolument émouvante.

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L’Histoire de Manon : Léonore Baulac (Manon), Mathias Heymann (Des Grieux).

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Vus à une petite semaine de distance, nos deux couples montraient en creux la richesse et la polysémie de l’œuvre de Prévost.

Les deux personnages principaux du roman sont en effet un sujet infini d’étude. Voilà en effet un héros vertueux et naïf qui accomplit toutes des actions bien peu recommandables et une héroïne dont on doit déterminer si elle est-elle amorale ou immorale et si elle aime ou préfère juste son amant de cœur.

Nos deux couples étoilés ont à la fois offert des visions fortes de leur personnage tout en conservant ces points d’interrogation.

Un tour de force en somme.

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La Bayadère à l’Opéra : le Feu sans le Sacré

P1180305Opéra Bastille, représentation du 27 avril 2022

La distribution Colasante-Quer, vue au lendemain du cast Ould-Braham-Mura, pâtit-elle de la comparaison ? Pas vraiment, contrairement à ce qu’on pouvait craindre. Pour deux raisons. D’abord, Valentine Colasante place son interprétation sur un autre plan que sa collègue : moins abstraite, moins sacrale, elle est d’emblée une femme amoureuse. Ensuite, alors que la taille de Francesco Mura lui était un désavantage dans le partenariat, la stature de Jérémy-Loup Quer confère aux pas de deux amoureux une impression de fluidité qu’ils n’avaient pas la veille.

Nous sommes donc dans un autre univers, et je laisse rapidement tomber le jeu des comparaisons entre ballerines : la Nikiya de Mlle Colasante n’est pas une danseuse sacrée qui tombe amoureuse par accident ; au contraire, sa fonction à l’intérieur du temple hindou semble accessoire et son amour une nécessité. C’est une option défendable : après tout, pour être bayadère, on n’en est pas moins femme, et tout le monde n’a pas la vocation monastique de Thérèse de Lisieux.

En tout cas, Valentine Colasante a suffisamment d’atouts – expressivité, équilibres très sûrs, endurance technique – pour emporter le morceau en trois actes. Elle est même celle des trois ballerines vues sur cette série qui négocie le mieux la difficile musicalité des tours enchaînés du pas de deux au ruban du 3e acte.

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Valentine Colasante (Nikiya) et Jeremy Lou Quer (Solor)

Jérémy-Loup Quer maîtrise sa partition – à l’exception de quelques double-tours en l’air dévalués de 25% – mais que peut-on dire de plus de sa prestation ? J’ai toujours trouvé l’interprète scolaire, et l’impression se confirme ; le 12 avril, son Idole dorée était si précautionneuse et téléphonée que, pour la première fois sur ce passage, j’ai remarqué les jeux de lumière bleutée qui palpitent sur la coupole du décor ; en Solor, sa pantomime est adéquate, mais son incarnation absente : par moments, on croirait l’entendre réciter la choré. Du coup – par exemple –, son pas de deux méditatif au début de l’acte III peine à raconter quoi que ce soit.

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Roxane Stojanov (Gamzatti)

La Gamzatti de Roxane Stojanov ne semblait pas dans un bon jour – avec notamment une diagonale de tours attitude un peu précaire – alors que sa prestation en 3e ombre quelques jours auparavant m’avait paru très sûre. À ce propos, Camille Bon, Clara Mousseigne et Katherine Higgins composent le trio des ombres le plus homogène de la série, car elles ont toutes trois les mains pareillement et délicatement travaillées.

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La Bayadère à l’Opéra : Ould-Braham / Mura, Bienvenue en « Métaphorie »

P1180305La Bayadère. Ballet de l’Opéra de Paris. Jeudi 21 avril 2022. Myriam Ould-Braham (Nikiya), Francesco Mura (Solor), Bleuenn Battistoni (Gamzatti).

Au lendemain même de la soirée de non-nomination de François Alu, et encore absolument circonspect sur les premières rumeurs à propos du dénouement heureux de la soirée du 23, je retournai à l’Opéra Bastille, la tête encore résonnante de la bronca de la veille et de l’inélégance de sa gestion par l’Opéra de Paris. Heureusement, cette Bayadère avait pour protagoniste féminine Myriam Ould-Braham qui, en 2015, avait justement été la partenaire de François Alu pour cette Bayadère où, déjà, il aurait dû être nommé. Rien de mieux, en effet, pour changer d’atmosphère et d’état d’esprit, que de se plonger dans une Bayadère avec Ould-Braham, l’exacte antithèse de Dorothée Gilbert. Les deux danseuses, de la même génération, rentrées à une année d’intervalle dans le corps de ballet, représentent les extrémités du spectre dans la danse classique. La brune Gilbert est le soleil et la blonde Ould-Braham est la nuit étoilée. Dorothée Gilbert est une danseuse dramatique, Myriam Ould-Braham une danseuse métaphorique. Et ce qui est merveilleux, c’est qu’on n’a pas besoin de faire un choix entre les deux même si, en fonction de sa personnalité propre, notre cœur peut pencher un peu plus vers l’une que vers l’autre.

Personnellement, j’aime souvent Dorothée avec la tête et Myriam avec le cœur.

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Lorsque Myriam-Nikiya interprète sa première variation, elle ne joue pas seulement avec la flûte, elle semble sous l’action des volutes toutes liquides de l’instrument devenir un de ces petits papiers japonais qui, au contact de l’eau bouillante, se développe et change de forme dans la tasse de thé. Le mouvement semble ne jamais s’arrêter. C’est une plainte, une élégie. Pendant le passage avec la cruche sur l’épaule, ce sont des analogies bibliques qui viennent à l’esprit. Devant ses arabesques suspendues, on pense à la Samaritaine qui puise l’eau juste avant sa rencontre avec le Messie.

Dans Bayadère, le Messie qu’attend la danseuse sacrée a été annoncé par un Fakir sanguinolent (Andréa Sarri qui parvient à donner une certaine élégance à la gestuelle souvent embarrassante de ce personnage à l’acte 1) et porte le nom de Solor. Le vaillant ksatriya était incarné par le jeune premier danseur Francesco Mura. Là encore, difficile d’imaginer un contraste plus violent comparé à la soirée précédente. À la différence de François Alu, damoiseau Mura collectionne de nombreux atouts prisés par la Grande Boutique. Il est naturellement prince, a des lignes très harmonieuses et fait des grands jetés à 180°. François Alu met l’accent sur les mains. D’une manière plus classique, Francesco Mura attire plus l’attention sur ses épaulements et sur ses ports de bras ce qui, dans le premier pas de deux avec Nikiya, nous vaut des enlacements à la beauté de calligrammes. Dès le premier acte, Solor-Francesco est à la poursuite d’un idéal sur terre, pas d’une femme.

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Bleuenn Battistoni (Gamzatti)

Lorsque le triangle amoureux se noue à la scène 2 de l’acte 1, Mura joue bien l’interloqué quand le rajah lui propose sa fille. Il joint les deux doigts (« fiançailles ? ») avec une petite saccade fiévreuse qui dit tout son trouble. Après avoir consulté ses amis, tournant le dos à celle qu’on lui propose (une Gamzatti pourtant incarnée par la très belle Bleuenn Battistoni), il s’élance vers le Rajah pour décliner. Son mouvement négatif de la main est détourné par le Rajah et comme transformé en une acceptation. Mura voit arriver Nikiya avec l’esclave au voile (était-ce tout ce qu’on pouvait donner à faire à Audric Bezard ?) avec une sorte de recul du buste qui montre qu’il y voit un signe du destin ; du moins la qualité à la fois abstraite et intime de la danse d’Ould-Braham nous laisse-t-elle formuler ce genre d’interprétation.

Le pot-aux-roses découvert par le Brahmane (le très juste Cyril Chokroun) au Rajah (Raveau qui s’est bonifié depuis la première), c’est le moment de la confrontation entre Gamzatti et Nikiya. Bleuenn Battistoni, toute nouvelle récipiendaire du prix de l’Arop, fait preuve d’une belle maturité dans ce rôle. Après avoir vu une femme jalouse bafouée (Colasante), une vipérine enfant gâtée (Scudamore) on voit enfin une princesse qui, altière, gère le problème Solor comme une affaire politique. Après le soufflet administré avec force et autorité à une Nikiriam sans défense, elle lui présente le collier non comme une dernière tentative pour l’amadouer mais bien comme un ultimatum. Le baisser de rideau fait frissonner pour la suite.

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Pablo Legasa (l’Idole dorée)

Cet acte 2 des fiançailles tient ses promesses. Il est tout d’abord porté par les corps de ballet (même décimé du côté des éventails et des perroquets) et les solistes. Hohyun Kang  est fort jolie et animée en Manou. On lui pardonnera aisément une cruche qui, oscillant un peu trop sur la tête, révèle la présence du velcro sur sa coiffe. Pablo Legasa fait un numéro d’Idole dorée justement ovationné par la salle. Le danseur propose un jeu élaboré avec l’angularité des bras et les roulements mécaniques, presque inhumains, des poignets. Ses tours attitudes sont suprêmement maîtrisés et sa technique saltatoire roborative. Le trio « indien » (Sarri, Katherine Higgins et Florimond Lorieux accompagnés des 8 fakirs de l’acte un) fait encore monter la tension d’un cran avant le Pas d’action entre Solor et Gamzatti.

Dans ce dernier, Francesco Mura, partenaire attentif techniquement mais absent d’esprit fait face à une Gamzatti-Battistoni régalienne. Les deux danseurs parviennent à gommer l’inconvénient de leur différence de taille par un partenariat millimétré. Francesco Mura accomplit une très belle variation même s’il pourra encore gagner en brillant. Bleuenn Battistoni a des grands jetés à 180° qui en imposent aussi bien dans l’intrada que plus tard dans sa variation. Sa diagonale de sautillés sur pointe – arabesques penchées est très belle. Comme le faisait Elisabeth Platel, la créatrice du rôle à l’Opéra, elle augmente l’amplitude et la durée de ses penchés, faisant démonstration de sa prise de pouvoir et de son triomphe. Dans la coda, ses fouettés un chouia voyagés, restent exactement dans l’axe du corps de ballet. Ce sacre royal soulève le public.

Myriam Ould-Braham peut maintenant faire son entrée dans sa robe orange. Sa scène lente, élégiaque, où le mouvement semble sans cesse prolongé (les développés arabesques sur plié, le buste penché) jusqu’à ce que regard en direction de Solor ne rencontre qu’un homme impassible et muré dans ses pensées. Lorsque arrive la corbeille, elle reste dubitative avant de sourire tandis qu’elle scande la musique par des déhanchés et de petits mouvements nerveux des coudes.

Pas sûr qu’un dernier contact oculaire ait pu se faire entre cette bayadère et son Solor. Le prince rattrape juste à temps une morte dans ses bras ; une morte par amour qui, comme Giselle, est donc condamnée à se réincarner en spectre.

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P1180330Comme déjà en 2015, je vois, sens et vis l’acte 3 comme un songe éveillé. L’admirable descente des Ombres, paisible et réflexive installe une sorte de brume dans laquelle se glisse subrepticement Myriam Ould-Braham avec ses attitudes et ports de bras respirés (la rencontre avec Solor) et cette sorte d’intériorité qui fait que la ballerine paraît absorber la lumière pour mieux ensuite la réfracter. Les confidences en arabesques sur pointes à un Solor-Mura toujours très élégant et poétique, ont la qualité liquide d’un ukiyo. En quelle langue étrange, peut-être perdue lui parle-t-elle ? Quelle consolation susurre-t-elle à son oreille dans ce passage où le jeune danseur semble écouter de tout son dos ?

Lorsque la pose finale en arabesque croisée avec son port de bras caractéristique au milieu du cercle du corps de ballet, on souhaite à Solor de ne jamais revenir de ses fumées d’opium pour prolonger à jamais ce Nirvana.

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Myriam Ould-Braham (Nikiya) et Francesco Mura (Solor)

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