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Compte-rendus de spectacles en France et hors de France.

A Chaillot : l’art flamenco entre création et tradition

Suivant sa politique éclectique de diffusion de la danse sous toutes ses formes, du contemporain au néoclassique en passant par les danses urbaines, le Théâtre National de Chaillot de Rachid Ouramdane accueillait la cinquième biennale d’art flamenco. Sur une quinzaine de jours, six spectacles dressaient un large panorama des dynamiques et des perspectives de cet art. Nous en avons vu deux.
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Farruquito et Juana Amaya photo Jean Louis Duzert

Le Flamenco a des origines mystérieuses et quasi-immémoriales. Si les racines multiples arabo-musulmane, juive et gitane de cet art mêlant chant, percussions et danse sont avérées, si sa région d’origine est connue (le sud de l’Andalousie), la genèse du mot flamenco lui-même reste aussi floue que celle du mot tutu pour le ballet. À l’heure actuelle, le flamenco est vu en Espagne comme le creuset du renouvellement de la danse contemporaine, un peu comme le hip hop en France régénère aujourd’hui aussi bien le contemporain que le néoclassique.

Personnellement, je venais à cette biennale en néophyte, avide d’être étonné et de me délester au passage de quelques présupposés. Au travers de deux représentations qu’en a-t-il été ?

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Imperfecto. Coria/Gallois. Salle Jean Vilar. Vendredi 11 février 2022

Avec Imperfecto, la découverte se fait sur un terrain assez  peu conventionnel. Il s’agit d’une rencontre entre un authentique danseur et chorégraphe de flamenco, David Coria, et la danseuse et chorégraphe contemporaine issue du hip hop, Jann Gallois. A priori, les deux mondes semblent un peu étrangers. On associe en effet de manière un peu automatique le flamenco aux cliquetis du Zapateado et le hip hop aux  glissés silencieux des sneakers. De même, le braceo flamenco, engageant peu les épaules semble aux antipodes des impressionnants roulis d’épaules et autres ondulations des bras de la technique hip hop. Jann Gallois et David Coria adressent ces supposées incompatibilités en mettant en scène leur rencontre improbable et leurs tentatives fructueuses ou non pour trouver un terrain d’entente.

Au début de la pièce, Jann Gallois, qui fait une entrée en robe pailletée argent très « tapis rouge », très remise des Oscars, présente d’un ton soigneusement articulé et convenu les intentions de l’œuvre. Lorsque David Coria entre avec sa tenue noire à chemise transparente et ses chaussures à talons attendues, il semble jauger son exotique partenaire. Il croque une pomme et la confie à Jann Gallois comme si elle était un simple compotier afin d’être en mesure de la débarrasser de sa carapace argentée. La jeune femme se retrouve alors dans l’attirail attendu de la danseuse contemporaine, en culotte et soutien-gorge noir.

Les deux danseurs sont accompagnés dans leur rencontre par un chanteur de flamenco (David Lagos), un pianiste-tympaniste (Alejandro Rojas) et un percussionniste (Daniel Suarez). Dans leur premier duo « de découverte », les deux danseurs face à face se font des agaceries avec les mains sans vraiment se toucher. Un premier « pas de deux » y succède. David Coria fait les jambes tandis que Jann Gallois, juchée sur ses épaules, interprète la tête et les bras. Elle continue à s’adresser au public d’un ton plus naturel mais égrène un discours toujours aussi convenu. David Coria talonne furieusement le sol et se sert des cuisses de sa partenaire pour ses palmas. Le couple, on ne nous le cache pas, est encore un peu un monstre à deux têtes.

Les danseurs semblent d’ailleurs opter pour un retour à la forme solo. David Coria fait une belle démonstration de son art. Ses talons et ses paumes de main scandent la musique avec un mélange de force et de légèreté. Son torse mobile donne les impulsions à des girations aussi inattendues que rapides. Ses bras alternent des poses statuaires presque classiques, plus libres peut-être que dans le flamenco traditionnel, mais les épaules restent parfaitement calmes et hiératiques. Le danseur a incontestablement un grand charisme.

De son côté, Jann Gallois utilise une technique plus danse contemporaine (passages au sol, contraposti hypertrophiés) que hip hop. Néanmoins, elle garde de cette dernière, par contraste avec son partenaire, des épaules très mobiles et engagées dans les mouvements qui suivent les accents des percussions.

Dans un deuxième duo, les danseurs utilisent d’ailleurs le médium contemporain comme terrain de rencontre : des portés « à basse altitude », des glissés au sol. David Coria ôte ses chaussures pour l’occasion. Jann Gallois, sorte de moderne Pandore, sort d’un coffret de lourds colliers dorés – un peu chaînes de rappeurs gangsta – qui tiendront parfois lieu de connexion entre ces deux corps formés à des disciplines différentes.

Dans la partie finale, David Coria, dans une nouvelle tentative œcuménique, apparaît dans la robe à paillettes de sa partenaire. Son solo, rendu drôle par le costume, reste néanmoins ancré dans la technique masculine flamenca. Jann Gallois, qui entre en costume de sumo gonflable, provoque encore plus l’hilarité de la salle. La chorégraphie du pas de deux qui suit est à la fois loufoque et tendre. Les corps, pourtant empêchés par les costumes, se seraient-ils enfin trouvés ?

Il est temps pour un dernier effeuillage. Les deux danseurs sont désormais tous deux en sous-vêtements noirs. Jann Gallois semble rouler dans les bras de son partenaire assis sur une chaise, comme délivrée des lois de l’apesanteur. On a assisté à une vraie rencontre. Seul regret, le mouvement très galvaudé qui clôt la pièce. La danseuse, accrochée au cou de son partenaire qui tourne sur lui-même dans une pose embrassée est un poncif désormais éculé qui ne reflète heureusement pas Imperfecto même s’il semble donner une réalité à ce titre.

Imperfecto©Michel Juvet

Imperfecto. Jann Galois et David Coria. Photograhie ©Michel Juvet

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Íntimo. Farruquito. Salle Jean Vilar. Mercredi 16 février 2022.

Plus traditionnel, le spectacle présenté quelques jours plus tard par Farruquito (Juan Fernández Montoya pour l’état civil), issu d’une dynastie flamenca (son grand père, Farruco, était un célèbre danseur gitan, son père, El Moreno, un grand chanteur et sa mère, la Farruca, une célèbre danseuse), ressemble plus à un récital avec tous les éléments de la geste flamenca dont la danse n’est qu’une partie. Le parti pris est de représenter une sorte d’histoire du flamenco au travers de la mise en scène. Des pupitres en fond de scène mettent en lumière les différents ingrédients de cet art né il y a très longtemps dans les fêtes familiales du sud de l’Andalousie : à droite, la batterie, au centre, le guitariste solo, à gauche le pupitre des chanteurs (deux hommes, Chanito et Bolita et une femme, Mari Vizarraga) et du bassiste (Julian Heredia).

Le spectacle commence par le chant, l’élément premier du flamenco. Farruquito évolue entre les deux chanteurs isolés dans des cercles de lumière de part et d’autre de la scène. La danse et le percussif (au travers du zapateado et des palmas) viennent en second. Enfin,  les cordes sont mise au centre de la scène dans un passage solo où le guitariste, Yerai Cortés, semble apparaître seul, juste surmonté par les deux paires de mains des chanteurs dont la presque entièreté du corps reste dans la pénombre… L’emploi des cordes est en effet relativement tardif dans le flamenco puisqu’il n’apparait qu’au XIXe siècle.

Farruquito interagit très souvent avec la chanteuse Mari Vizaretta, qui se place à la croisée du chant et de la danse. Sans danser à proprement parler, la chanteuse marque joliment et fait scintiller avec art les franges argentées de sa robe. Farruquito dans ses différents soli semble converser avec la voix puissante, stridente et imprécatoire de sa partenaire.

Le registre expressif de Farruquito est très différent de celui de David Coria, moins subtil mais plus puissant. Il martèle le sol avec autorité. Ses envolées subreptices et ses reprises de pesanteur sont volontairement pesantes. Le travail percussif est impressionnant. Il engage les paumes de mains bien sûr mais aussi le bout des doigts dans la séquence « de la table » où il dialogue avec le percussionniste (Paco Vega). Les bras et les mains du danseur sont beaucoup plus formels que ceux de David Coria. Ils collent à sa veste rouge puis blanche à frange noires, scandent la musique ou se mettent en position de supination pour accueillir (ou susciter) les applaudissements du public. Les girations puissantes trouvent moins leur impulsion dans le buste (Coria) que dans la jambe opposée à la jambe de terre. Il y a chez Farruquito une aura de crooner qui fait contraste avec la juvénilité apparente d’un David Coria pourtant presque exactement son contemporain.

La scénographie est soignée. L’ambiance lumineuse (Angel Gascón) nous transporte par touches subtiles dans une taverne où sous un soleil brûlant, abolissant par instant le côté danse théâtrale pour évoquer plus directement les origines intimes du flamenco. Le public est même sollicité pour une séance de palmas pendant un des soli du danseur.

À la fin, pour les saluts, chaque musicien esquisse ou réalise une petite improvisation de danse et la boucle est ainsi bouclée.

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Farruquito. Phtotgraphie Jean Louis Duzert

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Au final, on aura découvert grâce à cette biennale du Théâtre de Chaillot une palette large et intrigante de l’art flamenco, excitant notre curiosité et nous donnant envie d’aller plus avant dans sa découverte. On peut appeler cela un succès.

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Romeo & Juliet : les temps qui changent

© 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

© 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

J’ai changé de pantoufles ! Il y a quelques années, j’étais plus familier du Roméo and Juliet de MacMillan (pilier du répertoire du Royal Ballet depuis des décennies) que du Roméo et Juliette de Noureev (dansé à l’Opéra de Paris mais aussi à l’English National Ballet). À présent, c’est l’inverse, et la comparaison ne tourne pas à l’avantage de la production de Sir Kenneth, qui frappe par son caractère unidimensionnel (où sont le destin, la mort, les fantômes ?). Les scènes de genre et de groupe, notamment, s’avèrent le plus souvent frustrantes, avec plus de pantomime, plus d’escrime, moins de truculence, et une chorégraphie bien pauvre pour le corps de ballet (et même simplette quand les couples sautillent deux par deux en dodelinant de la tête). Il y a aussi l’opposition éculée entre honnêtes femmes et filles de joie en cheveux, marotte lassante et obsessionnelle des productions MacMillan. La version Noureev n’a pas que des qualités, mais la narration y est plus riche et plus tendue, et le drame vous y prend aux tripes à bien d’autres occasions que les pas de deux.
Mais la diversité des productions est autant un risque qu’une joie : pour rien au monde, l’amateur globe-trotteur ne voudrait voir la même chose partout. Et puis, après presque deux ans sans mettre un pied en Angleterre, je n’étais pas d’humeur à bouder mes retrouvailles avec les danseurs de la compagnie royale britannique. L’idée d’origine était de découvrir les petits jeunes Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan dans les rôles-titres, mais aussi – l’occasion faisant le larron – de revoir les vétérans que sont à présent Marianela Nuñez et Federico Bonelli.

Federico Bonelli as Romeo and Marianela Nuñez as Juliet in Romeo and Juliet ©2021 ROH. Photograph by Andrej Uspenski (5)

Romeo & Juliet. Federico Bonelli (Romeo) et Marianela Nuñez (Juliet) ©2021 ROH. Photograph by Andrej Uspenski

Est-on en train d’assister à un passage de relais entre générations ? Dans l’esprit de la direction, sans doute : c’est la distribution « petits jeunes » qui fait l’objet d’une captation (en diffusion mondiale le 14 février au cinéma, si vous trouvez qu’un double-suicide est une bonne idée pour la Saint-Valentin). Par ailleurs, Federico Bonelli, 44 ans aux prunes, prendra bientôt la direction artistique du Northern Balletet Kevin O’Hare, directeur du Royal Ballet, précise en préambule que la représentation à laquelle on va assister sera son dernier Roméo (représentation du 1er février).
L’âge commence à se voir, non pas dans le visage, toujours étonnamment naïf et frais, mais dans les sauts, moins élastiques que ceux de ses acolytes Mercutio (Luca Acri) et Benvolio (Téo Dubreuil). De son côté, Marianela Nuñez (qui fêtera bientôt ses 40 ans) affiche une forme étonnante (au début de la scène du balcon, elle dévale les escaliers sans prudence et saute de la 4e marche) ; elle fait preuve d’une musicalité sans pareille, et reste aussi crédible que son partenaire en adolescente amoureuse.
L’affection sans mélange que je porte à ces deux interprètes tient à la richesse des émotions qui irradient de leur être dansant : ils ne transmettent pas un sentiment, ils vous font – au-delà ou en-deçà des mots, c’est ça qui est si beau – toute une phrase. Cette faculté enrichit particulièrement la Juliet de Mlle Nu ez, dont le désespoir touche à la fureur lors du pas de deux de séparation d’avec Roméo (acte III), et dont, ensuite, l’attitude face à Pâris (Lukas B. Brændsrød) et à son père (Gary Avis, toujours impeccable) prend des accents de rébellion viscérale. De la sortie de l’enfance à la mort, la ballerine parcourt tout l’arc de l’amour-passion.

Anna Rose O'Sullivan as Juliet and Marcelino Sambé as Romeo in Romeo and Juliet, The Royal Ballet © 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

Romeo and Juliet. Anna Rose O’Sullivan (Juliet) et Marcelino Sambé (Romeo) © 2019 ROH. Photograph by Helen Maybanks

Anna Rose O’Sullivan, nouvelle Principal du Royal Ballet (elle a été promue à l’automne dernier) fait aussi montre d’une large palette expressive. Il y a des danseuses dont le visage est beau mais immobile (clic-clac photo, émotion zéro), et celles dont la frimousse a de la personnalité. Mlle O’Sullivan est dans la seconde catégorie (en un regard, mon cœur est pris). Sa danse a un touché à la fois velouté et transparent (si ses jambes étaient un pinceau, elles dessineraient de l’aquarelle).
Marcelino Sambé a, pour sa part, d’insolentes facilités saltatoires et giratoires, mais pas seulement : lors de la scène à la mandoline – celle où Roméo s’incruste dans la danse de six jeunes filles –, il tisse une délicate dentelle, négociant avec style les péripéties de la chorégraphie (tours en attitude-devant qui passent en attitude-derrière) : sa séduction passe en contrebande. Le partenariat du couple est déjà éprouvé (quoique moins fluide que celui de Nuñez-Bonelli), on se laisse emporter (représentation du 3 février).
Pour sa distribution filmée, le Royal Ballet a mis clairement toutes les chances de son côté : James Hay (Mercutio) et Leo Dixon (Benvolio) composent avec le danseur principal un joli trio ; lors de la scène finale de Mercutio, Hay donne le change assez longtemps avant de s’effondrer (Luca Acri, le 1er février, était trop vite mourant, même si la version MacMillan ne joue pas autant de l’effet de surprise que celle de Noureev). Pour le rôle de Lady Capulet, la palme de la pleureuse qui vous tord les boyaux revient cependant à Christina Arestis lors de la soirée non filmée.

Roméo & Juliet au cinéma (le 14 février & à d’autres dates)

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Ballet de Zurich : Pop Monteverdi

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Opéra de Zurich

Monteverdi, Opéra de Zurich, soirée du 15 janvier 2022 – « Musiktheater » de Christian Spuck, Musiques de Claudio Monteverdi, Benedetto Ferrari, Biaggio Marini, TArquinio Merula, Francesco Rognoni, Giovanni Maria Trabaci.

C’est un bien curieux objet que le Monteverdi créé à l’Opéra de Zurich le 15 janvier. S’agit-il d’un nouveau ballet de Christian Spuck ? Bien plutôt, précise le programme, d’un Musiktheaterprojekt, terme condensé qu’autorise la plasticité de la langue allemande, et dont la traduction française décomposerait inutilement les termes.

Le début du spectacle déjoue toutes les anticipations : décor gris, lampes banales au plafond, ambiance en suspens, danseurs et chanteurs disséminés sur la scène, comme en attente. Le costume vaguement Renaissance d’un des protagonistes fait signe vers l’époque du compositeur vénitien, mais les autres sont vêtus de manière contemporaine. Un danseur actionne un magnéto à bande, qui diffuse, en sourdine, une bluette napolitaine du xxe siècle (Reginella de Roberto Murolo). La musique de Monteverdi, puissamment dramatique, viendra plus tard.

L’alternance entre des musiques piochées, pour l’essentiel, dans le Huitième livre de madrigaux du compositeur (les Madrigaux  guerriers et amoureux) et des chansons pop en sourdine (dont Come Prima ou Luna Rossa) crée une atmosphère impalpable, comme flottant entre passé et présent, sombre et clarté, moderne et baroque, collerette et sweat-shirt.

La relation entre musique et danse erre, elle aussi, dans les limbes, et relève davantage de l’évocation que de l’illustration. C’est aux instrumentistes de l’orchestre La Scintilla et aux chanteurs qu’il revient de mettre en relief l’acuité de poèmes où l’amour est une guerre (et réciproquement). On cherche en vain – pas très longtemps – une correspondance étroite entre texte et mouvement, et même entre le rythme, très mouvant, des madrigaux, et celui, beaucoup plus linéaire, des danseurs.

La musique dit la souffrance, la solitude, la plainte, convoque la rage et l’agitation. La danse instaure, de son côté, une mélancolie étale, qui se démultiplie (un pas de deux principal est souvent doublé, triplé, quadruplé en arrière-plan), puis prolifère avant de former boucle.

Il y a de l’énigmatique à la Forsythe, ainsi que quelques moments Bausch, citations qui n’altèrent pas l’affirmation d’un style néoclassique assez reconnaissable – les longues lignes étirées, l’impulsion et la vitesse qui partent du haut du corps et emportent le reste, des formules de pas de deux construites en leitmotiv – et servi par une troupe très homogène. Chez le chorégraphe-directeur du Ballett Zürich, les traits dominants ne sont ni le saut (que la musique baroque appelle pourtant), ni la pirouette, mais le battement et l’enroulement-déroulement ; on ne reste jamais longtemps bien droit, il y a toujours du penché qui tourne ou du tournant qui penche.

La prolifération chorégraphique – qui m’avait déjà frappé dans Winterreise – est stimulante, mais le décalage entre la chair musicale et l’abstraction chorégraphique finit par être déroutant, voire frustrant. En première partie de spectacle, j’ai ainsi davantage apprécié les mouvements d’ensemble  – durant lesquels perce un lien plus organique avec la musique, notamment un passage où les bras fluides du corps de ballet entrent en résonance avec la délicieuse expressivité du violon de Riccardo Minasi – et certains passages « pop » hors-Monteverdi, plutôt que la succession de pas de deux, pourtant spectaculaires, mais dont on peine à cerner l’individualité comme le rapport au madrigal.

À certains moments, j’ai même scruté plus intensément les chanteurs – notamment l’excellent contre-ténor Aryeh Nussbaum Cohen (Queste pungenti spine, de Benedetto Ferrari) – que les danseurs (1er pas de deux entre Elena Vostrotina et Jesse Fraser).

Monteverdi, Aryeh Nussbaum Cohen (contre-ténor), Elena Vostrotina, Jesse Fraser (pdd). (c) Gregory Batardon, courtesy Ballet Zürich

Monteverdi, Aryeh Nussbaum Cohen (contre-ténor), Elena Vostrotina, Jesse Fraser (pdd). (c) Gregory Batardon, courtesy Ballett Zürich

Et si c’était, paradoxalement, voulu ? L’hypothèse est corroborée par la seconde partie du spectacle, qui concentre les passages musicalement les plus opératiques de la soirée : Il combattimenti di Tancredi e Clorinda ainsi que le lamento d’Ariane. Lors du récit du combat, le pic de tension passe par la voix du récitant (le ténor Edgaras Montvidas, qui murmure, comme sur un fil proche de la cassure, le moment où Tancrède reconnaît enfin l’aimée casquée qu’il vient d’occire). Et au moment où l’on s’attendrait à ce que ses deux danseurs (Michelle Willems et Lucas Valente) montrent l’action – théâtralement détaillée par Le Tasse –, le chorégraphe les assied simplement à côté des chanteurs (Lauren Fagan et Anthony Gregory).

Monteverdi, Anthony Gregory (ténor), Michelle Willems, Lucas Valente (C) Gregory Batardon, courtesy Ballet Zürich

Monteverdi, Anthony Gregory (ténor), Michelle Willems, Lucas Valente (C) Gregory Batardon, courtesy Ballett Zürich

La danse s’efface-t-elle au profit du chant ? Oui et non : il y a un décalage entre la description du combat et son illustration chorégraphique (l’image de l’effondrement de Clorinde ne viendra qu’à la fin), comme s’il fallait un temps d’infusion secrète, qui prélude aussi à un éternel recommencement (la séquence du pas de deux qui nous faire revivre la chute revient plus de fois que ne l’a dit le texte quelques minutes auparavant) ainsi qu’à la multiplication (le motif fera écho, plus tard, chez d’autres danseurs). Dans le Combattimento, il arrive aussi que la danse évoque aussi directement l’histoire, jusqu’à fournir de fugaces moments illustratifs (la danseuse collée au mur, comme épinglée, qui s’écroule, traînée par terre, ou qui tente vainement de s’échapper en marchant dans le vide; les danseurs qui allongent le temps d’un irréel ralenti), à l’effet d’autant plus poignant qu’ils sont rares.

Les séquences suivantes, notamment un Lamento d’Arianna où l’héroïne abandonnée n’est cependant presque jamais seule (pas de deux entre Katja Wünsche et William Moore), renouent avec l’abstraction. Qu’importe, à ce stade du spectacle, on a compris que dans Monteverdi, la danse est un commentaire intérieur. Sans doute faut-il, pour pleinement adhérer au projet de théâtre musical de Spuck, se figurer l’état émotionnel que suscite une écoute adolescente des madrigaux (l’adolescence? souvenez-vous, c’est ce moment où l’on écoute de la musique en boucle – qu’il s’agisse de pop ou de baroque – et qu’elle vous parle directement au cœur, et peut-être à vous seul).

Monteverdi, Luca Afflitto, Achille de Groeve, (c) Gregory Batardon, courtesy Ballet Zürich

Monteverdi, Luca Afflitto, Achille de Groeve, (c) Gregory Batardon, courtesy Ballett Zürich

Le très doux pas de deux masculin du début (dansé par Luca Afflitto et Achille de Groeve), dont on retrouve les motifs pris en charge par le corps de ballet çà et là durant le spectacle, revient en fin de course, et clôt la soirée. Entre-temps, d’autres séquences dansées auront tressé des liens secrets entre les styles, les époques et les émotions. Musicalement et théâtralement très réussi, le spectacle donne à la chorégraphie un statut indécidable. Oui, voilà un bien curieux objet.

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À Bayonne : la Belle de chambre de Fabio Lopez

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LA BELLE AU BOIS DORMANT par la COMPAGNIE ILLICITE BAYONNE, directeur artistique et chorégraphe Fabio Lopez, Saluts. Photographie Stéphane Bellocq.

C’était à une sorte de gageure que l’on était convié à Bayonne. Le chorégraphe de la Cie Illicite, Fabio Lopez, avait en effet décidé de s’attaquer à un monument du ballet classique et pas n’importe lequel. La Belle au Bois dormant, créée au Mariinsky de Saint Petersbourg pour les fêtes de fin d’année en 1890 dans une étroite collaboration entre Piotr Ilitch Tchaïkovski et Marius Petipa, n’est pas seulement un grand ballet du répertoire. Il est en quelque sorte le ballet académique ultime, celui qui a porté à son paroxysme les principes esthétiques élaborés depuis déjà trois décennies par Marius Petipa, et en a – peut-être – montré les limites. Sa structure à numéros, qui ralentit considérablement l’action, en fait une œuvre dans laquelle il est difficile d’adhérer à l’histoire de bout en bout. Mais ce ballet a également annoncé le passage du ballet académique au ballet abstrait (pensez, dans le sextet des fées, au Prologue, on trouve une fée « miette de pain qui tombe » et une « fleur de farine »). La Belle est l’incontestable matrice des grands ballets néoclassiques de George Balanchine.

La Belle au Bois dormant suscite d’emblée une attente de production somptueuse. Celle d’origine, celle des Ballets russes de Serge de Diaghilev en 1920, celle, extravagante, des grands ballets du marquis Cuevas en 1960 ou, plus près de nous la production Noureev-Georgiadis de 1989 pour l’Opéra de Paris créent chez le balletomane incurable de grandes attentes. Ce dernier s’attend aussi à de gros effectifs pour incarner la pléthore de rôles de solistes et de demi-solistes voulue par Petipa.

Or, le jeune groupe de Fabio Lopes n’a pas les moyens d’une grande compagnie de ballet et son effectif n’excède pas ici 12 danseurs. Il y avait donc un véritable enjeu à préserver la féérie. Même des compagnies classiques, quand elles ont des moyens et des effectifs suffisants, peuvent paraître affreusement bon marché lorsqu’elles montent la Belle.

Dans sa tentative, Fabio Lopez s’était lui-même mis sur la corde raide.

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En termes de production, Fabio Lopez a opté pour un imposant décor fixe constitué de sept arcades dont certaines sont obturées par des rideaux translucides. Ce décor peut aussi bien évoquer chacune des fées du conte, un palais, une topiaire, une forêt magique ou encore une chambre des apparitions.

Pour pallier la minceur du corps de ballet, les danseurs se démultiplient. La fée principale (la jeune et talentueuse Alexia Barré, à la ligne infinie et aux bras élégiaques) rejoint le corps de ballet quand elle n’incarne pas la belle marraine du conte. Les danseurs sont tour à tour membres de la cour, êtres sylvains pour la scène du rêve, sbires de la méchante fée etc. Les costumes sont souvent unisexes et, comme dans certains ballets de Jiri Kylian, et la plupart de ceux de Thierry Malandain, les hommes adoptent fièrement et virilement la jupe longue.

La narration du conte restait sans doute le point le plus sensible de cette relecture. Le ballet de Petipa-Tchaïkovski ne brille pas nécessairement par sa lisibilité (allez expliquer à des enfants qui voient leur premier ballet « Mais si, elle est endormie ! Mais en attendant de se réveiller, elle danse avec le prince !! » : souvent un grand moment de solitude). Comment faire comprendre à un public qui ne connaît pas l’argument du ballet de 1890, une histoire qui est traditionnellement contée avec un cast of thousands et qui est ici endossé par des interprètes majoritairement multifonctions ? Le prologue du ballet de Fabio Lopez ne doit pas être commode à interpréter pour un membre du public néophyte. La fée Carabosse (le talentueux Alvaro Rodrigues Piñera, soliste du ballet de Bordeaux qui dépeint une marâtre fièrement androgyne et subtilement vénéneuse) qui se prépare pour le bal auquel elle n’est pas invitée, est inhabituellement glamour et la jolie liane en blanc qui apparaît derrière les arcades (Alexia Barré, la fée) possède dès le premier abord tous les attributs attendus de la princesse Aurore.

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La Belle au bois dormant. Alexia Barré, la fée soliste. Photographie Stéphane Bellocq.

Mais qu’importe au fond car Fabio Lopez a choisi de garder l’essentiel du conte de fée : le parcours initiatique tumultueux sur fond d’éléments perturbateurs. Le chorégraphe décide également d’explorer le versant psychanalytique du conte. La fée Carabosse, plus ambivalente, moins manichéenne, est en effet à la fois le mal et le remède. Pour se venger, elle enfante un gourmand, une ronce sarmenteuse, qui s’avérera être le prince. C’est ainsi que l’amour naissant entre la Belle et son tendron, le jour des 15 ans de l’héroïne, débouche sur une petite mort. Pour avoir tâté du dard acéré de son prince-épine, la belle tombe en pâmoison, laissant son bourreau involontaire tout éploré. Tourmenté par le souvenir de sa Belle victime, il noie son chagrin au milieu des nymphes sylvestres qui suscitent pour lui l’image de l’absente. Comme dans tout bon conte de fée, le prince devra tuer sa mère pour délivrer définitivement l’élue de son cœur.

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La Belle au bois dormant. Cie Illicite. Carabosse : Alvaro Rodriguez Pinera. Photographie Stéphane Bellocq.

Le conte y est donc. Mais qu’en est-il de la chorégraphie ? Le programme annonce : chorégraphie et scénographie de Fabio Lopez d’après Marius Petipa. Dans le monde du ballet, cela peut vouloir dire beaucoup de choses. Toute production d’un grand ballet classique de la période romantique ou académique est « d’après ». La question est de savoir le dosage du « d’après ». La plupart du temps, cela veut dire que les passages phares, traditionnellement acceptés comme authentiques sont conservés. C’est l’option qu’avait par exemple choisie Roland Petit pour sa Belle relue à la lumière des bandes dessinées de Little Nemo. Ici, Fabio Lopez reste fidèle à son esthétique néoclassique de bout en bout. Il y a donc des glissés au sol, et des bras très arachnides qui évoquent parfois des branches de ronces ou de lilas qui s’accrocheraient aux vêtements de visiteurs inopportuns de la forêt.

Néanmoins, Marius Petipa n’est pas, loin s’en faut, absent de la Belle de Fabio Lopez. Mais ici, les citations chorégraphiques sont très expertement digérées et insérées dans le texte chorégraphique. Elles sont subreptices et suffisent à évoquer l’original. Au prologue, on reconnait les piétinés de la fée lilas (les danseuses sont sur pointes, fait rare dans les compagnies néoclassiques à petit effectif) ou encore des bribes du partenariat entre les fées et leurs cavaliers du ballet traditionnel. Dans la scène de la piqûre, la princesse ne fait à proprement parler qu’un temps levé à double rond de jambe mais cela suffit à évoquer toute la diagonale voulue par Petipa. Alessandra de Maria, par sa jolie aisance et sa belle coordination de mouvement parvient parfaitement à évoquer les fastes du ballet impérial des années 1890. Dans le courant du ballet, on reconnaît aussi certaines attitudes, la hanche ouverte, très lyriques et très russes. Les adages exsudent de lyrisme slave. Dans la scène du rêve, Fabio Lopez semble se souvenir de la longue introspection du prince dans la Belle de Noureev sur l’entracte musical de Tchaïkovski. Le jeune et vaillant David Claisse qui remplace au pied levé et avec très peu de temps de répétition le danseur initialement prévu, exécute dans la partie solo de ce pas deux avec la Belle-Vision une combinaison de pirouettes et grands ronds de jambe achevés sur plié qui nous sont familiers. Dans ce passage très poignant, le prince qui semble souffrir physiquement de ses sentiments semble vouloir extirper le mal de son corps. Ses mains fourragent fiévreusement dans sa poitrine. Il semble porter son cœur à bout de doigts.

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La Belle au bois dormant. Alessandra de Maria (la Belle) et David Claisse (le prince). Photographie Stéphane Bellocq.

Fabio Lopes paie encore hommage à la chorégraphie originale en créant un adage à la rose « blind date » (la ballerine danse avec ses quatre prétendants les yeux bandés) qui retient l’essentiel des motifs iconiques de la chorégraphie de Petipa tout en y ajoutant un biais néoclassique qui n’est pas sans évoquer l’école anglaise. Loin de rester la pointe au sol à la recherche de difficiles équilibres, elle passe de bras en bras un peu comme la Manon de MacMillan dans la scène chez Madame. Lopes décide également de déplacer le passage de l’acte de la présentation à celui du réveil. Ici, l’un des quatre chevaliers à la rose est l’élu et la Belle aveuglée doit se laisser guider par son parfum.

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La Belle au bois dormant. Alessandra de Maria (la Belle) David Claisse (le prince) et les prétendants. Adage à la rose. Photographie Stéphane Bellocq.

Une telle réécriture de l’argument original entraîne nécessairement un bouleversement de l’ordre de la partition. Ce ne sera pas la première fois que la musique de ballet de Tchaïkovski aura subi des transformations au forceps ; on sait que la partition initiale du Lac des cygnes est perdue aujourd’hui. Les changements opérés pour la Belle de Fabio Lopez ne sont pas tous heureux d’autant que, travaillant sur musique enregistrée, les transitions peuvent paraître un peu abruptes. Dans la scène de vision, l’intercalation du final du sextet des fées se justifie chorégraphiquement – la sortie en jetés des esprits de la forêt, plutôt effective – mais connecte mal le passage musical de « la vision » et de « l’entracte ».

En revanche, le choix contestable musicalement et philologiquement de terminer la Belle par l’ajout d’un extrait de Ma mère l’Oye de Ravel s’avère finalement tout à fait fructueux. L’acte III du ballet de Tchaïkovski est en effet, en dépit de la réunion de personnages des contes de Perrault, sans doute le moins féérique du ballet, se concentrant plutôt sur le pastiche de la musique louis-quatorzienne. En choisissant d’écarter le pas de deux final, celui de la prise de pouvoir terrestre des héros, pour se recentrer sur l’éveil de la princesse, Fabio Lopez a préservé l’atmosphère magique du conte et la musique de Ravel, un admirateur de Tchaïkovski, s’est avérée parfaite pour ce propos. Il laisse le spectateur du ballet sur une note expectative qui vaut mieux que le trivial et déceptif « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».

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La Belle au bois dormant : l’attrait du mal

Marcia Haydée - Saluts - 26 nov 2021

Marcia Haydée – Saluts – 26 nov 2021

Dornröschen – Chorégraphie de Marcia Haydée d’après Marius Petipa – Orchestre du Staastoper de Stuttgart, dirigé par Maria Seletskaja – Soirée du 26 novembre 2021

La reprise de la Belle au bois dormant de Marcia Haydée, créée à Stuttgart en 1987, a lieu devant une salle à demi-pleine. Dans le Land de Bade-Wurtemberg, on applique, depuis le 24 novembre, un quadruple régime restrictif  (jauge réduite à 50%, vaccin et test et masque). Qui plus est, au soir de la première, on a pu craindre, après l’évacuation de la salle sous les mugissements d’une alarme-incendie au premier tiers du 1er acte, de ne voir qu’un petit morceau de spectacle. Ouf, ce n’était qu’une fausse alerte. Après 15 mn dehors à risquer la bronchite, chacun a pu regagner son siège, et les danseurs – sauf les enfants qu’on n’a pas fait revenir – ont bissé la valse des fleurs.

Le prologue s’ouvre sur un ciel trop bleu pour être honnête : dans une cour dont trois côtés sont bordés d’arcades, un corps de ballet immobile, lui aussi vêtu en bleu, s’anime à l’arrivée des nourrices et de leur couffin. Nous sommes dans une ambiance qui se veut Grand Siècle : le maître de cérémonie Catalabutte (Alessandro Giaquinto) multiplie les petits battements en retiré, en une imitation statique de la danse baroque. Le roi, la reine et toute la cour s’attendrissent devant la petite Aurore, que les fées viennent doter : la feuille de distribution précisant la vertu associée à chaque fée, j’ai tenté de voir une correspondance entre chaque variation de la chorégraphie de Petipa et les qualités transmises à la petite princesse (dans l’ordre : la beauté, l’intelligence, la grâce, l’éloquence et la force). En vain, j’avoue. Peut-être, faute de délicatesse dans l’interprétation, mon esprit a-t-il vagabondé plus que de raison, d’autant que les couleurs trop franches, le maquillage outré et la coiffe des fées – une espèce de bonnet de piscine affublé d’antennes – nuit à leur poésie.

Le coup de force qui sauve le prologue est l’apparition de la fée Carabosse, rôle travesti créé pour Richard Cragun, et excellemment interprété par Jason Reilly. Ses bonds et son abattage éclipsent sans mal une fée Lilas (Miriam Kacerova) aussi pâlotte en technique (pas de tours à l’italienne) qu’en présence scénique. Regard gourmand, mains mignardes, sauts seconde et tours en l’air à foison, Carabosse tétanise toute la cour et ébahit le spectateur.

Dornröschen - Elisa Badenes (Acte I) (c) Stuttgarter Ballett

Dornröschen – Elisa Badenes (Acte I) (c) Stuttgarter Ballett

La suite est clairement placée sous le signe de la fée maléfique. À l’issue du prologue, son immense cape noire recouvre le rideau de scène, et durant toute l’ouverture du 1er acte, nous la voyons surveiller d’un œil sardonique la croissance de la fillette. Que nous découvrons enfin (après l’alarme-incendie) adulte en la personne d’Elisa Badenes. La ballerine déboule en quatrième vitesse (un chouïa trop vite à mon goût). Lors de l’adage à la rose, Mlle Badenes a des équilibres visiblement prudents, mais elle compense ce déficit de souveraineté par l’éloquence de ses regards – tous différents – à l’endroit des quatre princes, et une très jolie mobilité de la tête et des épaules. Nous voilà sous le charme d’une Aurore très moderne, à la personnalité déjà affirmée.

La réussite de toute la scène repose aussi sur une caractérisation forte – dans l’habillement comme la gestuelle – des quatre zigues, censés venir respectivement du Sud, de l’Ouest, de l’Est et du Nord (il s’agit, respectivement, de Noan Alves, Timoor Afshar, Fabio Adorisio et Daniele Silingardi). L’interaction entre ces personnages, que la plupart des productions de la Belle réduisent à l’accessoire, est très travaillée : tous s’entretoisent en permanence, et alternativement, l’un d’eux brûle la politesse aux trois autres pour offrir en premier sa main à Aurore (d’un air qui semble dire « cette fois, c’est à moi ! »). De son côté, Aurore, loin de s’étonner naïvement de leur intérêt pour elle, semble s’amuser de la variété de choix qui s’offre à elle.

On découvre, au deuxième acte, un Désiré plutôt extraverti (David Moore, toujours poétique, même si la partition ne lui donne que peu l’occasion de montrer cette qualité). Point d’adage méditatif comme dans les productions parisienne comme londonienne, notre prince bondissant multiplie – joliment et proprement – les manèges, ainsi que les politesses – froides mais sans spleen – envers les dames. Cela ne l’empêche pas de décliner l’invitation à la chasse que lui adresse sa cour, et c’est heureux car, autrement, rencontrerait-il Aurore en rêve ? La scène de la rencontre, par l’entremise de la fée Lilas, fait ressentir avec finesse que si Désiré réveille Aurore, c’est aussi qu’il a été éveillé par elle. Posant sa main sur l’épaule de Désiré, la fée le fait pivoter pour qu’il voie Aurore. Quelques instants après, du même geste, qu’elle prolonge en effleurant d’une caresse la main du jeune homme, la donzelle engage le partenariat. La scène n’est pas seulement peuplée par les trois personnages : y évoluent les Esprits de la forêt, jeunes filles vêtues de longues robes claires aux motifs de branche automnale et qui, quand elles s’interposent entre Aurore et Désiré, figurent clairement les obstacles qu’il faudra franchir pour se retrouver.

David Moore et Elisa Badenes (Acte 2) (c) Ballet Stuttgart

David Moore et Elisa Badenes (Acte 2) (c) Stuttgarter Ballett

Entre le 1er et le 2e actes, le décor a changé d’atmosphère et d’époque : les arcades et le ciel sont saturés d’arbres dont les troncs entrelacés et les branches proliférantes laissent à peine filtrer la lumière. L’intervention de Carabosse – dont l’entrée, debout sur les épaules de trois porteurs masqués par une toujours gigantesque cape noire, est proprement spectaculaire – renforce l’impression d’étouffement : Carabosse et ses comparses envahissent l’espace, et la cape, tendue en fond de scène, se transforme en piège pour Désiré. Un moment, il est tellement entortillé qu’il en perd connaissance, et l’on se demande si et comment la fée Lilas, toute seule et bien plus pauvre en moyens scéniques que ses adversaires, va pouvoir l’emporter.

David Moore, Jason Reilly (Acte 2). (c) Stuttgarter Ballett

David Moore, Jason Reilly (Acte 2). (c) Stuttgarter Ballett

J’ai presque souhaité (tant le mal est séduisant et le bien fadasse) qu’il n’en soit rien. Bien sûr, mon esprit tordu n’avait aucune chance d’être entendu : Désiré finit par se libérer de ses rets, franchir la barrière, porter la princesse dans ses bras et la réveiller d’un baiser.

Les invités du mariage – où l’on remarque des héros des contes de Perrault, de Grimm, d’Andersen mais aussi de la Commedia dell’arte – composent un tableau féérique (il me faut toutes ces couleurs pour mes habits). La luxuriance des costumes et l’intelligence du décor (tous deux dus à Jürgen Rose) sont un des points forts de la production.

Le dispositif à deux étages permet aux personnages secondaires – le roi, la reine, les princes des quatre coins du monde, qu’on avait endormi avec les autres – d’observer de loin, mais aussi à Carabosse d’intervenir à nouveau, plutôt en commentatrice défaite et goguenarde. Tout au long de la soirée aussi, les lumières – concoctées par Dieter Billino – contribuent de façon prenante aux changements d’ambiance (lors de la première intervention de Carabosse, la scène se séchera en sépia ; plus tard, le haut sera rouge et le bas s’aplatira en noir et blanc).

La production de Marcia Haydée enrichit la trame principale de multiples trouvailles annexes – les jeunes filles dont la danse bouscule le maître de cérémonie au début de l’acte I, les invités du mariage qui vivent de micro-drames sur les bords de scène, avant de composer le corps de ballet. Les scènes de divertissement sont aussi plantées avec fraicheur (les agaceries entre chats inversent les rôles : la demoiselle intimide son congénère).

La chorégraphie propre à la production fait la part belle à la technique masculine – avec des variations pour chacun des princes des quatre bouts du monde, et une présence hors-norme pour Carabosse  – sans oublier de doter les évolutions du corps de ballet féminin d’une jolie fluidité (notamment la partie des amies d’Aurore – six jeunes filles en jaune – dont la danse fait friser l’œil,  plus que celle des fées du prologue). Pour la séquence des pierres précieuses (elles sont quatre), on découvre un Ali Baba tatoué et torse nu (Ciro Ernesto Mansilla). Voilà les virevoltes ostentatoires d’Ali dans Le Corsaire sur du Tchaïkovski. C’est bien incongru. Tout à fait traditionnel, en revanche, est le pas de deux du mariage, où éclate la confiance et l’entente entre les partenaires. À la toute fin, avant que le porté-flambeau ne se retourne en porté-poisson, Elisa Badenes décale un peu son épaule gauche et son regard vers le bas, comme si elle disait à son acolyte : « allons-y, plongeons ! ». C’est délicieux.

Dornröschen - Le mariage (c) Stuttgarter Ballett

Dornröschen – Le mariage (c) Stuttgarter Ballett

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Hamid Ben Mahi Chronic(s) / Chronic(s)2 : transes de vie

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Chronic(s). Épisode du virtuose cubain. Hamid Ben Mahi. Photographie Patrick Veyssière.

Samedi 20 novembre. Théâtre Louis Aragon. Tremblay-en-France

Au Théâtre Louis Aragon du Tremblay-en-France avait lieu une première toute particulière; une première qui réunissait deux pièces préexistantes. Pour la première fois, le chorégraphe Hip Hop, Hamid Ben Mahi présentait en effet son Chronic(s) 2, créé en mars 2021 [vu par nous en septembre dernier au Temps d’Aimer la Danse à Biarritz] en regard de son Chronic(s), une œuvre de 2001, pierre angulaire dans l’œuvre du chorégraphe et dans le destin de son alors toute jeune compagnie bordelaise, Hors Série. Chronic(s) 2, savant mélange d’autobiographie, de théâtre (proche du Stand Up), et de danse m’avait donné envie d’en savoir plus sur la pièce dont elle prenait la suite.

Il est curieux de rentrer dans un univers par un « épisode 2 ». On s’imagine le premier volet en se raccrochant à des allusions parsemées dans le second. Au début de Chronic(s) 2, où la crise sanitaire était clairement évoquée (le chorégraphe a vu un de ses voisins « s’inquiéter pour lui » et son avenir en cette période de fermeture des théâtres ; le danseur-chorégraphe fait son bilan de carrière auprès des caisses de retraite), Hamid Ben Mahi replaçait Chronic(s), l’œuvre originelle, dans le contexte des attentats du 11 septembre ; et on s’était imaginé que la pièce faisait directement référence aux événements et à l’ambiance de cette triste fin 2001.

Il n’en est rien et c’est sans doute pour le mieux. Dans Chronic(s), Hamid Ben Mahi évoque son parcours et son combat pour faire de la danse son métier ; une gageure quand on est un garçon et issu de l’immigration. Les questions abordées sont souvent graves mais ne sont jamais traitées de manière amère : « Qu’est-ce que tu veux faire ? » « Danser », répond le jeune garçon. Mais ça n’est guère envisageable. Alors il faut passer par le foot (« C’est pas garderie, ici », s’entend-il dire), la gymnastique ? Pourquoi pas, mais il n’y a pas de musique. Les battles en extérieur et les premières émissions télé de hip hop… Et puis c’est le Conservatoire, la bourse et l’École de danse Rosella Hightower (évocation cocasse de la première entrée dans le studio avec une tenue inadéquate). Les vexations, la confrontation au racisme institutionnel, du monde de la culture ou du quotidien, tout est abordé. Mais loin de se transformer en complainte, le tout respire une forme d’optimisme mesuré, comme un hymne à la résilience.

Le moteur de cette résilience ? La danse, qui, dans les deux Chronic(s) se mêle au texte de manière diverse, fluide et naturelle. Au début, Hamid Ben Mahi évoque son enfance et l’achat d’un cadeau avec son père qui ne s’est pas passé exactement comme il l’aurait désiré. L’histoire est esquissée puis la création sonore de Nicolas Barillot vient couvrir la voix de l’interprète qui continue à raconter son histoire par des attitudes corporelles, des expressions de visage et des ports de bras d’une pureté presque classique. Évoquant derrière son micro la venue d’un danseur cubain, le chorégraphe esquisse la préparation d’un multiple tour à la seconde terminé en équilibre le pied au jarret. Sans que le texte ne le dise explicitement, on comprend que l’aspect mécanique et répétitif de l’exercice parait vain. Hamid Ben Mahi enchaîne alors une chorégraphie hip hop d’une grande virtuosité mais dénuée de toute répétitivité. Tout est dit.

C’est que la danse de Hamid Ben Mahi est toujours captivante avec un mélange de force et de délicatesse, notamment dans son rapport au sol. Dans ces passages, la fluidité du bassin permet de libérer les jambes qui réalisent alors de véritables arpèges chorégraphiques. Le haut du corps est aussi fascinant. Hamid Ben Mahi a des tressautements d’épaules parfois presque stroboscopiques mais jamais mécaniques et ses bras ondulent comme s’ils étaient privés d’os. Dans Chronic(s) 2, on retrouve avec le même plaisir ce passage où le danseur-chorégraphe, se déplaçant de cour à jardin le buste penché vers le public, ne laisse voir que le dessus de son crâne, absolument immobile, comme un point fixe au milieu des ondulations des bras et des épaules. L’épisode de danse orientale dans la fumée d’encens qui nous avait déjà marqué en septembre non seulement réitère sa magie mais prend encore plus de sens alors qu’on a vu le premier volet.

On salue l’interprète, le chorégraphe, l’auteur aussi (sans oublier le chorégraphe Michel Schweizer, co-créateur de ces pièces) qui parvient à tenir deux fois une heure une salle composée de nombreux jeunes d’âge scolaire qui, passé le premier et subreptice flottement lorsque le « daron » esquisse ses premiers pas de danse, adhère avec enthousiasme aux propositions du chorégraphe et de l’homme de théâtre. Chronic(s) se terminait d’une manière suspendue « comment rester ici ? », Chronic(s) 2 s’achève sur une affirmation un peu douce-amère, « Encore ». Malgré les difficultés, Hamed Ben Mahi danse, enseigne et créé toujours. Comme la salle Louis Aragon du Tremblay-en-France, nous aussi, nous crions « Encore ! »

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Chronic(s) 2. La danse « des oncles ». Hamid Ben Mahi. Photographie Patrick Veyssière.

Chronic(s) et Chronic(s)2 présentés ensemble seront rejoués les 3 et 4 mars 2022 à Gap et le 26 mars 2022 à Cognac.

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Carte blanche à Lia Rodrigues : Folles de Chaillot

Pororoca

Photographer Yaniv Cohen, Pictures took in Studio Bergen, Carte Blanche dance company. Choreographer Lia Rodrigues.

Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, Chaillot donnait une « Carte Blanche » à la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues, connue pour ses pièces engagées. Cette chorégraphe contemporaine de formation classique qui a jadis dansé pour Maguy Marin est la directrice-fondatrice de la Lia Rodrigues Companhia de Danças qui a multiplié les actions près de la favela de Maré, située le long de l’aéroport de Rio de Janeiro.

Le titre de la pièce originale, Pororoca, créée en 2009, faisait référence à un phénomène naturel désigné en langue Tupi, la rencontre des eaux du fleuve Amazone avec la mer, occasionnant d’impressionnantes turbulences et balayant tout sur son passage en formant des vagues croisées.

Nororoca n’est donc pas vraiment une création mais la transposition d’une pièce emblématique créée sur 11 danseurs de sa compagnie. Ici, ce sont les 14 danseurs de la Compagnie nationale norvégienne de danse contemporaine qui interprètent ce Nororoca (une lettre de différence avec la pièce d’origine, un N pour Norvège ou Norway, on ne peut faire plus simple). En dépit de l’image des « vagues croisées », les interprètes entrent tous du même côté, à jardin, lestés d’objets disparates : table, cône de chantier, bouquet de fleurs, sac poubelle et se figent en une sorte de groupe statuaire. Et puis c’est une première explosion de mouvements désordonnés et de vociférations : on jette tous les objets dans tous les sens, créant une sorte de décharge bariolée à la périphérie de l’espace scénique qui restera ensuite inutilisée.

Il y en aura pour une heure. Les danseurs s’empoignent et se frottent en criant, en grognant ; c’est l’onomatopée en liberté. Les courses sont volontairement pesantes de même que les chutes, faisant sonner le plateau de bruits sourds. Les échanges entre les danseurs, souples et athlétiques, sont comme des interactions sociales (amicales ou conflictuelles) désordonnées ou dévoyées : embrassades parfois, empoignades souvent. La pièce est scandée par des transitions en phase d’immobilité. Ce sont des moments de silence et de réflexivité très – voire trop – rares que l’on apprend à apprécier. Le désordre dévastateur de la rencontre  des éléments par vagues successives est assurément bien planté.

Pororoca

Photographer Yaniv Cohen, Pictures took in Studio Bergen, Carte Blanche dance company. Choreographer Lia Rodrigues.

Néanmoins, on est bien face à des humains qui dansent et on est tenté de leur trouver des motivations comme on se raccrocherait à la rive d’un fleuve en furie. Une jolie interaction entre deux gars qui s’emboîtent, se palpent et s’auscultent avant de se déshabiller mutuellement représente comme une motte herbeuse à laquelle on se cramponnerait. Mais bientôt, s’ensuit une scène de copulation collective dans les angles les plus improbables. Le groupe d’humains, aussi bariolé que le fouillis d’objets qui les entoure ressemble soudain à une sorte de décharge flottante. Une scène d’agapes aux oranges offre un nouveau répit avant que ne reprenne l’agitation hystérique….

À ce stade on a un peu abandonné l’espoir de discerner clairement de quoi on veut nous parler. Une fille en bas de survêtement rouge tire de manière répétée un grand gaillard par sa queue de cheval : l’effet est juste pénible.

Encore une scène paisible dans la lumière tamisée à laquelle succède un épisode de reptation avec bruit de basse-cour (bravo à la danseuse qui fait l’agneau!) et… de chimpanzé (on ne cherche pas à savoir pourquoi…) Une longue scène de pose grimaçante, un dernier petit tour « vociférant » et puis s’en vont … côté cour.

Où ce flot humain était-il censé nous conduire? La transposition de la pièce de Lia Rodrigues  de sa compagnie brésilienne avec ses thématiques de la favela s’est-elle perdue lors de sa transposition sur les corps d’un groupe de danseurs du Nord géographique et économique? Reste la désagréable impression de s’être retrouvé dans la position d’un spectateur voyeur de la fin du XIXe siècle pendant une représentation de danseuses épileptiques à la Salpêtrière.

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Malandain Ballet Biarritz at Chaillot : Of Birds and Men

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L’Oiseau de feu. Claire Lonchampt (Claire), Hugo Layer (l’Oiseau) et Mickaël Conte (François). Photographie ©Olivier Houex

Programme Stravinski. Théâtre National de Chaillot. L’Oiseau de feu (Firebird), Thierry Malandain. Le Sacre du Printemps (The Rite of Spring), Martin Harriague. 2021, 4th of november.

La traduction de l’article ce trouve ci-dessous.

With Thierry Malandain, take your time.  Always watch his ballets the first time as open and as naïve as a lamb, just take it in and try to get the big picture, do not even open the program. Malandain’s Oiseau de feu [The Firebird] is all about finding one’s soul. Or maybe not…

And at first it seems all ‘bout breathing and release and squatting and falling and running and….cassocks. As if you were trapped in one of Graham’s or Wigman’s or Limon’s dark and austere moods. Rapidly you become desperate to take a breather. But a stubborn set of a man and a woman keep kneeling and reaching, holding out their arms, opening hands, in front of a scarlet-clad apparition (an infinite imbrication of arms and legs: Hugo Layer) who has arrived to offer them salvation. Perhaps.

But I had cheated a bit and did glance at the program as I sat down. One name popped out: Saint Francis of Assisi. Ah, yes, that guy who was already talking to birds and hugging trees way back then in the 13th century.

A friend in the audience had simply bathed in the atmosphere that developed in the piece and had adored being progressively “enveloped in an ambiance that slowly but strongly moved in the direction of a deep feeling of peace.” She didn’t need a narrative all. But she did wonder, “Why do ravens chase off canaries and little sparrows? Their flighty dance was delightful.”

Back home after the performance, a phrase from Saint Francis’s Canticle of the Creatures began to haunt me. When I looked it up, the full text proved illuminating and awards the two anonymous leading dancers in the cast with beautiful names. Brother Sun, “who is beautiful and radiant with great splendour,” turns out to be Mickaël Conte, a marvellous chameleon of a dancer. He glows differently in every piece he performs to the point of seeming taller or shorter, looser or more muscled. I think I would be unable to recognize him offstage. His Sister Moon was Claire Lonchampt:  “bright, precious, and fair.” More than that: she is powerfully percussive yet always delicately nuanced.

One more phrase of Saint Francis’s text I needed to pin down in order to settle my brain around what I had just seen goes like this: “Praised be You my lord though Brother Fire, though whom You light the night and he is beautiful and playful and robust and strong.” Just like this ballet.

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 *                                              *

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Le Sacre du printemps. Le Sacrifice. Photographie©Olivier Houeix

So what is Martin Harriague’s Le Sacre du printemps about?

As I had explained to my friend in the audience earlier, the original story to which Stravinsky composed his music is very simple: a primitive society believes that sacrificing one human (female) body in the spring will ensure a bountiful harvest in the fall.

My friend was perplexed. Why does she keep being forced to passively witness violence against women again and again every time she goes to the theater? We paused and stared at each other and I scrambled around my brain, looking to find a means to make this young woman look beyond “Me Too.”  But her query is indeed one that poses a valid challenge to the, once again, traditional manner in which Martin Harriague chose to frame this umpteenth version of Le Sacre du printemps [The Rite of Spring]. I said, “No we don’t. Both Maurice Béjart and Paul Taylor managed to fight back against the Virgin Sacrifice scenario that Stravinsky’s music first illustrated. But, hey, even Pina Bausch got sucked in by the trope. So in her version, too, a random girl slaps herself around until she dies.”

Here, in Harriague’s choreography, the Chosen Woman gets manhandled quite violently in a striking and airborne way: the exact opposite of the way that girl in Paul Taylor’s Esplanade runs and leaps up into the air and joyously dares a man to open his broad shoulders and welcoming arms.   Instead here Harriague’s token woman [Patricia Velásquez, to me a divine reincarnation of Taylor’s irreplaceable and eruptive Lila York] gets thrown horizontally about from man to man with that same beyond-extreme energy but with an emotionally ugly yet oddly ambiguous result. Not quite dead yet, the Female Victim is then placed upon a pedestal and ascends to the heavens draped in shiny satiny red ribbons. That was not, um, cathartic. Nor coherent.

Outside in the cold air after the performance, continuing our perplexed discussion of the aesthetic uses of female suffering, we debated about to what extent this choreography added something to an old template or to what extent this just relied upon acrobatic and theatrical tricks?

I tried to turn the questions around again. “But didn’t one situation upset you more than that? I know when I wanted to cry. Can you guess what was really the most painful thing for me to watch this evening. Honestly?” I already knew the answer. “Yeah,” she said, “it happened earlier, when that little old man lost his hold on the mob and then stood trembling center stage as dancers rushed across in front and behind him. Even if they never ran him over but only brushed by him, the whiff of violence was extraordinary. Right?” Then I asked her, “Well, what if the final sacrifice had been about throwing around, manhandling, and driving an old man to his death instead of the usual young girl?”  “I would have walked out and vomited.”

So maybe killing off grandpa could have made today’s audience howl as deeply and as loudly in anger as it once had way back in 1913. Just what does it take to shock an audience nowadays, so inured to yet another feminicide…

Avec Thierry Malandain, prenez votre temps. La première fois, regardez ses ballets aussi ouvert et naïf que l’agneau. Recevez le juste et essayez d’en comprendre le sens général ; n’ouvrez même pas le programme. L’Oiseau de feu est centré sur la découverte de l’âme. A moins que…

Car tout d’abord, tout tourne autour du respiré, du relâché, du plié et de la chute, et de la course et … des soutanes. C’est comme si vous étiez enfermé dans la sombre ambiance d’une pièce de Graham, de Wigman ou de Limón. Très vite, vous aspirez à une bouffée d’air. Mais voilà qu’un têtu duumvir masculin-féminin s’agenouille, ouvre les bras, accueille, ouvre ses mains devant une apparition vêtue de pourpre, une infinie intrication de bras et de jambes [Hugo Layer] arrivée peut-être pour leur offrir le salut. A moins que…

Bon, d’accord, j’avais un peu triché et jeté un œil sur le programme tandis que je m’asseyais. Et un nom m’avait sauté aux yeux : Saint François d’Assise. Mais oui, ce gars qui parlait déjà aux oiseaux et embrassait les arbres au 13e siècle !

Une amie dans le public a juste flotté dans l’atmosphère distillée par cette pièce et a adoré être progressivement « enveloppée dans une ambiance qui, lentement mais surement, [la] conduisait vers un profond sentiment de paix ». Elle n’avait pas du tout besoin d’argument. Elle a juste demandé, « Pourquoi les corbeaux chassaient-ils les canaris et les petits moineaux ? Cette danse voletante était délicieuse. »

De retour à la maison après la représentation, une phrase du cantique des créatures de Saint François a commencé à me hanter. Lorsque je l’ai consultée, le texte s’est avéré lumineux et a conféré aux deux danseurs anonymes de beaux noms. Frère Soleil « beau, rayonnant d’une grande splendeur », n’était autre que Mickaël Conte, un merveilleux danseur-caméléon qui rayonne différemment dans chaque pièce qu’il interprète au point d’y paraître plus grand ou plus petit, plus fin ou plus musculeux. Je serais bien incapable de le reconnaître hors de scène. Sa Soeur-Lune était Claire Lonchampt : «claire, précieuse et belle ». De surcroit, elle a une réelle force percussive quoique toujours délicatement nuancée.

J’avais besoin de cerner une autre phrase du texte de saint François afin de calmer mon esprit confronté à ce que je venais de voir. Elle disait : « Loué sois-tu, seigneur, pour Frère-Feu, par qui tu éclaires la nuit : il est beau et joyeux, indomptable et fort »… comme ce ballet.

*

 *                                              *

Et qu’en est-il du Sacre du Printemps de Martin Harriague ?

Comme je l’expliquais plus tôt à mon amie dans le public, l’histoire originale sur laquelle Stravinski a composé sa musique est très simple : une société primitive pense que le sacrifice d’un seul être humain (féminin) au printemps assurera une abondante récolte à l’automne.

Mon amie était perplexe. Pourquoi, à chaque fois qu’elle va au théâtre, est-elle forcée d’assister encore et encore à de la violence faite aux femmes ? On fit une pause et nous nous jaugeâmes tandis que j’essayais de trouver dans ma tête quelque chose à dire pour la faire penser au-delà de « Me Too ».

Mais son interrogation est en fait tout à fait valide face à cette approche une fois encore traditionnelle qu’a choisi d’embrasser Martin Harriague pour envisager le Sacre du Printemps. Je répondis « en fait, non. Maurice Béjart ou Paul Taylor ont réussi à résister au « sacrifice de la vierge » du scénario original illustré par Stravinski. Mais, eh, même Bausch a succombé à ce motif de la fille lambda qui se gifle elle-même jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Dans la chorégraphie de Harriague, l’Élue est manipulée très violemment d’une manière à la fois frappante et aérienne ; l’exact opposé de cette fille dans Esplanade de Paul Taylor qui court et se jette joyeusement dans les airs, mettant l’homme au défi d’ouvrir ses larges épaules et de l’accueillir dans ses bras. Au lieu de quoi, l’Élue de Martin Harriague [Patricia Velasquez, à mon sens une divine réincarnation de l’irremplaçable et explosive Lila York] est jetée horizontalement d’homme en homme avec cette même énergie mais avec un résultat émotionnellement aussi peu ragoûtant qu’il est ambigu. Pas encore morte, la victime féminine est ensuite placée sur un piédestal et monte aux cieux drapée de rubans de satin rouge. Voilà qui n’était ni cathartique ni cohérent.

Sorties à l’air libre après la représentation, continuant notre discussion perplexe sur les usages esthétiques de la souffrance féminine, on débattit jusqu’à quel point cette chorégraphie ajoutait quelque chose de signifiant à cette vieille histoire maintes fois racontée ou si elle reposait seulement sur des acrobaties et astuces de théâtre.

J’essayais de retourner encore une fois la question. « Mais une situation ne t’a-t-elle pas émue plus qu’une autre ? J’en sais une où j’ai eu envie de pleurer.  […] C’est quand le petit vieillard a perdu son contrôle sur la meute et qu’il restait debout au milieu de la scène tandis que les danseurs le bousculaient de tous côtés. Même s’ils ne l’ont jamais renversé mais l’ont seulement effleuré, l’odeur même de la violence était extraordinaire. […] »

Peut-être le meurtre de pépé aurait-il pu faire mugir le public de colère aussi profondément et fort que cela était arrivé, il y a bien longtemps en 1913. Qu’est ce qui peut bien choquer le public aujourd’hui, si immunisé face à un féminicide de plus ?

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Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi : modèles et toiles

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Toulouse-Lautrec. Ramiro Gomez Samon et Cie. Photographie David Herrero

À Toulouse, avait lieu un évènement longtemps attendu et trois fois repoussé par la crise sanitaire : la création de l’ambitieux Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi. À l’origine, cet objet chorégraphique devait voir le jour en mai-juin 2020 dans le sillage de l’exposition du Grand Palais, « Toulouse-Lautrec, résolument moderne » (Paris, du 9 octobre 2019 au 27 janvier 2020) pour laquelle Kader Belarbi avait d’ailleurs tenu une conférence en décembre 2019 en compagnie Danièle Devynck, directrice pendant trente ans du musée Toulouse-Lautrec d’Albi. Lors de cette conférence, le danseur, chorégraphe, peintre à ses heures et toujours inspiré par la peinture (de Balthus – Hurlevent – à Picasso – Les Saltimbanques – en passant par Ingres – Le Corsaire – ou Breughel – Giselle) avait dessiné les larges contours de l’œuvre à venir et on se demandait ce qui allait sortir de cette touffeur d’idées plus exaltantes les unes que les autres. D’autant que la visite de l’exposition nous avait révélé un vrai peintre du mouvement « jamais caricatural » où la danse « se niche d’un geste à un autre », comme l’avait annoncé Kader Belarbi. Le trait nerveux de Toulouse-Lautrec est en effet quasi rythmique. On est bien loin d’Edgar Degas, plus peintre de la pose que peintre du mouvement (une épithète que l’Histoire de l’Art appose un peu trop souvent à son nom) que Lautrec admirait pourtant. De même, sa peinture du monde des artistes chorégraphiques en tout genre ainsi que du public qui les admire et les convoite est radicalement différente de la vision d’un Degas. Toulouse-Lautrec, qu’il peigne une danseuse de cancan, une clownesse ou une prostituée ne la juge pas et ne la voit pas, comme faisait Degas, au prisme de la morphopsychologie judiciaire. Les membres de son public (souvent choisis parmi des amis et des connaissances) ont des postures qui leur sont propres et des visages là où Degas utilise l’homme comme une fantomatique ombre noire vaguement menaçante.

L’impatience était à son comble.

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Kader Belarbi et Danièle Devynck. Grand Palais. décembre 2019.

Il a pourtant fallu attendre. Annulée une première fois lors du premier confinement, la création fut reportée de nouveau en octobre alors que le ballet, chorégraphie et production, était prêt à être présenté au public.

Tel qu’il se présente aujourd’hui, à peine retouché par le chorégraphe depuis octobre de l’année dernière, Toulouse-Lautrec témoigne en effet de l’intimité que son créateur a nouée avec l’artiste albigeois, parisien de cœur. Avec son œil de peintre et l’aide de sa scénographe, Sylvie Olivé, Kader Belarbi a su trouver, sans avoir recours à aucune projection de tableaux de Lautrec, des images justes qui évoquent son œuvre.  Le décor est constitué d’un fond de scène en toiles cousues et de formes géométriques en bois qui suggèrent peut-être des châssis. Les couleurs sont parfois dans des roses, des verts et des bleus qu’on retrouve sur les toiles du peintre. Les éclairages de Nicolas Olivier utilisent l’ombre chinoise ou les grands aplats de couleurs (les rouges vifs de la scène de maison close) évoquant par là-même l’attrait du peintre pour l’art japonais ainsi que la technique de la lithographie (l’écharpe rouge d’Aristide Bruant) des affiches publicitaires dont Lautrec a été pionnier.

Les costumes sont également évocateurs du monde de Lautrec. Les postiches, très individualisés – les hommes portent tout type de barbes, longues ou courtes, les femmes des perruques aux teintes parfois outrageuses – rendent compte des portraits d’amis sur la scène ainsi que de la fascination de Lautrec pour les rousses : l’un de ses modèles fétiche, Carmen Gaudin, la célèbre fille de « La toilette », perdit sa faveur quand elle cessa de teindre ses cheveux dans cette couleur.

La chorégraphie juxtapose les figures masculines et féminines. Après la harangue d’ouverture par Simon Catonet, l’ensemble de la compagnie se présente et entame une sorte de grande ronde. Puis le masculin et le féminin s’opposent (les filles placées sur des sellettes tournantes sont manipulées par les messieurs à canne) avant de s’unir jusqu’au pêle-mêle de la scène du lupanar.

Kader Belarbi choisit également d’évoquer les grands modèles et figures féminines qui ont jalonné la brève vie du peintre (Lautrec est mort à 37 ans, perdu d’alcool et de syphilis) à travers une série de vignettes musicales (la partition de Bruno Coulais pour accordéon et piano à la croisée du forain et de Satie) et chorégraphiques (mêlant technique classique avec danseuses sur pointe, passages plus contemporains et citations de danses de cabaret).

On croise ainsi la Goulue incarnée par Solène Monnereau, qui donne un aplomb à la fois bravache et chic à son personnage à fortes hanches et forte poitrine. Dans ce passage  où des hommes un tantinet prédateurs tentent de la contrôler, se glissant sous sa jupe et lui ouvrant la bouche comme pour une vente aux esclaves, la femme, provocante, reste étonnamment en contrôle. On pense à la vraie Goulue qui, lassée du Moulin Rouge, monta sa propre baraque foraine à la Foire du Trône pour laquelle elle demanda à Lautrec de lui créer deux grandes peintures. Et justement, regardant le décor de fond de scène et son patchwork de toiles cousues, on pense à l’état désastreux de ces deux toiles conservées à Orsay, vandalisées par des propriétaires avides qui les découpèrent en morceaux afin d’en vendre séparés les différents personnages avant qu’elles ne soient réassemblées lors de leur entrée dans les collections nationales.

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On rencontre aussi la clownesse Cha-U-Kao (Kayo Nakazato en perruque chignon et corolle jaune), exténuée de fatigue dans un poignant passage au sol,  Suzanne Valadon, la peintre qui fut la compagne de Lautrec pendant quelques années à Montmartre (Marlen Fuerte) ou encore Jane Avril, la célèbre danseuse que Lautrec appelait aussi la mélinite (une substance explosive). C’est Natalia de Froberville, qui écope ainsi du rôle de meneuse de revue dans le cancan endiablé réglé par Laurence Fanon. Dans cette scène, très réussie, où les garçons, Lautrec en tête, font assaut de souplesse (une vraie cohorte de Valentin le désossé), les filles, assises sur un banc, cachent leur haut de corps avec la corolle de leur jupon qu’elles agitent frénétiquement. Leurs partenaires, placés en surplomb derrière le banc, semblent être les propriétaires de leurs gambettes. L’effet est à la fois drolatique et évocateur ; on pense à la célèbre lithographie pour la compagnie de Mlle Églantine avec son angle oblique tellement moderne. C’est enfin Yvette Guilbert qui fait son entrée ; une Yvette barbue. L’irrésistible Simon Catonnet, déjà meneur de revue dans Les Saltimbanques, chante, avec cette fausse ingénuité qui caractérisait la célèbre divette, l’une de ses chansons, « Quand on vous aime comme ça ». Il est entouré de filles du corps de ballet affublées d’extensions de bras gantées de noir, une nouvelle référence aux trouvailles visuelles du peintre dans ses affiches publicitaires.

Mais ces deux moments jouissifs interviennent dans une œuvre chorégraphique au rythme s’avérant plutôt lancinant et à la tonalité sombre. Car en dépit de toutes les trouvailles visuelles et de réelles qualités chorégraphiques, on n’adhère pas totalement au spectacle, sans doute parce qu’on ne sent pas émerger le personnage de Henri de Toulouse-Lautrec. Kader Belarbi ne l’a pourtant pas négligé. Ramiro Gómez Samón qui l’incarnait lors des deux premières représentations ne quitte pour ainsi dire pas la scène durant les 105 minutes que dure le ballet. Le danseur apporte beaucoup de charme enfantin à son personnage et se montre poignant dans la scène de l’internement, mais rien n’y fait, on reste à l’extérieur.

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Toulouse-Lautrec. Ramiro Gomez Samon. Internement. Photographie David Herrero

Le soir de la première, on a l’impression de voir une synecdoque du peintre (impression renforcée par les pas de deux récurrents avec la mère, sorte de vierge de douleur interprété par Alexandra Sudoreeva) déambulant au milieu de ses œuvres. On est troublé de rester ainsi à l’extérieur. Kader Belarbi n’a pourtant pas éludé la question du handicap dont était affligé le peintre. Dans l’une des premières scènes, il apparaît un peu comme un saint Sébastien empêtré dans la forêt de cannes des danseurs masculins. À un moment, les garçons le manipulent en le posant à genoux sur les bas de jambes dénudés d’un danseur. La brisure des deux tibias de Lautrec dans son enfance est donc intelligemment évoquée. Son rapport avec ses différents modèles-partenaires adresse son problème physique. Si La Goulue offre le même traitement à Lautrec qu’aux autres membres de sa cour masculine, Suzanne Valadon entretient un rapport plus cruel avec son partenaire, jouant à lui retirer sa canne (Marlen Fuerte, comme dans les Saltimbanques, est de nouveau parfaite en dominatrix) et Jane Avril (très subtile Natalia de Froberville) semble partagée entre l’attendrissement et la répulsion. La claudication est développée dans un passage entre deux Lautrec (référence à un montage photographique où le peintre s’est fait représenter en tête à tête avec lui-même). Mais pour le reste, le costume, un simple sarouel, ne donne pas le change visuellement et, à aucun moment, Lautrec ne paraît plus petit que ses partenaires masculins ou féminins.

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Le dimanche, l’expérience de réalité virtuelle du réalisateur Luc Riolon (Lautrec étant à son époque à la pointe des nouveaux médias – lithographie, photographie, cinéma – Kader Belarbi a voulu saupoudrer son ballet de cette nouvelle technologie) aide à donner du corps au personnage principal. Lorsqu’on met le casque pour quelques scènes, on a le sentiment de se trouver au milieu des danseurs, rappelant certains angles osés du peintre lui-même pour faire tomber les spectateurs dans ses tableaux. Ramiro Gómez Samón semble alors planter son regard dans le nôtre. L’image, un peu trouble, qui n’est pas sans évoquer les vieux stéréoscopes de nos arrières grand-mères, crée une intimité avec le personnage principal du ballet. Mais devrait-on avoir besoin de cela ?

Sans doute cette structure en vignettes, qui convenait tellement bien aux Saltimbanques, évocation des spectacles à numéros du cirque et de ses bateleurs, prenant un tableau de Picasso pour point de départ, n’était après tout pas la meilleure façon de dépeindre l’individu particulier qu’était Lautrec, même présenté dans le contexte multiple de son œuvre…

Qu’importe au fond. On apprécie toujours le panache avec lequel Kader Belarbi embrasse ses sujets, nous donnant toujours à penser, et la façon dont il fédère autour de ses projets sa compagnie qui danse et respire à l’unisson et sait toujours nous toucher.

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Toulouse-Lautrec. Ramiro Gomez Samon & Cie. Travestis. Photographie David Herrero

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Le Temps d’Aimer la Danse 2021 : hybridations hip hop

img_9777Séduit par les danses basques traditionnelles réinventées par la Maritzuli Kompainia qui, s’appuyant sur les bribes de tradition disponibles, recrée des fêtes traditionnelles en prenant en compte le monde actuel, on a été moins convaincu par la transposition contemporaine proposée par le chorégraphe Jon Maya Sein pourtant sorti du creuset des compétitions d’Auresku.
C’est une expérience d’hybridation plus aboutie que l’on a faite au  festival du Temps d’aimer lorsqu’on a assisté à des spectacles utilisant une technique issue d’une autre pratique « sociale » et populaire de la danse : le hip hop et tous ses autres courants. En effet, ces danses importées en même temps que la musique rap du continent nord-américain, au milieu des années 80, se sont transformées depuis un peu plus d’une vingtaine d’années pour devenir à ce jour un des terreaux les plus fertiles de la création en danse contemporaine. L’an dernier déjà, la très parcimonieuse saison chorégraphique mondiale 2020-21 avait été illuminée par la personnalité de Lil’Buck et ses relectures Jookin de la tradition classique via l’excellent film documentaire de Louis Wallecan et, au Temps d’Aimer la Danse, par la pièce autobiographique Krump de Nash.

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Cette année, le Temps d’Aimer la Danse a invité deux personnalités emblématiques de la scène hip hop contemporaine : Hamid Ben Mahi et Kader Attou. Ces deux personnalités témoignent en un sens de différents stades d’hybridation de la culture hip hop. Tandis que Kader Attou vient directement du monde du hip hop et a fait son voyage vers la danse contemporaine, Hamid Ben Mahi, qui a étudié au conservatoire de Bordeaux, à l’école de Rosella Hightower et à l’Alvin Ailey School, l’a abordé en autodidacte et a entrepris de le transcender à l’aune de la technique contemporaine.

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Chronic(s) 2. Hamed Ben Mahi. Cie Hors Série. Photographie © Pierre Planchenault

Chronic(s) 2, fait suite, vingt ans après, à Chronic(s), créé en collaboration avec Michel Schweizer, qui était sa première création marquante et signait le début de sa compagnie Hors Série. Le principe reste le même. Il s’agit d’un solo chorégraphique et autobiographique qui réagit à l’époque précise dans laquelle le danseur chorégraphe évolue. En 2001, Chronic(s) portait un regard sur le monde post-attentats du 11 septembre. Chronic(s) 2 est créée dans le contexte de la crise sanitaire. Hamid Ben Mahi, désormais homme mûr et père de famille, y redéfinit son identité de danseur et créateur – et par là même ses racines – alors qu’il doit, comme beaucoup d’artistes aujourd’hui, justifier de son existence auprès d’une administration française tatillonne.

Sur scène, une suspension côté cour retient en l’air un vidéo projecteur. Côté jardin, une table et divers instruments dont le chorégraphe-interprète se servira dans le courant de sa pièce. Le dispositif n’est pas si éloigné de celui employé par Jon Maya Sein pour son Gauekoak, mais la comparaison s’arrête là.

Loin d’être une évocation onirique et absconse, la pièce de Hamid Ben Mahi se veut claire et presque didactique. Chronic(s) 2 mélange la danse au texte. Dans la section « origines », où l’artiste bordelais évoque ses racines algérienne, il insère une belle évocation de la danse orientale sur des musiques égyptiennes, cette « danse des vieux » qui, presque insidieusement et à son corps défendant, s’est infusée dans son corps, avec ses roulis d’épaules, ses trépidations du bas de jambe et ses ondulations du bassin « sensuel, pas clair, qui ne dit pas tout ».

 Chronic(s) 2 ressemblerait presque par moment à un spectacle de Standup Comedy où l’artiste sur scène captive le public par son récit – scène délicieuse du père-chorégraphe qui tente d’expliquer ce qu’est la danse à son fils cadet plus captivé par son écran de portable – et le prend parfois inopinément à parti. Alors qu’il évoque son rôle d’enseignant de la danse, il s’adresse aux spectateurs comme s’ils étaient ses élèves et invite soudain un courageux ou une courageuse à venir faire une improvisation-variation autour des différentes chutes hip-hop, plus spectaculaires les unes que les autres, qu’il vient de démontrer. Le malaise est palpable  dans la salle. Hamid Ben Mahi soutient juste assez longtemps le jeu pour qu’on commence à douter du fait qu’il s’agisse d’une plaisanterie ; et on se surprend à s’enfoncer dans son siège de peur d’être désigné. La scène n’est pas gratuite. On retrouvera à la fin de la pièce, alors que défile à l’écran le long curriculum vitae de l’artiste, condamné à la plus complète polyvalence pour faire bouillir la marmite, chacune de ces chutes assemblées en une puissante et poétique chorégraphie.

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Chronic(s) 2. Hamed Ben Mahi. Cie Hors Série. Photographie © Pierre Planchenault

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Le lendemain, au théâtre Quintaou, Kader Attou et le CCN de La Rochelle, présentaient, au travers là encore d’une revisitation d’une pièce passée, une autre voie de l’hybridation de la technique hip hop.

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Symfonia Piesni Zalosnych. Kader Attou. CCN de La Rochelle. Photographie ©Caroline de Otéro

Symfonia Piesni Zalosnych, sur la partition du même nom de Henryk Górecki, a été créée en 2010 année de la mort du compositeur.

Cette pièce pour 10 danseurs (quatre filles et six  garçons) assez sombre, ne fait pourtant pas de référence directe au texte chanté par la soprano : la souffrance d’une mère – une référence à la vierge Marie ? – (premier mouvement), la prière d’une jeune déportée écrite sur les murs de sa prison avant d’être exécutée par la Gestapo (deuxième mouvement) et le deuil d’une mère pendant une guerre (troisième mouvement). Sans réelle volonté narrative, la pièce de Kader Attou s’appuie plutôt sur l’écoute de la partition, sorte de vague ininterrompue, et sur l’interaction entre ses danseurs venus d’horizons différents. Une des danseuses utilise une gestuelle inspirée de la danse traditionnelle indienne. Les trois autres filles emploient un langage plus issu de la danse contemporaine influencé par Pina Bausch notamment dans un solo à la lumière rouge qui fait immanquablement penser au Sacre de la grande prêtresse de Wuppertal. La technique hip hop, avec ses ondulations de bras, ses chutes, ses roulés sur les épaules ou la tête, reste le domaine des hommes. Ceux-ci semblent être un principe dynamique qui apporte disruption mais aussi énergie. La gestion des groupes par vagues successives est très efficace. À un moment, trois filles interprètent leur gestuelle bauschienne en pleine lumière, mais le regard est attiré par un quatuor de gars, presque dans l’ombre, aux mouvements saccadés et presque mécaniques.

L’absence « d’histoire » ou de « personnage » n’est pas gênante. Il faut se laisser porter par des ambiances fluctuantes comme les relations humaines. Un danseur masculin semble se distinguer dans un duo avec une femme qui tourne au combat sans que, pour autant, l’homme soit plus auteur des violences que sa partenaire. C’est le groupe qui se masse autour d’eux qui finalement deviendra une gangue maltraitante. Dans une autre très belle scène, huit danseurs se lovent au sol autour d’un danseur-pivot, et se déplacent par reptation avec lui. On croirait voir une île girovague débarquant une à une les danseuses sur le chemin.

Ce qui compte au fond c’est que sans fusionner les techniques, le chorégraphe ait laissé ses danseurs communiquer entre eux et se fondre dans la partition aux accents presque straussiens de Górecki.

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Symfonia Piesni Zalosnych. Kader Attou. CCN de La Rochelle. Photographie ©Caroline de Otéro

Les deux propositions de Kader Attou et d’Hamid Ben Mahi, très différentes, ont ceci en commun qu’elles apposent avec succès des genres différents (techniques dansées pour Attou ou genres théâtraux pour Ben Mahi) afin de faire évoluer des danses au départ populaires et festives vers la sphère théâtrale.

Des hybridations réussies.

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