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Il n’y a pas que le ballet de l’Opéra de Paris à Paris!

Martha Graham Dance Company au Châtelet : le siècle est encore jeune

Martha Graham 100, Théâtre du Châtelet. Soirées du 13 et 14 novembre 2025.

Pour fêter son premier siècle d’existence, la Martha Graham Company a organisé une tournée mondiale qui faisait escale à Paris en novembre au théâtre du Châtelet.

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*La première fois que j’avais vu la plus ancienne compagnie de danse américaine, c’était en 1991, au Palais Garnier, à peine six mois après le décès de la chorégraphe presque centenaire.

Depuis les trois décennies qui se sont écoulées après la disparition de sa fondatrice, la compagnie a nécessairement dû prendre des décisions en termes de programmation. Elle ne pouvait continuer à ne présenter que le répertoire de sa chorégraphe originelle qui, au moment de sa disparition, préparait encore une nouvelle pièce pour les festivités données en commémoration de … la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Autre temps, autres mœurs. Lors de la tournée de 1991, la compagnie avait d’ailleurs présenté Maple Leaf Rag, une pièce où la chorégraphe se moquait tendrement d’elle-même. Certains critiques de l’époque n’avaient pas aimé cette incursion dans le domaine de l’humour, Martha Graham étant tellement associée aux grands mythes et aux traumas psychologiques.

Depuis 2005, Janet Eilber, une ancienne soliste de la compagnie, a travaillé pour ouvrir la compagnie, dont le cœur du répertoire reste bien sûr Graham, à un nouveau répertoire qui s’accorde avec la forte identité technique de la compagnie. Comment, dans les deux programmes présentés, les chefs d’œuvres du passé voisinent-ils avec les créateurs du présent ?

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Le répertoire de Graham est évidemment représenté par des pièces aussi historiques qu’emblématiques.

Lors du programme A, Errand Into The Maze, datant de 1947, est représentatif de la période grecque et psychanalytique de Graham qui quittait alors la phase plus sociale et expressionniste qu’elle avait explorée dans les années trente. Errand est un solo-pas de deux où une jeune femme en blanc (Ariane, si l’on veut filer la métaphore mythique, n’importe quelle femme si on y voit plus l’aspect freudien) évolue dans un espace structuré par une grande corde blanche, symbolisant à la fois le fil d’Ariane et le labyrinthe. On retrouve dans la gestuelle les ondulations du buste typiques de la technique du Contraction (inspiration) and Release (expiration) inventée par Martha Graham. On reconnait également des battements seconde, à la fois hauts mais volontairement raides, propres à la chorégraphe.

Le Minotaure est figuré par un garçon musculeux, la tête occultée par un bas et les bras entravés par une sorte de joug. Il représente à la fois la peur et le désir. Ses trois apparitions sont tour à tour effrayantes, menaçantes et sensuelles. La femme l’escalade et se retrouve parfois en anneau autour de son torse ou de ses jambes. Lorsque le Minotaure perd son joug, c’est qu’il est finalement défait.

Antonio Leone and So Young An in Martha Graham’s Errand into the Maze; photo by Isabella Pagano.

Le style développé dans Errand Into The Maze est certes d’une époque mais garde toute sa force. On se réjouit de le voir représenté par des danseurs (Laurel Dalley Smith et Antonio Leone) qui en gardent toutes les aspérités. On a vu trop souvent, dans d’autres compagnies à chorégraphe disparus, de jeunes générations lisser et figer les œuvres dans une vide perfection formelle.

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On peut faire le même constat positif pour Cave of the Heart (1946) qui approche, par le biais du mythe de Médée, la thématique de l’infidélité et de la jalousie passionnelle. Comme pour Errand into the Maze, les décors et costumes sont du collaborateur de toujours de Martha Graham, l’artiste expressionniste abstrait Isamu Nogushi. Des pierres de couleur à jardin tracent dans l’espace scénique une trajectoire en diagonale. Au centre, en fond de scène, est placé un rocher et, à jardin, une sorte d’étendoir à linge doré très arty attire l’œil.  Martha Graham a concentré l’action sur les trois personnages essentiels du mythe (La magicienne, son mari volage et la jeune fille préférée par lui) mais a rajouté un personnage féminin énigmatique symbolisant le chœur antique. Placée sur le rocher central, la danseuse Anne Souder rappelle les photographies où Graham âgée figure assise de profil comme déesse hiératique. Le grand moment du ballet reste celui de la vengeance de Médée. Ayant offert une couronne à la princesse (Marzia Memoli) aimé de Jason (Lloyd Knight), la magicienne (l’intense Xin Ying) la tue d’une simple agitation des mains qui semble se connecter au bijou maudit. Puis elle se lance dans une transe avec un fil rouge pailleté qu’elle serre d’abord autour de sa taille avant de l’agiter frénétiquement. Le fil est-il la métaphore du meurtre de ses enfants ou la femme, blessée dans son cœur, se venge-t-elle littéralement sur ses propres entrailles? La pièce s’achève par un envol poétique. Harnachée dans l’étendoir doré, Médée semble s’envoler dans un cliquetis métallique qui se surimpose à la musique Samuel Barber.

So Young An in Martha Graham’s Errand into the Maze; photo by Isabella Pagano.

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Diversion of Angels, présenté lors du programme B, est un grand classique dans une veine plus symbolique qu’ésotérique.

Au travers de trois danseuses, la chorégraphe dépeint au choix trois moments de la vie d’une femme ou trois approches de la vie amoureuse par les femmes. La danseuse en jaune (la très énergique Maria Memoli) avec des traversés en jetés attitude, représente l’enthousiasme de la jeunesse, la danseuse en blanc (Anne Souder, très élégante) avec ses pas glissés, incarne la maturité tandis que celle en rouge (Devin Loh, puissante), avec ses caractéristiques développés seconde en dedans et buste penché, dépeint la plénitude de l’âge mûr. Leurs partenaires sont issus d’un chœur mixte de sept danseurs vêtus en brun. Ce corps de ballet égrène toute la grammaire grahamienne. Les filles font de petits sautillés d’un pied avec moulinet de l’autre jambe. Les hommes basculent souvent en ponts en arrière et exécutent des roulades. L’ensemble du corps de ballet traverse la scène en temps de flèche arrière. On remarque particulièrement un grand danseur brun, partenaire de la danseuse en blanc, Antonio Leone, le Minotaure d’Errand Into The Maze.

Ces trois chefs d’œuvre méritaient à eux seuls de prendre des billets pour ces soirées du centenaire.

Photo of Leslie Andrea Williams and Lorenzo Pagano in Martha Graham’s Diversion of Angels by David Bazemore.

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Janet Eilber et Aurélie Dupont

Dans le tableau du répertoire actuel de la compagnie, on doit compter sur les reconstructions de ballets disparus de Martha Graham. En 2018 déjà, lors de sa dernière escale sur la scène de l’Opéra, la Martha Graham Dance Company avait présenté Ekstasis, ré-imaginé par Véronique Mécène. Le résultat nous avait paru un tantinet didactique. L’impression est peu ou prou le même avec Désir d’autant que, comme il y a sept ans, la danseuse sur scène n’est autre qu’Aurélie Dupont. L’ex-directrice de l’Opéra récite consciencieusement sa leçon de grammaire en mettant l’accent sur la joliesse sémaphorique des bras. On se demande si ce nouvel opus de la chorégraphe Virginie Mécène nous aurait plus touché avec une danseuse formée par la compagnie. Il semblerait pourtant que ce solo ait été spécialement recréé pour l’étoile française…

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Photo of Martha Graham Dance Company in Chronicle by Melissa Sherwood.

Les travaux de recréation son toujours dans une situation pour le moins délicate, surtout lorsqu’ils voisinent avec d’authentiques chefs d’œuvres, ayant bénéficié d’une interprétation continue depuis leur création.

Chronicle, présenté comme Amour durant le programme B, en témoigne. Créé en 1936, le triptyque dénonçait la montée des fascismes. Il avait disparu du répertoire. Des trois parties, une seule avait été recréée du vivant de la chorégraphe, en 1989, grâce à un film qui en avait été fait à l’époque où la pièce était encore dansée : Steps in the Street.  Présenté à l’Opéra en 1991, il m’avait fait grande impression. Ce groupe de femmes déterminées, entrant dans le silence puis scandant la rythmique implacable de la musique de Wallingford Riegger, avec leurs petits sauts à petits écarts, genoux légèrement de profil, est à la fois palpitant et obsédant. En comparaison, Spectre, reconstitué en 1994 par Terese Capuccili et Carole Fried, paraît plus daté. Mais défendu vaillamment par Leslie Andrea Williams, il n’est certes pas sans force : les bascules en arabesque, très Graham, très dramatiques, montrent bien l’anxiété du personnage. L’arrière de la robe rouge, faisant des spirales qui ne sont pas sans évoquer les danses de Loïe Fuller, a toujours une force visuelle certaine. En revanche Prelude To Action, pour deux solistes féminines et corps de ballet, lui aussi reconstitué après la mort de la chorégraphe, tombe un peu dans la grandiloquence.

Mais cette impression tient peut-être à la longueur du programme B, un peu moins bien équilibré que le A.

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Leslie Andrea Williams, Meagan King, Lloyd Knight, So Young An, and Jacob Larsen in Jamar Roberts’s We the People; photo by Isabella Pagano.

Le troisième aspect développé dans cette tournée était la création contemporaine pour la troupe. En 2018, une opportunité avait par exemple été donnée à Nicolas Paul de créer une pièce, assez réussie, sur du John Dowland.

We The People, du chorégraphe Jamar Roberts, captive d’abord par sa gestuelle grahamienne mécaniste : le mouvement est preste et les groupes évoluent dans une symétrie de Square Dance. Mais la structure de la pièce, qui alterne les passages sur des folksongs et ceux dans le silence, finit par paraître monotone. Surtout, on ne ressent pas le propos protestataire revendiqué par le chorégraphe dans les déclarations d’intention.

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La bonne surprise vient d’un chorégraphe qui ne recueille habituellement pas mon suffrage. Hofesh Sheshter va décidément mieux aux corps rompus à la gestuelle ancrée dans le sol de Graham qu’aux danseurs de l’Opéra de Paris. Dans la première section de Cave, le groupe apparaît dans des halos lumineux. Les danseurs scandent en sautillant la musique percussive créée, comme souvent, par le chorégraphe lui-même. Les groupes se forment ou se difractent de manière inattendue. Des grappes, des lignes sinusoïdales s’entrecroisent tandis qu’on distingue des soli et des duos subreptices. Les basculés en arrière, les glissés sur les genoux, les dodelinements de la tête ; tout est marquant. A un moment, un simple secoué du poignet fait par le groupe à l’unisson atteint le plus grand effet. Les éclairages (Yi-Chun Chen) sont également bien conçus, passant de la pénombre à la lumière intense et rasante. Même l’attendue « battle », très prisée des chorégraphes d’aujourd’hui, nous entraîne. L’énergie se diffuse à l’ensemble de la salle. Le très grand garçon en bleu (Ethan Palma ?) qui fait des prouesses proches du classique ou la fille en transe (Leslie Andrea Williams?) retiennent particulièrement notre attention. Contrairement à Red Carpet vu à l’Opéra en fin de saison dernière, Cave d’Hofesh Shechter a une structure (la fin en forme de cœur battant arrive à point nommé) et un propos lisible (l’énergie inflammable et animale née des Rave Parties).

Cave. Hofesh Shechter. Photo by Brian Pollock.

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Au terme de ces deux soirées de célébration, une constatation s’impose. La Martha Graham Company est décidément une bien pimpante et aventureuse centenaire !

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Cérémonie des Balletos d’Or : trois paquets de chips et on fait danser le monde entier

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra ». 1844

Qu’allions-nous faire pour la traditionnelle fête du 15 août ? Cet été à Paris, la concurrence est rude entre les cérémonies. Mais en plus, elle est déloyale : comme les connaisseurs n’ont pas manqué de le remarquer, les organisateurs de la parade fluviale d’ouverture des Jeux olympiques nous ont piqué toutes nos idées. Au soir du 26 juillet, James, dont la zénitude n’est pas la qualité première, était en toupie.

Et d’énumérer, au risque de la mauvaise foi, les emprunts dont nous avons été victimes : « Danser sur les toits ? On l’a fait en 2012. Un détour par les lacs souterrains ? 2013. Les annonces plurilingues ? 2015 ! Tous les styles de danse qui se mélangent ? 2016 ! Un clin d’œil à Marie-Antoinette ? On l’a fait dès 2019. La célébration des amours passagères ? 2020 ! La tête en bas le corps retenu aux échafaudages par des filins ? 2021 ! Réunir le ballet de Bordeaux et le Malandain Ballet Biarritz ? 2022 ! Voyager dans le temps ? 2023 ! L’exclusion des poutinistes ? Déjà en 2016 aussi ! Le queer en majesté ?  Chaque année ! Même le dialogue avec les fantômes est, depuis les origines, estampillé balletoto ! »

On ne l’arrêtait plus, mais l’essentiel était ailleurs : les finances. En temps normal, les équipes marketing de LVMH nous filent un paquet de biftons, car elles ont – scientifiquement – établi que les Balletonautes contribuent à hauteur de 2,17% à la notoriété du pays et au glamour de la capitale. Mais comme la boîte a claqué tout son budget de l’année pour un publireportage sur les mallettes monogrammées, il n’y avait plus un radis pour nous.

Donc : pas de laser, pas de star, pas d’extras, pas de tralala. « Même pas trois sous pour une mini-boule à facettes ? », quémandait Fenella, la larme à l’œil. Eh bien non : impossible de surenchérir, on en serait quitte pour confectionner des lampions avec du papier-crépon. Au minimum, il faut pour une remise des prix réussie : un espace comportant une estrade (le grand escalier du palais Garnier), un bateleur dont la voix porte (le vendeur de progrrââââmmmmmes le plus tympanisant de la saison dernière), quelques boissons gazeuses, des chips et de petites madeleines en barquette.

Tout ça pour des récipiendaires émus sur leur trente-et-un pour la montée des marches, et des parents qui versent une larme en contrebas : ça tombait bien, cette année, la plupart des prix vont à des jeunes dont la famille n’est pas encore blasée. On prévoyait une ambiance un peu préau d’école, ce serait spartiate, peut-être un peu tristoune, mais digne (« pour une fois ! », ricanait Fenella).

C’était sans compter sur l’inventivité de nos amis danseurs qui voient tout d’un œil expert et se laissent aisément rattraper par l’esprit de compétition. Sur son quant-à-soi,  Cléopold tenta de réfréner la tentation de la comparaison avec des séquences « pas si ouf » de la soirée du 26 juillet, rien n’y fit : bien des ballerines tinrent à montrer qu’elles avaient de l’esprit dans la gambette. À quinze reprises, on dansa et chanta en direct Mon truc en plume, avec seize meneuses de revue différentes. La dernière fois, il y en avait deux en même temps, chacune faisant une seule jambe et un seul bras ; grâce au jeu des éventails, la supercherie était imperceptible : du grand art.

Plusieurs équipes tinrent aussi à interpréter un cancan bien synchronisé. Les plumes volaient encore partout, quand, élargissant le propos chorégraphique, les délégations du monde entier entreprirent de titiller notre occidentalo-centrisme. Cela démarra par une séquence de danse halay. Puis, suivirent des démonstrations de tous les continents : tahtib, séga, frevo, kalela, dabkeh, lezginka, romvong, pungmul, tinikling, yosakoi, zaoli, bigwala… Ça tourbillonnait tellement qu’on n’arrivait pas à tout retenir.

Il y a eu de l’inimitable un peu savant – Bruno Bouché s’est luxé le poignet en essayant les figures des danseuses khmères, aux doigts si étonnamment remontés en arrière de la paume –  mais aussi, et le plus souvent, du partage et de l’échange. Claude Bessy a fait la derviche-tourneuse, Mathilde Froustey a appris la rumba congolaise, John Neumeier a découvert le mixer québécois, et José Martinez s’est demandé comment il avait pu passer toute sa vie à côté de la morenada de l’Altiplano.

Pour tous les détails de cette remise des prix bon-enfant mais au final un peu cacophonique, nous ne pouvons que vous référer au Live du journal Le Monde qui a tenu à couvrir l’événement pendant 12 heures. Nous, on a préféré apprendre le poco-poco et regarder toute la troupe de l’Opéra s’initier en un temps-record à la danse xòe.

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.

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Au Théâtre de la Ville. Ink : Les Nuits de Dimitris

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Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

Ink de Dimitris Papaioannou, Théâtre de la Ville, mercredi 15 mai, 2024.

C’est à une nuit d’encre tourmentée comme un test de Rorschach que nous convie le très en vogue chorégraphe Dimitri Papaioannou de noir vétu qui, à la fois  scénographe et manipulateur de son propre onirisme tempétueux, active obsessionnellement devant nous une heure durant  tous les ressorts de ses orages intérieurs.

De ses tuyaux il fait jaillir des geysers de pluie qui inonde le plateau du Théâtre de la Ville et vient agiter un fin voile noir qui ceint de façon circulaire un univers qui tient tout autant du bloc opératoire façon Dexter qu’aux sombres marécages de la Nuit du Chasseur.

A ces tuyaux, telle une hydre serpentant négligemment sur scène, il adjoint pour filer la métaphore une pieuvre morte, objet à la fois de répulsion et aux dires du programme symbole sexuel que soit il promène avec lui, enferme dans un bocal ou balance comme une serpillière sur les parties génitales du jeune Horn Suka, seul autre interprète de  Ink. Celui-ci apparaît en deuxième rampant nu comme un ver sous un tapis de scène d’une transparence opaque, comme surgi des fantasmes du personnage de Papaioannou, grand maître de cérémonie éjaculatoire ou bien né des forces de ce déluge à l’instar de la créature de Frankenstein animé par celles de l’électricité.  Ink, encre, qui renvoie évidemment à la création picturale ou littéraire,  nous colle froidement en présence d’une façon d’homme objet, Adam d’un dieu, comme tous les dieux, arbitraire, cruel ou caressant ou comme il apparaît ici joujou pour daddy un rien sadique face au reflet de son ancienne jeunesse, mi mentor mi médusé devant son bel éphèbe tour à tour sublimé, aimé, martyrisé à renfort d’images homoérotiques au goût de déjà vu, parfois néanmoins somptueuses comme ce baiser volé en apesanteur dont l’exécution fait retenir son souffle.  Il faut à cet égard saluer d’une part  la virtuosité, l’endurance et la présence de Horn, interprète de cette apparition à la fois tout en muscles et désincarné et d’autre part la niaque quasi rageuse de Papaioannou à faire exister à l’orée de ses soixante ans cette œuvre entre chorégraphie (mince), théâtre et installation contemporaine. Niaque, culot, voire hubris tant l’exhibition décousue de ses fantasmes, qui passeraient aujourd’hui pour douteuse fût-ce une femme au lieu d’un éphèbe, peut sembler  présomptueuse en tant que sujet de l’œuvre. Reste une pièce empreinte d’un sens âpre et rude du grandiose, maitrisée singulièrement de bout en bout par un Papaioannou homme orchestre à la fois acteur et machiniste de cette hétérotopie furieuse regorgeante d’images, fixées sur la rétine à l’encre indélébile certaines, des nuits de Dimitris.

François Fargue.

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Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

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Chicos Mambo : On ne naît pas Carmen, on le devient.

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Car / Men Cie Chicos Mambo. Photographie Michel Cavalca

La compagnie des Chicos Mambo, qui depuis une dizaine d’année tourne avec son spectacle essentiellement parodique « Tutu » présente au Théâtre Libre un Car/Men exclusivement dansé par des hommes -c’est le principe de la compagnie- qui n’hésitent pas à se parer de tenues juponnées.

Au début, on croit n’être convié qu’à une revue à costumes malins et à éclairages léchés. Sur scène, neufs corps très évidemment masculins sont affublés des pieds à la tête de tenues à pois – qu’elles soient masculines ou féminines qui ne sont pas sans évoquer les tenues à cagoule de l’univers sadomasochiste. Ces figures ponctuées de rouge arborent soit les attributs de la virilité doit ceux de la féminité à volants de l’Espagne méridionale. La gestuelle évoque succinctement les poncifs de l’Espagne chorégraphique : roulis de poignets et bras en l’air ou encore zapatéados, le tout accompagné d’oripeaux totémiques surdimensionnés : castagnettes, mantilles, peignes hauts. Les interprètes viennent enfin se présenter devant de scène et découvrent leur visage. La moitié de la distribution est constituée de solides barbus à la musculature généreuse. Cela inclut la figure centrale de la pièce, un chanteur (le Vénézuélien Antonio Macipe) aussi à l’aise avec son corps aux bras ondulants et aux chaloupés ravageurs, qu’avec sa voix virtuose, qui navigue allègrement entre le falsetto et le barytonant lui permettant ainsi d’incarner aussi bien l’héroïne de Bizet que les mâles qui lui tournent autour.

Les tableaux loufoques se succèdent sur fond de projections colorées sur cyclorama. C’est plaisant. On ne peut parler de style chorégraphique à proprement parler. L’énergie est assurément mâle et bondissante, mais le chorégraphe Philippe Lafeuille a pris le parti d’utiliser le bagage personnel de chacun des danseurs. Ils y a ceux qui viennent de manière évidente du moderne (on reconnaît des sauts à la Paul Taylor), du contemporain (la résistance au sol vient plus des cuisses et des mollets que du bout des pieds). Au moins deux des danseurs sont issus plus directement du hip-hop tandis qu’un autre effectue d’impeccables brisés-de-volée classiques pendant un concours hilarant de carmencitude (chacun des danseurs est convié à devenir d’une manière ou d’une autre Carmen au cours de la pièce).

On se laisse d’abord séduire par ce patchwork chorégraphique et musical. On apprécie les déhanchés inflammables des aspirants Carmen, torses nus et jupes à froufrous rouges, portant parfois masques fleuris et gros cigares fumants. On rit lorsque les mêmes  gars, qui ont couvert leurs bustes de casaques militaires mais gardé la jupe, chantent et dansent sur la Marche de la garde montante.

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Car / Men, Cie Chicos Mambo. Photographie Michel Cavalca

Et puis un épisode semble soudain nous raccrocher au découpage de l’opéra. « L’acte I, scène 10 », celui de la séduction-débauchage de Don José par Carmen, qui prend la forme d’une carte postale kitsch avec danseuse de flamenco à volants en tissu surimposés où les danseurs insèrent leurs têtes, leurs bras et occasionnellement leur pieds de manière farfelue tout en débitant le texte de l’Opéra comique avec un accent ibérique de carton-pâte.

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Car / Men, Cie Chicos Mambo. Photographie Michel Cavalca

Au fur et à mesure qu’on avance dans la pièce, les épisodes se rattachent de plus en plus à la narration et aux thèmes centraux de Carmen : le questionnement sur le puissant pouvoir de la séductrice commence à sourdre sous la farce. Un danseur en slip noir et bottes à talons, qui effectue un zapateado sur une plateforme soulevée en l’air par ses camarades, questionne la notion de la masculinité traditionnelle. Un autre, jouant avec une nuisette à froufrou translucide, évoque « la fleur que tu m’avais jetée » dans une gestuelle contemporaine. Le thème floral continue d’être filé dans un épisode inénarrable parodiant un spectacle de danse d’école primaire, avec maîtresse sur scène et morveux en mal de pause pipi. Ce n’est pas l’unique fois que des moments bouffons alternent avec des instants de pure poésie : un homme en combinaison en dentelle exécutant une danse aux éventails évoque un corbeau juste après l’épisode cocasse de « l’Amour est un oiseau rebelle » ; une fascinante tauromachie dénudée, à contre-jour, par un danseur à la belle densité d’interprétation, évoque à la fois une fresque minoenne et le combat d’Escamillo dans l’arène. Cette scène répond à l’hilarant épisode d’un toréador qui s’effeuille pour découvrir un habit de lumière aux castagnettes stratégiquement placées pour séduire la belle Andalouse. Cette scène était d’ailleurs enchaînée avec une très savoureuse parodie de Don Quichotte de Petipa-Minkus.

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Car / Men, Cie Chicos Mambo. Photographie David Bonnet

On est clairement invité à une réflexion sur la matière même de la Carmen de Mérimée-Bizet, mélange de couleur locale de pacotille et de thèmes intemporels et profonds. Car plus que le genre, les gars de Chicos Mambo interrogent plutôt la notion de séduction. C’est la fascination que provoque la liberté de ces corps, partie d’un groupe et pourtant éminemment individuels, qui restaure la subversion de Carmen.

C’est la loi du désir. Et le désir n’a pas de sexe.

La compagnie Chicos Mambo joue Carmen au Théâtre Libre jusqu’au 4 février 2024.

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Les Balletos d’Or de la saison 2022-2023

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Gravure extraite des « Petits mystères de l’Opéra » par Alberic Second. 1844

Ils sont chaud-bouillants d’un côté, pluvieux-venteux de l’autre, mais il ne s’agit pas des conditions météos du jour dans l’Hexagone. Ils sont cuits à l’extérieur et crus à l’intérieur, mais ce ne sont pas des canelés. Ils sont polis en apparence et piquants en vérité, mais ce ne sont pas des piments. Ce sont, ce sont… les Balletos d’Or de la saison 2022-2023. Ne vous bousculez pas, il y en aura pour tous les goûts.

Ministère de la Création franche

Prix Création/Collaboration : Wayne McGregor (chorégraphie), Thomas Adès (musique), Tacita Dean (décors et costumes), Lucy Carter, Simon Bennison (lumières) et Uzma Hameed (dramaturgie) pour The Dante Project (London/Paris)

Prix programmation : Kader Belarbi  pour l’ensemble de son œuvre au Ballet du Capitole de Toulouse.

Prix Relecture : Martin Chaix (Giselle, Opéra national du Rhin)

Prix Réécriture : Kader Belarbi et Antonio Najarro revoient les danses de caractère de Don Quichotte (Ballet du Capitole de Toulouse).

Prix du Chorégraphe Montant : Mehdi Kerkouche (Portrait)

Prix Logorrhée : Alan Lucien Øyen (Cri de cœur)

Prix Chi©hiant : Pit (Bobbi Jene Smith / Orb Schraiber)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Maturité : Paul Marque (Siegfried)

Prix C’est Arrivé ! : Hannah O’Neill (la nomination)

Prix Mieux vaut tard que jamais : Marc Moreau (la nomination)

Prix Et moi c’est pour quand ? : la versatile Héloïse Bourdon (Mayerling, Lac des cygnes, Études, Ballet impérial)

Prix Jouvence : Sarah Lamb et Steven McRae (Cendrillon d’Ashton)

Ministère de la Place sans visibilité

Prix Humour : Pam Tanowitz (Dispatch Duet, Diamond Celebration à Covent Garden)

Prix Adorable : Amaury Barreras Lapinet (Sancho dans DQ de Kader Belarbi et Loin Tain de Kelemenis. Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix Lianes animées : Marlen Fuerte et Sofia Caminiti (Libra de George Williamson. Ballet du Capitole de Toulouse)

Prix de l’Arbre Sec : Sae Eun Park et Silvia Saint-Martin (ex-aequo)

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Bête de scène : Martin Harriague (Starlight. Biarritz)

Prix Pour qui sonne le glas: Le trio de bergers/bovins du Proyecto Larrua. (Idi Begi /Biarritz)

Prix Chaton rencontre un lion : Antoine Kirscher et Enzo Saugar (Le Chant du Compagnon Errant. Programme Béjart. Ballet de l’Opéra de Paris)

Prix Roi des Animaux : Audric Bezard (Boléro, Béjart).

Prix Guépard : Mathias Heymann (première variation de Des Grieux dans L’Histoire de Manon)

Prix Chatounet : Guillaume Diop (interprète un peu vert sur l’ensemble de sa saison)

Prix Croquettes : les distributions masculines de l’Hommage à Patrick Dupond

Ministère de la Natalité galopante

Prix Enfance de l’Art : Myriam Ould-Braham et Mathieu Ganio, merveilles de juvénilité dans L’Histoire de Manon

Prix Déhanché : Charline Giezendanner (Do Do Do, Who Cares ?).

Prix Débridé : Camille de Bellefon et Chun-Wing Lam (S’Wonderful, Who Cares ?).

Prix Boudiou ces Marlous: le corps de ballet masculin du ballet national du Rhin (Giselle, chorégraphie de Martin Chaix)

Prix Je t’aime moi non plus : Ariel Mercuri et Elvina Ibraimova (Demetrius et Helena dans le Songe de Neumeier à Munich).

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Velouté : Amandine Albisson en Manon

Prix Consommé : Le jeu de Pablo Legasa dans Le Lac des cygnes (Rothbart/Siegfried)

Prix Bouillon tiède : Laura Hecquet incolore en Sissi (Mayerling)

Prix Mauvaise Soupe : Concerto pour deux (chorégraphie de Benoit Swan Pouffer, musique de Saint-Preux)

Prix Onctueux : Natalia de Froberville en Dulcinée-Kitri (Don Quichotte de Belarbi)

Prix Savoureux : Philippe Solano en Basilio (Don Quichotte de Belarbi)

Prix Spiritueux : Marc-Emmanuel Zanoli en Espada (Don Quichotte de Martinez).

Prix Régime sans sel: la plupart des danseuses dans la prostituée en travesti à l’acte 2 de Manon.

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix de la production intemporelle : Jurgen Rose (Le Songe d’une nuit d’été de Neumeier, Munich).

Prix Brandebourgs et postiches : la pléthore de personnages à costumes dans Mayerling.

Prix Un coup de vieux : les décors et costumes du Lac de Noureev

Prix Mal aux yeux : la nouvelle production pour la Cendrillon d’Ashton (Royal Ballet)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix Tu seras toujours Garance : Eve Grinsztajn (dernier rôle dans Kontakthof, mais on se souvient encore des Enfants du Paradis).

Prix Reviens, Alain ! : Adrien Couvez (les adieux).

Prix Saut dans le vide : François Alu depuis longtemps en roue libre

Prix Étoile filante : Jessica Fyfe, les adieux, dans Instars d’Erico Montes (Ballet du Capitole de Toulouse). Belle prochaine saison au Scottish Ballet !

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Promise : Sharon moins égale à elle-même.

Promise de Sharon Eyal avec les danseurs de Tanzmainz, Théâtre des  Abbesses, 14 juin 2023.

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Promise, Sharon Eyal, Cie Tanzmainz. Photographie Andreas Etter

Née à Jérusalem, Sharon Eyal fait partie de ces interprètes de la Batsheva  qui ont su s’émanciper du grand maître de la danse israélienne, l’incontournable Ohad Naharin. Elle sera danseuse au sein de la compagnie de 1990 à 2004 puis chorégraphe en résidence pour la même compagnie de 2005 à 2012 avant de prendre son envol définitif et créer avec Gai Behar sa compagnie L-E-V en 2013. Lev signifie cœur en hébreux. Il suffit d’énumérer quelques une de ses pièces maitresses, The Brutal Journey of the Heart, Love, After Love, Love Chapter 2, OCD love pour comprendre que l’amour est au cœur de son œuvre et de sa réflexion.

Très inspirée des fulgurances physiques de Naharin mêlées à sa délicate tendresse, son subtil alliage du muscle et de l’âme, Eyal a su aussi trouver son propre style. Elle parle d’amour sur la pointe des pieds avec une frénésie qui vire à l’obsession.  Confère son Faunes qu’elle créa pour les danseurs de l’Opéra de Paris en 2021, un menuet païen à la limite du soutenable pour les danseurs comme pour ceux parmi le public peu enclin à ses maniérismes quasi maniaques. OCD Love, une pièce superbe, portait en son titre la fibre même de son style. OCD veut dire Obssessive Compulsive disorder, un trouble qui affecte en effet quelques amoureux mais que l’on attribue également aux personnes particulièrement rigides.

On retrouve dans Promise, pièce créé pour le Tanzmainz de Mayence en 2021, les manies voire les tocs de la chorégraphe. C’est une pièce néanmoins plus radicalement joyeuse et fondée davantage sur la notion du groupe que sur ses habituels éparpillements et l’idée d’un certain solipsisme.

La pièce commence par un collé-serré en maillots bleu clair pour sept danseurs, trois filles pour quatre garçons, réunis dans un carré de lumière, poings serrés, bras ramassés sur la poitrine, piétinant sur demie pointe.

Eyal refuse obstinément l’ampleur du geste.  La masse des corps a quelque chose de robotique, impression amplifiée par le martellement de sons répétitifs. Métaphore d’un corps social ankylosé ? On est tout de même loin d’un unisson façon Lac des Cygnes. Les corps des danseurs sont résolument hétéroclites. Les genoux restent pliés, les pieds trottent menu en demie pointe mais peu à peu les torses et les bras se libèrent. Ils dessinent dans l’air de délicates torsions ressemblant aux bois du cerf. On s’attend à une apothéose. Elle ne vient pas. On change simplement d’ambiance. Le corps collectif se fait plus voluptueux sur des airs de calypso, esquisse des cœurs avec les bras et glisse doucement vers une joyeuse transe dont s’échappent furtivement un ou deux danseurs, vite aimantés à nouveau par ce cocon fraternel.

Finalement, l’apothéose vient avec un final libérateur sur des sons de défilé de mode. Un « sashay » un peu facile  mais réjouissant qui voit le groupe prendre la pose ou parcourir la scène en chaloupant avec des petits gestes de gourmandise.

Au bout de 45 minutes seulement, on quitte ce groupe soudé d’individualités très particulières avec regret.

Promise vaut avant tout pour l’excellente interprétation des danseur du Tanzmainz et son côté feel good. Pièce essentiellement abstraite, on peut néanmoins y voir un glissement du piétinement rabougri de l’âme et de ses passions tristes à une fraternité retrouvée. Comme la promesse d’un monde d’amour ? Habituée à décortiquer la torture et le tortueux des sentiments, voici une Sharon Eyal qui s’essaie brillamment à un optimisme rafraichissant.

François Fargue

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Ballet de l’Opéra national Varna : A la recherche du Lac perdu de Tchaïkovski

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Le Lac des cygnes, Chorégraphie Sergey Bobrov d’après Petipa-Ivanov. Acte 1, scène 1. Photographie Courtesy of Opera National Varna

Un énième Lac des cygnes ?

Ce qui nous a attiré à la Seine musicale, une salle de spectacle bien peu faite pour la danse, est que le chorégraphe principal du Ballet de l’Opéra de Varna (une authentique compagnie, fondée en 1947 mais dont le groupe de tournée est marqué par la diversité des nationalités : des Italiens, des Espagnols et même des Français), Sergeï Bobrov, proposait une version ambitieuse du grand classique de Tchaïkovski. Il se proposait en effet de revenir, autant que faire se peut, à la version écrite par Piotr Ilitch Tchaïkovski en 1877.

La création de ce tout premier ballet du compositeur avait en effet été assez chaotique et, sans être l’absolu four que certaines histoires du ballet ont bien voulu décrire, peu satisfaisante pour le musicien dont les vrais débuts de compositeur de ballet durent attendre 1890 avec La Belle au bois dormant dans une collaboration étroite avec Marius Petipa. Le Lac que nous connaissons aujourd’hui dans la version Ivanov-Petipa a été composé après la mort prématurée de Tchaïkovski au prix d’un massacre en règle de la partition d’origine perpétré par Ricardo Drigo. Un tiers des pages a été coupé et des ajouts musicaux regrettables sont venus déparer le dessein original du distingué symphoniste.

Avec son Lac, monsieur Bobrov s’imposait en somme de résoudre la quadrature du cercle. Revenir au Lac de Tchaïkovski tout en gardant la chorégraphie de Petipa-Ivanov et non en reconstituant l’original perdu de Julius Reisinger.

L’ensemble de la production, très colorée pour les actes de palais et très épurée pour les actes blancs, a l’avantage de ne pas trop dépayser par rapport aux versions traditionnelles. La grande valse de l’acte 1 a du charme. Les danses de caractère de l’acte 3 sont dansées avec conviction et le bon poids au sol.

Des cyclos rétroéclairés constituant les décors de fond de scène, très pratiques pour voyager mais parfois un peu pâlots sous les éclairages frontaux permettent cependant des effets visuels intéressants. À l’acte 2 par exemple, une théorie de cygnes animés descendant en lacets du ciel vers le lac est prolongée par les danseuses dans la célèbre entrée des cygnes d’Ivanov.

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Le Lac des cygnes. Chorégraphie Sergey Bobrov d’après Petipa-Ivanov. Acte 1, scène 2. Photographie Courtesy of Opera National Varna

Durant l’ouverture du ballet, ce procédé permet même de remonter à l’histoire originale mise en musique par Tchaïkovski, sensiblement différente du livret réécrit par son frère Modeste pour la recréation de 1895. À l’origine, la transformation d’Odette n’était pas un mauvais sort mais une protection opérée par le grand père magicien car la princesse était poursuivie par la haine d’une cruelle enchanteresse. La couronne d’Odette la protégeait de cette dernière et elle devait la déposer aux pieds du prince qui lui jurerait un amour éternel. Sur le cyclo, tous ces éléments sont abordés. Il est regrettable que, par la suite, cet embryon d’histoire originale ne soit pas plus clairement développé. On comprend que la mère du prince, qui porte une coiffe d’oiseau, n’est pas bienveillante mais elle n’apparaît pas vraiment durant l’acte des cygnes et c’est le magicien Rothbart (un gobelin dans le livret original) qui reste le principal protagoniste maléfique du ballet comme dans la version traditionnelle de 1895.

Mais l’objectif principal de Sergeï Bobrov était de restaurer, plutôt que l’histoire originale, l’ordre des numéros écrits par Tchaïkovski ainsi que d’expurger les passages interpolés de la version 1895. Exit donc, et c’est tant mieux, la valse bluette et le rêve de Chopin orchestrés par Drigo à l’acte 4. À l’acte 2 (la scène 2 de l’acte 1 dans le ballet de 1877), le grand adage s’enchaîne avec l’allegro en général coupé ou alors dévolu au prince comme numéro séparé dans la version Noureev.

Mais c’est l’acte 3 qui est révisé de fond en comble. Bobrov rétablit la scène d’entrée des Invités entrecoupée d’annonces de hérauts qui a été condensée dans les versions ultérieures en une seule grande valse pour la « danse des fiancées ». Ici, chacune des épouses putatives est donc annoncée et peut faire son brin de causette dansée avec le prince. Surtout, le chorégraphe réintroduit le pas de six habituellement éludé, celui-là même qui a servi de banque mélodique à d’autres chorégraphes. Bourmeister en a extrait la variation d’Odile ainsi que la coda aux trente-deux fouettés. Noureev en avait repris l’essentiel à l’acte 1 de son Lac viennois de 1964 et a utilisé l’adage pour les adieux de Siegfried et Odette à l’acte 4.

Cette philologie musicale se fait un peu, il faut l’avouer, au détriment de la tension dramatique. Le pas de six a tendance à rallonger un acte déjà truffé de numéros de caractère. Ceci se double d’une option dramatique discutable.

Après la danse des différentes fiancées, une mystérieuse invitée masquée fait son apparition et interprète la danse russe peu souvent intégrée au ballet. Siegfried danse ensuite un adage avec elle avant de lui offrir une bague et de disparaître en coulisses. Mais la mystérieuse inconnue, qu’on ne reverra pas par la suite, n’est pas Chinara Alizade, l’Odette de l’acte 2. C’est la très jolie et élégante Natalia Bobrova. Le prince revient cependant avec mademoiselle Alizade pour un Pas de deux du cygne noir qui juxtapose l’intrada traditionnelle (sur le pas de deux originalement conçu pour le premier acte) et les variations et coda des pages créées après coup par Tchaïkovski pour la danseuse Anna Sobreshanskaya (connues aujourd’hui par le Tchaïkovski pas de deux de Balanchine).

Ce pas de deux permet à Chinara Alizade, un cygne blanc à la ligne noble mais un peu à la peine dans sa variation aux ronds de jambe développés, de montrer son autorité en magicienne sûre de son charme.

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Le Lac des cygnes. Vittorio Scole (Benno), Photographie Courtesy of Opera National Varna

Cela donne enfin l’occasion à István Simon, le prince Siegfried, de réellement prendre la commande du plateau. Car comme dans le lac de 1895, le prince doit partager la vedette avec son écuyer Benno (ici l’Italien Vittorio Scole, longiligne et hyperlaxe, une silhouette très à la mode aujourd’hui, qui lui permet de faire des grands jetés à 180° mais pas toujours de garder sa jambe en dehors pendant les tours à la seconde). Si à l’acte 2 l’écuyer ne danse pas avec la princesse cygne à la place du prince comme c’était le cas à l’origine dans la version d’Ivanov-Petipa, le danseur soliste en second, déjà au centre du pas de trois de l’acte 1, se voit attribuer de brillants passages dansés durant le pas de 6 de l’acte 3 au risque de voler un peu la vedette à István Simon qui a un style, une silhouette et une puissance de héros soviétique. Ces deux écoles contrastées ne s’apportent rien l’une à l’autre. Cela enferme même un peu le Siegfried de monsieur Simon dans le rôle qu’avait Pavel Guerdt, le créateur à cinquante ans passés de Siegfried dans la version 1895.

L’acte 4 a en revanche une belle puissance dramatique. Il commence avec les cygnes noirs qui étaient apparus une première fois dans un passage « métaphorique » de l’acte 3 pour montrer la confusion du prince au moment de l’arrivée de la belle inconnue masquée. István-Siegfried (qui n’arrache pas la couronne de sa belle comme dans la version 1877) sait rendre son repentir touchant et donne à son combat victorieux contre Rothbart (le très jeune et aérien Pierre Gaston) des accents héroïques. Au moment du pardon, les cygnes noirs cèdent la place aux cygnes, une image simple mais efficace.

Voilà somme toute un spectacle qui en dépit des réserves énoncées plus haut emporte l’adhésion. On espère qu’une prochaine fois, la venue de la compagnie de l’Opéra National Varna sera moins courte et annoncée de manière plus visible.

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Chinara Alizade (Odette) et Istvan Simon (Siegfried). Photographie Courtesy of Opera National Varna.

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Gold Shower de François Chaignaud et Akaji Maro : Pissefroids s’abstenir

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Golden Shower. Photographie Hiroyuki Kawashima

Théâtre de Chaillot, 12 avril 2023.

Quasi nu, les bras en croix, François Chaignaud baigne dans un bassin d’eau d’un jaune lumineux. Cette scène d’introduction inscrit d’emblée le spectacle Gold Shower dans le genre voué à l’image choc et volontiers subversive mais dont on peine à décrypter l’intention. Celle–ci lorgne du côté du Piss Christ de l’artiste américain Andres Serrano. Créature sulfureuse, Chaignaud n’est pas sans le connaître. Mais la référence n’est peut-être que fortuite ou bien double. Il semblerait qu’il se soit (aussi) inspiré du Kimpun Show ( kimpun pour or en japonais), forme de butō alternatif  à paillettes diversement apprécié des amateurs d’un butō plus tradi.

Chaignaud s’est d’ailleurs adjoint pour l’occasion un acolyte et co-auteur de 80 ans, Akaji Maro, fondateur de la compagnie, le Dairakudakan et star immense d’un renouveau butō. Celui-ci se promène en grand prêtre hiératique qui brandit un masque blanc dont il semble sucer la longue langue rouge de démon. L’on songe à une préfiguration de la dernière invention du Dalaï Lama ricanant de ses propres excentricités. Gold Shower ( qui n’est pas non plus sans évoquer la « golden shower » des amateurs d’urophilie) fut en effet créé en 2020.

Pour improbable qu’elle pût paraître sur le papier, la rencontre de Chaignaud et Maro est sur scène assez intéressante au regard de la complicité qui semble les avoir réunis.

Ovni de la scène chorégraphique contemporaine au goût très prononcé pour une théâtralité fardée et sans filtre, Chaignaud ne pouvait être que fasciné par le sublime grotesque ou le grotesque sublime du butō. Il trouve ici son maître qui d’ailleurs le promène au bout d’une laisse dorée. Maro lui aura enseigné ou inspiré la lenteur du geste (parfaitement maitrisée par Chaignaud), la démesure toute en retenue et l’art du long cri muet.

Tout cela permet à notre drôle de François de sublimer longuement et langoureusement ses poses, fesses à l’air, en pagne d’or d’Apollon de pacotille et boucles assorties de faune « camp » à souhait.  Bête lascive qui affiche volontiers la cambrure de sa chute de reins.

Il y a chez Chaignaud une complaisance de maniérismes qui sont un peu d’un autre âge. Il y a  ici par touches un côté Pink Narcissus de James Bidgood. Il y a des postures qui font furtivement penser aux clichés d’un jeune Lifar amoureux de son reflet.

Mais le cliché justement l’emporte sur la matière, le scabreux sur le message. Tout dans ce spectacle n’est qu’artifice, enchaînement de scénettes d’un exhibitionnisme et d’un masochisme un peu vains. Et d’un cérémonial abscond.

L’ensemble est certes mené magistralement sur le fil du rasoir, sans le moindre faux pas, en équilibre sur d’incommodes getas à dents. C’est ce qui est le plus admirable dans ce spectacle qui laisse tout de même un peu froid.

Il est pour nous distraire, au premier sens du terme, un univers sonore mêlant silences, sons d’orgue, percussions et la voix de Chaignaud entonnant un « Allons voir Mignonne » un rien grandiloquent.

Puis, avant que ces parades ne s’enlisent dans un marasme d’images, qu’une sorte de rocher présent depuis le début ne se brise en plusieurs morceaux, qu’ils ne pissent tous deux de dos dans le bassin, voici que le Chaignaud se libère, enchaine légèrement quelques gambades classiques, quelques jolis entrechats puis se pare en roi Soleil de carnaval et défroque Maro de ses atours de grand maitre.  Celui-ci finit façon vieille espagnole dépenaillée et Gold Shower en duel de queens cherchant à se voler la vedette.

Souffle ultime de connivence bon enfant,  de jovialité débridée et salvatrice qui fait à deux doigts de la douche froide exploser une pluie d’applaudissements.

 On garde en mémoire la tenue magistrale et le corps magnifiquement conservé de Maro, celui de Chaignaud nu, une fois de plus, et soigneusement sculpté et  toute cette rigueur clinquante, cette lascive solennité.

Ce Gold Shower à l’esthétique mêlant trivial et  sublime, très travaillée mais un peu creuse et d’une insolence qui ne devrait provoquer que quelque pissefroids devrait toutefois trouver une place de choix dans le cabinet de curiosités de la danse contemporaine.

François Fargue.

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Behind the Light de Cristiana Morganti : Pina et après ?

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Behind the Light. Cristiana Morganti. Photographie ©Antonella Carrara

Théâtre des Abbesses, 6 mars 2023.

D’emblée on comprend qu’elle ment. Arborant une triomphante tignasse, Cristiana Morganti nous promet de nous révéler très vite de quoi parle ce Behind the Light, afin qu’en substance on n’en sorte pas essoré de perplexité.  Sous-entendu, (si j’entends bien) comme dans certaines pièces contemporaines. Cette révélation à venir, promise d’entrée de jeu puis renvoyée dans l’instant qui suit  à « après une petite danse » est comme la colonne vertébrale de ce spectacle fait de digressions de tout ordre qui visent à retarder voire faire oublier l’échéance de la dite révélation.

En vraie artiste et bête de scène – Vingt ans passés chez Pina –   l’italienne Cristina Morganti, cinquante-cinq ans,  sait manipuler son public avec charme et talent.  C’est le sel même de sa pièce.  Les ruptures musicales, les tours de passe-passe « du coq à l’âne », les reprises surprise pour s’assurer que l’on suit, les loufoqueries, les confidences et les connivences avec un public qui se devrait d’être idéalement instruit de la geste à la fois contemporaine et classique. Confère une excellente parodie de Giselle.

Car si Cristiana s’épanche, en anglais, en français et en italien, sur le désastre de sa vie pendant et post Covid ( le travail avorté, spectacle annulé, la rupture, la mort, la maladie) elle nous parle aussi à travers son expérience, de la danse et des danseurs. L’âge des articulations, la prise de poids, les bobos, les exigences des programmateurs, de l’institution, des techniciens, des services de presse.

Behind the Light est un spectacle hérissé de piques mais qui résonne aussi de grands cris et de rires. Cristiana  possède un grand souffle de vie et une résilience rageuse, réjouissante et quasi cathartique.  Elle n’est pas moins avare d’autodérision qui nous entraine avec joie dans ses délires et qui est aussi une autre forme de manipulation lui permettant de se faire pardonner un certain manque de véritable cohésion chorégraphique et dramaturgique.

 A mi chemin, elle propose que l’on passe à la partie « échange avec le public » d’habitude venant à la fin du spectacle. Une femme lève la main. Quand Cristiana lui donne la parole, celle-ci crie : j’adore ! Cristiana la remercie. Mais bon, ce n’est pas une question. Il y en aura deux auxquelles elle réussira à répondre tout en trouvant une transition habile à la suite de son spectacle. Une zumba d’enfer, une danse assise sur une chaise mimant sur la musique d’Adam la niaiserie de l’ingénue Giselle. Une vraie réussite.

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Behind the Light. Cristiana Morganti. Photographie ©Antonella Carrara

Mais encore ? De quoi parle justement ce spectacle ? Comme prévu, elle ne nous le dira pas. Elle nous dévoile cependant une partie peut être essentielle de la réponse dans un dernier ‘sketch’ où assise sur une chaise dans une robe de satin noire, elle explique par le menu tout ce qu’elle ne peut plus faire à moins d’être accusée de plagiat de Pina Bausch. Vingt ans, ça marque. Dans son précédent one-woman-show de 2017, Jessica and me, elle nous livrait ses années passées à Wuppertal,  sa vie sous Pina.

Aujourd’hui, sur ce ring dépouillé, on sent la danseuse/interprète encore pétrie de Pina se débattre comme pour se délivrer de ce fantôme légendaire. Elle y parvient en partie grâce à la diversité des personnages qu’elle enchaîne à un rythme d’enfer. On était chez Pina assez vite cantonné à un seul rôle.

Et elle touche parfois à la grâce, comme dans ce dialogue entre deux danseuses dont l’une exhorte l’autre à plus de discipline et qu’elle mène seule sous forme de récitatifs empruntés aux opéras de Mozart.

A la fin, dans une ultime rupture, la fulgurante danseuse et comédienne s’efface progressivement jusqu’au noir total. La scène blanche paraphée durant un peu plus d’une heure de toutes ses danses et  ses délires nous fait l’effet d’une ardoise vierge. L’espoir d’un vrai nouveau départ ?

François Fargue.

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J’ai enfin vu mon Premier Lac des cygnes!

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Il était temps, j’ai enfin vu Mon premier Lac des cygnes !

Non, non, rassurez-vous, je ne vous ai pas bassiné depuis une décennie de faux souvenirs de soirées à l’Opéra. Je suis en fait allé, un peu in extremis, découvrir le ballet de la compagnie dirigée par Karl Paquette au théâtre Mogador. Cela fait en effet bientôt deux saisons entières que cette courageuse initiative joue les week-ends et pendant les vacances scolaires lors de matinées avant de laisser place à des plus grosses productions de spectacles tout public (en ce moment l’increvable Roi Lion).

À Mogador, un théâtre qui fleure bon l’esthétique de la Belle époque bien qu’il ait été inauguré en 1919, on compte plus de bars que de toilettes. Dans le lobby, il y a même un comptoir à friandises. Le stand circulaire central vend des souvenirs : programmes, affiches, porte-clés duveteux et surtout de redoutables baguettes magiques à étoiles clignotantes que la voix off dans la salle recommande de laisser éteint au même titre que les téléphones portables et les appareils photographiques. Je confirme, celle qui s’est allumée en plein milieu de l’acte 2 était une authentique nuisance. Il y a une ambiance d’excitation festive dans le théâtre car le public est en effet d’une grande jeunesse.

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Alors qu’en est-il ? Mon premier Lac des cygnes est  une production destinée à de jeunes spectateurs dans le but de les éduquer afin qu’ils ne soient pas rebutés par les conventions et les longueurs des œuvres originales. On regrette un peu donc qu’il n’y ait pas avant le spectacle une initiation à la pantomime. Un danseur, sur le devant de scène avec un retour vidéo pourrait en expliquer les rudiments et même le faire reproduire par le public. Cela aiderait autant voire davantage que les explications en voix off qui arrivent parfois un peu tard (ainsi, ce qui s’est passé à l’acte 3 est révélé juste avant l’acte 4). Mais passé cette réserve, on reconnaît de nombreuses qualités à ce spectacle.

La production est intelligente. Les décors de Nolwenn Cleret, assez minimaux et légers, sont néanmoins suffisants. Le palais gothique esquissé du premier acte et du troisième se désassemble pour devenir une forêt au second et au quatrième ; des fumigènes et des spots donnant au lino un côté iridescent (éclairages de Thierry Cunche) et le tour est joué : on se retrouve bien au bord d’un lac. Le grand livre qui ouvre et referme le ballet est également une idée judicieuse pour faire adhérer le jeune public au conte. Les costumes de Xavier Ronze, très classiques, sont de bonne facture. Ils ne sentent pas l’acétate et le tissu rayon. À l’acte 3, le tutu d’Odile est très fourni en volants et très pailleté, tout en évitant l’outrance de certaines productions itinérantes qui voyagent aujourd’hui de Zénith en Zénith. La narration (adaptée par le sociétaire de la Comédie française Christophe Hervieu-Léger) est resserrée sur l’essentiel. À l’acte 1, par exemple, on assiste à la grande valse, puis à une variation réflexive pour le prince avant d’être directement embarqué dans l’acte 2 introduit par le premier thème du cygne qui clôt l’acte 1 dans la partition de Tchaïkovski.

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Mon premier Lac des cygnes. Saluts

La chorégraphie de Fabrice Bourgeois est intelligemment construite autour du nombre très réduit de danseurs : douze membres du corps de ballet (10 filles et 2 garçons) et trois solistes (le prince, l’ami du prince et Odette-Odile). Elle n’est pas conforme à la tradition mais reste très évocatrice de l’original. À l’acte un, la grande valse est construite autour de pas d’école mais apparaît très animée  grâce au croisement des lignes et aux rondes en cercles inverses. Tout cela bouge bien.

Pour l’acte 2, les cygnes n’entrent pas en lacet mais en deux diagonales du fond vers le devant de scène. Le cercle est préféré le reste du temps aux alignements de cygnes qui paraîtraient bien chiches vu le nombre d’interprètes. Ces derniers sont néanmoins utilisés aux moments les plus nécessaires (notamment pour l’apparition d’Odette avant l’adage). Les positons typiques des cygnes (bras en couronne cassée, mains repliées sur le tutu) sont là et la chorégraphie, qui use des détournés en canon du corps de ballet, est vivante. Le grand adage de l’acte 2 ainsi que le célèbre pas de quatre des petits cygnes est respecté. Au fond, cet acte deux nous évoque un peu une scène des Chaussons rouges, celle où Vicky Page danse lors d’une pluvieuse matinée sur la toute petite scène du Mercury Theater pour la compagnie alors très réduite de Ninette De Valois appelée plus tard à devenir le Royal Ballet. À l’acte 3, les danses de caractère (la Mazurka a été omise) ont du peps. La Csardas est bien dans le sol, l’Espagnole a du feu et la Napolitaine (opportunément raccourcie) est bien défendue. Le pas de deux du cygne noir utilise les numéros choisis par Balanchine pour son « Tchaikovsky pas de deux ». La chorégraphie évoque d’ailleurs plus Balanchine que Petipa avec ses petits enchaînements rapides, ses tricotages du bas de jambe et ses nombreux changements d’épaulement.

À l’acte 4, les cygnes apparaissent placés en branches d’étoile. Leur complainte est bien réglée. On retrouve la formation migratoire en triangle ainsi qu’une marche des cygnes qui n’est pas sans évoquer l’acte 4 de la version de Vladimir Bourmeister. Il faut reconnaitre un très beau travail sur le corps de ballet qui apparait très discipliné et présente des lignes souvent impeccables. Et tant pis si notre reine des cygnes, Anastasia Hurska, nous a paru un peu marmoréenne, trop dans les épaules en cygne blanc et parfois en manque d’autorité technique sur le cygne noir. Son prince, Ivan Delgado del Rio, avait de belles lignes et une véritable qualité juvénile. Dans la confrontation finale, le Wolfgang-Rothbart de Karl Paquette montre qu’il a encore beaucoup de souffle sous les pieds.

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Mon Premier Lac des cygnes. Anastasia Huska (Odette-Odile) et Ivan Delgado del Rio (Siegfried).

Ce Lac des cygnes pour les enfants qui s’achève sur un happy-end (le prince décoche un carreau d’arbalète au magicien et délivre sa princesse) est une authentique réussite. On espère que Karl Paquette et Fabrice Bourgeois continueront l’entreprise et s’attaqueront à d’autres grands classiques pour la joie des petits mais aussi des grands.

Mon premier Lac des cygnes joue encore toute la semaine au Théâtre Mogador. dernière représentation, dimanche 5 mars.

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Mon premier Lac des cygnes. Karl Paquette & Compagnie

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