Au Ballet du Capitole de Toulouse : le Chant et la Terre

BC2_0448

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et Nathalia de Froberville. Photographie David Herrero.

Le Chant de la Terre (Gustav Mahler/John Neumeier). Ballet du Capitole. Musiciens de l’Orchestre national du Capitole. Anaïk Morel (mezzo soprano) et Airam Hernandez (Ténor). Représentations du 20 et 21 avril 2024.

On était curieux de voir quelle signification Le Chant de la Terre de John Neumeier allait prendre sur d’autres corps que ceux des danseurs du ballet de l’Opéra et dans l’écrin plus intime du théâtre du Capitole. En 2015, l’œuvre ne nous était pas apparue comme étant du meilleur cru du maître de Hambourg. Elle n’a, à ce jour, pas été reprise par la Grande boutique, son lieu de création. Parmi les créations de Neumeier pour l’Opéra, on aurait préféré revoir sur les danseurs du Capitole sa Sylvia (1997) ou encore son Magnificat (1987).

Le Chant de la Terre est pourtant un authentique ballet de Neumeier. On y reconnaît son goût pour l’allégorie alternant pas d’école et gestuelle plus contemporaine comme dans Magnificat. On retrouve également son penchant panthéiste : le corps de ballet en costumes épurés du Chant de la Terre, trois couples de demi-solistes et huit autres couples, fait penser à la théorie de sylphes qui, dans Sylvia, sert à la fois de décor mouvant et de double émotionnel aux solistes. Mais on fait face aussi, ce qu’on apprécie moins, à une tendance psychologisante très béjartienne dans les soli, à grands renforts de ports de bras s’ouvrant en soleil ou se repliant en origami sur les visages comme dans Waslaw (également au répertoire du ballet du Capitole) ou dans Parzival. Au début de la pièce, la danseuse principale regarde dans la salle et met un doigt sur la bouche comme pour dire « chut ». Le danseur principal cache la moitié de son visage avec la main un peu comme dans le Sacre de Maurice Béjart…

*

 *                                  *

Au soir du 20 avril, avec la première distribution, c’est surtout l’aspect ésotérique, mystérieux et l’esthétique est-orientale de la partition de Gustav Mahler qui ressortent. Le Chant de la Terre, œuvre hybride entre la symphonie et le cycle de lieder pour orchestre, à la structure surprenante (le dernier des six chants dure la moitié du temps complet de l’œuvre) est en effet créé sur des poèmes du lettré chinois du VIIIe siècle après Jésus-Christ Li-Taï-Po. On y parle entre autres de Pavillons en bord de lac, de fleurs de lotus, d’ivresse et de rencontres nocturnes.

La mise en scène épurée, conçue par le chorégraphe lui-même, est constituée d’un grand mur de fond de scène doré, percé d’une structure circulaire rotative, de rideaux translucides et d’une plate-forme inclinée, montée sur roulette, couverte d’une fausse pelouse d’un vert intense. On y reconnait l’influence de l’esthétique zen de Bob Wilson. Une section du sixième mouvement s’y rattache particulièrement : le corps de ballet regroupé en fond de scène à jardin figure une forme de chœur antique. Un garçon est au sol, la soliste principale  se tient à cour dans une position très géométrique tandis que le danseur principal, au centre du plateau, se tient de profil, immobile, à la manière d’un kouros archaïque. Voilà pour le tableau vivant. De manière récurrente, le danseur principal se voit convier à une sorte de cérémonie du thé, présenté dans de petits bols de porcelaine fine. Voilà pour l’impression d’Asie. On y prend parfois plaisir. La première servante n’est autre que la très belle Kayo Nakazato, à la fois élégante et dense. Elle fait ses promenades sur pointe avec une sérénité imperturbable.

BNC_3408

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Alexandre De Oliveira Ferreira et Kayo Nakazato. Photographie David Herrero.

On voit durant cette soirée de très jolies choses. Durant le premier tableau, sur « Chanson à boire de la douleur et de la terre », le corps de ballet évolue en masse serrée tout en effectuant des enchaînements extrêmement techniques, à base de sauts et de battements. Dans la troisième partie, sur le mouvement « De la Jeunesse », on apprécie particulièrement le duo formé par Nina Queiroz et Aleksa Zikic dans une chorégraphie qui multiplie jetés, pirouettes et gargouillades. Durant le quatrième mouvement « De la Beauté », on se délecte aussi de la parade d’amour des garçons menés par le très solaire Alexandre De Oliveira Ferreira, second soliste masculin dans ce ballet.

Ces moments dynamiques offrent une respiration après de nombreux passages réflexifs où les danseurs se déplacent en marches glissées ralenties en faisant des ports de bras sémaphoriques. Car dans son Chant de la Terre, John Neumeier a intégré beaucoup – trop ? – de passages dans le silence comme cette scène d’ouverture de plus de dix minutes avant que ne retentissent les accents fiévreux du premier mouvement. Pour cette première revoyure, on ne peut s’empêcher de se demander si tous ces silences ne sont pas un expédient pour rallonger la sauce et porter cet opus musical de ses  55 minutes initiales à l’heure et demie attendue d’une soirée de ballet. La dynamique de la partition, comme en 2015, nous paraît mise à mal.

On est portant séduit par les trois danseurs principaux. En jeune homme, Ramiro Gómez Samón épouse avec bonheur les accents méditatifs de la chorégraphie de Neumeier et de la partition de Mahler. Sa danse fluide et son joli phrasé font merveille dans ses nombreux solos et dans le dernier pas de deux avec sa partenaire, Natalia de Froberville. L’étoile féminine de la compagnie, avec ses belles lignes étirées à l’extrême, incarne une sorte de déesse, à la présente abstraite et énigmatique. De son côté Alexandre De Oliveira Ferreira, avec son énergie concentrée et presque nerveuse, s’offre en contraste avec son alter ego masculin.

L’ensemble du ballet nous parait néanmoins flottant et abscons. Quel rapport lie vraiment les trois principaux ? Que représentent-ils ? Le Rêve, l’Action, la Terre ?

BNC_3216

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.

Dans la plaquette du Ballet du Capitole, John Neumeier raconte qu’il a attendu trente ans avant de chorégraphier Le Chant de la Terre tant il avait été marqué par le ballet de Kenneth MacMillan sur cette même partition et tant il craignait d’être influencé par ce chef-d’œuvre. Mais en sortant le premier soir du théâtre du Capitole, on se demandait franchement si Neumeier n’avait pas créé avec ce ballet une version inutilement étirée du Chant du compagnon errant de Maurice Béjart.

*

 *                                  *

BNC_2093

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Philippe Solano et Nina Queiroz. Photographie David Herrero.

Le 21, en matinée, l’impression est toute autre. Philippe Solano, juché en position christique sur le plan incliné, ne médite pas. Il semble, dans son immobilité même en proie à une indicible angoisse. Lorsqu’il bouge enfin, il semble glisser de la plateforme contre son gré et cherche désespérément à se raccrocher. Dans le courant du ballet, à chaque fois qu’il montera sur la crête de ce promontoire, on s’imaginera qu’il se tient au bord d’un précipice. Puis apparaît Kleber Rebello derrière la structure. Et on est soudain cueilli par l’extraordinaire gémellité des deux danseurs : sensiblement de même taille, très bruns, le visage aux traits réguliers de statue grecque classique et une façon de présenter la danse à la fois musculeuse et facile. À la réflexion, on se dit que cette recherche des jumeaux est également un thème propre à Neumeier qui a aimé présenter dans ses ballets autour de la personnalité de Nijinsky une démultiplication du personnage principal surtout effective quand les frères Bubeniček les interprétaient dans sa compagnie.

Ici, Solano danse clairement avec son double. Et toute une narration se crée. À un moment, Rebello court sur la rampe et semble vouloir se jeter dans le vide. Solano le rattrape puis l’étreint. On est bien face à un cheminement de vie, à un parcours d’acceptation. Plus que l’esthétique du Chant de la Terre, ce qui est alors convoqué ici, c’est le Spleen même que ressentait Gustav Mahler lorsqu’il a créé sa partition en 1908 : il venait de perdre sa fille et la direction musicale de l’Opéra de Vienne.

BNC_2988

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Kleber Rebello et Philippe Solano. Photographie David Herrero.

La divinité incarnée par Nina Queiroz, plus terrienne que sa prédécesseure, est aussi plus charnelle et maternelle (notamment pendant le pas de deux du second mouvement). Il y a quelque chose de consolateur dans toutes ses interventions. On sent que l’enjeu qui attend le jeune homme (ou sa psyché) est de créer une harmonie entre son corps (Rebello) et son âme (Queiroz). Tous les épisodes semblent prendre du sens dans ce cheminement. Le pas de deux  entre la fille en rouge (Nancy Obadelston, très déliée) et son partenaire (Simon Catonnet) devient une évocation des jours heureux de l’existence en présence de divinités féminines (Liam Sanchez Casto, douce Hébé en bleu et Marlene Fuerte, sensuelle Venus en rouge) que contemplerait le héros. Le quatrième mouvement, très dionysiaque, aborderait les excès de la vie.

BNC_2441

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Philippe Solano et Nina Queiroz. Photographie David Herrero.

On réalise tout à coup, avec Philippe Solano, que le danseur principal ne quitte jamais la scène. Ceci ne nous avait pas marqué la veille et encore moins en 2015 avec les étoiles de l’Opéra. Spectateur intense, Solano est présent même lorsqu’il est apparemment immobile.

La scène finale voit ce parcours intérieur s’achever, après un passage d’angoisse et de doute symbolisé par un corps de ballet vêtu de noir. L’harmonie retrouvée entre le héros et son corps (la pose où le jeune homme est accroché comme un anneau à son partenaire, le buste penché en grande seconde) et son âme (ce moment où le danseur pose sa tête et ses bras écartés sur le dos de sa partenaire en fendu quatrième) est très émouvante.

*

 *                                  *

Tout cela n’est bien sûr que le récit personnel que je me suis fait en tant que spectateur. Au moment de la création, John Neumeier disait qu’il saurait peut-être dans vingt ans la signification de sa création. Les danseurs ont sans doute eu un autre scenario dans la tête mais ils nous ont offert une trame suffisamment solide pour qu’on y projette notre ressenti.

Que de talent au Ballet du Capitole !

BNC_2944

Le Chant de la Terre, John Neumeier. Ballet du Capitole de Toulouse. Philippe Solano et Kleber Rebello. Photographie David Herrero.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

Don Quichotte à l’Opéra : un couple peut en cacher bien d’autres

P1200311

Hohyun Kang (Kitri), Pablo Legasa (Basilio), Celia Drouy (Mercedes) et Mathieu Contat (Espada).

À l’Opéra, la ronde des prises de rôle continue. En ce samedi 13 avril, on était convié à découvrir une nouvelle Kitri. Hohyun Kang, sujet, très en vue depuis son entrée dans la compagnie en 2018. Distribuée la saison dernière en Marie Vetsera dans l’indigeste Mayerling de Kenneth McMillan, elle se voit offrir pour la première fois un premier rôle principal dans un ballet de Rudolf Noureev. Elle le fait aux côtés de Pablo Legasa, premier danseur, qui avait abordé le rôle de Basilio lors de l’antépénultième reprise du ballet en 2017. Qu’allait nous offrir ce nouveau couple ?

Au début, c’est sans surprise mais avec plaisir qu’on entre de plain-pied dans le domaine de la belle danse. Les deux danseurs ont en effet une technique limpide. Mademoiselle Kang, outre sa maîtrise superlative du vocabulaire de son art, a également une compréhension fine de l’accentuation particulière requise par le style français. Pablo Legasa a de son côté une singularité d’interprétation qui rend le plus souvent ses incarnations dansées passionnantes. L’acte 1 de Don Quichotte nous offre donc son lot de portés aériens maîtrisés (notamment celui de la coda du grand pas de deux), d’accords de lignes et de prouesses individuelles. Legasa a des réceptions de doubles tours en l’air d’une impressionnante précision, Kang développe haut la jambe à la seconde, suspendue sur sa pointe sans sembler avoir besoin d’être soutenue par son partenaire. L’alchimie technique est indéniable.

P1200330

Hohyun Kang (Kitri) et Pablo Legasa (Basilio).

Mais qu’en est-il de la connexion amoureuse ? Pendant tout ce premier acte, on perçoit surtout une connivence. Kitri et Basilio s’entendent comme larrons en foire pour faire enrager leur entourage ainsi que pour se faire des niches. À vrai dire, on s’en serait contenté. Cela n’aurait pas été la première fois qu’on aurait passé une excellente soirée en compagnie d’un duo de meilleurs amis.

Mais lors de la première scène de l’acte 2, voilà que le couple amoureux se révèle. Et cela bouleverse tout. Les deux héros, comme libérés du regard d’autrui développent, au clair de lune, un partenariat à la fois sensuel et intime. Basilio-Pablo fait ses petits temps de flèche perché au-dessus de sa partenaire allongée avec une forme d’intensité qui parle de passion inassouvie, Kitri-Hohyun fait un développé dangereusement décalé qui la fait se coller à la poitrine offerte de son partenaire et exprime une forme de confiance sans partage. La farce reprend ses droits avec l’apparition des Gitans mais les évolutions des deux danseurs sont désormais emprunte de volupté. Cela fait presque oublier qu’Isaac Lopes-Gomez est chef gitan fort insipide.

P1200324

Hohyun Kang et Pablo Legasa

C’est cette volupté qui manque un peu à la scène des dryades. En Kitri-Dulcinée, Kang est parfaite techniquement, exécutant notamment une diagonale sur pointes impressionnante d’aisance et  des sissonnes-relevés très parcourues et aériennes. Mais son visage, resté trop neutre, semble laisser sur la touche le Don pourtant très investi de Cyril Chokroun. Ou bien étions nous momentanément sorti du ballet en raison de l’interprétation pesante et sans charme de Camille Bon en Reine des Dryades ?

Qu’importe. À l’acte 3, les festivités reprennent. Pablo Legassa et Hohyun Kang nous offrent le cadeau assez peu commun de continuer à faire évoluer la relation entre leurs personnages dans un ballet où on est en général définitivement fixé sur les protagonistes dès leur première entrée à l’acte 1. Pablo Legasa reste certes fidèle à son Basilio, nous offrant une scène de faux suicide délicieusement bouffonne mais dans le grand pas de deux, le danseur se montre comme transfiguré par l’hymen. Lui qui maintenait jusque-ici  en sourdine le registre de l’hispanité se laisse emporter dans une démonstration de cambré de matador et de ports de bras impérieux. Il se dégage de sa danse une forme de plénitude. Il développe en 4e et tient la position aussi longtemps que sa partenaire. Ses jetés sont à un parfait 180°. C’est comme si le garçon facétieux était devenu un homme sûr de lui. De son côté, Kang se montre sereinement féminine. Elle bat de l’éventail avec une assurance et un humour un peu détaché qui parle là aussi de maturité. Les deux danseurs emportent la salle avec une coda très enlevée, de cabrioles battues pour l’un et de fouettés pour l’autre. Les noces sont réussies et on est ravis d’y avoir été conviés.

José Martinez est décidément face à un problème de taille. Il a à sa disposition une impressionnante cohorte de jeunes talents montants qui pourront prétendre à court ou moyen terme au rang d’étoile. Kang, McIntosh, Stojanov, Legasa, rien que pour cette série de Don Quichotte, sont prêts. Thomas Docquir le sera incessamment sous peu. Et que dire de celles et ceux qui le seront sans doute bientôt ? Rien que pendant cette soirée, Célia Drouy, qui interprétait une Mercédès pleine d’élégance et de caractère durant cette soirée aux côtés du non moins élégant Mathieu Contat en Espada, est pleine de promesses. Bianca Scudamore, primesautier Cupidon et preste Demoiselle d’honneur, quand elle aura gagné en profondeur dans son jeu, pourra également atteindre le premier rang. Et même pourquoi pas Camille Bon, élégante et fine technicienne, parfois plaisamment altière, lorsqu’elle aura cessé de considérer le quatrième mur comme le miroir d’un studio de répétition.

Le choix va être difficile Don José-Carlos !

P1200303

2 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

Don Quichotte à l’Opéra : la bonne Etoile

P1200192Don Quichotte (Minkus / Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Soirée du vendredi 5 avril 2024.

Cette saison, qui n’est pas encore celle à proprement parler de José Martinez, le directeur de la Danse nous a néanmoins ménagé de bien jolies surprises avec son choix de solistes sur les grands ballets du répertoire. Sur Casse-noisette, ce furent aussi bien la récompense d’une vétérane du corps de ballet qui a su transformer l’essai, Marine Ganio. Ce fut aussi le choix d’une toute jeune soliste à la carrière météorique, fraîchement promue première danseuse, Ines McIntosh. Cette dernière est désormais programmée sur Don Quichotte et Giselle. Dans La Fille mal gardée, outre Marine Ganio, on a pu également découvrir le génie précoce de Hortense Millet-Maurin.

Roxane Stojanov, notre Kitri du vendredi 5 avril, n’appartient à aucune des deux catégories de danseuses : elle n’a pas été cantonnée trop longtemps dans les fins fonds du corps de ballet mais n’a pas connu non plus de début de carrière éclair. Kitri est le premier grand rôle d’un ballet en trois actes qui lui est confié.

Et elle est prête ! Dès sa première entrée à l’acte 1, elle se montre incisive et charmeuse à la fois, primesautière et décidée. Son temps de saut vient servir son interprétation d’une héroïne bien décidée à prendre son destin en main. Son éventail claque, sa pantomime est vivante. Elle passe superbement bien la rampe. Cette autorité scénique ne s’est jamais démentie au cours de la soirée. Sensuelle dans l’épisode de gitans, elle est capable de nous gratifier d’une variation de Kitri-Dulcinée suspendue (ses piqués attitudes sont tenus et les pliés sont crémeux). À l’acte 3, Stojanov maîtrise sa partition. Ses équilibres ne sont pas infinis dans l’adage mais elle reste toujours musicale et dans le rôle. Elle enchante la coda par une très belle série de doubles tours fouettés. Incontestablement, la talentueuse ballerine a endossé pleinement son rôle d’étoile de la soirée.

P1200293

Roxane Stojanov (Kitri) et Thomas Docquir (Basilio).

Elle a été aidée en cela par le partenariat sans peur et sans reproche du jeune Thomas Docquir. Le danseur est doté d’un physique avantageux (il a notamment une belle arabesque) et d’une technique très en place. On apprécie sa variation aux sauts à l’italienne de l’acte 1. Il joue bien. Sa pantomime est toujours lisible et sa scène de suicide-bouffon a un bon timing. Il interagit bien avec sa partenaire et sait la mettre en valeur. Dans le pas de deux de l’acte 1, plutôt que de nous servir un porté à un bras hasardeux, il le remplace par un grand jeté en l’air accompagné de sa partenaire qui est diablement efficace. Cependant, il n’a pas encore le même niveau artistique que sa partenaire plus chevronnée. Sa projection est encore celle d’un sujet, rang qu’il tient dans la compagnie. On attend néanmoins ses prochaines prises de rôle avec intérêt.

P1200266

Ida Viikinkoski (la Danseuse de rue) et Arthus Raveau (Espada)

C’est faire la fine bouche ; il faut bien le reconnaître. On passe une excellente soirée en compagnie du couple principal et des différents solistes. Comme on l’avait supputé dans un précédent article, Ida Viikinkoski est une très capiteuse Danseuse de rue qui virevolte avec beaucoup de chien au milieu des poignards. J’ai longtemps trouvé cette danseuse, entrée dans la compagnie la même année que Roxane Stojanov, trop pesante. Elle a depuis quelques temps donné beaucoup plus de délicatesse dans son interprétation des rôles classiques. Elle forme un tandem très bien réglé avec Arthus Raveau qui a malheureusement eu une présence à éclipses ces dernières saisons. Le talentueux premier danseur joue à fond la carte de la caractérisation et du cabotinage bien dosé. Les deux danseurs parviennent en peu de temps à imposer leurs personnages de plus proches amis du couple principal. Bien que plus discret, le duo des deux amies de Kitri, réunissant Victoire Anquetil et Seohoo Yun, est primesautier et bien assorti.

P1200278

Ambre Chiarcosso (la Demoiselle d’honneur).

À l’acte 2, Daniel Stokes en Gitan principal ne nous a pas semblé être assez dans le sol mais la prestation de Stojanov et Docquir en bohémiens d’opérette ainsi que l’énergie du corps de ballet ont emporté notre adhésion. Dans la scène du rêve, Katherine Higgins, longiligne, est une Reine des dryades satisfaisante sans être superlative. Élégante, elle accomplit de petites glissades qui ménagent la surprise avant ses amples grands développés. En revanche, son manège à l’italienne, bien que maîtrisé, apparaît un peu trop métronomique. Bianca Scudamore est  quant à elle adorable en Cupidon moelleux et sucre d’orge. À l’acte 3, on a le plaisir de voir Ambre Chiarcosso, longtemps injustement cantonnée au grade de quadrille (elle a été promue coryphée au concours 2024), interpréter une demoiselle d’honneur précise, charmante et au beau parcours. Durant la Scène des dryades, elle formait déjà avec Clémence Gross et Hohyun Kang un trio de choc.

L’élément picaresque, à savoir Don Quichotte et Sancho Pança, était de nouveau incarné par l’excellent duo formé par Cyril Chokroun et Jérémie Devilder. Il en était de même pour Gamache toujours interprété avec énergie par Léo de Busseroles. Comme au soir du 27 mars, Alexander Maryianowski était distribué dans Lorenzo, le père de Kitri. Le jeune danseur, entré dans la compagnie en 2022 et déjà promu coryphée, aurait peut-être été mieux employé ailleurs. Faisant beaucoup trop jeune, il a plutôt l’air d’être un prétendant éconduit qu’un père ayant des ambitions matrimoniales pour sa fille. Il faudra songer à lui la saison prochaine pour Inigo dans Paquita…L’Opéra manque d’une certaine culture du rôle de caractère et ferait bien de s’inspirer de l’exemple du Royal Ballet.

P1200258

Thomas Docquir, Roxane Stojanov, Ida Viikinkoski et Ambre Chiarcosso.

Qu’importe, la soirée reste un bonheur. Dans le fandango et dans ce final qui semble continuer après le tombé du rideau, le corps de ballet nous enchante et nous rend impatient de revenir vivre de nouvelles aventures picaresques à l’Opéra Bastille.

4 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

La Fille mal gardée : jeune souveraine en robe de gaulle

P1200115En juillet 1789, lors de sa création à Bordeaux, le ballet de Dauberval était tout sauf un ballet contestant les privilèges. Il était même tout l’inverse et ses personnages étaient clairement des paysans de fabrique. Dans La Fille d’Ashton, cela n’est guère différent. Osbert Lancaster, le décorateur a joué la carte du carton-pâte comme au Hameau de Versailles où de fausses traces de décrépitude avaient été peintes sur les façades des maisons. Le rideau de scène lui-même n’est pas sans évoquer un jardin à l’anglaise, le modèle même du parc de Marie-Antoinette à Trianon. Le paysage champêtre qui y est représenté est encadré à Cour par des attributs du monde rural mais à Jardin par une imposante déité dont le sein exagérément en poire, retenant une tenture, a alarmé un soir l’une de mes aimables voisines. C’est exactement le schéma pensé par l’architecte Richard Mique qui avait ménagé dans le parc un premier point de vue du hameau, dans les lointains, lorsque les visiteurs faisaient face au très néoclassique temple de l’Amour.

*

 *                                  *

Ces réflexions me sont venues lors de ma dernière de La Fille mal gardée, le 31 mars, où il m’a semblé avoir été transporté, comme par magie, au Hameau de la reine. Bleuenn Battistoni, nommée étoile quelques jours plus tôt dans le même rôle, ressemble en effet à une jolie souveraine qui se serait affublée d’un coquet costume de paysanne. Elle évoquait un peu le portrait de Marie-Antoinette en robe de gaulle par Vigée-Lebrun qui fit tant scandale à l’époque de son exposition. Finesse des attaches, ligne de l’arabesque parfaite, jetés aériens, la nouvelle étoile est une Lise de porcelaine fine qu’on verrait bien exposée sur un dessus de commode marquetée.

Qu’on ne pense pas cependant que cela est un commentaire sur l’inadéquation de la ballerine au rôle de la jolie paysanne du « Ballet de la paille » ; bien au contraire. La pérennité de la Fille au répertoire vient du fait qu’elle aborde des thèmes qui concernent toutes les époques, à savoir le conflit de générations et l’énergie irrépressible que déploie la jeunesse pour vivre sa vie comme elle l’entend. A partir de là, toutes les configurations sont possibles. On a eu des Lise terre à terre courtisées par des petits marquis (le ballet de l’Opéra en a fourni beaucoup), ici, en ce 31 mars, on voyait une jeune fille bien née courtisée par un entreprenant gaillard.

Marcelino Sambé est un Colas solide et tout en ronde-bosse. Ses sauts sont pris profondément dans le sol et permettent une élévation spectaculaire. Ce qu’il fait n’est pas nécessairement toujours « joli » mais c’est indéniablement efficace (par exemple son renversé après les pirouettes attitude et avant le développé 4e dans le pas de deux Elssler).

P1200236

Marcelino Sambé (Colas) et Bleuenn Battistoni (Lise).

Ce qui est fabuleux, c’est d’observer combien ces deux présentations de la danse, l’une ciselée l’autre modelée, ont su communiquer de manière si harmonieuse. Car ce qui touche dans cette soirée, c’est bien le partenariat des deux danseurs qui  parviennent à nous faire croire à leur histoire d’amour. Bleuenn Battistoni est allée répéter à Londres avec Marcelino Sambé sous la direction de Lesley Collier. Cela en valait vraisemblablement la peine. La concordance des lignes, les enlacements, les portés et les baisers, tout parle de complicité et d’intimité. Durant l’acte 2, la scène aux bottes de paille montre ainsi un Colas très tactile face à une Lise qui offre sa main tout en faisant une très cocasse moue boudeuse.

P1200235

Hugo Vigliotti (Mère Simone).

Face à ce couple, Hugo Vigliotti incarne une excellente marâtre  colérique et bouffonne qui « sabote » avec une énergie peu commune (au risque de perdre un bonnet qui s’agite furieusement) et ferme les tiroirs avec le popotin à vous en décrocher le décor. Les interactions de Lise-Bleuenn avec Simone-Hugo sont adorables. La nouvelle étoile rend très drôle la scène de la fausse mouche et dépeint avec subtilité son agacement à l’égard de sa maternelle. Elle gratifie son Alain de tout un répertoire de regards tour à tour interloqués ou agacés. Dans ce rôle, Aurélien Gay nous a semblé plus efficace techniquement que réellement drôle ou émouvant. Heureusement que les gags ont été inscrits dans le marbre par le chorégraphe…

*

 *                                  *

En dépit de ce petit bémol et d’un arbre de mai désespérément brouillon, on passe assurément une excellente soirée. Paul Mayeras est un très élégant flutiste et Hyuma Gokan un coq survolté. L’ensemble du corps de ballet semble galvanisé par la présence solaire de l’invité et par la grâce naturelle de sa nouvelle étoile.

5 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

Don Quichotte à l’Opéra : invitation au voyage

P1200192Don Quichotte (Minkus / Noureev). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du 27 mars 2024.

C’est toujours avec intérêt et une petite dose d’appréhension qu’on retrouve une grande production Noureev avec le ballet de l’Opéra de Paris. La bonne nouvelle est que, le soir du 27 mars, en ce début de série, le ballet de l’Opéra semble avoir l’œuvre déjà bien dans les jambes. On se love dans de petits détails aimés comme dans un bon fauteuil qui a gardé la mémoire de votre corps. La grand place de Séville a du peps et du mouvement. On trouve même le corps de ballet plus incisif dans la batterie au moment de la Seguedille qu’en 2021. A l’acte 2, la scène gitane du premier tableau est remplie d’énergie et Alexandre Gasse a du parcours et du chien. Les Dryades nous régalent de jolis alignements. A l’acte 3, le Fandango ouvre magistralement la scène des noces de Kitri et Basilio. Au rayon des petites habitudes dispensables, on retrouve certains éclairages trop chiches dans le prologue (la chambre de Don Quichotte) et la scène gitane. Plus que tout, on se serait bien passé de l’incurie de l’orchestre de l’Opéra qui semblait bien décidé à rassembler la plus impressionnante collection de couacs et de canards sous la baguette molle et peu réactive de Gavriel Heine.

Mais les artistes parviennent globalement à tirer le meilleur de cette bande-son défectueuse. Le Don et Sancho Pança, Cyril Chokroun et Jérémie Devilder, ont un timing comique bien calé. Devilder est notamment un lanceur de poulet ou de poisson enthousiaste. Ses chutes ne sont jamais téléphonées. Dans la scène sous-éclairée du petit théâtre de marionnettes, Chokroun réagit très clairement à l’histoire contée sur les tréteaux. La pantomime est sobre mais claire. Léo de Busseroles dépeint un Gamache véhément qui défend ses prérogatives face à sa fiancée récalcitrante. Il introduit un certain panache dans le duel loufoque qui l’oppose à Don Quichotte à la fin de la scène de la taverne.

Comme dans tous les ballets issus de la tradition peterbourgeoise, les rôles dansés sont nombreux. Et globalement, on a été satisfait de notre soirée. Bien sûr on regrettera que les deux amies de Kitri, par ailleurs pleines de qualités individuelles, Ida Viikinkoski et Aubane Philbert, ne soient pas mieux assorties. A vrai dire, on aurait bien vu Philbert danser avec Naïs Duboscq. Sans doute guidée par la posture trop en retrait de son partenaire Pablo Legasa en Espada, cette dernière nous a justement paru un peu trop « correcte » dans la Danseuse de rue. Viikinkoski, quant à elle, se serait montrée plus capiteuse dans ce rôle. En première demoiselle d’honneur, Clémence Gross est fine et précise. Elle gagnera sans doute en brio au cours de la série.

P1200198

Pablo Legasa (Espada) et Naïs Duboscq (la Danseuse de rue).

En revanche, Hohyun Kang a été une Reine des dryades impériale aussi bien dans son entrée que dans la variation où ses fouettés à l’italienne sont beaux et sereins. On voit trop souvent des danseuses projeter brusquement la jambe en grand battement à la seconde avant de fouetter attitude. Ici, tout était plané et comme suspendu. En parfait contraste, Inès McIntosh était un Cupidon à la précision musicale fascinante, parvenant à montrer toutes les positions sans pour autant en faire une simple addition. Elle parvient même à créer un personnage lorsqu’elle taquine le Don pendant l’Allegretto.

Mais qu’en est-il des principaux protagonistes ? Rudolf Noureev avait beau dire que « la star, c’est le corps de ballet », on ne peut nier qu’un bel ensemble sans de bons meneurs a peu de chance de séduire. Pour cette soirée du 27 mars, Hannah O’Neill et Germain Louvet ont relevé le gant avec panache.

P1200201

Germain Louvet (Basilio) et Hannah O’Neill (Kitri).

Ce qui marque d’emblée, avant même de parler des qualités individuelles des deux danseurs, c’est que leur partenariat est extrêmement abouti. Les lignes des deux danseurs, très étirées, se complètent l’une l’autre. Leurs épaulements sont élégants. Cette Kitri et ce Basilio ne cherchent pas le réalisme social, assez illusoire dans ce genre de ballet. Mais on fait aisément fi de la fille de tavernier et du barbier car le côté facétieux et larron en foire est bien présent. Kitri-Hannah et Basilio-Germain s’entendent parfaitement à mener leur barque. Et ils ont le bravache chic.

A l’acte 1, Hannah O’Neill accomplit une variation aux castagnettes parfaite de vélocité notamment dans la diagonale de pirouettes finale, Germain Louvet impressionne par ses sauts développés à l’italienne dans la première variation inventée par Noureev sur un numéro dévolu autrefois à la danseuse de rue. A l’acte 2, les deux danseurs nous régalent dans leur pas de deux du camp gitan de beaux épaulements très ronds et sensuels. Hannah O’Neill nous parait un peu tendue dans la variation de Kitri-Dulcinée où ses sissonnes développés arabesque semblent un peu brusques. Il faut dire qu’elle n’est pas du tout aidée par la direction d’orchestre… Mais à l’acte 3, on assiste à un joli pas de deux. La variation de la damoiselle est primesautière à souhait, battant de l’éventail avec esprit, et le damoiseau accomplit un très aérien manège de jetés. Leur coda est roborative : diagonale de cabrioles pour lui et série de fouettés pour elle. On n’est peut-être pas à proprement parler en Espagne mais il est sûr que les deux étoiles nous ont entraîné dans leur voyage.

P1200206

2 Commentaires

Classé dans Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

La Fille mal gardée : fortunes variées sous le mai

P1200115Ballet de l’Opéra de Paris. La Fille mal gardée (Herold/Ashton). Représentations des 20 et 25 mars 2024.

A l’Opéra, la Fille mal gardée sert souvent à essayer des sujets prometteurs dans des rôles de premier plan. Cette mouture 2024 n’échappe pas à la règle, bien au contraire, puisqu’un seul couple d’étoile est mis sur les rangs et que moult Lise et Colas n’ont pas dépassé encore le grade de sujet. A quelques soirées de distance, deux jeunes demi-solistes de la compagnie à l’ascension météorique ont donc fait leur prise de rôle dans Le Ballet de la Paille (le nom de la Fille mal gardée dans ses premières années) aux côtés de partenaires certes jeunes mais plus expérimentés.

*

 *                                        *

Le 20 mars, Clara Mousseigne, entrée dans la compagnie en 2020 et déjà récipiendaire du prix de l’AROP et du prix Carpeaux se montre à la hauteur des enjeux techniques du rôle. Efficace (nous gratifiant notamment une impressionnante série de pas de basque dans la coda de l’acte 2), elle semble n’avoir peur de rien. Cette démonstration de force lasse pourtant sur toute une soirée. Le jeu de la danseuse est unidimensionnel : elle arbore deux expressions clairement visible au-delà de la rampe ; l’une souriante, l’autre boudeuse. Rien ne paraît vraiment incarné. Il faudra que la jeune danseuse gagne en profondeur afin de délivrer un sous-texte qui soutienne l’ensemble de l’équipe qui évolue autour d’elle. En l’état, son partenaire Antonio Conforti n’avait pas vraiment en face de lui le répondant qui lui aurait permis de mettre en valeur ses qualités habituelles de partenariat. Il est fin, subtil et musical. On restait du coup confronté à certaines de ses faiblesses techniques (notamment sur les tours en l’air). Longtemps injustement oublié au fin fond du corps de ballet et de sa hiérarchie, il se retrouve projeté sur le devant de la scène bien tard et il aura encore du chemin à faire pour prendre réellement possession du plateau. On l’en sait capable.

P1200129

Antonio Conforti (Colas) et Clara Mousseigne (Lise).

Pour soutenir l’attention de cette soirée, il fallait donc se raccrocher aux branches. La mère Simone de Florimond Lorieux a un charme presque Drag Race et dodeline passionnément du popotin. Sa sabotière manque néanmoins un peu de souffle comique. Andrea Sarri est en revanche un Alain entièrement abouti. Il parvient à donner du charme à son grand-godiche. A l’acte deux, lorsqu’il dévale les escaliers de la chambre de Lise, on croirait littéralement voir un cartoon de Tex Avery qui épouserait de son corps la forme de chaque marche.

Hélas, cela ne suffit pas pour sauver une soirée. L’ennui installé, on commence à noter tous les petits manques de la production. On s’agace tout particulièrement de la danse du mât aux rubans toujours aussi brouillons après plus d’une semaine de représentations.

*

 *                                        *

Cinq jours plus tard, cela ne s’est guère arrangé mais on n’en a cure. Hortense Millet-Maurin, entrée dans la compagnie en 2022, dessine une Lise d’une fraîcheur absolue. La technique est aussi limpide que le jeu est évident. Les grands jetés sont à 180°, les pirouettes sont maîtrisées de même que les équilibres mais jamais au détriment du charme. C’est sans doute que cette Lise engage une véritable interaction avec son partenaire. Le premier pas de deux avec Colas, celui des rubans, est ainsi respiré et émouvant. Une histoire d’amour s’inscrit déjà dans ce touchant badinage fait de gestes de tendresse et de taquineries. On imagine que les deux tourtereaux se connaissent et se sont promis l’un à l’autre depuis l’enfance. Colas-Antoine Kirscher est un jeune farceur qui fouette gaillardement sa Lise dans l’épisode « petit-poney » avant de lui-même se transformer en équidé avec humour et délectation. On imagine bien que mère Simone, Simon Valastro, toujours aussi pertinent, ne voie dans ce jeune homme facétieux que le côté godelureau. Kirscher, qui fut Alain avec la distribution de la première n’est pas toujours irréprochable techniquement (notamment sur certaines réceptions de sauts dues à une petite pointe de sécheresse dans le plié) mais jamais il ne laisse ces détails prendre le pas sur l’énergie de ses variations, ni rompre le jeu de son personnage.

P1200158

Antoine Kirscher (Colas) et Hortense Millet-Maurin (Lise).

On est donc gratifié de bien jolis moments à l’acte 1 où Millet-Maurin exécute une très pure variation dans le « Fanny Elssler pas de deux » et réalise la plus satisfaisante promenade attitude aux rubans de la série. Kirscher provoque l’adhésion par le feu qu’il met dans sa coda.

L’acte 2 file presque à trop grande vitesse. Dans cette scène plus intimiste, on remarque cependant l’arabesque jaillissante presque infinie de Lise-Hortense, aussi spirituelle qu’un trait d’esprit, ou encore certains grands ronds de jambes développés sous la jupe à la suspension presque réflexive. Cette jeune ballerine a déjà la technique signifiante. Le monologue matrimonial de Lise et la scène des baisers aux bottes de paille sont à la fois attendrissants, drôles et enlevés.

La scène de la révélation est quant à elle merveilleusement bouffonne. Jean-Baptiste Chavignier, Thomas pour cette série, a la colère éruptive. Il ressemble à un Alain monté en graine et perclus de rhumatismes. Et justement, dans le rôle du fiancé à pébroc, on découvre avec intérêt Théo Ghilbert, qui dessine un Alain entre poupon lunaire (lorsqu’il est présenté à Lise) à l’acte 1 et pantin articulé en bois à l’acte 2 (quand il dévale les escaliers en ricochant sur les marches).

Le dernier pas de deux de Lise et Colas clôt de manière magistrale cette très belle soirée. Hortense Millet-Morin apparaît comme en apesanteur aux côtés d’un Antoine Kirscher peaufinant ses ports de bras pour un effet digne d’une gravure de l’époque romantique.

On quitte le théâtre heureux, la tête emplie des pimpants accents de la partition d’Hérold ainsi des éclats de couleur vives du rideau de scène d’Osbert Lancaster.

Commentaires fermés sur La Fille mal gardée : fortunes variées sous le mai

Classé dans Retours de la Grande boutique

MacMillan Celebrated: du pour mémoire au mémorable

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Danses Concertantes @2024 Tristram Kenton / ROH

Londres, Royal Opera House, soirée du 20 mars 2024

Dans une saison du Royal Ballet dominée par les reprises, le programme MacMillan Celebrated était l’occasion de découvrir quelques raretés de Sir Kenneth. La maison londonienne ayant le respect de l’archive chevillé au corps, la soirée débute avec Danses concertantes, une des premières créations d’ampleur du chorégraphe (pour la troupe du Sadler’s Wells en 1955), et sa première collaboration avec un tout jeune Nicholas Georgiadis.

C’est aussi la première fois que MacMillan règle son ballet sur une musique de Stravinsky, dont il a décidé de rendre visibles tous les piquants. Sans en omettre un seul : poignets cassés, index pointés, mouvements de tête réglés au millimètre sur la plus petite inflexion de l’orchestre, la chorégraphie est une horlogerie de précision dont les interprètes s’acquittent avec application. Un peu trop, sans doute, mais comment faire autrement ?

Par certains sauts et décentrements, cette pièce a l’intérêt de laisser entrevoir ce que MacMillan fera plus tard ; il y a près de 70 ans, elle a sans doute séduit par son côté brillant, jazzy et coloré. Aujourd’hui, cette manière d’illustrer la musique par le mouvement paraît scolaire, et l’ensemble fait plus criard qu’inspiré. Les danseurs, affublés d’un bonnet frangé en feutre noir, et dont le haut du crâne est surmonté de figurines qui ressemblent à des pièces d’échec, sont à peine reconnaissables. Les figures géométriques dessinées sur les justaucorps aux couleurs vives ajoutent à l’aspect expérimental de l’ensemble. Marches, pas de deux, pas de trois, solos brillants  s’enchaînent sans qu’une once de sensualité ne vienne adoucir l’empesé. Les interprètes – dont Vadim Muntagirov et Isabella Gasparini, remplaçant Anne Rose O’Sullivan, blessée – font ce qu’ils peuvent pour donner vie à cette pièce de musée.

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Different Drummer, Marcelino Sambé et Francesca Hayward, @2024 Tristram Kenton, ROH

Heureusement, Different Drummer (1984) est d’une autre farine : le titre est emprunté au Walden de Thoreau (“If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music he hears, however measured or far away.”), mais l’histoire est celle du Woyzeck de Buchner. Le ballet n’utilise pas la partition de l’opéra de Berg, mais la Passacaille pour orchestre de Webern et La Nuit transfigurée de Schoenberg : judicieux choix qui situe l’ambiance à mi-chemin entre l’expressionnisme et le néoromantisme.

Pour vous donner un idée, Different Drummer c’est, en termes de névrose, Mayerling sans le tralala, et pour ce qui est des violences faites aux femmes, The Judas Tree sans les percussions. Le récit, mené de manière fragmentaire mais très lisible, sait utiliser les lignes, lyriques et poignantes, des cordes, pour suivre les tourments aussi bien du soldat humilié (Marcelino Sambé) que de sa compagne Marie (Francesca Hayward). On ne s’attendait pas à être si ému par les deux interprètes : le premier, que les Parisiens découvrent ces jours-ci dans le rôle plus riant de Colas, se fait pantin tour à tour résigné, désarticulé ou meurtrier ; la seconde se montre également bouleversante en madone prolétaire et sacrifiée. Son personnage est identifié à Marie-Madeleine, et la chorégraphie convoque une figure christique ; l’émotion qui étreint tout le long du ballet tient au sadisme des personnages secondaires – le capitaine, le médecin, le tambour-major prédateur sexuel, incarné par Francisco Serrano,  – mais aussi à la présence amicale et désolée de Frans (Benjamin Ella), seul ami de Woyzeck. Qu’il s’agisse des soldats en armes traversant la scène à grands sauts, ou de la scène de beuverie – avec femmes en cheveux et hommes au visage caché par un masque à gaz –, les interventions du corps de ballet sont moins anecdotiques que dans bien des ballets en trois actes de MacMillan, et contribuent à la tension dramatique.

La réussite de cette reprise tient sans doute au soin qui a été apporté à la transmission aux interprètes des rôles principaux, assurée par Alessandra Ferri, qui était de la distribution d’origine, et par Edward Watson, qui a dansé Woyzeck lors de la dernière série de Different Drummer en 2008. Le même phénomène de passation de relais est visible dans Requiem, pièce plus fréquemment reprise, toujours austère et poignante, et aussi bien servie par des interprètes dès longtemps familières de l’œuvre (Lauren Cuthbertson, Melissa Hamilton) que par leurs homologues plus jeunes (Matthew Ball, Joseph Sissens, Lukas B. Brændsrød).

©2024 Tristram Kenton ROH

©2024 Tristram Kenton ROH

Commentaires fermés sur MacMillan Celebrated: du pour mémoire au mémorable

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!

La Fille mal gardée à l’Opéra : les promesses du printemps

P1200080

La Fille mal gardée; Représentation du 15 mars. Simon Valastro (mère Simone), Guillaume Diop (Colas), Léonore Baulac (Lise), Antoine Kirscher (Alain), Jean-Baptiste Chavignier (Thomas).

La Fille mal gardée (Herold / Ashton). Ballet de l’Opéra national de Paris. Représentation du vendredi 5 mars 2024.

C’est le retour de la Fille mal gardée de Frederick Ashton, un favori des programmations depuis la saison 2006-2007. Encore ? On s’étonne toujours de continuer à prendre des billets. D’une certaine manière, la Fille d’Ashton pourrait être en effet emblématique d’une certaine regrettable uniformisation des répertoires dans le monde du ballet. À l’Opéra, l’œuvre en est déjà à sa cinquième reprise et, de surcroit, de très nombreuses compagnies européennes l’ont désormais à leur répertoire. Ma dernière Fille était ainsi à Bordeaux en 2022 pour deux représentations… On prend des billets cependant, se disant qu’on le fait pour « les danseurs ». Et puis on s’assoit dans la salle, l’orchestre entonne les premières mesures de la partition – reconstruite – d’Hérold, le rideau se lève sur la peinture humoristiquement naïve et acidulée d’Osbert Lancaster, et on ne peut contenir sa joie. La Fille mal gardée est une œuvre joyeuse et sans prétention, facile à aimer dans toutes ses versions ; on en a vu plus d’une. Mais celle de Frederick Ashton a un attrait supplémentaire : l’efficacité de sa chorégraphie, la façon dont les différents rôles sont bien servis en accord avec les emplois, la métaphore filée des rubans et même … le poney nain qui tire la carriole de Thomas, le père du stupide et touchant Alain.

En ce soir de première, on aura eu quelques déconvenues du côté de la ménagerie de scène et de l’accessoire. En effet, le petit équidé s’était mis en grève et le véhicule était tiré par deux paysans. On a eu à déplorer quelques manques dans les rubans : la promenade attitude de Lise entraînée par les demoiselles du corps de ballet ainsi que la danse du mât de cocagne manquaient de clarté. Le corps de ballet, où l’on voit beaucoup de noms nouveaux, et sans cela bien réglé, n’a peut-être pas encore bien la main.

P1200090

Guillaume Diop et Léonore Baulac (Colas et Lise).

Le leading man, Guillaume Diop, qui lors de la dernière reprise ne faisait pas encore partie du corps de ballet, s’est lui-même un peu emmêlé les rubans pendant l’aimable badinage « petit cheval » avec sa partenaire Léonore Baulac.

Mais qu’importe, le couple Lise Baulac – Colas Diop est frais, même si un peu vert sous certains aspects. Elle, déjà une habituée du rôle, déploie tout son charme comme à chaque fois qu’elle évolue avec un partenaire de confiance, ce qu’est assurément Guillaume Diop. La technique de la demoiselle est claire et ses épaulements respirés. Le damoiseau a quant à lui une superbe ligne et un ballon suprême. Quelques points techniques restent cependant à peaufiner.

Dans la première variation, le danseur, qui a des jambes extrêmement longues, a l’arabesque un chouïa sautillante sur la réception des entrelacés. Dans la variation du pas de deux « Fanny Elssler », les pirouettes attitudes finies en développé quatrième devant, imaginées pour des danseurs plus compacts, sont un peu tremblotées. Rien cependant qui ne puisse s’améliorer au cours de cette série de représentations.

Mais le couple fonctionne très bien. On est gratifiés de bien jolis portés notamment pendant la première confrontation avec mère Simone ou encore à la fin du grand pas de deux. Le jeu des deux danseurs est naturel et vif. À l’acte 2, la scène de cache-cache affolé au retour de mère Simone est savoureuse. Diop semble vraiment déterminé à rentrer dans un tiroir du buffet et trouve le temps de houspiller Baulac qui s’employait à le jeter au feu.

Mais une bonne représentation de La Fille ne serait pas complète sans une mère Simone de qualité et un Alain du même acabit. Dans le rôle de la marieuse défaite, Simon Valastro déploie une science du timing qui faisait jadis merveille dans le rôle d’Alain. Sa mère Simone serait plutôt une aïeule grognonne qu’une maman inquiète. On sent poindre le conflit de générations dans toutes ses interactions avec Lise. Antoine Kirscher donne d’Alain l’image d’un pantin désarticulé notamment quand il dégringole l’escalier à l’acte 2 ; une sorte de « Petrouchka bouffe ». C’est inusité mais néanmoins émouvant. On se prend à le plaindre lorsqu’il est poursuivi par le coq atrabilaire de Huyma Gokan.

P1200082

On passe donc une soirée agréable et divertissante même si elle ne s’inscrira pas dans la liste des représentations d’anthologie au sein de notre petit panthéon chorégraphique. Mais on y voit bien des promesses.

4 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

Rudolf Noureev à l’Opéra : une exposition d’entomologie

Screenshot

Rudolf Noureev reçu le 12 mars 1981 sur « Plateau invités ». Journalistes : Daniel Bilalian et Yoba Grégoire.

Il est assis nonchalamment sur une chaise, juste ce qu’il faut éloigné de la table d’interview où officie un jeune Daniel Bilalian. La caméra le filme de dos, afin de montrer la flopée de photographes qui assistent à la captation. Le caméraman s’attarde sur la silhouette de celui qui est aussi une icône de mode ; veste en mouton retourné, pull à losanges assortis. Le pantalon est serré au mollet. L’interviewé porte des bottines à talons prononcés. Le regard, que l’on voit sur un écran de retour quand il n’est pas plein écran est alerte, l’œil est perçant. Le demi-sourire est engageant mais on sent qu’il peut vite friser vers le narquois. C’est d’ailleurs ce qui se passe dès la première question du journaliste : « Rudolf Noureev, pensez-vous qu’on peut faire de la politique en dansant ? ». Le danseur, toujours souriant, débute en murmurant : « My gosh, I missed that one! ». La voix off traduit diplomatiquement « Voilà une question délicate » quand son auteur disait ironiquement « Oh, elle me manquait, celle-là! ». Dans ce petit extrait d’une séquence de vingt minutes présenté dans l’espace projection de l’exposition Noureev à Paris du Palais Garnier, tout Noureev est là : le Passé, le Présent et l’Avenir.

img_4653

Le Passé, c’est bien sûr, sa défection de l’union soviétique sur laquelle, 20 ans après, on l’interrogeait toujours. On apprécie au passage l’impeccable élégance avec laquelle il élude certaines questions sensibles. « Pourquoi les danseurs du Kirov partent-ils plus que ceux du Bolshoï ? ». « Mais les danseurs du Kirov sont toujours partis! Pavlova, Nijinsky, Balanchine. Les danseurs du Bolshoi sont sans doute très heureux d’être plus près du soleil ».

Le Présent, c’est la raison même de sa présence sur le plateau du journal de 13 heures. Il vient présenter sa version de Don Quichotte qui entre au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris et dans laquelle il danse Basilio. « Ce n’est peut-être pas un grand ballet mais c’est un ballet important et le public peut quitter le théâtre satisfait ». À cette occasion on nous montre un extrait de l’acte 1, celui où Basilio chahute avec les gars de la place de Séville. On y mesure tout ce qui s’est perdu depuis dans le sous-texte des pas et dans la gestion du corps de ballet. Le Basilio de Noureev semble préparer ses farces par son tricoti de bas de jambe avant d’envoyer ses coups de pieds – temps de flèche dans la figure de danseurs qui semblent vraiment les recevoir.

L’Avenir enfin. Le journaliste demande à Noureev s’il songe à raccrocher les chaussons (il a alors 43 ans) : – on sent qu’il n’est pas prêt- . Ce qu’il voudrait faire après -chorégraphier, diriger une compagnie?- ; la star reste évasive. La journaliste Yoba Grégoire, également présente sur le plateau du 13 heures, demande enfin à l’artiste ce qu’il pense des danseurs français. « Il y a d’excellents danseurs à Paris, mais ils ne se montrent pas à l’extérieur. Moi, si je ne me déplace pas, on m’oublie. Il faut s’exposer pour être reconnu ».

Cette courte séquence aurait pu être une sorte de viatique pour produire une exposition de qualité.

Le catalogue sorti en même temps que l’exposition laisse d’ailleurs présager le meilleur. L’article d’Ariane Dollfus, biographe de Noureev, met en contexte tous les thèmes, du rebelle soviétique qui vient de s’échapper, avide de nouvelles expériences, en passant par l’icône de danse internationale plus tournée d’abord vers le monde anglo-saxon. L’icône de mode aussi, pour enfin arriver aux années de direction de la danse : une période où, se servant du sésame de son nom, il a fait sortir le ballet de l’Opéra de son splendide isolement où il semble retourné aujourd’hui. Les productions Noureev sont également passées en revue au prisme de l’histoire intime de leur créateur.

L’article de Mathias Auclair vient ensuite replacer ces productions dans leur aspect post moderniste. Les grand Petipa y sont présentés avec un souci du sens qui manque cruellement, encore aujourd’hui, à de grosses mises en scène de par le monde. L’auteur rappelle également que le foisonnement visuel des productions Georgiadis puis Frigerio-Scarciapino sont des transpositions des décors des différents appartements que le danseur-chorégraphe-directeur-démiurge a possédés dans les grandes capitales du monde du ballet. À moins que ce ne soit l’inverse. L’appartement du quai Voltaire à Paris aurait été, lui, inspiré directement des productions Noureev à l’Opéra.

*

 *                                   *

Mais de tout ce matériel, offert dans la plaquette, les curateurs de la Bibliothèque-musée de l’Opéra semblent n’avoir retenu que la chronologie qui le termine. Paresseusement déroulée sur deux salles à l’étage et dans la rotonde, l’aventure Noureev à l’Opéra est dépouillée de toute sa grandeur et de tout son panache.

img_4691

Noureev dans le Lac des cygnes en 1973. Photographie Colette Masson / Roger-Viollet. Représentations dans la cour carrée du Louvre. Le cartel précise que le danseur danse « son » Lac quand il s’agit de celui de Bourmeister.

Tous les thèmes ne sont qu’effleurés. On aura des costumes du Noureev danseur invité à l’Opéra (un Giselle et un Lac dans des vitrines aux cartels d’ailleurs imprécis et un Marco Spada qui ne fait pas partie des productions les plus étincelantes des ateliers costumes de l’Opéra), une paire de chaussons en cuir desséchés sans la mention que Noureev portait toutes ses paires jusqu’à ce qu’elles tombent en miette, quelques articles de presse sous vitrine…

La petite dizaine de costumes des ballets de Noureev présentés, tous des avatars récents, aucun original venus du CNCS de Moulin, sont exposés dans l’ordre chronologique, le plus souvent isolés tristement dans une vitrine. Il aurait fallu tous les regrouper au centre de la rotonde pour recréer ce sentiment de luxuriance que Noureev voulait pour ses ballets. La question de la petite révolution qu’a provoquée Noureev dans le costume de ballet avec l’adoption à Paris des pourpoints très cintrés pour les garçons et du tutu anglais pour les filles remplaçant le tutu à cerclettes français est escamotée. Les maquettes originales de Nicholas Georgiadis ou de Franca Squarciapino sont plaquées sur des murs d’un bleu nuit assez peu engageant.

L’évocation de la génération que Noureev a créée en tant que directeur de la danse, la faisant voyager aussi bien en tournée officielle qu’avec son Noureev & Friends, se réduit à quelques programmes et une photographie. Sur les trop petits écrans qui jalonnent le parcours, on attend vainement des interviews des danseurs qui ont bénéficié de cette période bénie. Certains ne sont pourtant pas loin …

img_4683

Noureev et les danseurs de l’Opéra répétant Don Quichotte en 1981. Photographie Francette Levieux

Plus grave, les chorégraphies de Noureev ne sont pas vraiment montrées. Pourquoi se contenter de deux photographies du danseur dans Manfred ou d’un costume de Washington Square quand il existe des vidéos de travail de l’Opéra dont certaines avaient été montrées lors de l’exposition « Chorégraphes américains à l’Opéra » ? On cherche encore une vidéo commentée d’une variation masculine de Noureev, conçue en général pour chauffer leur créateur qui n’avait parfois pas le temps de faire sa barre avant d’entrer en scène. Enfin, pourquoi pas une vidéo de la Valse fantastique de Raymonda ? Cela aurait parfaitement illustré le célèbre propos de Noureev : « la star, c’est le corps de ballet ».

Ainsi présenté, Rudolf Noureev a peu de chance de captiver l’attention de visiteurs néophytes. Et pour ceux qui connaissent déjà ce personnage hors du commun, il leur reste la désagréable sensation d’avoir été convié à une exposition entomologique où ce danseur d’exception, toujours en mouvement, a été épinglé tel un papillon sur une feuille de papier.

Catalogue « Rudolf Noureev à l’Opéra ». Editions Opéra national de Paris. 120 pages. Un indispensable.
Exposition « Rudolf Noureev à l’Opéra » : jusqu’au 5 avril 2024. Dispensable.

3 Commentaires

Classé dans Dossier de l'Ecran, Hier pour aujourd'hui, Humeurs d'abonnés, Vénérables archives

Sadeh21 à Garnier : Ohad Naharin hors sol

img_20240207_2115039106435543647676565Sadeh 21 commence sans crier gare : des personnages seuls isolés déboulent, pieds nus, pour de petites séquences acrobatiques d’environ 30 secondes, durant lesquelles chacun semble lutter contre soi-même. Les interprètes se succèdent sans se rencontrer, l’un quittant la scène avant que l’autre débarque. La scène est vide, encadrée par une muraille grisâtre. Sur la paroi du fond, seront projetés, de Sadeh1 à Sadeh21, les numéros des séquences qui s’enchaînent. On croit un moment que l’énumération correspond au nombre de danseurs dansant ensemble (1, puis 2, etc.), mais c’est une fausse piste : la composition est beaucoup plus inattendue, et les transitions entre séquences plutôt fluides : les changements de numéro, d’atmosphère musicale, de lumière ou de motif chorégraphique ne sont pas systématiquement synchrones.

Nous sommes dans des champs, ou des espaces (sadeh en hébreu) mouvants et labiles. Après les séquences solo, les transitions entre les danseurs s’accélèrent (Sadeh2), créant un bref temps de duos ou de trios, jusqu’à ce qu’advienne une première séquence qu’on pourrait dire collective, où le regard doit embrasser plusieurs actions éparpillées : trois personnages qui s’entre-frappent dans une sorte de mêlée à droite (deux garçons une fille), une fille qui s’installe debout sur le dos d’un gars couché à terre, un autre qui porte sa partenaire, pliée en deux sur le dos, une autre qui repousse de la main son acolyte, lequel traverse la scène en demi-pointes à reculons, d’autres interprètes monadiques, posés comme en grappe (plus tard ils ramperont de conserve), un danseur isolé en avant-scène jardin qui de temps en temps effectue d’impressionnants sauts de crapaud. Y a-t-il une action centrale ? Pas sûr, même si le regard se concentre sur un duo oscillant entre coopération et antagonisme (la danseuse frappe sur l’épaule de son partenaire, comme pour le réveiller, sans succès).

Exagérant l’ondulation du bassin, la même interprète ouvre Sadeh3 (sur Stones start spinning de David Darling), moment rapide, virevoltant, à la fois chaloupé et agglutiné. Les séries de chiffres qu’elle égrène dessinent une combinatoire mouvante (2, 1, 1, 1 : c’est un duo et trois solos, 3, 1, 1 : un trio et deux solos, etc.), qui s’accélère ou se déforme (à un moment, les chiffres ne commandent plus la distance entre les personnes, mais l’unisson ou la différence de gestuelle).

Toujours sur une musique de David Darling (Music of a Desire), Sadeh4 donne à voir des filles en pose « Musclor », et joue sur le motif du cercle (une ronde qui s’élargit progressivement à l’ensemble des danseurs). Avec Sadeh5 (sur Vlertrmx d’Autechre), ce sera plutôt la ligne, le conflit et la séparation (les filles en mode gestuelle de boîte de nuit en avant-scène, tandis que les garçons en robe noire virevoltent derrière),

L’esthétique « Gaga » de Naharin se déploie dans toute son étrangeté : alternance entre immobilité et hyper-rapidité, explosivité et effondrement, agressivité et sensualité, lignes étirées et reptation. La tension entre les êtres fait plus signe vers la dépression que vers la résolution. Malgré une bande-son très lounge (due à Maxim Waratt, dont Le Monde nous apprend qu’il s’agit en fait du chorégraphe), des lumières et des costume acidulés, une sourde mélancolie affleure.

Par moments, la grimace se fait cri (ainsi dans Sadeh6 où la voix du crieur se mélange à After the Requiem, de Gavin Bryars). Plus tard, les cuisses d’une danseuse couchée au sol feront furieusement percussion, alors que les garçons réunis nous offrent une séquence militaro-bromance (Sadeh7-18 puis Sadeh19 : on est en avance rapide). Lors de Sadeh20, ce sont à présent des cris féminins (hors champ) qui strient l’espace.

Pour la séquence finale (Sadeh21), où l’on retrouve une dernière fois la musique de David Darling (Remembering our Mothers), les danseurs apparaissent en haut du mur du fond, avant de se jeter un  à un dans le vide, tandis que défile le générique de fin de l’œuvre. Il se prolonge, comme un ruban qui se déroule sans fin, par les nombreux remerciements des interprètes à l’intention des membres de leur famille (principalement les parents), leur petite mère ou leur petit père à l’École de danse, leurs profs de danse, leur ex-ministre préférée, etc. Après le mot « fin », les interprètes ne viennent pas saluer, laissant le public sur sa faim.

L’absence de saluts fait partie de l’œuvre (les danseurs de la Bathsheva Dance Company non plus ne reviennent pas), mais elle heurte de manière frontale les mœurs du public de Garnier. Aurait-il explosé en applaudissements pour les interprètes ? On ne le saura jamais : les 23 membres junior (et/ou à tendance contemporaine) de la compagnie qui composent le cast sont remarquables, mais leur présence, élégante et uniforme, est un peu désincarnée, moins viscérale et moins dans le sol que les danseurs de Naharin. Et puis, si vous êtes loin, vous ratez les mimiques (et si vous chaussez vos jumelles, vous ratez la vue d’ensemble). Il y a une écologie des œuvres. Imaginez une création du Théâtre du Soleil jouée par la Comédie française ; la moitié au moins de l’expérience de la Cartoucherie serait dénaturée. Il en va de même pour Sadeh21, qui gagne en joliesse et perd en intensité avec l’Opéra de Paris.

img_20240207_2115087502700248230063158

Commentaires fermés sur Sadeh21 à Garnier : Ohad Naharin hors sol

Classé dans Retours de la Grande boutique